Whitechapel, c'est le berceau de l'Armée
du Salut, berceau digne de cette oeuvre qui se
propose l'imitation du Christ. Jésus,
à sa venue sur notre terre, ne trouva nulle
place dans les maisons judéennes, pas
même un coin dans le caravansérail
où se pressent les voyageurs :
mendiants qui montent à Jérusalem
pour profiter de la générosité
populaire en ces jours de fête solennelle, et
marchands dont les vêtements gardent le
parfum des contrées lointaines et qui
enferment, dans leurs ballots, l'or d'Ophir,
l'encens de Suse et les étoffes chatoyantes
de Babylone. Il dut se contenter de la mangeoire de
l'âne et du boeuf, dans une obscure
étable.
La « Mission
Chrétienne », maintenant
l'Armée du Salut, ne trouva non plus aucun
asile dans les nobles églises aux portiques
sculptés et aux vitraux artistiques,
épandant sur les fidèles
agenouillés une douce lumière, ni
dans les vastes temples aux voûtes sonores,
où la voix du prédicateur
éveille les échos de plusieurs
siècles de ferventes prédications. Il
n'y avait point de place pour elle. Elle est venue
chez les siens, mais les siens ne l'ont point
reçue. Elle dut se contenter d'une vieille
tente dressée dans un ancien
cimetière. Encore fallut-il la maladie du
missionnaire qui devait prêcher dans ce lieu,
pour que William Booth soit invité à
le remplacer.
L'ancien cimetière, la tente que
le premier ouragan effilochera en charpie, tout
cela n'est rien encore, comparé à la
misère des auditeurs et au spectacle des
rues de ce quartier. Des enfants en guenilles, dont
la chair se cache sous un enduit de crasse et de
croûtes suintantes, se traînent sur les
trottoirs, ou plongent leurs mains dans l'eau
puante du ruisseau ; des femmes
échevelées,
dépoitraillées, les pieds nus dans
des savates éculées, le yeux
allumés par la double fièvre de
l'ivresse et de la tuberculose, vomissent des
paroles ordurières, que les gamins
répètent entre deux éclats de
rire ; des hommes à l'allure louche,
les mains enfoncées dans les poches de leur
veston, le col relevé pour masquer l'absence
de chemise, la casquette enfoncée sur le
front, ne laissant filtrer qu'un regard torve, se
glissent le long des murs, tels des fauves au pas
feutré se faufilant dans la jungle. Des
taudis qui abritent cette humanité larvaire,
mieux vaux ne point parler.
Le crayon le plus réaliste ne
saurait dépeindre ces chambres sans air ni
lumière où s'entassent
pêle-mêle hommes, femmes, vieillards,
enfants. Dans un coin, un ivrogne éructe,
entre deux hoquets, de grossiers jurons, tandis
qu'à travers la mince cloison, retentit la
querelle de la prostituée et de son client
qui refuse d'abandonner, entre les griffes de la
femme, sa dernière pièce de six
pence. Pour décrire ce quartier et ses
habitants, il faudrait la plume d'un Dickens :
« Il n'avait jamais vu un endroit plus
sale ni plus misérable. Les rues
étaient étroites et boueuses, et
l'atmosphère imprégnée d'une
odeur nauséabonde. De multiples petites
boutiques s'alignaient de chaque côté
de la rue, mais la seule marchandise qu'elles
semblaient vendre était une multitude de
gosses qui, même à cette heure de la
nuit, se traînaient sur les seuils ou
pleurnichaient à l'intérieur. Seuls,
les « pubs », les matroquets
prospéraient au milieu de la misère
générale. »
En toute sincérité, des
habitants de ces régions, on peut dire avec
l'évêque South : « Ils
ne sont pas nés, mais damnés pour
toute leur existence. »
William Booth écrivait après les
premières réunions sous la tente dans
ce quartier maudit :
Lorsque je vis ces multitudes de
pauvres gens, la plupart sans Dieu et sans
espérance, dans ce monde, lorsque je
m'aperçus de l'attention et de
l'avidité avec lesquelles ils
m'écoutaient, me suivant de la
