Depuis son enfance, les miséreux,
les indigents qui croupissent dans les taudis, les
parias de la société moderne,
occupèrent la pensée de William
Booth. À ces malheureux, ruinés par
la pauvreté ou le vice, il avait
consacré sa vie. Pendant quarante ans, il
leur avait donné son temps et le meilleur de
son coeur et de son intelligence. Il avait obtenu
de magnifiques résultats, de merveilleuses
transformations. Le directeur de la Review of
Reviews, M. Stead, en considérant le travail
de ces premières années,
écrivait :
L'Armée du Salut est un
miracle des temps modernes, le dernier triomphe de
l'invisible sur le visible, de l'esprit sur la
matière.
Pourtant ces miracles du XIXe
siècle n'éblouissaient pas le
Général, ils ne l'empêchaient
pas de voir les nombreuses Mmes qui, à cause
de leurs circonstances matérielles,
échappaient à l'emprise de
l'Armée du Salut :
Toute ma vie, j'ai
douloureusement
senti l'insuffisance lamentable des remèdes
énumérés dans les programmes
chrétiens, employés
généralement par la philanthropie
pour obvier aux désespérantes
misères de nos classes de parias. Les
secours ne constituent qu'un petit nombre, une
infime minorité, comparés aux
multitudes qui luttent et sombrent dans les
abîmes dévorants. Mon humanité
et mon christianisme, si je puis séparer
l'un de l'autre, réclament à grands
cris quelque méthode plus sûre et plus
large pour atteindre et sauver les foules qui
périssent.
Sans doute, s'arracher
seul et
sans aide au Mælstrom et escalader le rocher
de la délivrance en face des tentations qui,
auparavant, vous subjuguèrent et,
malgré les assauts des vagues des passions,
rester ferme sur le rocher, est une chose
excellente. Hélas ! cela semble
littéralement impossible à un grand
nombre. Il leur manque cette fermeté de
caractère, ce nerf mortel qui leur
permettrait de saisir la corde de sauvetage qui
leur est lancée et de s'y cramponner au
milieu de la tourmente. Ces facultés sont
perdues. Le naufrage a ébranlé et
désorganisé tout
l'homme.
… Leurs habitudes
vicieuses, les
circonstances misérables de leur existence
les condamnent, s'ils ne reçoivent nul
secours particulier, à souffrir de la faim
et à pécher, à pécher
et à souffrir de la faim, jusqu'à ce
que, ayant multiplié leur espèce et
vidé la coupe de la misère, les
doigts osseux de la mort se referment sur eux et
mettent fin à leurs malheurs. Et tout cela
arrivera cet hiver, au milieu du luxe, de la
civilisation et de la philanthropie de notre
prétendue nation
chrétienne.
Le Général écrivait
les lignes ci-dessus au mois d'octobre 1890,
quelques jours après la mort de sa femme.
Mais bien avant la publication de son livre, Les
ténèbres de l'Angleterre et les
moyens d'en sortir, William Booth s'était
préoccupé de secourir les
miséreux. Il avait reconnu la
vérité de ce proverbe :
« Ventre affamé n'a point
d'oreilles », ou, comme il le
disait : « Il est malaisé de
sauver un homme qui a les pieds
mouillés. »
Deux ans avant la publication de son
livre, une nuit de 1888, William Booth rentrait
à Londres après une série de
conférences dans le sud de l'Angleterre.
Comme il revenait chez lui, il vit, acagnardis dans
les angles des maisons, sous les bancs des quais de
la Tamise et sous les ponts du chemin de fer, des
miséreux qui se tassaient sous leurs
guenilles, dormant ainsi malgré le froid et
la dureté de leur couche de pierre.
Bouleversé par cette découverte, le
Général ne put lui-même fermer
l'oeil dans sa chambre chaude et son lit moelleux.
Au matin, lorsque le Chef d'État-Major, son
fils Bramwell, vint le voir, il le trouva dans un
état indescriptible
d'agitation :
- Bramwell, savais-tu que des
êtres humains dorment la nuit dehors sous les
ponts, couchés sur la pierre
froide ?
- Mais oui, Général, ne le
saviez-vous pas ?
