Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre deuxième

NAISSANCE D'UNE ÉGLISE

-------

HONOREZ DE TELS HOMMES

La présence de l'Eglise au Laos est le couronnement à la gloire de Dieu de cinquante années d'une lutte poignante. Cependant, ce n'est pas l'ampleur d'une tâche spectaculaire qui vous saisit, qui vous remue jusqu'au fond, mais la ténacité, la persévérance à toute épreuve des pionniers de l'Évangile en ces contrées ; il faut prendre conscience de l'aridité désespérante du « terrain » spirituel pour ressentir cette impression ineffaçable, cette admiration silencieuse à l'endroit de ces hommes et de ces femmes missionnaires. Fidèles jusqu'au bout, ils se sont refusés obstinément au découragement, au désespoir même, pour enfanter, dans la douleur et les larmes, l'Eglise ; ils ont donné leur vie dans le détail de ces journées monotones et solitaires ; ils l'ont laissée aussi dans le suprême sacrifice. Je ne puis oublier Song-Khône et ses quatre tombes grises endormies sous deux arbres centenaires ; elles témoignent en silence de ce tragique et glorieux passé :
« Si le grain de blé ne meurt, il reste seul, a dit Jésus, mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits... Si quelqu'un me sert, qu'il me suive... Si quelqu'un me sert, le Père l'honorera » (Jean 12).
Nous voulons honorer ces humbles et grands serviteurs !

.

TRADUCTION

Parler de la croissance d'une semence et de ses fruits, c'est premièrement évoquer son origine et de pénibles semailles.

Enfoui sous la moustiquaire étanche aux moucherons et à la fraîcheur, inlassable, il travaille encore ; depuis longtemps la Croix du Sud s'est allumée au fond des rizières, au-dessus du rideau noir de la grande forêt. Accoudé sur son « bureau » de bois brut jonché de versions ouvertes, il prie et traduit. Une atmosphère moite et suffocante l'enveloppe ; c'est la saison des pluies. Pas un bruit, sinon le bruissement d'une page qu'on tourne, le murmure d'une phrase ou d'une prière. Son visage et ses mains perlés de sueur tachent un manuscrit couvert de corrections. La lumière vacillante d'une bougie éclaire ses traits et son travail... Et ceci dure de longues semaines, de longs mois, de longues années... Il faut interroger l'indigène, surprendre les tournures de phrases, corriger les expressions, et après tout cela, recommencer, réviser encore : travail colossal et jamais achevé.

En 1908, les Évangiles étaient traduits, en 1926, tout le Nouveau Testament ; enfin en 1932, M. Audétat, principal artisan de cette immense tâche, avait la joie de feuilleter la première Bible complète en laotien ; il avait fallu créer de toute pièce une imprimerie. Actuellement, une révision et une réédition des Écritures s'imposent impérieusement.

« La foi vient de ce qu'on entend, par la Parole de Dieu », atteste le missionnaire Paul. Cette Parole, n'est-ce pas la semence immortelle qui engendre l'Eglise

.

ÉVANGÉLISATION

L'Eglise, tel fut le but vers lequel s'orienta, dès son commencement, l'activité des missionnaires. Ils considérèrent comme nécessaire l'enseignement scolaire et biblique du Laotien, et même son éducation chrétienne. Toutefois, la vision première et dominante imposée à ces pionniers durant ce demi-siècle fut : « L'évangélisation du Laos ».

Tournées.
Oui, il fallait semer, même labourer péniblement avant de prétendre à la moisson. Ils se sont donnés corps et âme à cette tâche immense. Accompagnés de colporteurs et d'aides indigènes, ils ont parcouru de long en large le Laos tout entier ; ils en ont même débordé les frontières ; des hauts plateaux des Bolovens aux croyances animistes, à Luang-Prabang, « la ville du Bouddha protecteur du Royaume », le nom de Jésus-Christ fut proclamé ; la province de Savannakhet surtout fut au bénéfice de ces inlassables semailles ; la plupart des villages semblent y avoir été atteints, plusieurs à d'innombrables reprises. Des traités et de nombreuses portions des Écritures furent édités et largement répandus.
« Au cours des années, plusieurs frères suisses et indigènes se sont attelés à la tâche d'évangéliser le peuple laotien (1). L'Évangile a retenti aux oreilles de dizaines de milliers d'âmes dans des milliersde villages grands et petits, dans presque toutes les provinces du Laos et même en dehors de ses limites, au Siam et au Cambodge. Environ 15000 portions de la Bible ont été vendues ou distribuées jusque dans les endroits les plus reculés. »