réunion en plein air à la
réunion sous la tente, et dans maintes
occasions acceptant, sur mon invitation, de
s'agenouiller aux pieds du Sauveur, mon coeur
s'éprit d'un ardent amour pour eux. Je
retournai à pied à notre logis,
à l'autre extrémité de
Londres, et je dis à ma
femme :
- Oh ! Kate,
j'ai
trouvé ma mission. Voilà les gens
dont j'ai désiré le salut, toutes ces
dernières années. Comme je passais ce
soir, devant les portes rutilantes de
lumières des bars et des cabarets, prodigues
d'éclairage, il me semblait entendre une
voix murmurant à mon oreille :
« Où pourriez-vous trouver de plus
grands païens ? Où votre travail
serait-il plus nécessaire que dans ce
quartier ? » Là, sur le
moment, du fond de mon âme, je me suis
consacré, et vous, les enfants, à
cette oeuvre immense. « Ce peuple sera
votre peuple et notre Dieu sera son
Dieu. »
Mme Booth comprit immédiatement
le sacrifice qu'exigeait une semblable
consécration. Elle écrivait à
ce sujet :
Je me rappelle très bien les
émotions qui, en ouragan, balayèrent
mon âme. J'étais assise, suivant du
regard le jeu des flammes dans la
cheminée ; le démon me
chuchota : « Encore un nouveau
début, toute une révolution dans ta
vie. » La question financière
constituait un sérieux obstacle. Jusqu'ici
les collectes faites parmi nos auditeurs, gens
respectables et à l'aise, avaient suffi pour
couvrir nos dépenses personnelles, ainsi que
les frais de nos missions. Mais nous ne pouvions
nous attendre au même résultat parmi
les miséreux de l'Est londonien ; nous
hésitions même à organiser une
collecte dans un pareil milieu.
Néanmoins, je ne voulus
pas décourager mon mari par ma
réponse. Après un moment de
réflexions et de prières, je
répartis :
-Eh bien ! si
vous croyez
devoir rester dans ce quartier, restez-y. Nous nous
sommes attendus au Seigneur pour nos besoins une
première fois, nous pouvons nous fier
à lui à nouveau.
Le Général date de ce
soir-là la fondation de l'Armée du
Salut.
Jour après jour, les
réunions groupaient les foules aux
carrefours de Whitechapel et la tente s'emplissait
à craquer. Les plus
déshérités de ce quartier - et
Dieu sait la profondeur de la misère de
l'Est londonien venaient avec plaisir
écouter cette prédication
dépouillée de tout jargon
ecclésiastique, franche et pétillante
d'humour. Ils sentaient que la religion de ces deux
prédicateurs, le mari et la femme,
n'était pas le gendarme du coffre-fort des
riches. Ils accueillaient avec joie les allusions
de Mme Booth aux riches oisifs et vicieux, qu'elle
parait de titres aussi ronflants que
comiques :
- Sa Grâce le duc de
Vautour ; Son Donneur le Séducteur de
femmes ; Sans Vergogne, fils du brave colonel
du Juron !
Ces traits d'esprit attiraient la foule.
Plusieurs venaient pour se distraire, et les
réunions ne s'écoulaient pas toujours
dans le calme et le recueillement. Des voyous
lançaient des plaisanteries, imitaient les
cris des animaux de la ferme ; parfois, le
bruit dégénérait en
véritable bagarre. Mais le
prédicateur ne se troublait pas pour si
peu ; du moment qu'il parvenait à
grouper des auditeurs, peu lui importait le reste.
D'ailleurs, plus d'une fois, les meneurs de ces
bandes de voyous, après mille sarcasmes,
s'avouaient vaincus par la, patience et la
persévérance du prédicateur,
et ils venaient s'agenouiller au banc des
pénitents. Entrés pour se moquer de
ces fous religieux, ils restaient pour prier avec
eux, et pour les aider dans leur oeuvre.
Parmi les premiers convertis de la
mission de Whitechapel se trouvait un Irlandais,
qui devint plus tard officier de l'Armée du
Salut. Il raconte lui-même sa conversion dans
un style aussi vivant que populaire :
J'étais boxeur professionnel.
