Caractère
de
l'émigration. — Les puissances
protestantes. — Émigration des
capitaux. — Espions. — Guides et
capitaines de navires traîtres.
— Corsaires et Barbaresques. —
Réfugiés
réclamés, chassés ou
enlevés. — Désir de
retour. — Rentrée. Par la
force. — Dispersion de
réfugiés. — Projet de
Henri Duquesne. — Rôle
militaire des réfugiés.
— Les conséquences de
l'émigration.
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On ne peut s'empêcher de
reconnaître avec Michelet, que
l'émigration des huguenots a un
caractère tout particulier de grandeur; si
le huguenot franchissait la frontière, ce
n'était pas, comme l'émigré de
1793, pour sauver sa tête, et il
n'était pas chassé de son pays, comme
le Maure l'avait été de l'Espagne.
Tout au contraire, s'il voulait rester et prendre
le masque catholique, il lui était offert,
pour prix d'une facile hypocrisie, honneurs,
faveurs et privilèges de toutes sortes.
Qu'il eût été ou non, contraint
par la violence à renier des lèvres
sa foi religieuse, le péril ne
commençait pour lui que du moment où
il se mettait en route pour aller chercher
au-delà des frontières, une terre de
liberté de conscience où il pût
avoir la liberté de prier Dieu à sa
manière. Pour se soustraire au viol
journalier de sa conscience, il lui fallait tout
quitter, renoncer à ses biens, abandonner
ses parents, sa femme, ses enfants, tous les
êtres qui lui étaient chers, et
s'exposer, s'il échouait dans sa tentative
d'évasion, à des peines terribles.
S'il réussissait à franchir la
frontière, c'était l'exil au milieu
d'une population étrangère dont il ne
connaissait ni les moeurs ni la langue, et la dure
nécessité de mendier son pain ou de
gagner sa vie péniblement à la sueur
de son front.
On sait à quel point le Français est
attaché à son pays, et combien, alors
même qu'il s'agit d'aller se fixer à
l'étranger avec tous les siens et en
emportant son avoir, il a de la peine à
s'arracher aux liens multiples et invisibles qui le
retiennent à son pays natal; combien devait
être grand le déchirement de coeur du
huguenot, obligé de s'expatrier dans les
conditions que je viens d'indiquer, et combien, une
fois arrivé à l'étranger,
devait être amer pour lui le regret de la
patrie, regret qu'un réfugié traduit
éloquemment en ces quelques mots : la
patrie me revient toujours à coeur. Il
fallut donc que la révolte de la conscience
fût bien puissante pour que
l'émigration des huguenots en vint à
prendre les proportions d'un véritable exode
et constituât pour la France un
désastre.
Au début de l'émigration,
alors qu'il n'y avait point de peines
édictées contre ceux qui seraient
surpris sur les frontières, en
état de sortir du royaume, il
était difficile d'empêcher les
huguenots de passer la frontière.
En effet, l’édit de 1669 maintenait le
droit de sortir du royaume pour tous les
Français, sortant de temps en temps de leur
pays pour aller travailler et négocier dans
les pays étrangers, et il ne leur
défendait que d'aller s'établir dans
les pays étrangers, par mariages,
acquisitions d'immeubles et transport de leurs
familles et biens, pour y prendre leurs
établissements stables et sans
retour.
C'est pourquoi Châteauneuf recourait à
cet expédient pour empêcher
l'émigration des huguenots, il
écrivait aux intendants : « Sa
Majesté trouve bon qu'on se serve de sa
déclaration qui défend à tous
ceux,de la religion prétendue
réformée, d'envoyer et de faire
élever leurs enfants dans les pays
étrangers avant l'âge de seize ans,
pour faire entendre à ceux de la dite
religion qui voudront se retirer hors du royaume,
que, quand on leur laisserait cette
liberté, on ne permettra point qu'ils
emmènent leurs enfants au-dessous de cet
âge, ce qui, sans doute, sera un bon moyen
pour empêcher les pères et
mères de quitter leurs
habitation..»
Plus d'une fois, du reste, le
gouvernement devait avoir recours à ce cruel
expédient de mettre les huguenots dans cette
douloureuse alternative, ou d'être
séparés de leurs enfants, ou de
renoncer à aller chercher sur la terre
étrangère la liberté
religieuse qu'on leur refusait en France.
Ainsi, pour les rares notabilités
protestantes à qui l'on ne crut pas pouvoir
refuser la permission de sortir de France, on eut
soin de retenir leurs enfants pour les mettre aux
mains des convertisseurs; il en fut de même
pour les opiniâtres, qu'après
un long temps de relégation ou
d'emprisonnement, on se décida à
expulser. Quant aux ministres que l'édit de
révocation mettait dans l'alternative, ou de
sortir de France, dans un délai de quinze
jours, ou d'abjurer, dès le 21 octobre 1835,
une circulaire aux intendants prescrivait de ne
comprendre dans les brevets qu'on leur accordait,
que leurs enfants de l'âge de sept ans ou
au dessous, les autres devant être
retenus en France.
Que de scènes déchirantes
provoquées par cette cruelle disposition !
C'est ainsi que lorsque les quatre pasteurs de
Metz, Ancillon, Bancelin, Joly et de Combles,
furent accompagnés par les fidèles de
leurs églises, jusqu'aux bords de la Moselle
où ils devaient s'embarquer pour prendre le
chemin de l'exil, on vit leurs seize
enfants, ayant dépassé tous
l'âge de sept ans, les étreignant dans
la douleur et dans les sanglots, ne voulant pas se
séparer d'eux.
