Miriam naquit le 18 juin 1887.
Les détails les plus infimes de
cette journée me reviennent à la
mémoire, très nettement
éclairée par la grande surprise
qu'elle m'apporta. Je les revois tous, avec mes
yeux de fillette qui ne connaissait pas encore son
quatrième anniversaire; je revois ma
grand'mère chez qui on m'avait conduite,
assise au bout de la table, le dos tourné
à la fenêtre, son visage calme et
affectueux, couronné, me semblait-il, par
son bonnet, la mettent dans mon esprit d'enfant,
tout à fait à part et bien au-dessus
de tous. Moi, avec ma grande serviette, assise
à sa droite. En face de moi un de mes oncles
qui me taquinait d'une manière affectueuse.
J'entends encore ma grand'mère refusant de
me donner un morceau de viande, malgré
l'insistance pressante de mon oncle. Je puis
répéter aujourd'hui encore les
paroles douces et fermes qu'elle prononça en
arrosait de sauce ma purée de pommes de
terre :
- Ma Catherine chérie aura de la
sauce, mais jamais à ma
table ce que sa mère ne veut pas lui
donner.
Et moi, trop timide pour répondre
un traître mot, cuillère en main,
j'attaquai mes pommes de terre.
Puis, un peu plus tard, l'entrée
de ma tante Emma qui, me trouvant en train de jouer
S'agenouilla sur le parquet auprès de moi.
Elle m'attira près d'elle et me dit
:
- 0 Cath, il vient d'arriver une chose
si agréable. Dieu vous a envoyé une
petite soeur. Voulez-vous venir avec moi à
la maison pour la voir?
Je ne me rappelle pas avoir
répondu, mais je sais qu'un sentiment de
respectueuse crainte, confinant à la
souffrance. s'empara de moi. On m'aurait presque
dit que j'allais entrer au ciel, je n'aurais pas,
je pense, couru avec Plus d'ardeur et dans
l'attente de choses plus merveilleuses que je le
fis ce jour-là, sur la route de Darenth. Je
grimpai les escaliers de la maison, et ma tante me
souleva dans ses bras pour me permettre de jeter un
regard, dans le berceau drapé de mousseline,
sur la soeur envoyée par Dieu. On la nomma
Miriam.
Ces quelques pages ne peuvent
prétendre raconter toute l'histoire de ma
soeur, encore bien moins exprimer mon amour pour
elle. Par la force des circonstances, nous
dépendions, dans notre cercle familial, les
uns des autres, pour ces relations et ces
amitiés que les autres enfants nouent avec
leurs compagnons de jeux ou leurs camarades
d'école. Nous étions parfaitement
heureux les uns avec les autres. Nous
partageâmes entre frères et soeurs nos
jeux et nos travaux, nos joies
et nos peines. Je regardais ma soeur avec le
sentiment de mon droit d'aînesse et
l'incontestable supériorité de mes
quatre années. Je la vis croître sous
mes yeux, le bébé joufflu,
potelé et joyeux, devint la compagne
pétillante de gaieté et
d'esprit.
Tout naturellement, on se la
représentait accomplissant de grandes
choses. Elle parlerait de manière à
forcer l'attention de ses auditeurs, et leur faire
désirer l'entendre toujours plus, elle se
montrerait habile à conduire les âmes,
elle deviendrait le champion des pauvres et des
faibles; tout cela, nous le savions de science
certaine, car ces choses s'étaient
déjà réalisées dans le
petit poste dont la vie se confondait en grande
partie avec notre propre vie. Toutes nos
pensées convergeaient vers l'Armée,
et vers les gens dont elle s'occupait.
Nos ambitions tendaient à un but
unique, et nous nous réjouissions avec
Miriam de chacun de ses succès qui
constituaient, pensions-nous, un pronostic de son
avenir. Qui aurait pu insinuer en nous le plus
léger doute sur sa carrière., en ces
jours d'enthousiasme et d'espérance ? Pour
nous, Miriam était préparée,
créée intentionnellement, si j'ose
dire, pour le travail dans l'Armée;
c'était la tâche que Dieu
lui-même lui assignait. Pas un, j'en suis
certaine, de ceux qui la virent entrer dans la
lice, dès ses premières passés
d'armes, put mettre en doute ses qualités
naturelles qui lui permettraient d'exceller dans sa
vocation.