Ces lignes écrites après plus de 25 années de travail révèlent quelque chose de la tache splendide et surhumaine accomplie pour l'évangélisation du Laos. Il fallait une vision pour répandre une aussi prodigieuse semaille ; il fallait un grand amour, l'amour de Christ, pour se consumer ainsi à la recherche des âmes perdues. « Intrépides messagers de la grâce, qu'ils sont beaux vos pas sur les chemins du Laos ; leurs traces portent une riche moisson d'âmes ! »

Actuellement, bien que les conjonctures politique et économique et la chute du prestige Blanc ne permettent plus un tel déploiement de forces pour l'évangélisation, colporteurs et missionnaires entreprennent encore d'importantes tournées ; mais leur action se trouve strictement limitée aux régions pacifiées ; elle se voit, de plus, durement restreinte par l'augmentation vertigineuse du coût de la vie. Au message de ces témoins, s'ajoute celui de plusieurs chrétiens rayonnants qui s'en vont colporter leur foi partout où ils résident et où ils passent.

Ainsi, sur ce chemin du témoignage s'échelonnent de petites lumières et des lumignons encore fumants ; ici, une famille a confessé sa foi, là, un chef de village hésite, plus loin, c'est une mère incomprise des siens ; ailleurs, trois jeunes hommes se retrouvent pour lire la Bible tandis que là-bas, un croyant a élu domicile et tout un groupe se constitue. Des visites répétées raniment la flamme, approfondissent la connaissance, ouvrent ces Laotiens à une expérience profonde. On s'efforce de les entourer, de les grouper, de les intégrer à une communauté chrétienne voisine.

Accueil
La propagation de l'Évangile au Laos ne s'opère pas seulement en ouvrant sa porte pour s'en aller vers eux, mais aussi et surtout en ouvrant sa porte pour les accueillir chez nous, ces chers Laotiens.

« Pour guérir l'âme, il faut soigner le corps », écrivait un missionnaire. C'est en effet, à travers ce témoignage concret de l'amour de Dieu, que les premiers croyants laotiens furent gagnés à Jésus-Christ. Tout au cours de cette longue activité missionnaire au Laos, les dispensaires jouèrent à cet égard un rôle magnifique et même décisif. Ce geste inlassable et désintéressé du Samaritain a fortement contribué à ouvrir les portes à l'Évangile.

La station missionnaire devint très vite aussi l'asile ouvert non seulement aux malades, mais également à ces réfugiés phipops. Nous les avons vus fuir, impitoyablement chassés par la superstition... ou par de basses intrigues. Très faible au début, cet afflux devint de plus en plus continu, en cette dernière décennie surtout ; il fut particulièrement dramatique lors de l'armistice de 1945 quand des soldats licenciés, corrompus par les villageois, exécutaient impunément ces infortunés ; affolés ils se précipitaient alors chez le missionnaire protecteur.
Nombreux aussi sont ceux qui viennent, poussés, non par quelque motif ouvertement intéressé, mais par le désir de connaître Dieu et de se mêler à la communauté chrétienne.

Tous vous arrivent désireux de « croire », disent-ils. Sans conditionner l'accueil à la sincérité de cette confession souvent opportuniste, le missionnaire ou l'église leur ouvre la porte. Ils viennent isolément ou le plus souvent par familles entières et, dans le voisinage ils planteront alors leurs « toupes », ces habitations provisoires hâtivement confectionnées sur leurs frêles pilotis. Ici, une « communauté religieuse » s'est peu à peu constituée à proximité de la station, là un village chrétien s'est groupé autour de son chef, ailleurs une église en village païen les recevra, mais ici les villageois n'y toléreront pas quelque réfugié phipop.
« Pour beaucoup, explique un missionnaire, venir à nous, c'est « entrer dans la religion » ; pour le missionnaire, c'est recevoir des âmes précieuses à sauver. » Ils sont là, à portée de voix, mêlés à la vie de la communauté chrétienne, et ils se trouvent ainsi au bénéfice d'un enseignement suivi de l'Évangile.

