Le pauvre jeune homme n'était pas bien
loin des murs de l'inhospitalière
cité lorsqu'il s'arrêta... Il ne
voyait point, comme Balaam, une épée
nue sur son chemin, mais il lui sembla que le
Seigneur lui barrait le passage; revenant sur ses
pas, il rentra dans l'hôtel et monta
s'enfermer dans la chambre qu'il venait de quitter.
Il appuya la tête sur ses mains et demanda au
Seigneur ce qu'II voulait de lui.
Pendant qu'Antoine priait, le
Saint-Esprit lui rappela ce verset: "Je te
mènerai dans le chemin par lequel tu dois
marcher... " Puis les paroles de Farel lui
revinrent soudain à la mémoire:
« Je me fis maître d'école
à Aigle et j'enseignais les petits enfants.
»
Ce fut comme un trait de lumière
pour Froment ! Il avait voulu être quelque
chose, il avait été blessé de
ce que les Eidguenots ne l'avaient pas reçu
comme un grand prédicateur et de leur
mépris pour son apparence chétive. Il
ne s'était pas contenté de commencer
petitement et en recevant sa tâche de Dieu
sans s'appuyer sur les hommes. Maintenant il
comprenait ce qu'il devait faire.
Il demanda à un Genevois, dont il
avait fait la connaissance dans la rue, s'il
pouvait lui indiquer une salle à louer pour
une école. « Il y a une grande et belle
salle à la Croix-d'Or »,
répondit son nouvel ami, qui offrit de l'y
conduire. Froment loua cette salle, puis il
retourna à l'hôtel et de sa plus belle
écriture il rédigea l'avis suivant:
« Il est venu un homme en cette ville, qui veut
enseigner à lire
et à écrire en français, dans
un mois, à tous ceux et celles qui voudront
venir, petits et grands, hommes et femmes,
même ceux qui jamais ne furent en
école. Et si dans ledit mois ils ne savent
lire et écrire, ne demande rien de sa peine.
Lequel ils trouveront en la grande salle de la
Croix-d'Or. Et là on guérit beaucoup
de maladies pour néant "(gratis). Antoine
fit plusieurs copies de cet avis et alla
lui-même. les afficher dans les endroits les
plus fréquentés. Beaucoup de gens s
arrêtèrent à les lire;
quelques-uns avaient envie d'aller à cette
nouvelle école, mais les prêtres
flairaient de l'hérésie. « C'est
un diable, disait l'un d'eux, debout au milieu du
groupe qui discutait l'un des placards, ceux qui
vont prendre ses leçons sont
immédiatement ensorcelés. »
Malgré cet avertissement, un certain nombre
de filles et de garçons parurent dans la
salle où Froment attendait les
écoliers.
Quand les leçons furent finies,
il ouvrit ton Nouveau Testament et leur en lut une
portion qu'il expliqua clairement et avec
simplicité. Puis il demanda à ses
élèves sels avaient des malades dans
leurs familles et leur donna des simples
inoffensifs à emporter.
Ces enfants racontèrent chez eux
ce qu'ils avaient entendu; enchantés de leur
maître, ils pressaient leurs camarades et
même les grandes personnes de venir à
la Croix-d'Or. Bientôt toute la ville eut
entendu parler de l'école du jeune
Français, enfin les parents de ses
élèves se décidèrent
à aller aussi l'entendre
Ce furent d'abord des Eidguenots qui
espéraient que Froment parlerait contre la
messe et les prêtres. Ils s'assirent
derrière les enfants en attendant la fin des
leçons; outre la lecture et
l'écriture promises par l'annonce, Froment
enseignait l'arithmétique.
Enfin la petite exhortation
commença: Antoine lut une histoire de la
Bible, en ayant soin d'expliquer tous les mots
difficiles.
Ensuite il adressa quelques paroles simples et
affectueuses à ses auditeurs, leur donnant
le message de paix et de grâce. Tous les yeux
étaient rivés sur lui tandis qu'il
parlait, et en s'en allant les Eidguenots se dirent
que jamais ils n'avaient entendu un pareil
enseignement: pas un mot des prêtres, mais
beaucoup de Jésus-Christ.
Ceux qui l'avaient entendu le
racontèrent à leurs amis.