Peut-être, cette obligation de se
séparer des êtres qui leur
étaient les plus chers fut-elle la cause
déterminante de l'abjuration de plus d'un
ministre, car les huguenots avaient au plus haut
degré les sentiments de la famille, et l'on
vit même des fugitifs qui avaient
réussi à franchir la
frontière, revenir, bravant tous les
périls, se résignant même
à la douloureuse épreuve d'une feinte
abjuration, pour reprendre ceux de leurs enfants
qu'ils n'avaient pu emmener avec eux en
partant.
Le baron Collot d'Escury allant rejoindre sa femme
et ses enfants, qu'il avait fait partir en avant
pour sortir avec eux du royaume, est pris et
contraint d'abjurer : «C'est un malheur, dit
son fils, qui lui a tenu fort à coeur. Mais,
sans cela, sa femme et ses enfants n'auraient
guère pu éviter d'être repris.
Ainsi, c'est un sacrilège qu'il a commis
pour l'amour d'eux, dont nous et les nôtres
doivent à tout jamais lui tenir compte.
»
Le baron d'Escury avait laissé chez un de
ses amis le dernier de ses enfants, le trouvant
trop jeune pour supporter les fatigues d'un si
pénible voyage. Après avoir
abjuré, il alla le reprendre et rejoignit
avec lui le reste de sa famille « aimant
mieux que Dieu le retirât à lui que de
le laisser dans un pays où il aurait
été élevé dans une
religion si opposée aux commandements de
Dieu ».
Mlle de Robillard sollicite en pleurant
le capitaine de navire qui l'emmenait en Angleterre
avec quatre de ses frères et soeurs, pour
qu'il consentie à emmener, par-dessus le
marché, sa plus jeune soeur
âgée seulement de deux ans. Elle fait
tant qu'elle réussit. « Cette
petite fille de deux ans, étant ma soeur et
ma filleule, dit-elle, je me croyais d'autant plus
obligée à la tirer de
1’idolâtrie que les autres.
»
La femme d'un gentilhomme, Jean
d'Arbaud, lequel s'était converti, avait mis
à couvert, chez ses parents, quatre de ses
dix enfants; on lui avait laissé les trois
plus jeunes; elle se décide à fuir
avec eux : « Je me vis contrainte, dit-elle,
de prendre la résolution de me retirer, et
de faire mon possible pour sauver mes pauvres
enfants... fortifiée par la grâce
de Dieu et par la nouvelle que je venais de
recevoir que mon mari, avec le procureur du roi,
venait de m'enlever mes deux filles,
l'aînée et la troisième, pour
les mettre dans le couvent... Me servant de
l'occasion de la foire de Beaucaire, m'y ayant fait
traîner avec mes enfants dans un pitoyable
équipage, et déguisée pour ne
pas être reconnue ; mais ce qu'il y a de
surprenant, ce fut d'avoir reconnu mon mari en
chemin, dans son carrosse, qui, accompagné
de M. le procureur du roi, menait mes deux pauvres
filles captives que je reconnus d'abord, et
auxquelles, après un triste regard et
plusieurs larmes répandues d'une mère
fort affligée, je ne pus donner autre
secours que celui de mes prières et ma
bénédiction, n'ayant osé me
donner à connaître, de peur de perdre
encore les autres. Dieu sait avec quelle amertume
de coeur je poursuivis mon chemin, me voyant dans
l'obligation d'abandonner un mari, peut-être
pour jamais, que j'aimais extrêmement avant sa chute, et deux
de mes filles
exposées à toutes les plus violentes
contraintes, et à être mises le jour
même dans un couvent. Mais enfin, voyant que
je n'avais pas de temps à perdre,
étant assurée que l'on me
poursuivrait dans ma fuite, je pris au plus vite le
chemin le moins dangereux, qui était celui
de Marseille, où j'ai rencontré mes
deux filles que j'avais auparavant envoyées
du Dauphiné pour les mettre à couvert
et qui avaient ordre de s'y rendre. Et de
là, j'allai jusqu'à Nice, jusqu'a
Turin, et de Turin à Genève,
où j'arrivai avec mes six enfants, par la
grâce de Dieu, après avoir
été un mois en chemin, souffert une
grande fatigue, et consumé ce que je pouvais
avoir sur moi. Là, j'eus la joie de voir mon
fils aîné, l'autre étant parti
depuis deux ou trois mois avec M. le baron de
Faisse, pour avoir de l'emploi.
On trouve sur une liste de
réfugiés bretons conservée
à Oxford, les mentions suivantes :
Mme de la Ville du Bois et ses quatre enfants, elle
a laissé en France son mari dont elle
s'est dérobée, et un enfant de
trois mois qu'elle n'a pu sauver.
Mme de Mûre et trois enfants, elle s'est
aussi dérobée de son mari, et a
laissé une petite fille de six mois qu'elle
n'a pu sauver.
Combien de familles se mettaient en route pour
l'exil et ne se retrouvaient pas au complet
au-delà de la frontière, ayant
laissé sur la route quelques-uns de leurs
membres, succombant aux fatigues du voyage ou
retombés aux mains des convertisseurs.
Mme Bonneau, de Rennes gagne l'Angleterre avec sa
mère et cinq petits enfants, son mari
arrêté trois fois en voulant se
sauver, était en prison ou aux
galères.
Voici, d'après une relation conservée
à Friedrichsdorf, la relation des
épreuves subies par la famille Privat, de
Saint-Hippolyte de Sardège dans le Languedoc
:
« La mère fut massacrée par les
dragons, le père Antoine Privat fut
jeté dans une forteresse... ses onze
enfants, dont le plus âgé avait
dix-sept ans, erraient dans l'abandon et la
misère. Un jour que fatigués, ils se
tenaient appuyés contre les murs d'une
vieille tour, ils entendirent une voix qui
gémissait au fond de la tour... Le soir
quelque chose tomba du haut de la tour à
leurs pieds, c'était un écu de six
livres enveloppé dans un papier. Ils lurent
sur le papier : « Mes enfants, voici tout
ce que j'ai. Allez vers l'Est et marchez longtemps,
vous trouverez un prince agréable à
Dieu qui vous recueillera. — Antoine Privat
».