En ce temps-là, nous boxions dans un ring de
sept mètres, et non pas comme maintenant un
ring de cinq mètres, et je vous assure qu'il
fallait savoir encaisser pour tenir bon contre un
adversaire rapide. Mais j'étais vif comme le
vent et vigoureux avec cela ; je rendais avec
usure les coups reçus. Nos rencontres
avaient lieu dans une salle derrière le
cabaret du « Mendiant
aveugle ». C'est dans cette salle, il y a
quarante-huit ans, que devait se dérouler un
match entre Fitz Gérald, un Irlandais aussi,
et votre serviteur. Fitz Gérald était
un des plus forts gaillards de Whitechapel. Nous
étions l'un et l'autre jaloux de notre
renommée, et le combat promettait
d'être chaud. Un matin, je me rendais au
cabaret ; j'étais sur le trottoir de
l'autre côté de la rue, marchant les
mains dans les poches, lorsque je me trouvai tout
à coup pour la première fois face
à face avec le Général Booth.
C'était le 26 juillet 1865. Je le regardai
et il me regarda. Quelque chose de particulier dans
l'aspect de cet homme retenait mon attention. Je
m'arrêtai et m'immobilisai sur le trottoir,
les yeux fixés sur lui ; et lui, de son
côté, plongeait ses regards en moi. Je
crus tout d'abord qu'il allait me demander son
chemin. Point de doute, c'était un pasteur
égaré dans ce quartier ; sa
cravate blanche et son chapeau haut de forme
révélaient sa profession. Lorsqu'il
m'eut regardé ainsi un moment, il me dit
d'un ton triste :
- Je cherche du
travail, et je
n'ai pas un lieu où reposer ma
tête.
J'étais surpris. Je
pris
quelques pièces de monnaie dans ma poche
pour les lui offrir, mais lui continuait, me
montrant les « copains »
à la porte du
« bistro » :
- Regardez ces gens
abandonnés de Dieu et des hommes. Pourquoi
chercher du travail ? Le voilà, mon
travail, là, qui m'attend ; mais je
n'ai pas un endroit pour reposer ma
tête.
- Vous avez raison,
monsieur ; ces gens-là sont
abandonnés de Dieu et des hommes. Si vous
pouviez faire quelque chose pour eux, vous
accompliriez une oeuvre magnifique.
Pourquoi ai-je répondu
ainsi ? Sans doute l'apparence de ce
prédicateur, si différent des autres.
C'était un monsieur aux manières
agréables, teint pâle où
flambaient deux yeux de charbons, une grande barbe
noire s'étalant sur sa poitrine, avec
quelque chose d'étrange dans son aspect qui
attirait et captivait. Il m'apprit qu'il
prêchait dans Mile End road, il m'invita
à venir l'écouter, moi et
quelques-uns de mes camarades ; je le lui
promis.
Je devais, le
lendemain, me
mesurer avec Pitz Gérald. Je me,
disais : « Ce sera le dernier combat
de ma vie. » Et je pensais à la
rencontre avec le pasteur ; puis, je l'avoue,
je croyais bien que Pitz Gérald me tuerait.
Il était plus grand que moi et très
violent ; mais lorsque sonna le match, il se
défendit mollement, et abandonna
après une lutte d'une heure trois quarts.
Vainqueur et encensé par les camarades, qui
prétendaient faire de moi un héros,
je n'en décidai pas moins de ne plus jamais
boxer. Aussitôt que je le pus, je me mis
à la recherche de l'endroit où M.
Booth prêchait.
Je n'ai jamais
rencontré
un homme aussi ardent. Entouré par les pires
voyous de Whitechapel, les plus grands
scélérats qui aient jamais
foulé le sol de notre planète, il
tenait bon. Les uns se moquaient de lui, d'autres
riaient aux éclats ; mais M. Booth
élevait la voix au-dessus du vacarme, il
entonnait un cantique et chantait jusqu'à ce
que le bruit s'apaisât. Alors j'enlevai mon
veston et vins me placer sur l'estrade, à
côté du prédicateur, au lieu de
me joindre à la bande des turbulents. En
deux minutes, les plus terribles se
calmèrent et devinrent doux comme des
moutons. Quand la réunion fut
terminée, M. Booth me saisit par le bras et
me demanda :
- Comment avez-vous pu
les
apaiser ainsi ?