Bientôt la grande salle se remplit
d'hommes, de femmes, d'enfants; ils arrivaient
longtemps avant l'heure pour être sûrs
d'avoir de la place. Dans leur zèle, ils
oubliaient le duc de Savoie et
l'évêque. Chacun ne parlait que de
cette merveilleuse école. « Que c'est
différent des discours de nos prêtres
I disait-on. Ceux-ci gazouillent les choses les
plus sacrées d'une manière profane;
leur prédication est pleine de belles
paroles et d'affectation, mais ils n'ont aucun
respect pour Dieu. » Le clergé
commença à s'alarmer; les
prêtres répétèrent
partout qu'Antoine était un sorcier; ils
criaient derrière les gens qui sortaient de
la salle de la Croix-d'Or: « Voilà les
possédés qui passent I » Mais
ils auraient aussi bien pu commander au vent de
s'arrêter. Chaque jour l'auditoire de Froment
devint plus nombreux, et beaucoup de gens s'en
retournaient louant et bénissant Dieu de
leur avoir révélé cet amour
qui surpasse toute connaissance.
Guérin, le fabricant de bonnets,
commença à prêcher
lui-même la bonne nouvelle, après
avoir fait une confession publique de sa foi en
Christ. Vers la fin de novembre, il reçut
une lettre de Farel qui avait appris sa conversion.
Le réformateur écrivait:
« Grâce, paix et
miséricorde vous soient données par
Dieu notre Père miséricordieux et par
le seul Sauveur et Rédempteur Jésus ! Mon très
cher
frère, nous sommes tous grandement
réjouis qu'il vous en soit advenu selon nos
désirs. Nous espérons que le
Père qui vous a amené où vous
en êtes achèvera son oeuvre en vous.
Il vous reste à poursuivre comme vous avez
commencé, en toute force, vigueur et
diligence, en toute douceur, science, sagesse,
gardant la Parole du grand Maître qui a dit:
Soyez prudents comme serpents et simples comme
colombes. Soyons vrais imitateurs du Sauveur qui
prit les enfants entre ses bras si aimablement,
tandis qu'II appelle celui qui avait
été auparavant loué et
approuvé, un Satan, parce qu'il ne
comprenait pas les choses de Dieu, mais seulement
celles des hommes. Ainsi faites-vous tout à
tous, soyez grand avec les grands, petit avec les
petits, faible avec les faibles, afin de les gagner
tous. Et comme vous enseignez à tous
à mettre leur fiance en Dieu, par-dessus
tout, montrez que vous le faites vous-même et
qu'en toutes choses vous vous attendez à la
très grande puissance du Seigneur, qui fera
bien en tout si seulement on se remet simplement
à Lui... Il faut que le scandale de la croix
triomphe et que les adversaires soient connus, mais
notre Seigneur le fera en son temps, car Il veut
avoir l'honneur de tout, et moins il y a de secours
humains, plus Dieu travaille. Car II veut que nous
procédions avec grande crainte de Lui, sans
regarder à l'homme. Je suis assuré
que les pauvres tonsurés (les prêtres)
n'ont travaillé qu'à leur propre
ruine dans tout ce qu'ils ont fait... mais mon
coeur s'efforce de faire du bien et non du mal
à personne, selon le commandement du
Seigneur. Ayons un peu de patience et continuons
à avoir fiance en Dieu, et bientôt
nous verrons la délivrance du Père.
Mon très cher frère, tâchez, je
vous prie, d'enseigner comme si vous deviez rendre
raison à chacun des mots et même des
lettres, vous servant des propres paroles de la
sainte Écriture, fuyant non seulement les
phrases et façons de parler qui ne sont pas dans
les
Écritures, mais aussi les mots que
l'Écriture n'emploie pas, sans vous
inquiéter de ce que tel ou tel s'en sert...
La bénédiction, la grâce, la
paix et la miséricorde de Dieu soient sur
vous. »
Plusieurs des Eidguenots, il faut l'avouer,
soutenaient Froment seulement dans l'espoir qu'il
les débarrasserait de la tyrannie des
prêtres. Néanmoins, beaucoup de
pécheurs étaient amenés des
ténèbres à la lumière
et du pouvoir de Satan à Dieu.