- Tu le savais et tu n'as rien fait pour
eux ?
Le Chef d'État-Major de
s'expliquer :
- L'Armée du Salut ne peut pas
accomplir tout le travail qui doit être fait
ici-bas, puis il faut songer aux dangers d'une
charité imprudente.
Le Général
l'interrompit :
- Assez de ces non-sens. J'ai entendu
ces raisonnements il y a longtemps. Va et tente
quelque chose, Bramwell, tente quelque
chose.
Il marchait de long en large, arpentant
sa chambre, tout en dépeignant à son
fils la pitoyable vision de cette nuit.
Bramwell, fournis-leur un coin pour
dormir, un hangar, une baraque, l'abri le plus
misérable vaudra mieux que rien du tout.
Donne-leur un toit pour les protéger de la
pluie, et quatre murs pour les garantir du vent.
Nul besoin de les dorloter.
Cet entretien donna naissance aux asiles
de nuit de l'Armée du Salut.
Mais, bien avant cela, les circonstances
avaient imposé la création des
oeuvres sociales. Une sergente de l'Armée du
Salut, émue de la situation des pauvres
filles qui vivaient du commerce de leur corps, sans
ressources du moment qu'elles s'approchaient du
banc des pénitents, résolut de les
aider à triompher de la tentation. Elle leur
ouvrit sa maison, leur offrant un lit et la
nourriture. La nouvelle se répandit parmi
ces malheureuses ; plusieurs,
dégoûtées de leur
misérable existence, vinrent demander asile
à cette brave femme. La maison fut
bientôt pleine, et d'autres candidates
assiégeaient la porte de ce logis
hospitalier. Il en coûtait à la
salutiste de repousser au ruisseau ces femmes qui
mendiaient un asile pour pouvoir vivre d'une vie
nouvelle. Elle implora l'aide du
Général. Encore une fois, les
événements avaient conduit William
Booth par le chemin qu'il n'aurait pas choisi, et
vers une activité qu'il ne recherchait pas.
Dieu ordonnait, il fallait obéir. La
première maison de relèvement fut
fondée, et Mme Bramwell Booth placée
à la tête de cette oeuvre.
L'entreprise de l'humble salutiste s'est
développée merveilleusement. Sous la
direction de Mme Booth, elle a essaimé dans
les autres contrées où l'Armée
du Salut travaille. Aujourd'hui plus de cent mille
femmes ont été arrachées
à la misère et à la
honte.
À la même époque, en
Australie, le Colonel Barker organisait la brigade
des prisons. Son succès fut reconnu
officiellement, et les juges de Melbourne offraient
aux coupables le choix entre la prison ou le Refuge
de l'Armée du Salut pour anciens
prisonniers.
En 1887, au Canada, s'ouvrait le premier
asile salutiste pour buveurs.
Un article de Mme Drummond, dans le
Times, nous décrit les débuts de
l'oeuvre des bas-fonds :
Où l'Armée du Salut
plante sa tente, elle va droit aux masses les plus
négligées, - celles qui donnent le
moins d'espoir. Les officiers vivent avec les
pauvres et comme eux. Dans les bas-fonds de
Londres, dans les ruelles de Paris, ils vont
chercher les plus misérables, les plus
dégradés. Il est impossible, dans un
court article, de décrire tous les efforts
de l'Armée pour dessécher les
bourbiers du désespoir qui croupissent sous
les couches brillantes de notre civilisation du
XIXe siècle. Ceux qui en sont
arrachés se regardent comme des ouvriers de
la même noble cause et savent s'élever
à la hauteur de leur situation... Les soeurs
des bas-fonds, comme on les appelle, se rendent
à leur champ de bataille deux par
deux ; elles vivent dans ces sinistres lieux,
s'habillent et se nourrissent comme les
misérables habitants de ces affreux
quartiers. Elles lavent les planchers, soignent les
bébés et les malades, font la pauvre
cuisine des malheureux qu'elles veulent secourir,
et dont elles cherchent à gagner le coeur et
la confiance. Et quoique les scènes dont
elles sont témoins, et les paroles qu'elles
entendent soient de nature à terrifier les
hommes qui connaissent le mieux Londres, ces jeunes
filles persévèrent. Elles
réussissent à faire impression sur
les plus dépravés, à en amener
un grand nombre à une position de
bien-être et de respectabilité dont
ils n'avaient aucune conception.