.

CONVERSION LAOTIENNE

Comme dans beaucoup de peuples, le miracle d'une conversion au Laos semble s'opérer presque invariablement en deux phases : « La première phase est marquée par l'abandon du bouddhisme et du culte des esprits, la seconde c'est l'expérience de la nouvelle naissance et de la régénération par le Saint-Esprit ».

Ce premier pas vers la foi procède généralement d'un attrait extérieur, parfois très matériel : l'histoire évangélique l'intéresse, ou bien la « religion du Blanc » l'attire, plus souvent encore, les soins médicaux ou la protection du missionnaire ; toutes ces raisons poussent plus ou moins obscurément le Laotien à professer croire au « Dieu-Jésus ». C'est alors que cet homme est mis au bénéfice d'un enseignement régulier le plus souvent dans l'Eglise ; il assiste aux diverses manifestations religieuses de la communauté ; il y retrouve cette présence collective des « autres ». Progressivement, l'Esprit de Dieu illumine son âme enténébrée et l'ouvre enfin aux grandes réalités de la foi... il a compris, il est saisi par Jésus-Christ, il croit de tout son coeur, il naît à la vie nouvelle de l'Esprit : c'est enfin l'événement décisif de la foi.

Le témoignage de l'ancien Than illustre bien ce cheminement laotien. Il est né à la vie spirituelle après trois années de « vie chrétienne », raconte-t-il, bien qu'il assistât régulièrement au culte et autres réunions de l'assemblée. « Un dimanche au culte, je me suis dit : Mais en fait, de quoi parle le missionnaire ? Chaque dimanche il prêche, mais, en définitive, que dit-il, que nous annonce-t-il ? Je veux cette fois vraiment écouter son enseignement et essayer de comprendre ! » Après trois années, cet homme d'élite dans la collectivité laotienne arrive à se poser cette question initiale... et voici, c'est une grande victoire au Laos, lorsqu'un homme se pose effectivement cette question. « Alors je me suis rendu compte qu'il nous parlait de notre condition désespérée... et j'ai enfin compris que j'étais, moi, un pécheur ; et ce grand salut qu'il annonçait par le sacrifice et le sang de Jésus, je l'ai enfin reçu dans la repentance et la foi... et j'ai enfin connu ce merveilleux amour de Dieu le Père. »

Ce premier pas vers la foi poussé, souvent, par quelque intérêt, n'est pas, après tout, unique aux Laotiens, nous faisait très justement remarquer M. Audétat ; pour nous-mêmes, sur le plan spirituel certes, la conversion ne fut-elle pas, tout d'abord, une fuite du châtiment éternel et la recherche pour soi d'une meilleure condition, plutôt que l'élan désintéressé d'un pur amour pour Dieu ? Et dans l'Évangile, cette foule qui vient à Jésus pour avoir à nouveau du « pain de la multiplication », Jésus ne la repousse pas, mais, patiemment, lui parle d'un autre « pain ». le « pain vivant descendu du ciel » (cf. Jean 6). Dieu semble ainsi se servir de cette nécessité médicale ou sociale pour attirer à lui le Laotien. Nay Boutty, un ancien dans l'Eglise, appelé dans un village voisin pour y démêler un cas trouble d'accusation démoniaque, censura courageusement, non sans une pointe d'humour, les villageois réunis et... souriants : « Vous y viendrez malgré vous à l'Évangile auquel vous vous refusez, vous y viendrez contraints par vos propres coutumes idolâtres et cruelles ; aujourd'hui c'est celui-ci d'entre vous, demain ce sera un autre ! »

L'Eglise

 

 

Un vétéran, l'ancien Phut

 

 

 

 

L'ancien Nay Boutty

 