Les prêtres et les moines, de plus
en plus irrités, allaient de maison en
maison, avertissant les gens; ils les haranguaient
sur les marchés et dans les rues. «
Qu'est-ce que ce petit insensé peut savoir ?
disaient-ils, il n'a que vingt-deux ans et c'est un
diable. » « Cet insensé,
répondait le peuple, vous apprendra à
être sensés, ce diable chassera le
diable dont vous êtes possédés.
»
Tous les jours dé nouvelles
âmes étaient sauvées, car Dieu
faisait alors à Genève une oeuvre
merveilleuse. Sa puissance s'accomplissait dans
l'infirmité d'Antoine.
Un jour, on vit arriver dans la salle de
la Croix-d'Or, deux dames. L'une avait l'air grave
et doux, le maintien modeste; l'autre, au
contraire, resplendissait d'ornements et de bijoux;
en outre, elle était couverte de croix et de
rosaires. Si nous sommes de vrais chrétiens, c'est
par la
crois de Christ que nous sommes crucifiés au
monde et le monde à nous. Cependant, on voit
fréquemment des croix d'or, d'argent, de
bois, de pierre, mêlées aux parures
mondaines. Ainsi accoutrée, cette dame vint
se placer en face du prédicateur, qu'elle
regardait d un air de dérision et de
moquerie. Son amie se plaça modestement
près d'elle.
Froment était monté sur
une table, comme il le faisait toujours pour
être mieux entendu. Il avait à la main
un livre dont il lut quelques paroles, puis il
commença à les expliquer. Pendant ce
temps, la dame aux pompeux atours faisait le signe
de la croix en marmottant des Ave et des Pater.
Mais Antoine continua son exhortation sans s'en
inquiéter; il parla de l'amour de Dieu qui
avait donné son Fils unique afin que
quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais
qu'il ait la vie éternelle. Il
annonça le pardon gratuit et le salut
parfait qui sont offerts à toute âme
fatiguée et chargée qui vient
à Christ.
Peu à peu, l'expression de
moquerie de la dame disparut; ses yeux
étaient comme rivés sur le
prédicateur, et cependant elle ne
l'entendait pas même; c'était une
autre voix qui lui parlait, celle du ciel qui se
fait entendre aux morts et les réveille pour
la vie éternelle. Quel était donc ce
livre dans lequel le prédicateur avait lu
des paroles si merveilleuses qu'elles semblaient
procéder de la bouche même de Dieu
?
Le sermon était terminé;
les enfants et les grandes personnes s en
allèrent; seule la dame ne bougea pas de sa
place. Froment descendit de sa chaire
improvisée. « Est-ce vrai, tout ce que
vous avez dit là ? » lui demanda
soudain l'étrangère. « Oui,
madame, » répondit Antoine. « Ce
livre est-il vraiment le Nouveau Testament ? »
« Oui. » « Est-ce qu'il y est
question de la messe ? » « Non, madame.
» « Voulez-vous me le prêter ?
» demanda la dame après un instant
d'hésitation.
Froment le lui confia volontiers; elle
le cacha soigneusement sous son manteau et partit
avec sa compagne.
En route, les deux amies
échangèrent à peine un mot, et
quand la belle dame fut arrivée chez elle,
elle monta droit à sa chambre et s'y
enferma, seule avec le Livre. Elle défendit
à sa famille de l'attendre pour les repas ni
de la déranger sous aucun
prétexte.