Les enfants prirent confiance et
marchèrent vers l'Est, ils marchaient depuis
quatre mois, lorsqu'ils arrivèrent dans une
grande et belle ville, où ils
tombèrent épuisés sur une
promenade, cette grande et belle ville était
Francfort... Les bourgeois de Francfort
donnèrent asile aux neuf filles, et plus
tard les marièrent. Les deux garçons
s'en allèrent vers l'électeur de
Hesse qui leur permit de s'établir à
Friedrichsdorf. »
Adrien le Nantonnier, émigré en
Angleterre, veut passer en Hollande, il est pris
par un corsaire algérien et meurt en
esclavage, après avoir passé
plusieurs années dans les fers. De ses dix
enfants, un seul, son fils aîné, est
converti et reste en France, ses quatre grandes
filles et deux de ses fils déportés
en Amérique comme opiniâtres,
parviennent à s'échapper et à
regagner l'Europe. Ses trois plus jeunes filles,
cruellement tourmentées à
l'hôpital de Valence par le féroce
d'Hérapine, finirent par être
expulsées et se retirèrent à
Genève.
Michel Néel et sa femme, fille du
célèbre ministre Dubosc, avaient
trois enfants; ils gagnent la Hollande, ayant perdu
deux de leurs enfants qui périssent de
misère en route ; le troisième tombe
aux mains des soldats à la frontière:
quelques mois près, il meurt dans la maison
de la Propagation de la foi, où il avait
été enfermé. M. de Marmande et
sa femme partent avec un enfant au berceau, on leur
avait enlevé cinq filles et un garçon
de cinq ans pour les élever au couvent. Le
baron de Neufville émigre avec ses deux
jeunes fils; sa femme, contrainte d'abjurer, ne
peut emmener avec elle que les deux plus jeunes de
ses quatre filles. Ils étaient bien nombreux
les réfugiés qui, ayant laissé
quelques-uns de leurs enfants aux dures mains des
convertisseurs, redisaient chaque jour cette
touchante prière, imprimée en 1687
à Amsterdam :
Mon Seigneur et mon Dieu, tu vois la
juste douleur qui me presse. Pour te suivre j'ai
abandonné ce que j'avais de plus cher, je me
suis séparé de moi-même, j'ai
rompu les plus forts liens de la nature, j'ai
quitté mes enfants a qui j'avais
donné la vie. Mais quand je
réfléchis sur les dangers où
ils se trouvent et sur les ennemis qui les
environnent, mon regard se trouble, mes
pensées se confondent, ma constance
m'abandonne et, comme la désolée
Rachel, je ne peux souffrir qu'on me console.
»
Et Louis XIV qui, par la persécution
religieuse, divisait les familles de cette terrible
façon, ne craignait pas, pour retirer aux
femmes et veuves protestantes l'administration de
leurs biens, d'invoquer ce prétexte : que
leur opiniâtreté divisait les
familles!
Beaucoup de réfugiés, surtout
à la première heure, arrivaient
dénués de tout.
Au mois de septembre 1685, les pasteurs de Vevey
mandent à Berne que soixante et un fugitifs,
évitant les cruautés des gens de
guerre du roi, viennent d'arriver : « ils sont
venus, disent-ils, avec leurs corps
seulement, n'ayant apporté la plupart
que leur seul habit et la chemise qui s'est
trouvée sur leur corps. »
Sur la terre d'exil, le conseiller
Beringhen, beau-frère du duc de la Force,
pouvait dire : « Je suis mari sans femme,
père sans enfants, conseiller sans charge,
riche sans fortune » Madame Cagnard,
parvenue à gagner la Hollande avec ses deux
filles, n'eut d'autre ressource pour vivre que le
produit de la vente d’un collier de perles,
seul reste de son opulence passée. —
Henri de Mirmaud arrive à Genève avec
ses deux petites filles et un vieux serviteur, ne
possédant plus que quatre louis d'or;
c'était la même somme qui restait
à Mlle de Robillard, quand elle fut
débarquée le soir, sur une plage
déserte en Angleterre, avec ses quatre
jeunes frères et soeurs. M. de la
Boullonnière, dit une relation, qui
était fort voluptueux et aimait ses aises,
dut se faire, en Hollande, correcteur de lettres et
travailler à coeur crevé, pour
gagner vingt sous par jour. Le baron d'Aubaye,
ayant abandonné 25.000 livres de rentes,
n'avait en poche que trente pistoles. Madame
d'Arbaud, qui avait 18 000 livres de rente, arrive
dénuée à l'étranger
avec neuf enfants dont le plus jeune avait sept
ans. Dans sa relation d'un voyage fait par lui
à Ulm un ministre dit:
« Le bourgmestre m'avoua qu'il
était vrai qu'on refusait l'entrée de
la ville à ceux de nos
réfugiés qu'on croyait être sur
le pied de mendiants, que c'était parce que
quelques semaines auparavant une troupe d'environ
deux cents personnes s'étant trouvée
coucher à Ulm, la nuit du samedi au
dimanche, le dimanche matin cette grande troupe se
trouva à la porte de l'église,
lorsque l'assemblée se formait, et que
lui-même, touché de l'état de
tant de pauvres gens, avait exhorté
l'assemblée à la charité; que
cela avait produit des aumônes
considérables à l'issue de la
prédication; mais, que ces gens, non
contents de cela, répandus ensuite par toute
la ville, allant clochant et mendiant, que cela
avait duré trois ou quatre jours, que la
bourgeoisie, non accoutumée à cela,
avait été obligée de faire
prendre des mesures pour l'éviter. — Il
ajouta que deux choses l'avaient fort
touché, la première de voir tant de
peuple sans conducteur, et sans que quelqu'un
entendit l'allemand ou le latin, la seconde que ces
pauvres gens paraissaient tous muets, ne
faisaient que tendre la main avec quelque son de
bouche non articulé, qu'il n'avait
jamais si bien compris qu'alors que la
diversité de la langue fût une si
grande incommodité. »
Les Puissances protestantes, comprenant
quelle chance inespérée
c'était pour elles, d'hériter des
meilleurs officiers de terre et de mer, des plus
habiles manufacturiers, ouvriers et agriculteurs de
la France, rivalisèrent de zèle
charitable, en présence du flot sans cesse
grossissant des émigrants arrivant la bourse
vide, et parfois la santé perdue par suite
des fatigues et des privations de la route.