Un groupe de croyants laotiens

La communauté de croyants de la léproserie de Paksé

Le culte chrétien au Laos

 

La prière
Les symboles: Le riz (le pain) et le vin avec la bible et la boîte des offrandes

 

 

Plus au nord, dans la province de Thakhek, le travail revêt un caractère particulièrement difficile. Les méthodes missionnaires romaines semblent avoir éveillé ou accentué chez beaucoup cette notion « intéressée », voire commerciale de la « conversion au christianisme ». Un homme vous arrive apparemment fort intéressé à l'Évangile ; il franchira régulièrement quelque trente-cinq kilomètres pour suivre les réunions évangéliques de la station. Combien le missionnaire est réjoui, encouragé ! Il y a si longtemps que rien ne s'est passé dans cette désespérante conquête des âmes. C'est enfin l'entretien sollicité : « Missionnaire.... tu n'aurais pas besoin d'acheter un buffle ? Je le nourrirai, missionnaire, ... et puis, le missionnaire me le prêtera pour labourer mes rizières, car je suis pauvre, et je n'ai pas de buffle ! » Le missionnaire contient sa déception et explique gentiment l'impossibilité pour lui d'entrer dans un tel marché... - notre homme cessera d'être « intéressé » à l'Évangile ! Il ne reviendra plus. « Si je viens au missionnaire pour « croire », demande un autre, le missionnaire me donnera bien quelque argent pour lancer mon affaire commerciale ? » Mais, la plus affligeante de ces démarches fut encore celle de ce jeune homme venu de fort loin à la station : « Missionnaire, déclare-t-il convaincu, beaucoup de personnes désirent croire dans notre village, même toutes seraient d'accord ; seulement, nous aimerions connaître les conditions » (!!!). Ceci touche à l'humour, ... bien plutôt, au drame désolant de la simonie.

C'est pourquoi, en face de défections répétées, et de déceptions troublantes, les missionnaires sont-ils devenus extrêmement prudents pour accorder le baptême ; il ne sera donné qu'après une longue période de « marché chrétienne ». Leur confiance, même en de véritables croyants, est mise à rude épreuve. « Laos, terre de déceptions ! » Ce mot lourd de signification tombait des lèvres de l'un d'eux, aux cheveux grisonnants, à l'indomptable courage pourtant. Terre de déceptions ! Terre d'espérance et de miracles aussi : de magnifiques conversions relèvent le courage et laissent tout espérer.

Le Laos aussi possède ces âmes droites et désintéressées, saisies d'une authentique soif spirituelle; des âmes lumineuses comme des diamants, dans ces ténèbres du paganisme. Tian-Sône viendra à la station pour y vivre une véritable conversion. Peu après, terrassé par le mal qui devait l'emporter, il confessera joyeux et tranquille : « Je crois en Jésus, mais ce n'est pas pour être guéri ». Sa maladie, son baptême et sa mort furent un émouvant témoignage.

Bao-Soye, le brigand, à l'existence entachée d'effroyables méfaits, vécut une conversion bouleversante. Chef de bande, il volait les buffles, ravissait femmes et enfants pour les revendre comme esclaves. Il devait lui aussi rencontrer sur son chemin, Jésus-Christ, et trouver en lui celui qui pardonne, celui qui transforme la vie et la mentalité les plus égarées.

Le souvenir du visage si pur de Souphine mérite d'être évoqué encore ici. Cette petite lépreuse chinoise qui, accueillie à la station missionnaire, s'ouvrit et s'épanouit aux rayons de la grâce de Dieu comme une fleur délicate aux rayons du soleil, une belle âme, riche d'une foi solide et rayonnante. À douze ans, elle devait entrer à la léproserie de Paksé pour y vivre sereine, douze années encore de souffrance et de service. En butte aux moqueries et aux pires tentations, elle les traversa victorieuse et gagna par son rayonnement spirituel plusieurs lépreux à la foi.

Le temps nous manque pour parler de Sao-Tadam l'ancien, du vieux Pomosane, l'infatigable témoin, de Cita, « le chevalier sans peur et sans reproche des assemblées laotiennes », de Tit-Khoun, de Phut, de Bao-Khen... de toute cette phalange chrétienne, purs fleurons à la couronne de l'Eglise laotienne naissante.