Trois jours et trois nuits se
passèrent ainsi; la dame ne mangeait ni ne
buvait, mais elle lisait le Nouveau Testament et
priait. Au bout de trois jours, elle sortit de sa
retraite, en disant: « Le Seigneur m'a
pardonné et m'a sauvée, Il m'a
donné l'eau vive. »
Claudine Levet, tel était son
nom, demanda ensuite à voir Froment pour lui
déclarer ce que le Seigneur avait fait pour
son âme. On envoya un messager le chercher;
quand il arriva, elle se leva pour le recevoir,
mais elle ne put parler. « Ses larmes, dit
Froment, tombaient sur le plancher. » Enfin
elle put inviter son visiteur à s'asseoir et
lui dit comment Dieu avait ouvert le ciel à
une pécheresse comme elle et l'avait
sauvée par le précieux sang de son
Fils. Il l'écoutait plein de joie et
d'étonnement. Claudine lui raconta aussi
comment elle avait été amenée
à la Croix-d'Or par sa belle-soeur, Paula
Levet, qui l'avait longtemps suppliée en
vain de venir, car Claudine craignait d'être
ensorcelée. Les prêtres avaient dit
que ceux qui allaient entendre Froment
étaient, non seulement ensorcelés,
mais encore damnés. Enfin, par amitié
pour Paula, Claudine céda à ses
instances; mais avant de se risquer chez le
sorcier, elle appliqua sur ses tempes du romarin
fraîchement cueilli, se frictionna la
poitrine avec de la cire vierge et suspendit
à son cou tout ce qu'elle possédait
en fait de reliques, de croix et de chapelets. Elle
espérait ainsi, tout en échappant aux
enchantements du prédicateur, pouvoir mieux
réfuter Paula après l'avoir entendu
elle-même. « Et
maintenant, continua-t-elle, comment pourrais-je
jamais bénir assez le Seigneur de ce qu'II
m'a ouvert les yeux ! »
Le lendemain, Claudine quitta ses atours
et revêtit un costume modeste et simple. Puis
elle vendit ses bijoux, ses dentelles et tous ses
ornements; l'argent qu'elle en retira fut
consacré aux pauvres, surtout aux enfants de
Dieu qui venaient de France se réfugier
à Genève à cause des
persécutions. Claudine Levet ouvrit sa
maison à ces pauvres exilés et rendit
un humble mais fidèle témoignage de
ce que le Seigneur avait fait pour elle.
Ses amies furent aussi surprises que
contrariées d'un tel changement.
Lorsqu'elles se rencontraient, elles ne pouvaient
d'abord que parler de cette mystérieuse
transformation. « Hélas I se
disaient-elles, comment se fait-il qu'elle ait
été changée en si peu de temps
? Nous l'aimions tant, et voilà qu'elle
s'est perdue. C'est qu'elle a entendu ce chien qui
lui a jeté un sort ! » Finalement,
elles se décidèrent à ne plus
aller voir Claudine.
Mais celle-ci ne se découragea
pas; elle se montra désormais modeste, douce
et bienfaisante. Ses amies. qui l'observaient de
loin, se demandaient si, en changeant, Claudine
n'avait point choisi la bonne part. Bientôt
elles revinrent la visiter. Claudine leur parla
avec affection et humilité et leur donna des
Nouveaux Testaments. Peu après, Dieu
bénit' les efforts de sa servante, qui eut
la joie de voir ces mêmes dames, autrefois si
indignées contre elle, déposer aussi
leurs beaux atours, recevoir l'Évangile et
se consacrer aux pauvres et aux malades.
Il est facile d'admirer ces
transformations-là chez notre prochain,
surtout si ceux dont il est question ont
vécu il y a plusieurs siècles. Mais
sommes-nous prêts à faire de
même ? Les habits somptueux, la convoitise
des yeux et l'orgueil de la vie sont du monde et
non pas de Dieu, aussi bien au
XXe siècle qu'au XVIe. Il y a des
églises où l'on prononce le voeu
solennel de renoncer au monde et à ses
pompes. Il y en a où ces engagements se
prennent au nom de petits enfants qui sont
habillés pour la circonstance dans des robes
baptismales dont le prix aurait suffi à
vêtir chaudement dix ou vingt petits
déguenillés qui grelottent de froid.
Lorsque ces mêmes enfants sont devenus
grands, ils ratifient les engagements pris en leur
nom, juste à l'époque où ils
se proposent de faire leur entrée dans le
monde. Est-il possible qu'il s'agisse de ce
même monde auquel ils viennent de renoncer
par serment ? Nous voyons dans le sixième
chapitre de la seconde épître aux
Corinthiens qu'il est question de sortir du monde
et non pas d'y entrer, car si nous voulons
être les amis du monde, il nous faudra
être les ennemis de Dieu.
Les Testaments distribués par
Claudine avaient été envoyés
par Farel avec des livres et des traités
imprimés aux frais de ses amis de Lyon. Ces
Nouveaux Testaments étaient de la version de
Faber, la seule qu'on eût alors. Aimé
Levet, le mari de Claudine, fut d'abord très
mécontent des nouvelles opinions de sa
femme, mais la douceur et la docilité de
Claudine l'amenèrent à désirer
de lire la Bible lui-même. Il alla aussi
entendre la prédication de Froment et crut
en Jésus-Christ.
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