Le rapport de l'Armée du Salut
pour 1889 s'exprimait ainsi :
Il n'est pas de bienfait pour
lequel
nous soyons aussi reconnaissants que pour la
sympathie toujours plus étendue avec
laquelle la masse du peuple répond à
nos efforts. Nous le devons sans doute, en grande
partie, à l'oeuvre de nos asiles de nuit et
à nos dépôts d'alimentation
ouverts pendant la grève des ouvriers des
docks. Lorsque nous disons que nous tenons chaque
semaine quarante-sept mille services religieux, on
nous regarde avec un étonnement
mêlé d'horreur, mais c'est bien autre
chose quand on apprend que, pendant une semaine,
trois mille cinq cents des plus pauvres gens de la
capitale ont été nourris et
logés dans nos asiles, à trois ou
quatre pence par tête (trente à
quarante centimes).
Toutes ces oeuvres existaient avant la
publication du livre Les Ténèbres
de l'Angleterre ; mais, en dehors de
l'Armée, nul ne les remarquait. Un an avant
sa mort, le Général, s'adressant aux
officiers des oeuvres sociales, faisait allusion
à cette époque :
Malgré la satisfaction que ces
efforts causaient à mes officiers et
à moi-même, malgré les
résultats vraiment remarquables obtenus et
les perspectives d'avenir plus merveilleuses
encore, les débuts de ces entreprises
sociales n'attirèrent guère
l'attention.
Le nouveau mouvement, - il faut bien
l'appeler ainsi, - que les hommes
réfléchis, s'ils avaient seulement
voulu ouvrir à demi les yeux, auraient vu
gros de conséquences bénies pour le
monde, était méconnu par la presse et
par les autorités ; et nos ressources
en hommes et en argent, pour étendre et
diriger cette oeuvre, étaient des plus
restreintes.
La scène changea soudainement
et, que tout à coup, chacun demanda :
Qu'est-ce Armée du Salut ? Qui est le
Général Booth ? En quoi consiste
le projet social ? » Ce changement
provenait de la publication de mon ouvrage :
Les ténèbres de l'Angleterre et les
moyens d'en sortir, et des articles des journaux
sur mon projet.
Que contenait ce livre, écrit par
le Général près du lit de
douleur et d'agonie' de sa femme ? Une
description de la misère des malheureux
habitants des bas-fonds. Stanley et Livingstone
avaient dépeint les peuplades nègres
ensevelies dans les ténèbres
africaines. Le Général Booth et ses
aides, après avoir exploré les
bas-fonds de nos grandes villes, les taudis des
faubourgs enfumés, nous offraient une vision
de ce huitième cercle de
l'enfer :
Comme il existe une
ténébreuse Afrique, n'existe-t-il pas
une ténébreuse Angleterre ? La
civilisation, qui engendre ses propres barbares,
possède aussi ses pygmées. Ne
pouvons-nous pas découvrir à notre
porte, à quelques pas de nos
cathédrales et de nos palais, des horreurs
semblables à celles que Stanley a vues dans
la pénombre de la grande forêt
équatoriale ? Les marchands d'ivoire
qui exploitent les habitants des clairières,
se retrouvent dans les cabaretiers qui
s'enrichissent des infirmités des
pauvres.
En Afrique, on ne voit
que des
arbres, des encore des arbres, et toujours des
arbres, tellement que les indigènes ne
peuvent concevoir autre chose que la
forêt ; ici, on ne voit que vices,
crimes et pauvreté. Beaucoup de nos
concitoyens ne connaissent du monde qu'un taudis,
avec la perspective des workbouses (asiles
municipaux) comme purgatoire de ce
côté-ci de la tombe.