.

L'ÉGLISE LAOTIENNE

Situer l'évolution actuelle de la mission au Laos, c'est avant tout parler de l'Eglise. Le sujet est magnifique et complexe, plein de lumières et d'ombres aussi.
Elle est représentée au Laos par une quinzaine de communautés et groupe quelque trois cents baptisés auxquels s'ajoute un nombre très important mais indéterminé de convertis.

Son caractère
Ces assemblées se recrutent presque essentiellement dans la classe non évoluée et parmi les « parias laotiens », les « phipops ». Aujourd'hui, en cette troisième génération chrétienne, elle compte quelques membres de la petite bourgeoisie, et plusieurs évolués aussi ; de plus, l'Évangile retrouve une nouvelle audience dans l'aristocratie laotienne.
Ce qui a été dit sur l'accueil fait aux « professants » venus pour « croire », explique le caractère semi-multitudiniste des assemblées chrétiennes au Laos. Au centre s'y manifeste un noyau de convertis, pour la plupart baptisés, autour duquel se groupent de nombreux « professants », plus ou moins intéressés.

Chaque assemblée a ses traits particuliers selon qu'elle se trouve en ville ou en brousse, sur une station missionnaire ou dans un village païen, ou chrétien. La petite église de Paksé mérite une mention spéciale en ce qu'elle constitue une magnifique promesse d'assemblée mixte capable de réunir en « un seul corps » Laotiens, Annamites et Montagnards, ces trois races irréconciliables.

L'âme laotienne se retrouve tout entière dans la communauté chrétienne. Poète et non penseur, le Laotien aime le chant, la musique... l'évasion ; il préfère la méditation contemplative à l'enseignement rigoureux ; il prie avec la facilité naturelle d'un épanchement du coeur, mais sa pensée se soumet difficilement à la discipline de l'étude systématique. Ce n'est pas que les facultés intellectuelles lui fassent défaut, elles sont à certains points de vue étonnantes. Voici l'opinion d'un missionnaire qui passa une vie entière avec ce peuple : « Parler d'un Laotien intellectuellement pauvre est une banalité universellement reçue, mais contredite par ceux qui le connaissent mieux, écrivait-il. Il est beaucoup plus intelligent qu'il ne le laisse paraître. Un de mes élèves pouvait réciter par coeur l'évangile de Marc tout entier ». « Lors des réunions ou entretiens, raconte-t-il, vous ne savez jamais s'ils entendent ou écoutent et ils vous désarment par cette invariable réponse à vos « sondages » : « Bo-tiak » (je ne sais pas)... mais ne nous décourageons pas, c'est par timidité ou par apathie ; en fait leur mémoire est étonnante et ils ont infiniment mieux retenu et compris que vous ne le supposez. Trois hommes repiquaient au clair de lune leur rizière ; je m'approchais, silencieux, pour les entendre redire « mot à mot » le message du matin donné à la station. »

Sa maturité
Il est difficile de porter une appréciation sur la maturité spirituelle de l'Eglise au Laos. En avons-nous le droit ? De plus, nos concepts d'Occidentaux sont-ils valables en Orient ? Il faut connaître pour comprendre, et pour comprendre, il faut aimer, s'identifier à une mentalité nouvelle, foncièrement différente. C'est pourquoi restons humbles, conscients de la relativité de nos appréciations ; nous aurons vu, certes, mais à travers nos verres plus ou moins déformants et colorés.