La Suisse multiplia ses sacrifices sans se lasser,
et Genève, après avoir pendant dix
ans hébergé les innombrables fugitifs
qui la traversaient pour se rendre dans les divers
Etats protestants de l'Europe, finit par garder
trois mille réfugiés qui
s'établirent définitivement chez
elle. La Hollande donna aux fugitifs des maisons,
des terres, des exemptions d'impôt, et
créa de nombreux établissements de
refuge pour les femmes. — Le Brandebourg fit
des villes pour nos réfugiés.
L'Angleterre s'imposa pour eux des sacrifices
considérables. Un comité
français, établi, à Londres,
répartissait entre les
réfugiés les sommes allouées
à l'émigration; les rapports de ce
comité constatent que des secours
hebdomadaires étaient donnés à
15500 réfugiés en 1687, à 27
000 en 1688.
Ce n'était pas seulement par
zèle charitable, c'était aussi par
intérêt que certaines puissances
attiraient les réfugiés chez elles en
leur offrant des terres et des exemptions
d’impôt, des avantages de toute sorte,
c'est ainsi que pour le grand électeur de
Brandebourg, Lavisse fait observer avec raison que
: « ce prince eut l'heureuse fortune, qu'en repeuplant ses
États
dévastés, c'est-à-dire en
servant ses plus pressants
intérêts, il s'acquit la
renommée , d'un prince hospitalier,
protecteur des persécutés et
défenseur de la liberté de
conscience.
Mais tous les émigrants n'arrivaient pas
sans argent, tant s'en faut, l'argent affluait en
Hollande et en Angleterre à la suite de la
révocation, et bien que les plus riches
eussent cherché asile en Hollande,
l'ambassadeur de Louis XIV en Angleterre,
écrivait en 1687 que la Monnaie de Londres
avait déjà fondu neuf cent soixante
mille louis d'or. —Suivant un auteur allemand,
deux mille huguenots de Metz s'étaient
enfuis dans le Brandebourg en emportant plus de
sept millions. Suivant le maréchal de
Vauban, dès 1689, l'émigration des
capitaux s'élevait au chiffre de soixante
millions et Jurieu estimait que, en moyenne, chaque
réfugié avait emporté deux
cents écus.
Le gouvernement de Louis XIV avait pourtant fait
l'impossible, pour arrêter cette
émigration des capitaux.
Les huguenots parents ou amis des
fugitifs, dissimulant leur sortie du royaume, leur
faisaient parvenir à l'étranger les
revenus de leurs biens, mis à l'abri de la
confiscation par cette dissimulation, et pour
lesquels ils s'étaient fait consentir des
baux fictifs. On fit appel aux délateurs, et
la moitié de la fortune laissée par
les fugitifs, fut attribuée à celui
qui signalait leur évasion. Des fugitifs
ayant, avant leur départ, confié leur
fortune à des amis catholiques qui l'avaient
prise sous leur nom; une ordonnance accorda aux
délateurs de ces biens
recélés, la moitié des meubles
et dix ans des revenus des immeubles.
Puis on intéressa les parents à la
ruine des fugitifs, en les envoyant en possession
des biens de ceux-ci, comme s'ils fussent morts
intestats. Beaucoup d'entre eux cependant
continuèrent à ne se regarder que
comme de simples mandataires, et à faire
parvenir aux réfugiés le montant de
leurs revenus; on les surveillait, et, du moindre
soupçon, on les menaçait de leur
retirer la jouissance des biens dont ils avaient
été envoyés en possession.
— Cependant Marikofer et Weiss constatent
qu'en Suisse et dans le Brandebourg, un grand
nombre de réfugiés recevaient, sous
forme d'envois de vins, soit leurs revenus, soit
les valeurs qu'ils avaient déposées
en mains sûres avant de partir.
Les fugitifs, avant de quitter la
France, vendaient à vil prix leurs immeubles
ou consentaient des baux onéreux, afin de se
faire de l'argent. Pour les empêcher de
pouvoir en agir ainsi le roi décrète
: « Déclarons nuls tous contrats de
vente et autres dispositions que nos sujets de la
religion prétendue réformée,
pourraient faire de leurs immeubles, un an avant
leur retraite du royaume. »
Pour éluder cette loi il fallait trouver un
acheteur consentant à antidater l'acte de
vente à lui consenti par un fugitif, moins
d'un an avant sa sortie du royaume. Cela se
trouvait encore, à des conditions
onéreuses naturellement, puisque l'acheteur
courait risque, si la fraude était
découverte, de voir confisquer les biens qui
lui avaient été vendus.
Pour porter remède au mal, une loi interdit
à quiconque a été protestant
ou est né de parents protestants de vendre
ses biens immeubles, et même l'universalité de ses meubles et
effets
nobiliaires sans permission, et cette
interdiction de vente fut renouvelée tous
les trois ans jusqu'en 1778.