Dieu la laissa batailler, semble-t-il,
juste assez pour permettre toutes les
espérances et lui faire goûter les joies de la
sainte guerre,
puis
il parla comme aux jours anciens : « Mes
pensées ne sont pas vos pensées et
vos voies ne sont pas mes voies... Autant les cieux
sont élevés au-dessus de la terre,
autant mes voies sont élevées
au-dessus de vos voies, et mes pensées
au-dessus de vos pensées. » Il advint
que la voie de Dieu, pour la petite soeur qu'il
nous avait donnée, fut le chemin de
l'épreuve et de la souffrance. Il isola son
esprit sociable et le calfeutra dans la chambre de
malade. Il disciplina les trop prompts
enthousiasmes par les longues nuits d'insomnie et
de douleurs, où seule la patience remporte
la victoire. Ses pensées ardentes et ses
paroles éloquentes charmèrent la
compagne de ses longues veillées de malade,
et ses visiteurs, au lieu d'émouvoir les
multitudes comme nous l'avions
espéré. Du simple point de vue
humain, il semblerait que chacun de ses dons
naturels fût condamné dès
l'origine, et elle fut appelée à
glorifier Dieu de la manière pour laquelle
elle semblait le moins bien douée.
Cependant, la promesse divine s'accomplit
parfaitement en elle, sous les yeux de ceux qui la
soignaient : « Ta force dure autant que tes
jours... Ma puissance s'accomplit dans la
faiblesse. » Sa courte vie offrit une vivante
illustration de ces mots.
Vive, active, énergique par
nature, elle devint Plus patiente que nous qui la
regardions souffrir. Intéressée au
monde entier, à l'exécution des plans
de l'Armée, au salut des hommes ensevelis
dans les ténèbres, et au
réconfort des coeurs affligés, elle
apprit à borner aussi son attention aux
déceptions du moment :
une lettre que le facteur tardait à
apporter, ou quelque difficulté dans le
travail de la femme de ménage qu'elle
apprenait par l'intermédiaire d'une
servante.
Douée pour commander et
gouverner, elle vécut ces dernières
années sous le gouvernement de ce qui lui
semblait souvent n'être que routine
médicale ou marotte particulière du
spécialiste du jour. et elle disciplina son
esprit de telle façon que peu de personnes
se rendirent compte de ses efforts pour atteindre
à cette continuelle soumission.
Pétillante d'espoirs, même au fort de
sa maladie, elle restait la plus joyeuse des
compagnes; mais elle vit ses espérances
déçues assez longtemps pour briser
les coeurs les plus vaillants et les plus
optimistes, cependant, elle ne sombra point dans la
mélancolie et les
gémissements.
Combien de fois, plus souvent que je ne
saurais le dire, n'ai-je pas quitté sa
chambre en hâte, pour me réfugier dans
un coin solitaire où je pourrais pleurer
sans contrainte dans l'angoisse de mon âme,
angoisse qui provenait de la vue des souffrances
qu'elle endurait sans une plainte. Toujours elle
pensait à nous. Si elle était abattue
en notre présence, son. ventes fois elle
nous envoyait après un billet ou un message
pour nous dire, qu'elle était peinée
de s'être montrée si faible, mais que
c'était uniquement un nuage passager. Dans
les minutes de grandes douleurs, et j'ai
assisté autant que n'importe quel autre
à ces minutes, depuis le début de sa
maladie. jusqu'à la fin, si quelques
plaintes lui échappaient, parfois quasiment
incapable d'articuler les mots, elle tournait vers
moi ses
regards et
me disait sa tristesse de m'affliger. Je savais
qu'elle n'était pas physiquement courageuse,
sensible à l'excès, elle tremblait
à la pensée du retour de ses
douleurs, mais elle les supportait sans
fléchir.