- Oh ! lui
répondis-je, il y avait certainement dans le
nombre des hommes plus costauds que moi ; mais
je suis Irlandais, et chacun sait bien qu'un
Irlandais ne renâcle jamais devant une
bagarre.
Alors, continuant à me
regarder, il me dit :
- Vous n'êtes pas
heureux ?
- Quelle est la raison
de mon
malheur, d'après vous ?
- Vous périrez comme un
chien, car vous vivez pour le diable, et le diable
vous aura.
- Qui vous a érigé
en prophète ? demandai-je avec une
pointe d'impatience.
- Mon Père Céleste,
répondit-il.
À ces mots, je baissai
les
yeux. Et lui, la main sur mon épaule, d'un
ton affectueux, bien différent de celui de
ses premières phrases :
- Cependant, je ferai
un homme de
vous.
Peu de jours après, je
m'agenouillai au banc des pénitents, dans la
tente, et il vint m'entourer le cou de son
bras :
- Vous n'êtes pas
heureux,
me redisait-il.
Coûte que coûte je
dus confesser ma misère, car j'étais
un être vil et diabolique. Il pria avec moi,
et je ne me relevai que transformé, converti
et prêt à mourir pour cet
homme.
Quel
était l'idéal oratoire de
William Booth en ce temps-là ? Un des
convertis de la première heure, qui se tint
à ses côtés pendant de longues
années, nous en donne une
idée :
Le Général, dans
ses discours, était aussi impétueux
que l'ouragan. On aurait cru qu'il allait vous
déraciner l'âme et vous l'emporter
dans un tourbillon. Au milieu de cette
tempête, il plaçait quelques phrases
calmes, une vérité qui
pénétrait au plus profond de la
conscience et vous embrumait les yeux, ou une
histoire qui vous faisait rire aux éclats.
Mais toujours vous sentiez qu'il voulait sauver
votre âme. Point de doute possible à
ce sujet.
Dans un article nécrologique, un
rédacteur du Daily Telegraph
décrivait ainsi le
Général :
Il possédait la puissante
personnalité de l'orateur populaire. Grand
et svelte, d'une maigreur quasi ascétique,
vêtu d'une longue redingote à
brandebourgs, rappelant la petite tenue des
officiers supérieurs anglais, il
dépassait de toute la tête son
entourage. Un nez fortement aquilin, des yeux
marron foncé lumineux et doux, et une longue
barbe devenue neigeuse ces dernières
années, lui donnaient l'apparence d'un
patriarche échappé des pages de la
Bible ; par ses traits il forçait
l'attention. L'énergie et la vivacité
se révélaient dans chacun de ses
mouvements...
Orateur populaire, il
possédait et exploitait un riche filon
d'humour, et le don de vêtir les lieux
communs de la vérité et les doctrines
religieuses d'une forme originale qui les montrait
sous un jour tout nouveau. Il avait à sa
disposition une abondante collection d'anecdotes.
Dans le choix de ses comparaisons et de ses
phrases, il bousculait toutes les conventions avec
une étonnante hardiesse. Il expliquait ainsi
sa témérité :
« Nous n'avons plus de réputation
à perdre : nous ne sommes pas comme la
plupart des autres prédicateurs, qui ne
peuvent rien essayer, ou rien dire, sans se
demander d'abord ce que les respectables membres de
leur Église, ou les dignes
représentants de la société
vont penser et dire d'eux. Nous, il y a longtemps
que nous sommes jugés par tous les
honorables et révérendissimes
gentlemen ; ils nous ont classés parmi
les fous et dans une catégorie pire
encore ; aussi nous pouvons aller dans
n'importe quelle ville et agir à notre
guise, parler selon l'inspiration du moment, sans
nous soucier du qu'en
dira-t-on. »
Un philanthrope, M. Samuel Morley, ayant
entendu parler de la courageuse prédication
de William Booth dans l'Est londonien, lui offrit
son aide pécuniaire, et plaça son
influence à sa disposition, sans autre
condition que la continuation de l'oeuvre
commencée. Les réunions en plein air
sur une place boueuse du carrefour de Mile End road
et de Sydney street, avec leurs auditoires
d'incrédules, de blasphémateurs et
d'ivrognes bruyants ; les
défilés par Whitechapel road, sous
une averse d'immondices qui s'abattait sur le
prédicateur et ses convertis ; les
affiches avec leurs textes frappants portés
dans ces défilés, le banc des
pénitents et les témoignages des
nouveaux convertis avaient conquis toute sa
sympathie.
Le secours de M. Morley vint à
point au pauvre prédicateur chargé de
famille, et abandonné par la plupart des
amis qui l'avaient soutenu jusqu'ici. Les uns lui
reprochaient sa prédication de la
sanctification, les autres son insistance sur la
repentance et les oeuvres qui doivent en
découler, d'autres encore ses
réunions en plein air, ses
défilés par les rues, ses cultes trop
bruyants au milieu d'une populace moqueuse et
foncièrement irrespectueuse.
Cependant, l'aide de M. Morley n'aplanit
pas toutes les difficultés. À la fin
de la quatrième semaine, le dimanche,
à l'heure de la réunion, Booth et ses
aides trouvèrent la tente
écroulée et en lambeaux. La
tempête, qui avait soufflé la nuit sur
Londres, et aussi la malveillance de quelques
voyous, qui avaient coupé les cordes de la
tente, aidant l'ouragan, et la. « Mission
Chrétienne de Whitechapel » se
trouvait de nouveau sans abri.
On doubla le nombre des réunions
en plein air ; d'ailleurs, pour une oeuvre qui
s'adresse au peuple, les carrefours et les places
publiques constituent les cathédrales
idéales.
Après de longues recherches, la
Mission se transporta dans une salle de danse. Le
dimanche matin, de bonne heure, à peine les
derniers flonflons du bal éteints, les
convertis de la « Mission »
nettoyaient la salle et y installaient les chaises
échappées à la tourmente qui
avait détruit la tente. Cette salle
était longue, étroite, elle pouvait
contenir six cents personnes. Sur le devant
s'ouvrait le magasin du propriétaire, un
photographe ; les clients, pour se rendre
à l'atelier de photographie, passaient par
une galerie ouverte sur la salle de
réunions. Parfois, ils s'arrêtaient un
moment pour écouter les étranges
discours de cet orateur qui prêchait dans une
salle de danse.
Nous avons eu là des
réunions vraiment merveilleuses,
écrivait le Général en 1886.
J'ai dû aussi y donner plus d'un rude coup de
collier le dimanche, présidant
régulièrement trois ou quatre
réunions en plein air, marchant à la
tête de trois défilés
processionnant à travers les rues de
Withechapel, et parlant encore à trois
réunions dans la salle, et la plus grosse
part du travail m'incombait. Mais la grandeur et la
joie de l'oeuvre accomplie me soutenaient ;
dans cette salle furent posées les
fondations de tout ce que nous avons entrepris
depuis.
Cette salle ne leur était ouverte
que le dimanche ; il fallait en trouver une
autre pour les réunions de la semaine. Un
ancien magasin, bas de plafond, où jadis
s'entassaient les balles de laine, vit se presser
la foule des auditeurs. Malheureusement, il prenait
jour sur la rue et, l'été, il y
régnait une température presque
tropicale. Si on ouvrait porte ou fenêtres
pour aérer, les gamins jetaient de la boue
ou des cailloux à l'intérieur ;
ils lançaient des pétards
allumés sur les gens. Orateur et auditeurs
en prirent vite l'habitude ; ils
répondaient au bruit des pétards par
une volée d'alléluias. Cependant,
bien des personnes, peu accoutumées à
ce charivari, fuyaient un lieu de culte si peu
approprié à la calme
méditation ; mais de pauvres âmes
trouvèrent la paix au milieu de ce
tumulte.
Puis la Mission émigra dans une
ancienne chapelle, un très bel endroit,
comparé aux salles
précédentes ; cependant la foule
boudait cette chapelle et refusait de s'y laisser
entraîner, à cause même de son
cachet religieux.
Une étable, nettoyée et
blanchie à la chaux, promettait de nombreux
succès ; cette fois, William et ses
aides avaient imité la Perrette du
fabuliste, et pris leurs rêves pour la
réalité. Après une ou deux
réunions, ils furent expulsés, parce
qu'ils troublaient une société de
gymnastique qui s'exerçait dans un
bâtiment attenant à l'étable.
Notre prédicateur d'errer à nouveau,
tenant des réunions dans une échoppe
de charpentier, à Old Ford ; dans une
salle en planches, parmi l'odeur des étables
et des porcheries, à Poplar ; dans un
jeu de quilles couvert, à Whitechapel.
Enfin, il s'installe dans un cabaret de bas
étage, boîte célèbre par
les scènes immorales qui s'y
déroulèrent. Booth acheta la licence
de cette trop fameuse « Eastern
star » (l'étoile d'Orient), il y
ouvrit sa première librairie religieuse et
une grande salle de réunions, avec, au
premier étage, des petites salles pour les
études bibliques et la
prière.
Mais ce ne fut qu'après la
location du théâtre d'Effingham, que
la mission se trouva établie avec quelques
chances de durée.
Pourtant, à cette époque,
William Booth n'avait pas encore formé de
plan pour l'organisation de son oeuvre ; il
écrivait plus tard :
Au début, j'étais
fortement opposé à la création
d'un organisme religieux nouveau. Sans doute, plus
d'une fois, me vint à l'esprit l'idée
du travail pour Dieu et pour les hommes que
pourraient accomplir des gens mus par une seule
pensée, celle du salut immédiat des
masses ; je songeais aussi aux gens
sauvés dans nos réunions, et à
leur consécration à l'oeuvre du salut
de leurs camarades. Mon grand chagrin, au temps de
mes relations avec les diverses Églises,
provint du spectacle des divisions à propos
de ma piété pratique, et des
résultats immédiats de ma
prédication ; mais j'éloignais
toujours de moi la suggestion de former le peuple
de sauveteurs dont je rêvais.
Mon idée première était d'envoyer nos convertis dans les Églises. À l'expérience, cette façon d'agir se révéla impraticable :
1° nos convertis ne voulaient pas s'y rendre ;
2° les Églises ne désiraient pas leur présence :
3° nous avions besoin d'eux pour nous aider à sauver les autres pécheurs.
Nous fûmes ainsi conduits à
pourvoir nous-mêmes aux besoins spirituels de
nos gens.
Il faut bien le confesser, à la
honte de notre christianisme officiel, les
Églises ne regardaient pas d'un bon oeil
l'entreprise de ce prédicateur pour le moins
extravagant. Cette hostilité des
Églises explique la boutade du
Général Booth :
Les temps sont venus pour le
prêtre et le lévite de ne plus se
contenter de passer rapidement près du
blessé sur le bord du chemin de
Jérusalem à Jéricho.
Maintenant ils s'arrêtent, reviennent s'il le
faut sur leurs pas, pour assommer à coups de
poings les bons Samaritains qui osent secourir le
moribond.
Faisons la part de l'exagération
dont ne saurait toujours se défendre un
homme qui souffre d'une stupide inimitié,
cette phrase n'en jette pas moins un jour cruel sur
la religiosité de prétendus disciples
du Christ. Nous comprenons que la vision des
misères de Whitechapel et l'apathie des
Églises lui aient inspiré le
paragraphe virulent de son livre Dans les
ténèbres de
l'Angleterre :
Quelle satire pour notre
christianisme et notre civilisation: l'existence de
ces colonies de païens et de sauvages au coeur
de notre capitale. C'est une sinistre farce - les
théologiens emploieraient peut-être
une expression plus forte - d'appeler du nom de
Celui qui vint chercher et sauver les perdus, ces
Églises qui, au milieu des multitudes qui
glissent à la perdition, dorment
insouciantes et apathiques, ou discutent avec un
intérêt passionné du choix
d'une chasuble. Pourquoi tous ces temples et toutes
ces salles de réunions, pour sauver les
hommes de la perdition dans le monde à
venir, et pas une seule main tendue pour secourir
ceux qui se débattent dans l'enfer de la vie
présente ? N'est-il point temps
qu'oubliant un moment leurs chicanes sur les points
de doctrine les plus controversés,
infiniment petits et infiniment obscurs, les
Églises concentrent toutes leurs
énergies, dans un commun effort, pour briser
le terrible atavisme du péché, et
pour sauver de la perdition au moins quelques-uns
de ceux pour qui, affirment-elles, leur fondateur
est mort ?
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