Voici, d'après une pièce
authentique, la requête que devait adresser
au Gouvernement celui qui, ayant du sang huguenot
dans les veines, voulait vendre ses immeubles :
« Aujourd'hui, 3 février 1772, le roi
étant à Versailles, la dame X.. a
représenté à Sa Majesté
qu'elle possède à.... un domaine de
la valeur de neuf mille livres qu'elle
désirerait vendre, mais, qu'étant
issue de parents qui ont professé la
religion prétendue réformée, elle ne peut faire cette vente sans
la
permission de Sa
Majesté. »
Le huguenot qui voulait préparer sa fuite,
ne pouvant désormais ni aliéner ni
affermer ses immeubles, même à vil
prix, n'avait plus d'autre moyen de se procurer de
l'argent nécessaire au voyage que de vendre,
comme il le pouvait, une partie de ses effets et
objets mobiliers. — Là encore, nouvel
obstacle créé par le gouvernement ;
à Metz, dit Olry, il y avait des
défenses si fortes de rien acheter de
ceux de la religion, que ce fut après de
gros dommages, que nous eûmes l'argent des
effets que l'on achetait de nous pour le quart
de ce qu'ils valaient; au château de
Neufville, près d'Abbeville, les dragons,
dit une relation, « avaient trouvé
la maison fort garnie, on n'avait pu rien
vendre, il y avait plus de trois mois qu'il y
avait des défenses secrètes de
rien acheter et aux fermiers de rien payer.
»
Ce n'était pas seulement la
difficulté de vendre, qui empêchait
les huguenots de réaliser leur pécule
de fuite, c'était la nécessité
de le faire secrètement, de ne se procurer
de l'argent que peu à peu, et de
différentes mains, de manière
à de pas éveiller les soupçons
du clergé et de l'administration. Pour se
rendre compte du soin jaloux avec lequel
l'administration surveillait les ventes d'objets
mobiliers, il faut consulter dans le registre des
délibérations de la ville de Tours
(séance du 27 octobre 1685), l'état
des objets achetés aux
réformés par les marchands et
particuliers catholiques.
Quatre-vingt-quinze
réformés sont signalés comme
ayant vendu des bijoux, des meubles, des
tapisseries, des tableaux, du linge, de la batterie
de cuisine. La dame Renou a vendu deux armoires
pour quatre livres dix sous, la veuve Dubourg, un
moulin à passer la farine pour sept livres
vingt sols, de Sicqueville, deux guéridons
pour trois livres, Brethon, deux miroirs, deux
lustres et une tapisserie pour six cent cinquante
livres, Mlle Briot, un fil de perles pour cinq cent
livres, Jallot, de la vaisselle d'argent pour neuf
cent soixante-douze livres.
Comme l'avait conseillé
Fénélon dans son mémoire
à Seignelai, on veillait « à
empêcher non seulement les ventes de biens et
de meubles, mais encore les aliénations, les
gros emprunts ». De cette manière, on
empêchait les huguenots non
commerçants de réaliser facilement
leur fortune à l'avance pour la faire passer
à l'étranger. Pour les
commerçants, Seignelai fit en vain
strictement visiter les navires partant pour
l'étranger, qu'il croyait remplis de
tonneaux d'or et d'argent; cette visite ne pouvait
amener de résultats; car, c'est au moyen de
lettres de change tirées sur les diverses
places de l'Europe, que les commerçants
faisaient passer à l'étranger leur
fortune, consistant en valeurs mobilières.
Weiss dit que quelques familles commerçantes
de Lyon firent passer de cette manière
jusqu'à six cent mille écus en
Hollande et en Angleterre.
Le Gouvernement demeura impuissant,
aussi bien pour arrêter l'émigration
des capitaux que pour empêcher celle des
personnes, bien qu'il eût dicté les
plus terribles peines contre les fugitifs et contre
ceux qui favoriseraient directement ou
indirectement leur évasion.
Un édit de 1679 avait édicté
la peine de la confiscation de corps et de biens
contre les religionnaires qui seraient
arrêtés sur les frontières
en état de sortir du royaume, ou qui,
après être sortis de France seraient
appréhendés sur les vaisseaux
étrangers ou autres; une déclaration
du 31 mai 1685 substitua à la peine de mort
celle des galères pour les hommes, de
l'emprisonnement perpétuel pour les femmes,
avec confiscation des biens pour tous, peine moins
sévère, dit le roi, dont la
crainte les puisse empêcher de passer
dans les pays étrangers pour s'y habituer
». Ce n'était point par humanité
qu'était faite cette substitution de peine,
mais par suite de l'impossibilité où
l'on se trouvait de punir de la peine capitale un
si grand nombre de coupables; ce qui le montre
bien, c'est qu'un édit du 12 octobre 1687
substitue au contraire la peine de mort à
celle des galères pour ceux qui auront
favorisé directement ou indirectement
l'évasion des huguenots. La crainte de la
peine des galères n'arrêta pas plus
que celle de la peine de mort, le flot toujours
grossissant de l'émigration, mais les
galères se remplirent de malheureux
arrêtés en état de
sortir du royaume. Marteilhe, acquitté
du fait d'évasion, bien
qu'arrêté sur les frontières,
vit son procès repris sur ordre
exprès de la Cour et fut envoyé aux
galères. Mascarenc, arrêté
à trente ou quarante lieues de la
frontière, fut plus heureux; condamné
aux galères par le parlement de Toulouse, il
interjeta appel de l'arrêt, et, après
deux années d'emprisonnement, on le tira de
son cachot, et, placé dans une chaise
à porteurs, les yeux bandés, il fut
conduit, non aux galères, mais à la
frontière avec ordre de ne jamais rentrer en
France.