Sa vie fut héroïque au
suprême degré, et cependant si
cachée et si accablée
d'épreuves. que l'on est tenté de
douter de son courage. Elle et nous, nous aurions
supporté ces épreuves joyeusement, si
nous avions pu y discerner la main de Dieu et voir
l'abondante moisson de bénédictions
qui en découlerait. Mais n'est-ce pas
là justement ce qui fait l'amertume du
martyre? La grande souffrance des martyrs ne se
trouve pas dans la torture physique. ni dans la
mort, mais dans le sentiment des espoirs
détruits, des plans avortés, des
promesses jamais accomplies. Le mal n'est pas que
la vie soit ainsi tarie, mais quelle soit tarit en
vain, semble-t-il. L'heure du martyre, c'est
l'heure, sans doute fugitive, mais cependant
réelle, du triomphe du tyran. Des
siècles passeront peut-être avant que
l'auréole entoure la tête du martyr,
et que ses souffrances et sa mort apparaissent
glorieuses.
Je ne veux pas réclamer pour ma
soeur une couronne particulière, en
comparant ses souffrances et sa victoire à
celles des martyrs. Néanmoins, en un certain
sens. il y a une ressemblance entre la plupart de
nos sacrifices, de nos souffrances, de nos nuits
d'angoisse, de nos jours de solitude, de nos dons
condamnés à l'inutilité et de
nos espérances déçues. et ceux
des martyrs; les uns comme les autres semblent ne
servir à rien. En
vérité, pour elle comme pour nous,
l'autre issue eût été si
avantageuse, si utile au Royaume de Dieu et
à nous-mêmes. Il semblait si facile
à Dieu d'exaucer nos prières et de la
guérir. Le monde avait besoin d'elle, elle
s'était consacrée corps et âme
à l'Armée du Salut et au service du
peuple; mais à nouveau retentissent les
paroles : « Mes pensées ne sont pas vos
pensées, vos voies ne sont pas mes voies.
» Le coeur croyant y ajoute :
Dieu est son propre interprète,
Un jour. il nous expliquera tout.
Écoutons, mes chers camarades, la phrase
consolante, la phrase sans laquelle la vie
elle-même serait la mort : « Que votre
coeur ne se trouble point... Croyez!...
»
Assise seule en face de la blancheur
liliale de son visage glacé par la mort, je
compris que la foi triomphe de la mort. Je le
connus, non comme l'oeil connaît la
lumière, ni comme l'oreille reconnaît
le son d'une voix familière, ni comme
l'esprit résout un problème de
mathématique, mais de cette science certaine
qui m'assure que l'amour est plus fort que la
convoitise, et la vérité plus
puissante que le mensonge. Je connus que la foi en
notre Seigneur Jésus-Christ est le
réconfort, la force et l'espoir de la vie,
même dans la mort. Et la foi de Miriam
n'ayant point défailli, je compris que ma
foi non plus ne devait point défaillir, ni
dans la vie, ni dans la mort.
Sa vie fut un triomphe de la grâce
salutaire de Jésus, bien
qu'il ne se soit pas manifesté de la
manière que nous avions
espérée. La victoire vraiment
surhumaine de son esprit pendant ces jours de
souffrance et d'attente se trouve dans sa foi
invariable et dans sa soumission à la
volonté de Dieu. Dans cette lutte, la
grâce du Seigneur lui suffit.
L'une des leçons, que sa vie et
sa mort nous enseignent, est un appel à
l'entière confiance en la Grâce de
Dieu qui nous permettra de triompher dans les
circonstances particulières de notre vie.
Puisse notre vie prouver aussi qu'Il est vivant
à toujours, et que dans la santé ou
la maladie, dans l'indigence ou dans la
prospérité, parmi les acclamations ou
parmi le mépris et les calomnies, dans la
vie ou dans la mort, nous témoignions :
« Nous avons cru en Jésus. »
Elle vint parmi nous en juin, partie
intégrante de la beauté et de la
musique estivales, et en décembre son esprit
ensoleillé reprit son essor vers le Foyer
divin. Qui pourrait expliquer les desseins de
Dieu?
À notre courageuse mère,
en ces jours d'hiver, ces paroles furent
rappelées : « Tu ne comprends pas
maintenant ce que je fais, mais tu le comprendras
bientôt. »
« Seigneur, augmente notre foi
», afin, qu'au jour où tes desseins
nous seront révélés, nous ne
cachions pas nos visages, honteux d'avoir si peu
cru en Toi !
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