Ce qu'il faut dire tout d'abord à la gloire de Dieu et à l'honneur des chrétiens laotiens, c'est qu'ils ont « tenu ». Avec ou sans missionnaire, ces communautés se sont maintenues, ou recréées, dans un milieu païen que condamne leur présence. Pour apprécier leur persévérance, il faut mesurer à quel point les croyants laotiens font figure de dissidents et de trouble-fête pour la collectivité villageoise et religieuse dans laquelle ils n'en doivent pas moins continuer à vivre. Par leur conversion, ils en rompent l'unité et l'esprit communautaires, pour s'inscrire en faux contre les croyances et les coutumes ancestrales qui hier encore les liaient au groupement. Le miracle d'une conversion, c'est déjà cette grâce révolutionnaire par laquelle l'homme-collectif s'affranchit du groupe et s'isole pour rencontrer personnellement son Dieu. Le miracle d'une assemblée chrétienne, c'est la manifestation collective de cette bouleversante décision personnelle ; c'est ce courage, cette audace d'affirmer une communauté chrétienne en marge et contre la collectivité païenne.
Une pareille décision, une persévérance aussi tenace attestent, à la gloire de Dieu, la vitalité spirituelle des églises laotiennes.

Ne nous scandalisons pas d'y retrouver, bien sûr, les mêmes tentations auxquelles cèdent si facilement nos églises en Europe : incompréhension, mesquineries, querelles, jalousies, divisions, immoralité même cherchent constamment à miner le travail de l'Esprit. Mais l'Esprit de Dieu agit, il pousse à la repentance, il réconcilie, il édifie l'Eglise.

Serviteurs laotiens
À chaque nouvelle génération, Dieu y suscite des hommes consacrés, des conducteurs spirituels éprouvés. Quelle profonde impression m'ont laissée plusieurs de ces frères ; non point par le brillant de leurs talents, mais par la douceur de leur caractère, l'authenticité de leur consécration. Ils ne sont pas nombreux de cette trempe, mais deux ou trois magnifiques personnalités. L'Esprit de Dieu veut certainement en multiplier le nombre ; c'est la prière et l'attente du missionnaire quelquefois découragé par le manque de désintéressement et de persévérance de chrétiens laotiens même avancés dans la foi.

Les difficultés insoupçonnées que rencontrent ces frères sont grandes. Ils se trouvent pratiquement seuls dans le combat de la foi et du service ; seuls, au sein de leur peuple, enveloppés par un paganisme indifférent, souvent hostile ; seuls, par la carence spirituelle et matérielle de la communauté chrétienne en général ; seuls, parce que bien souvent incompris de leurs propres femmes. C'est dans cet isolement terrible et démoralisant qu'ils sont appelés à travailler. Il faut tenir compte aussi que ces frères n'ont pas reçu comme nous une éducation morale et religieuse inspirée par l'esprit de sacrifice, de désintéressement, de discipline au travail, de responsabilité, d'honnêteté Je reste personnellement émerveillé du miracle opéré par l'Évangile dans la mentalité de plusieurs : C'est Nay Than, à l'amour silencieux et rayonnant, un véritable pasteur, foncièrement humble, tout entier au service de ses frères, leur consacrant inlassablement toutes ses soirées, toutes ses heures libres, à côté de ses multiples occupations pour assurer le « riz quotidien » à sa nombreuse famille. Inoubliable aussi le souvenir de Nay Phète, le chef de village, l'ineffaçable impression laissée par son regard lumineux et loyal, par son émotion et ses larmes lors de notre départ subit ; il fallait se séparer, s'arracher ; le païen si foncièrement insensible est devenu un homme riche d'une profonde affection chrétienne. Il quittera sans mot dire sa famille et sa rizière pour rejoindre à quelque cent kilomètres plus au nord, une communauté en proie aux divisions intestines ; là, il luttera avec ses frères dans la prière et l'exhortation pour la réconciliation du troupeau.

Son service et sa libéralité
Si la foi, la vie spirituelle prouve la vitalité intérieure d'une église en croissance, l'évangélisation et les bonnes oeuvres demeurent les signes extérieurs de sa majorité spirituelle.
Or cet engagement des assemblées laotiennes dans une action missionnaire effective et soutenue reste encore très relatif et occasionnel. L'envoi d'évangélistes soutenus par la prière et par les offrandes de la communauté ne leur est pas encore apparu en une vision impérative. Cependant, plusieurs indices semblent annoncer cet événement. Ainsi l'assemblée de Song-Khône s'est-elle réunie à plusieurs reprises en « réunion d'adieux » pour s'associer au départ de ses serviteurs ; dernièrement encore, elle participait à l'envoi d'un évangéliste par la collecte de la belle somme de 1000 piastres (2) ; tandis que, de son côté, l'assemblée de Savannakhet était en mesure, l'an dernier, de soutenir deux colporteurs deux mois durant. Pour le cours biblique de Keng-Kok, l'Eglise fut capable de réunir quelque 7760 piastres alors que sa « caisse centrale » recueillait en 1951 4300 piastres environ (participation des missionnaires comprise).
Concernant les possibilités financières des assemblées laotiennes, il convient de donner des explications.