Comme il se faisait un grand commerce de faux
passeports, le gouvernement se montra
impitoyable pour les vendeurs de ces faux
passeports et fit pendre tous ceux qu'il
découvrit; des fonctionnaires complaisants
en vendirent de vrais à beaux deniers
comptants, mais le plus souvent c'était avec
des passeports délivrés
régulièrement à des
catholiques que les huguenots franchissaient
impunément la frontière. Mme de la
Chesnaye, ayant le passeport d'une servante
catholique fort couperosée, était
obligée, pour répondre au signalement
de ce passeport, de se frotter tous les matins le
visage avec des orties. Chauguyon et ses compagnons
voyageaient avec un passeport délivré
par le gouverneur de Sedan à des marchands
catholiques se rendant à Liège ; avec
ce passeport ils franchirent un premier poste de
garde-frontières, mais ils furent
arrêtés par un second plus
soupçonneux. Les surveillants
étaient, du reste, toujours en crainte
d'avoir laissé passer des fugitifs avec un
passeport faux ou emprunté et c'est cette
crainte qui assura le succès de la ruse
employée par M. de Fromont, officier aux
gardes. Accompagné de quelques
religionnaires, déguisés en soldats,
il se présente à la porte d'une ville
frontière et demande si quelques personnes
n'ont point déjà passé. Oui,
répond le garde, et avec de bons passeports.
Ils étaient faux! s'écrie
Fromont et j'ai ordre de poursuivre les fugitifs !
Sur ce il se précipite avec ses compagnons,
et on les laisse tranquillement passer. Pour passer
à l'étranger, sous un prétexte
ou sous un autre, des religionnaires obtenaient
qu'on leur délivrât un passeport;
ainsi le seigneur de Bourges, maître de camp,
grâce au certificat que lui délivre un
médecin de ses amis, obtient un passeport
pour aller aux eaux d'Aix-la-Chapelle, soigner sa
prétendue maladie ; la frontière
passée, il va se fixer en Hollande. Pour
éviter de semblables surprises, on ne
délivre plus de passeports que sur l'avis
conforme de l'évêque et de
l'intendant, et l'on exige de celui qui l'obtient,
le dépôt d'une somme importante, comme caution de retour. On
en vint à
mettre, pour ainsi dire, le commerce en interdit,
en obligeant les négociants à acheter
la permission de monter sur leurs navires pour
aller trafiquer à l'étranger, au prix
de dix, vingt ou trente mille livres. La caution
n'était pas toujours, quel que fût son
chiffre, une garantie absolue de retour; ainsi le
célèbre voyageur Tavernier ayant
dû acheter 50 000 livres la permission
d'aller passer un mois en Suisse, fit le sacrifice
de là caution qu'il avait
déposée et ne repassa jamais la
frontière.
On veut obliger les huguenots; à
se faire les inspecteurs de leurs familles et les
garants de leur résidence en France. Un
raffineur de Nantes, dont la femme ne paraissait
pas depuis quelque temps, est obligé de
donner caution de mille livres que sa femme
reviendra dans le délai d'un mois. Le
préfet de police d'Argenson, ne consent
à faire sortir de la Bastille Foisin,
emprisonné comme opiniâtre, que
s'il se résigne à déposer deux
cent mille livres de valeurs, comme garantie que,
ni sa femme, ni ses enfants ne passeront à
l'étranger. D'Argenson conseille d'attribuer
l'emprisonnement de Foisin à cette cause
qu'il aurait été présumé complice de
l'évasion de sa fille. Il ne serait pas
inutile, ajoute-t-il, que les protestants,
appréhendant de se voir ainsi
impliqués et punis pour les fautes de leurs
proches, ne se crussent obligés de les en
détourner et ne devinssent ainsi les
inspecteurs les uns des autres.
A Metz, dit Olry, on rendait les
pères responsables de leurs enfants, on mit
dans les prisons de la ville plusieurs
pères, gens honorables, voulant qu'ils
fissent revenir leurs enfants. A Rouen, de
Colleville, conseiller au parlement, fut
emprisonné comme
soupçonné de savoir le lieu de
retraite de ses filles.
Non seulement on tentait d'obliger les parents
à faire revenir leurs enfants lorsqu'ils les
avaient mis à couvert, mais encore, on
retenait les familles à domicile, sous la
surveillance ombrageuse de l'administration et du
clergé, pour pouvoir prévenir tout
projet d'émigration. Dès le lendemain
de l'édit de révocation,
Fénélon, policier
émérite, conseillait à
Seignelai de veiller sur les changements de
domicile des huguenots, lorsqu'ils ne seraient pas
fondés sur quelque nécessité
manifeste. En 1699, pour faciliter cette
surveillance, une déclaration interdit aux
huguenots de changer de résidence sans en
avoir obtenu la permission par écrit
; cette permission fixait l'itinéraire
à suivre, et si l'on s'en écartait,
on était bien vite arrêté.
Le plus simple déplacement
temporaire était suspect, et le
clergé le signalait. Ainsi, en 1686,
Fénélon recommande à Seignelai
de renforcer la garde de la rivière de
Bordeaux; tous ceux qui veulent s'enfuir allant
passer par là sous prétexte de
procès, et ayant lieu de craindre qu'il
parte un grand nombre de huguenots, par les
vaisseaux hollandais qui commencent à venir
pour la foire de mars à Bordeaux.
Ce qui était encore plus dangereux, pour les
huguenots voulant s'enfuir, que l'inquisitoriale
surveillance du clergé, c'étaient les
faux frères, qui, à l'étranger
et en France, servaient d'espions à
l'administration.
L'ambassadeur d'Avaux entretenait en Hollande de
nombreux espions parmi les réfugiés,
et, grâce à eux, il pouvait
prévenir le gouvernement des projets
d'émigration que tel ou tel huguenot
méditait et dont il avait fait part à
ses parents ou à ses amis
émigrés. Tillières, un des
meilleurs espions de d'Avaux, le prévient un
jour qu'un riche libraire de Lyon a fait passer
cent mille francs à son frère et se
prépare à le rejoindre en Hollande;
un autre jour, il lui annonce que Mme
Millière vient de vendre une terre 24 000
livres et qu'elle doit incessamment partir,
emportant
La moitié de cette somme qu'elle
a reçue comptant; une autre fois, enfin, il
lui donne avis qu'une troupe de 500 huguenots
environ doit partir de Jarnac pour Royan et
s'embarquera sur un vaisseau qui devra se trouver
à quelques lieues de là, au bourg de
Saint-Georges.
Les espions n'étaient pas moins nombreux en
France ; moyennant une pension de cent livres qu'il
servait à l'ancien ministre Dumas,
Bâville connaissait la plupart des projets
des huguenots du Languedoc; à Paris de
nombreux espions tenaient le préfet de
police au courant de ce qui se passait dans les
familles huguenotes; en Saintonge,
Fénélon se servait, pour espionner
les nouveaux convertis, du ministre Bernon, dont il
tenait la conversion secrète, et il
conseillait à Seignelai de donner des
pensions secrètes aux chefs huguenots par
lesquels on saurait bien des choses,
disait-il.
En dehors des espions attitrés,
les huguenots avaient à craindre encore la
trahison de leurs prétendus amis ou de leurs
parents, lesquels, par intérêt, ou
pour mériter les bonnes grâces d'un
protecteur catholique, n'hésitaient pas
parfois à les dénoncer. Deux jeunes
gens de Bergerac confient leurs projets de fuite
à un officier de leurs amis qui avait
épousé une protestante de leur pays,
ils lui content qu'ils doivent se déguiser
en officiers, prendre telle route et sortir par tel
point de la frontière. Cet officier, pour se
faire bien voir de la Vrillière, à
qui il réclamait la levée du
séquestre mis sur les biens des
frères huguenots de sa femme, donne à
ce ministre toutes les indications
nécessaires pour faire prendre ses amis trop
confiants, et ceux-ci sont arrêtés au
moment de franchir la frontière. Un faux
frère demande à sa parente, madame du
Chail, de lui fournir les moyens de passer à
l'étranger; celle-ci lui fait donner, par un
de ses amis, des lettres de recommandation pour la
Hollande, et, par une demoiselle huguenote,
l'argent nécessaire pour faire le voyage. Le
misérable les dénonce tous trois et
les fait arrêter.
Dès le mois d'octobre 1685, une ordonnance
avait enjoint aux religionnaires, qui
n'étaient pas habitués à Paris
depuis plus d'un an, de retourner au lieu ordinaire
de leur demeure, mais les huguenots n'en continuent
pas moins à affluer à Paris,
où, perdus dans la foule, il était
moins facile de les surveiller, si bien qu'en 1702
le préfet de police d'Argenson, à
l'occasion d'une vieille protestante que
l'évêque de Blois lui dénonce
comme étant partie depuis plusieurs jours
pour y rejoindre son fils qui y est venu, sans y
avoir aucune affaire, écrit : Il est
fâcheux que Paris devienne l'asile et
l'entrepôt des protestants inquiets qui
n'aiment pas à se faire instruire, et
qui veulent se mettre à couvert d'une
inquisition qui leur parait trop exacte. »
C'est que ces protestants inquiets, en
dépit des espions, trouvaient là plus
de facilité à préparer leur
fuite.
Il y avait à Paris d'habiles
spéculateurs qui savaient déjouer la
surveillance des agents du gouvernement, et qui
avaient organisé un service régulier
d'émigration. Ils confiaient les fugitifs
à des guides expérimentés,
connaissant les dangers du voyage et sachant les
éviter habilement; les fugitifs, passant de
main en main, et d'étape en étape,
arrivaient presque toujours à franchir
heureusement la frontière.
Une note de police, trouvée dans les papiers
de la Reynie, donne les détails suivants sur
le service parisien de
l’émigration :
« Pour sortir de Paris, les
réformés, c'est les jours de
marché à minuit à cause de la
commodité des barrières que l'on
ouvre plus facilement que les autres jours, et ils
arrivent devant le jour, proche Senlis qu'ils
laissent à main gauche. Il en est d'autres
qui vont jusqu'à Saint-Quentin, et qui n'y
entrent que les jours de marché, dans la
confusion du moment. Et, y étant, ils ont
une maison de rendez-vous où ils se
retirent, et où les guides les viennent
prendre. Pour les faire sortir, ils les habillent
en paysans ou paysannes, menant devant eux des
bêtes asines. Ils se détournent du
chemin et des guides, qui sont ordinairement deux
ou trois. L'un va devant pour passer, et, s'il ne
rencontre personne, l'autre suit; s'il rencontre du
monde, l'autre qui suit voit et entend parler, et,
suivant ce qu'il voit et entend de mauvais, il
retourne sur ses pas trouver les huguenots, et ils
les mènent par un autre
passage. »
C'étaient en général des
huguenots appartenant à la riche bourgeoisie
qui venaient résider à Paris pour
attendre l'occasion de prendre le chemin de
l'étranger.
Mais ce n'était point par Paris que passait
le gros de l'émigration, le plus grand
nombre de ceux qui voulaient gagner les pays
étrangers, partaient de chez eux, pour se
rendre directement au point du littoral ou de la
frontière de terre (souvent fort
éloignée du Lieu de leur
résidence), qu'ils avaient choisi pour y
opérer leur sortie du royaume.
Quand ils étaient parvenus à sortir
de chez eux, sans avoir attiré l'attention
de leurs voisins, il leur fallait user
d'habiletés infinies pour éviter les
dangers renaissants à chaque pas du ,voyage.
Il n'y avait ni bourg, ni hameau, ni pont, ni
gué de rivière, où il n'y
eût des gens apostés pour observer les
passants. Il fallait donc, pour gagner la
frontière, éloignée parfois de
quatre lieues du point de départ, ne marcher
que la nuit, non par les grandes routes, si bien
surveillées, mais par des sentiers
écartés et par des chemins presque
impraticables, puis se cacher le jour, dans
des bois, dans des cavernes ou dans des granges
isolées.
Nulle part, on n'aurait consenti
à donner un abri aux fugitifs; les
châteaux et les maisons des religionnaires et
des nouveaux convertis étaient
surveillés étroitement. Les
aubergistes refusaient de loger ceux qui ne
pouvaient leur présenter, soit un passeport,
soit tout au moins, un billet des autorités
locales. Il y avait contre celui qui logeait un
huguenot des pénalités
pécuniaires s’élevant
jusqu’à 3 000 et même 6000
livres, et celui qui, en donnant asile à un
huguenot, était convaincu d »avoir
voulu favoriser son évasion du royaume,
était passible des galères, ou
même de peine de mort. Parfois,
l’église venant en aide à la
police, menaçait d’excommunication
quiconque avait donné asile ou
prêté la moindre assistance à
un huguenot cherchant à sortir du
royaume.
Voici une pièce constatant cette
intervention singulière de
l'Église :
Monitoire fait, par Cherouvrier des Grassires,
grand vicaire et official de Monseigneur
l'évêque de Nantes, de la part du
procureur du roi et adressé à tous
recteurs, vicaires, prêtres ou notaires
apostoliques du diocèse :
« Se complaignant à ceux et à
celles qui savent et ont connaissance que certains
particuliers, faisant profession de la religion
prétendue réformée, quoiqu'ils
en eussent ci-devant fait l'abjuration, se seraient
absentés et sortis hors le royaume depuis
quelque temps; ayant emmené leurs femmes et
la meilleure partie de leurs effets, tant en
marchandises qu'en argent.
» Item à ceux et à celles qui
savent et ont Connaissance de ceux qui ont
favorisé leur sortie, soit en aidant
à voiturer leurs meubles, et effets, tant de
jour que de nuit, ou avoir donné retraite,
prêté chevaux et charrettes pour les
emmener et généralement tous ceux
et celles qui, des faits ci-dessus circonstances et
dépendances, en ont vu, su, connu, entendu,
ouï dire ou aperçu quelque chose, ou y
ont été présents, consenti,
donné conseil ou aidé en quelque
manière que ce soit.
» A ces causes nous mandons à tous,
expressément, enjoignons de lire et publier
par trois jours de demandes consécutives,
aux prônes de nos grands messes paroissiales
et dominicales, et de bien avertir ceux et celles
qui ont connaissance des dits faits ci-dessus, qu'ils aient à en
donner
déclaration à la justice,
huitaine après la dernière
publication, sous peine d'encourir les censures
de l'Église et d'être
excommuniés.»
On comprend combien il était
difficile aux huguenots qui fuyaient de trouver
quelqu'un qui osât leur donner asile ou
même une assistance quelconque ; la terreur
était si grande que le fugitif Pierre
Fraisses, par exemple, vit sa mère
elle-même refuser de le recevoir et fut
obligé de revenir sur ses pas. Jean Nissoles
échoue une première fois dans son
projet d'émigration, il est enfermé a
la tour de Constance, d'où il
s’échappe avec un de ses compagnons
nommé Capitaine, fiais en franchissant la
muraille de clôture, il tombe, et se
déboîte les deux chevilles. Capitaine
se rend chez quelques huguenots du voisinage qu'il connaissait,
pour leur emprunter un
cheval et une voiture, afin d'emmener le
blessé ; ceux-ci lui demandent s'il veut
leur mettre la corde au cou; et le menacent de
le dénoncer s'il ne se retire au plus
vite. Par aventure il finit par trouver dans un
pâturage une monture pour Nissoles. Dans des
métairies où passent les fugitifs,
les habitants que connaît Capitaine et
qu'il dit être de la religion, non seulement
ne veulent pas leur donner asile, mais refusent
même de leur montrer leur chemin.
Dans un village où les malheureux
arrivent exténués, on les refuse
partout ; seule une demoiselle les accueille et
fait conduire Nissoles chez un Homme sachant rhabiller les membres
rompus. Comme on ne
croyait pas le blessé tout à fait
en sûreté chez ce rhabilleur ou
rebouteux, il est mis chez une veuve en pension, et
il doit encore, pour sa sûreté,
changer trois ou quatre fois de maison. A peu
près remis, il s'arrête deux jours
chez un ami, puis se rend à Nîmes chez
des parents qui le mettent dans une maison
isolée, n'osant le loger chez eux, de
peur de se faire des affaires. Voyant ses
parents dans des frayeurs mortelles, il se
décide à rentrer chez lui à
Ganges.
Un parent, à Saint-Hippolyte, lui
donne un cheval pour le porter, et un garçon
pour le conduire, avec une lettre pour son
frère. Celui-ci refuse le couvert au pauvre
Niscolles, disant que son frère devrait
avoir honte de lui envoyer un fugitif, pour le
faire périr lui et sa famille. Le guide
de Nissolles ne veut pas le mener jusqu'à
Ganges, et le laisse dans une métairie,
à deux mousquetades de la ville.
Obligé de faire la route à pied,
malgré la difficulté qu'il
éprouve à marcher, Nissolles arrive
dans une étable à porcs,
dépendant de sa propriété,
s'étend dans l'auge où mangeaient les
pourceaux, et, épuisé de fatigue,
s'endort profondément, comme s'il
eût été couché dans un
bon lit, dit-il. Les dragons étaient
dans sa maison; dès qu'ils sont
couchés, sa femme vient le chercher et le
cache dans un magasin, si humide qu'il ne peut y
rester que quelques jours. On le met alors dans un
autre endroit, si bas qu'il ne pouvait y être
à l'aise que couché, de là il
entendait les dragons pester et jurer et, pour peu
qu’il eût toussé ou craché
un peu fort, il eut été
découvert.
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