Le Général voulait faire
entendre à ses contemporains la clameur
désespérée des
miséreux. Il trouva pour cela les accents
d'un Amos pour crier son indignation. Le sort des
négresses au coeur de l'Afrique n'est
guère enviable, mais le sort des orphelines
à Londres, la ville chrétienne, n'est
guère meilleur. Une jeune fille sans argent,
si elle est jolie, se verra poursuivie par les
appétits sensuels de ses patrons, on ne lui
laissera d'autre alternative que succomber ou
mourir de faim. Il ne saurait se
taire :
La clameur continue des
déshérités doit
résonner aux oreilles humaines comme la
rumeur des rues affairées ou le
gémissement du vent dans les arbres :
elle gronde et monte continuellement sous notre
ciel endeuillé, année après
année, elle retentit, mais nous sommes trop
occupés ou trop indolents, trop
indifférents ou trop égoïstes
pour lui accorder une pensée. De temps
à autre, en de rares occasions, quand une
voix plus claire se fait entendre et dépeint
plus distinctement les misères des
misérables, nous interrompons un instant nos
occupations quotidiennes, et nous frissonnons en
prenant conscience une minute de la vie des
habitants de nos bas-fonds. Un des plus terribles
problèmes sociaux de notre époque
exige toute notre attention ; il nous faut le
regarder en face, non pas pour créer en nous
et autour de nous une émotion inutile, mais
pour en trouver la solution.
Que réclamait-il pour ces
naufragés de la vie ? Rien
d'extraordinaire. Seulement le traitement
accordé au cheval de fiacre :
Lorsque, dans les rues de
Londres, un
cheval de fiacre, fatigué, inattentif ou
stupide, trébuche, tombe et, pantelant,
reste étendu au milieu du pavé, nous
ne demandons pas comment et pourquoi il a
trébuché avant de le relever. Ce
cheval de fiacre est un symbole de la pauvre
humanité déchue ; il tombe
ordinairement de fatigue ou d'inanition : si
vous le relevez sans remédier à sa
condition, vous ne lui accordez que de nouvelles
souffrances, une heure d'agonie de plus, pourtant
il faut d'abord le relever. Que ce soit le
surmenage ou la faim, ou que ce soit sa faute, peu
importe la cause de sa chute et de ses blessures.
Sinon par tendresse, tout au moins pour
éviter l'arrêt du trafic de la rue,
l'attention se concentre sur ce
problème : remettre sur pieds cet
animal. Cocher et voyageurs descendent de voiture,
les harnais sont débouclés, on les
coupera si on ne peut pas les détacher, et
on aide, par tous les moyens possibles, la pauvre
bête à se redresser. Ensuite, on le
remettra dans les brancards et il reprendra sa
tâche habituelle.
Voilà le premier
point ; et voici le second : le cheval de
fiacre londonien possède trois choses :
un abri pour la nuit, de la nourriture et du
travail pour lui gagner son avoine. Voilà
les deux articles de la charte du cheval de fiacre.
Quand il tombe, on l'aide à se
relever ; pendant sa vie, on lui donne un
abri, de la nourriture et du travail. Ces humbles
privilèges, millions - littéralement
des millions - de nos concitoyens ne les
possèdent pas. La charte du cheval de fiacre
ne pourrait-elle leur être
appliquée ? Je réponds
hardiment : si.
Quel remède apporter à
cette lamentable situation ? Quels plans le
Général Booth
proposait-il ?
Le Général ne rêvait
pas d'instaurer le millénium avec ses joies
et son abondance. Il ne songeait pas à
inaugurer un nouvel Eden où chaque couple se
promènerait à l'ombre des grands
arbres, cueillant d'une main distraite, pour se
nourrir, les fruits les plus savoureux. Notre
prophète pouvait songer au jour heureux du
règne de Dieu sur la terre, lorsque notre
planète ne sera plus souillée par
aucune iniquité, lorsque les larmes, le
deuil et la souffrance auront disparu. Mais en
attendant cette époque bénie, il
voulait appliquer son bon sens et ses forces
à la rédemption des miséreux.
Il prétendait, avec l'aide financière
de ses concitoyens, transformer les déchets
de la société, comme le chimiste les
résidus de nos manufactures. Si la science
peut extraire du goudron de houille les couleurs
lés plus riches, pourquoi l'alchimie divine
ne nous permettrait-elle pas de
métamorphoser les coeurs sombres et
désespérés, les tristes et
mornes existences de ces myriades de
miséreux, en vies joyeuses et
lumineuses ? Ne pouvons-nous pas
espérer, dans ce monde créé
par Dieu, en la possibilité pour les enfants
de Dieu, s'il se mettent courageusement au travail,
d'accomplir une oeuvre bénie, et de mener
à bien un plan de campagne contre ces grands
maux qui hantent comme un cauchemar nos
existences ?
Mais des précautions
indispensables, de prudentes règles de
conduite s'imposent à l'ouvrier. Un peu de
sentimentalisme, la pitié romantique ne
suffisent pas à ceux qui désirent
s'occuper des chômeurs, des vagabonds, des
vicieux, des criminels, des enfants de la
misère et du vice. Le Général
pose les principes du succès dans cette
activité :
D'abord changer l'homme
lui-même, lorsque ses défaites de la
grande bataille de la vie proviennent de son
caractère et de sa conduite. Nul changement
de l'entourage, ni des circonstances, nulle
révolution dans les conditions sociales, ne
peuvent transformer la nature d'un
homme.
Deuxièmement :
le
remède, pour être efficace, doit
changer les circonstances extérieures de la
vie, quand elles sont causes de la misère
d'un homme et qu'elles échappent à
son contrôle.
Troisièmement :
tout
remède digne de notre attention doit
correspondre, en force et en étendue, avec
le mal qu'il veut combattre. Il est inutile
d'essayer de vider l'océan avec un
gobelet...
Quatrièmement :
nos
projets doivent être assez vastes pour
englober toutes les misères, le
présent et l'avenir. Ils ne doivent pas
consister en efforts spasmodiques, pour pallier
à la misère actuelle, mais ils
doivent durer pour remédier aux
misères de demain et d'un avenir plus
lointain encore, tant qu'il y aura de la
misère en ce monde.
Cinquièmement :
non
seulement nos projets doivent se proposer une
action permanente, mais ils doivent être
Immédiatement
réalisables.
Sixièmement :
il ne
faut pas que notre action, par ses
conséquences indirectes, nuise aux personnes
que nous désirons aider. L'aumône, par
exemple, en apaisant immédiatement les
affres de la faim, démoralise celui qui la
reçoit. Quel que soit le remède que
nous employions, il doit être de nature
à faire du bien et jamais de mal. À
quoi servirait-il d'accorder dix sous de
soulagement à un homme si, en même
temps, nous lui causons pour un franc de
tort ?
Septièmement :
l'assistance accordée à une classe de
la société ne doit pas porter
préjudice à une autre. En relevant
les tombés, veillons à ne pas
troubler la sécurité de ceux qui se
tiennent difficilement debout.
Ces précautions prises, comment
combattre la misère ? La façon
de poser un problème facilite ou entrave sa
solution. Examinons donc comment le
Général expose la question du
chômage ; cet exposé nous
fournira les directives pour résoudre les
problèmes connexes.
Quelle forme extérieure et
visible prend le problème du
chômage ? Hélas ! nous
sommes tous trop familiers avec cette forme, elle
n'exige point de longues descriptions. Le
problème social se dresse devant nous,
incarné dans le mendiant en haillons, sale,
affamé, qui implore de nous un morceau de
pain ou du travail. Voilà toute la question
sociale. Qu'allons nous faire de cet homme ?
Il n'a pas un sou en poche, il a porté au
prêteur sur gages tout ce qu'il
possédait ; son estomac est aussi vide
que sa bourse, il porte sur son dos toute sa
garde-robe et, s'il la vendait, il n'en tirerait
pas un shilling. Le voilà devant vous, lui,
votre frère, avec dix sous de guenilles pour
cacher sa nudité et pas même dix sous
d'aliments à sa disposition. Il demande du
travail et il se mettrait à la tâche
immédiatement malgré son estomac vide
et ses haillons s'il pouvait gagner quelques sous
par ce moyen, mais ses mains demeurent oisives,
personne ne veut l'employer. Qu'allez vous faire de
cet homme ? Voilà le grand point
d'interrogation pour la société
moderne. Comment traiter cet homme ? c'est le
problème du chômage. Pour agir
efficacement en sa faveur, il faut agir
immédiatement, il faut lui fournir, d'une
façon ou d'une autre, la nourriture et le
gîte. Puis il vous faudra lui trouver une
occupation qui éprouvera la
réalité de son désir de
travailler. Cette épreuve doit durer plus ou
moins et elle doit le préparer à se
créer un véritable gagne-pain.
Après l'avoir éduqué, vous
devez lui fournir les moyens de recommencer sa vie.
Je me propose d'accomplir tout ce programme. Mon
plan se divise en trois sections ; chacune
d'elles est indispensable au succès de mon
projet. Dans cette triple organisation gît le
secret de la solution du problème
social.
Tout d'abord, il préconisait la
création de colonies citadines. Au centre de
l'océan de misères dont les vagues
déferlent incessamment dans les rues des
faubourgs ouvriers, il demanda l'ouverture
d'asiles, de refuges pour les miséreux.
Là, les parias, les
déshérités, les déchus
trouveront un abri, le secours urgent, et une
occupation temporaire. Cette première
assistance rallumera en eux
l'espérance.
À la campagne, essaimées
à travers le pays, des colonies agricoles
recevront les hospitalisés des asiles de la
ville. L'oeuvre de transformation s'y continuera,
par le moyen du travail en plein air et l'influence
religieuse.
Enfin, dans les colonies :
Afrique
du sud, Canada, Australie occidentale et ailleurs,
si possible, l'Armée s'assurera la
propriété de vastes terrains pour y
créer des foyers pour les malheureux
habitants des taudis des grandes villes
industrielles.
Le projet du Général a
été exécuté ;
avant sa mort, il pouvait dresser la liste
déjà longue des oeuvres sociales de
l'Armée. Toutes les situations sont
prévues. Aux miséreux, l'Armée
offre ses déjeuners gratuits pour enfants,
la soupe de minuit et la distribution de
pain ; aux sans-logis, ses fourneaux
économiques, son fonds de secours
spécial, ses dépôts de vieux
habits, ses hôtelleries populaires ; son
fonds de famine pour les pauvres Hindous ;
pour les ivrognes, elle a créé sa
brigade des cabarets, son bureau de consultations
antialcooliques et ses asiles de buveurs ;
pour les indigents, voici la brigade des asiles de
pauvres, les colonies d'indigents, les bureaux de
placement, les asiles industriels, les chantiers de
bois de chauffage et les ateliers salutistes. Aux
sans-logis, l'Armée ouvre ses asiles de
nuit ; aux prisonniers libérés,
ses refuges et ses colonies ; aux
prostituées, ses maisons de
relèvement et ses maternités. Elle a
fondé aussi des dispensaires, des
hôpitaux, des maternités, des
léproseries, etc. Plus d'un millier
d'oeuvres sociales fonctionnent sous le drapeau
« Sang et Feu ».
Le projet du Général
suscita, chez certaines personnes, un
véritable enthousiasme. En très peu
de temps, cent quatre mille livres furent
collectées. Le Général avait
demandé un fonds de cent mille livres, et
trente mille livres chaque année pour faire
face aux dépenses d'entretien et d'extension
de ses oeuvres sociales.
Certains philanthropes se tinrent
à l'écart, refusant leurs
applaudissements ; même ils
s'efforcèrent d'exciter contre William Booth
une véritable cabale. Le professeur Huxley,
le professeur Tyndall, M. Loch, un philanthrope de
Londres, Dr. Plumptree, le doyen de Wells,
combattirent son projet. Des pamphlets mettaient en
garde « les hommes prudents et les bons
citoyens » contre le danger
« d'aider à l'établissement
d'une organisation qui pouvait facilement devenir
une plaie plus dangereuse que les moines mendiants
du moyen âge ». Le spectre de la
révolution était agité comme
un épouvantail aux yeux des timides. On
montrait les officiers de l'Armée du Salut,
obéissant aveuglément aux ordres du
Général, gagnant par leurs oeuvres
sociales la confiance de l'innombrable armée
des misérables, pouvant déclencher,
au gré de leur chef, « l'explosion
d'une formidable mine bourrée de fanatisme
religieux et de tous les
mécontentements ». On
dénonçait, en termes virulents,
« la dictature du socialisme sous toutes
ses formes, et particulièrement du
socialisme sous son déguisement
boothien ».
Mais les défenseurs du projet
montraient une ardeur égale à celle
de ses assaillants. Le grand vicaire de
Westminster, Dr. Farrar, dans un sermon
prêché dans la célèbre
abbaye, déclarait :
Le coeur le plus calleux,
l'égoïste le plus optimiste ne
sauraient nier qu'il existe en Angleterre, à
Londres, ici à l'ombre de notre abbaye, un
vaste domaine de pauvreté, de vices, de
crimes et de misères... À une
portée de fusil de cette chaire, il y a des
rues où l'alcool et la prostitution
triomphent ; où des hommes, des femmes,
des enfants vivent dans une misère
chronique ; où, de temps à
autre, des crimes terrifiants sont commis... J'ai
examiné le projet salutiste. Je le crois
riche de promesses si les fonds nécessaires
sont collectés. Je regarde comme mon devoir
chrétien d'aider à son
exécution de tout mon
pouvoir.
Dix-huit mois plus tard, le Dr. Farrar,
dans un article de la Revue des Églises,
bataillait à nouveau en faveur du projet
salutiste.
Citons encore, au nombre des
défenseurs des oeuvres sociales de
l'Armée du Salut, des hommes
d'Église : Mgr Westcott,
évêque de Durham ; Mgr Moorhouse,
évêque de Manchester ; le
cardinal Manning ; des laïques influents
venus de tous les milieux : un acteur, sir
Squire Bencroft ; un membre du Parlement, M.
Atherley-Jones ; des journalistes et des
écrivains : Charles Morley, Frank Lush,
Charles Ray et W. Stead ; nous en oublions et
non des moindres.
Des critiques diront ?
« Le beau projet du Général
n'a pas détruit le paupérisme ;
la misère et le vice, dans les taudis de nos
grandes villes, continuent à engendrer le
crime. »
Ce n'est, hélas, que trop vrai.
Au fur et à mesure que l'Armée du
Salut relève un pauvre buveur, une
prostituée, fournit du travail à un
chômeur, accueille dans son refuge des
prisonniers libérés un malheureux
dévoyé, notre société
égoïste, basée sur
l'exploitation des faibles, crée de nouveaux
ivrognes, jette au trottoir de pauvres filles pour
assouvir les appétits masculins. Le
développement du machinisme et les crises
économiques augmentent le nombre des
sans-travail ; le luxe qui s'étale
partout, les fortunes trop rapidement conquises,
offrent aux miséreux de plus nombreuses
tentations. Pour disparaître, le
paupérisme exige une double
transformation : celle des individus par la
conversion, celle de la société par
une révolution complète des principes
et de l'organisation économique moderne. Il
faut, selon la formule de Rauschenbusch,
« christianiser le monde
moderne ». Le pasteur Wilfred Monod, dans
un sermon prêché à l'Oratoire,
le 24 novembre 1912, a dit avec
raison :
C'est tout le régime
capitaliste, c'est le régime actuel de la
propriété qu'il eût fallu
critiquer pour découvrir les sources
cachées du paupérisme contemporain.
William Booth refusait de creuser aussi loin. Mais
son honneur impérissable restera d'avoir
protesté contre l'état présent
des choses ; d'avoir exprimé son
indignation, non seulement par des écrits,
mais par des actes
persévérants ; d'avoir
multiplié les refuges de nuit, les cuisines
populaires, les ateliers d'assistance par le
travail, les asiles et les maisons de
relèvement dans les cinquante et une
contrées où flotte la bannière
salutiste ; enfin d'avoir contribué
à former, dans son pays, une opinion
publique, une conscience nationale, un malaise
collectif à l'égard du
problème social.
Nous ajouterons à ce
témoignage : les milliers
d'épaves sociales qu'il a sauvées de
la ruine totale, les déchus et les
déchets de la société
contemporaine qu'il a rendus à la vie
normale, composent les magnifiques fleurons de sa
couronne.
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