Les missionnaires se sont toujours efforcés par leurs paroles et par leur exemple d'inculquer aux chrétiens cette grâce de la libéralité. Au début, il fallut agir avec beaucoup de délicatesse, pour ne pas paraître vouloir les « exploiter » ; il fallut aussi éviter l'écueil du « légalisme ». Aujourd'hui, l'enseignement sur cette importante question peut se faire de plus en plus librement ; certains Laotiens même ont demandé qu'il leur soit indiqué combien et quand il convenait de donner. En vue d'un cours biblique, telle assemblée décida unanimement le montant de sa participation collective et fixa la part de chaque famille ; deux frères furent alors désignés pour recueillir cet argent au jour proposé.

Cette question cruciale est également liée à l'évolution économique du Laos. L'apôtre Paul lui-même situe le problème en ces termes : « La bonne volonté est agréable en raison de ce qu'elle peut avoir à sa disposition et non de ce qu'elle n'a pas. (Il Cor. 8.12.) L'apôtre est éminemment pratique, et, dans sa perspective, essayons d'apprécier ce que les assemblées laotiennes « peuvent avoir à leur disposition », pour la libéralité qui les sollicite ; examinons donc la situation économique des chrétiens laotiens.

Du jour au lendemain, avec son émancipation politique, l'indigène prétendit à un salaire établi, davantage, semble-t-il, à l'imitation de ceux pratiqués en Occident que sur la base du coût de la vie orientale et des réelles capacités de travail du Laotien. En outre, la guerre est certainement responsable des graves perturbations dans l'économie du pays ; elle en draine les ressources vitales qui s'épuisent et subissent alors une hausse de prix insolite. Le coût de la main-d'oeuvre devenu démesurément élevé et la situation économique inhérente à la guerre, entraînèrent d'un seul coup une hausse verticale et incessante du prix de la vie.

Dans ce bouleversement économique, seul le Laotien des villes ou au service de l'État reçoit un salaire aligné à ce brusque renchérissement. Le petit paysan des villages de brousse vivant encore en économie presque fermée, se trouve complètement dépassé. Ce n'est qu'insensiblement que le commerce le sort de son isolement économique pour lui permettre de réaliser à son tour quelque argent liquide. Il semble à peine commencer à vendre régulièrement, porc, bétail, volaille, riz, etc.

Or c'est précisément dans cette classe paysanne que se recrutent la plupart des assemblées laotiennes. Elles en éprouvent actuellement une insurmontable difficulté à réunir les fonds capables de soutenir quelques évangélistes et colporteurs. À ce point de vue, aucune comparaison n'est possible avec un passé d'un quart de siècle à peine. Pour faciliter notre appréciation, exprimons les valeurs suivantes en devises suisses plutôt qu'indochinoises. Alors que le coolie demandait 20 à 30 fr. par mois, il reçoit actuellement 120 à 200 fr. ; le riz a passé de fr. 0.10 le kg. à fr. 1.20 ! À Savannakhet, un couple indigène sans enfant consacre pour sa nourriture, m'a assuré Nay Boutty, 200 à 250 fr. par mois ; pour un indigène et sa nombreuse famille, 500 à 600 fr. lui sont alors nécessaires. C'est dire que la charge financière d'une tournée de colportage, ou d'un évangéliste itinérant est considérable et semble, actuellement du moins, dépasser les « disponibilités » des communautés laotiennes.
Devant une telle situation, un mouvement magnifique se dessine : « Nous n'avons point d'argent pour donner au Seigneur ! Eh bien oui, nous donnerons notre riz, déclarèrent un groupe d'anciens ; nous constituerons dans chaque communauté un grenier à riz pour recevoir ces dons en nature. »
Cette réponse est celle d'une Église qui veut servir son Seigneur. Elle s'affirme et prend conscience d'elle-même, composée qu'elle est de communautés chrétiennes seules responsables de l'évangélisation du Laos.

.

RENCONTRE D'OCTOBRE

La rencontre d'octobre dernier (1952) entre anciens et missionnaires marquera certainement une date historique dans l'oeuvre missionnaire au Laos. Là, ces conducteurs spirituels réalisèrent leurs responsabilités présentes et futures; sur leurs épaules pèse déjà le fardeau des communautés laotiennes. « Patientez encore, et nous accordez votre appui jusqu'à la majorité de l'Eglise » demandèrent-ils aux missionnaires.
Voici l'essentiel des conclusions données à ces journées de retraite et d'entretiens :
- reconnaître des anciens dans chaque assemblée chrétienne ;
- instituer la dîme dans chaque assemblée, et y créer un grenier pour la recevoir en nature ;
- pour prévenir les difficultés futures, adresser une demande au gouvernement royal pour faire reconnaître l'existence de l'Eglise chrétienne du Bas-Laos ;
- organiser une école biblique sous la responsabilité de missionnaires et de Laotiens compétents.

Au terme de cette retraite un message fut envoyé à l'Eglise mère.
Lettre des frères anciens des Assemblées du Laos réunis à Savannakhet du 8 au 11 octobre 1952

Savannakhet, le 11 octobre 1952.
Lettre adressée au Nom du Seigneur Jésus-Christ par les Assemblées du Laos à nos frères en divers lieux, en Suisse et en Amérique.
« Les représentants des Assemblées se sont réunis en consultation mutuelle à Savannakhet.
» Il y a maintenant cinquante ans révolus que l'oeuvre de Dieu au Laos a commencé. À cette occasion nous nous sommes rassemblés pour chercher ensemble les voies et moyens utiles pour le progrès et la prospérité de l'oeuvre de Dieu à l'avenir. Car depuis le début et jusqu'à maintenant les anciens des Assemblées n'ont pas travaillé d'une manière efficace remarquable. C'est pourquoi, après avoir conféré ensemble avec les missionnaires, nous sommes tombés d'accord qu'il convenait d'établir des surveillants selon la Parole de Dieu et l'approbation des Assemblées.
» Pour ce qui est de l'édification du troupeau dans l'amour de Dieu dans notre pays du Laos, la moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. Il manque encore beaucoup de choses, et jusqu'ici cela a avancé lentement pendant cinquante ans. C'est pourquoi nous vous soumettons la chose et vous demandons vos prières pour que l'oeuvre prospère mieux à l'avenir.
» Avec amour recevez les salutations du corps des anciens représentant les Assemblées :

Boutty, Savannakhet, Phône, Nong-Boua, Nay Than, Savannakhet, Seng, Na-Deng, Phut, Son-Khône,Thiane, Na-Deng, Boun-Mi, Song-Khône, Plia, Na-Deng, Nay Sang, Paksé,Thitta, Keng-Kok, Kham Pheung, Thakhek, Thianne, ,Keng-Kok, Nay Phète, Kham-San. »

C'est avec émotion que nous recueillons aujourd'hui, après un demi-siècle d'infatigables travaux, ces signes avant-coureurs de la majorité spirituelle de l'Eglise du Seigneur au Laos.

« Patientez encore et nous prêtez votre appui jusqu'à notre majorité », ont-ils demandé.

.
1 Le Laos compte une population d'environ un million et demi d'âmes disséminée sur un territoire de 231400 km2 (près de 6 fois plus vaste que la Suisse). Cette population se rattache à trois groupes ethniques différente : les Thaïs (Laotiens, etc.) les Indonésiens (Khas ... ) et les Méo (récemment descendus de Chine). D'innombrables dialectes ont cours, mais le Laotien est compris presque partout.
.
2 Une piastre : fr. 0.20 suisse ; dès mai 1953 : fr. 0.12 (dévaluation avec augmentation correspondante du coût de la vie). 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant