HONOREZ DE
TELS
HOMMES
La présence de l'Eglise au Laos
est le couronnement à la gloire de Dieu de
cinquante années d'une lutte poignante.
Cependant, ce n'est pas l'ampleur d'une tâche
spectaculaire qui vous saisit, qui vous remue
jusqu'au fond, mais la ténacité, la
persévérance à toute
épreuve des pionniers de l'Évangile
en ces contrées ; il faut prendre
conscience de l'aridité
désespérante du
« terrain » spirituel pour
ressentir cette impression ineffaçable,
cette admiration silencieuse à l'endroit de
ces hommes et de ces femmes missionnaires.
Fidèles jusqu'au bout, ils se sont
refusés obstinément au
découragement, au désespoir
même, pour enfanter, dans la douleur et les
larmes, l'Eglise ; ils ont donné leur
vie dans le détail de ces journées
monotones et solitaires ; ils l'ont
laissée aussi dans le suprême
sacrifice. Je ne puis oublier Song-Khône et
ses quatre tombes grises endormies sous deux arbres
centenaires ; elles témoignent en
silence de ce tragique et glorieux
passé :
« Si le grain de blé ne
meurt, il reste seul, a dit Jésus, mais s'il
meurt, il porte beaucoup de fruits... Si quelqu'un
me sert, qu'il me suive... Si quelqu'un me sert, le
Père l'honorera » (Jean
12).
Nous voulons honorer ces humbles et
grands serviteurs !
TRADUCTION
Parler de la croissance d'une semence et
de ses fruits, c'est premièrement
évoquer son origine et de pénibles
semailles.
Enfoui sous la moustiquaire
étanche aux moucherons et à la
fraîcheur, inlassable, il travaille
encore ; depuis longtemps la Croix du Sud
s'est allumée au fond des rizières,
au-dessus du rideau noir de la grande forêt.
Accoudé sur son
« bureau » de bois brut
jonché de versions ouvertes, il prie et
traduit. Une atmosphère moite et suffocante
l'enveloppe ; c'est la saison des pluies. Pas
un bruit, sinon le bruissement d'une page qu'on
tourne, le murmure d'une phrase ou d'une prière.
Son
visage et ses mains perlés de sueur tachent
un manuscrit couvert de corrections. La
lumière vacillante d'une bougie
éclaire ses traits et son travail... Et ceci
dure de longues semaines, de longs mois, de longues
années... Il faut interroger
l'indigène, surprendre les tournures de
phrases, corriger les expressions, et après
tout cela, recommencer, réviser
encore : travail colossal et jamais
achevé.
En 1908, les Évangiles
étaient traduits, en 1926, tout le Nouveau
Testament ; enfin en 1932, M. Audétat,
principal artisan de cette immense tâche,
avait la joie de feuilleter la première
Bible complète en laotien ; il avait
fallu créer de toute pièce une
imprimerie. Actuellement, une révision et
une réédition des Écritures
s'imposent impérieusement.
« La foi vient de ce qu'on
entend, par la Parole de Dieu », atteste
le missionnaire Paul. Cette Parole, n'est-ce pas la
semence immortelle qui engendre l'Eglise
ÉVANGÉLISATION
L'Eglise, tel fut le but vers lequel
s'orienta, dès son commencement,
l'activité des missionnaires. Ils
considérèrent comme nécessaire
l'enseignement scolaire et biblique du Laotien, et
même son éducation chrétienne.
Toutefois, la vision première et dominante
imposée à ces pionniers durant ce
demi-siècle fut :
« L'évangélisation du
Laos ».
Tournées.
Oui, il fallait semer, même
labourer péniblement avant de
prétendre à la moisson. Ils se sont
donnés corps et âme à cette
tâche immense. Accompagnés de
colporteurs et d'aides indigènes, ils ont
parcouru de long en large le Laos tout
entier ; ils en ont même
débordé les frontières ;
des hauts plateaux des Bolovens aux croyances
animistes, à Luang-Prabang, « la
ville du Bouddha protecteur du Royaume »,
le nom de Jésus-Christ fut
proclamé ; la province de Savannakhet
surtout fut au bénéfice de ces
inlassables semailles ; la plupart des
villages semblent y avoir été
atteints, plusieurs à d'innombrables
reprises. Des traités et de nombreuses
portions des Écritures furent
édités et largement
répandus.
« Au cours des années,
plusieurs frères suisses et indigènes
se sont attelés à la tâche
d'évangéliser le peuple laotien
(1).
L'Évangile a retenti aux oreilles de
dizaines de milliers d'âmes dans des
milliersde villages grands et
petits, dans presque toutes les provinces du Laos
et même en dehors de ses limites, au Siam et
au Cambodge. Environ 15000 portions de la Bible ont
été vendues ou distribuées
jusque dans les endroits les plus
reculés. »
Ces lignes écrites après
plus de 25 années de travail
révèlent quelque chose de la tache
splendide et surhumaine accomplie pour
l'évangélisation du Laos. Il fallait
une vision pour répandre une aussi
prodigieuse semaille ; il fallait un grand
amour, l'amour de Christ, pour se consumer ainsi
à la recherche des âmes perdues.
« Intrépides messagers de la
grâce, qu'ils sont beaux vos pas sur les
chemins du Laos ; leurs traces portent une
riche moisson
d'âmes ! »
Actuellement, bien que les conjonctures
politique et économique et la chute du
prestige Blanc ne permettent plus un tel
déploiement de forces pour
l'évangélisation, colporteurs et
missionnaires entreprennent encore d'importantes
tournées ; mais leur action se trouve
strictement limitée aux régions
pacifiées ; elle se voit, de plus,
durement restreinte par l'augmentation vertigineuse
du coût de la vie. Au message de ces
témoins, s'ajoute celui de plusieurs
chrétiens rayonnants qui s'en vont colporter
leur foi partout où ils résident et
où ils passent.
Ainsi, sur ce chemin du
témoignage s'échelonnent de petites
lumières et des lumignons encore
fumants ; ici, une famille a confessé
sa foi, là, un chef de village
hésite, plus loin, c'est une mère
incomprise des siens ; ailleurs, trois jeunes
hommes se retrouvent pour lire la Bible tandis que
là-bas, un croyant a élu domicile et
tout un groupe se constitue. Des visites
répétées raniment la flamme,
approfondissent la connaissance, ouvrent ces
Laotiens à une expérience profonde.
On s'efforce de les entourer, de les grouper, de
les intégrer à une communauté
chrétienne voisine.
Accueil
La propagation de l'Évangile au
Laos ne s'opère pas seulement en ouvrant sa
porte pour s'en aller vers eux, mais aussi et
surtout en ouvrant sa porte pour les accueillir
chez nous, ces chers Laotiens.
« Pour guérir
l'âme, il faut soigner le corps »,
écrivait un missionnaire. C'est en effet,
à travers ce témoignage concret de
l'amour de Dieu, que les premiers croyants laotiens
furent gagnés à Jésus-Christ.
Tout au cours de cette longue activité
missionnaire au Laos, les dispensaires
jouèrent à cet égard un
rôle magnifique et même décisif.
Ce geste inlassable et
désintéressé du Samaritain a
fortement contribué à ouvrir les
portes à l'Évangile.
La station missionnaire devint
très vite aussi l'asile ouvert non seulement
aux malades, mais également à ces
réfugiés phipops. Nous les avons vus
fuir, impitoyablement chassés par la
superstition... ou par de basses intrigues.
Très faible au début, cet afflux devint de plus en
plus
continu,
en cette dernière décennie
surtout ; il fut particulièrement
dramatique lors de l'armistice de 1945 quand des
soldats licenciés, corrompus par les
villageois, exécutaient impunément
ces infortunés ; affolés ils se
précipitaient alors chez le missionnaire
protecteur.
Nombreux aussi sont ceux qui viennent,
poussés, non par quelque motif ouvertement
intéressé, mais par le désir
de connaître Dieu et de se mêler
à la communauté
chrétienne.
Tous vous arrivent désireux de
« croire », disent-ils. Sans
conditionner l'accueil à la
sincérité de cette confession souvent
opportuniste, le missionnaire ou l'église
leur ouvre la porte. Ils viennent isolément
ou le plus souvent par familles entières et,
dans le voisinage ils planteront alors leurs
« toupes », ces habitations
provisoires hâtivement confectionnées
sur leurs frêles pilotis. Ici, une
« communauté
religieuse » s'est peu à peu
constituée à proximité de la
station, là un village chrétien s'est
groupé autour de son chef, ailleurs une
église en village païen les recevra,
mais ici les villageois n'y toléreront pas
quelque réfugié phipop.
« Pour beaucoup, explique un
missionnaire, venir à nous, c'est
« entrer dans la
religion » ; pour le missionnaire,
c'est recevoir des âmes précieuses
à sauver. » Ils sont là,
à portée de voix, mêlés
à la vie de la communauté
chrétienne, et ils se trouvent ainsi au
bénéfice d'un enseignement suivi de
l'Évangile.
CONVERSION
LAOTIENNE
Comme dans beaucoup de peuples, le
miracle d'une conversion au Laos semble
s'opérer presque invariablement en deux
phases : « La première phase
est marquée par l'abandon du bouddhisme et
du culte des esprits, la seconde c'est
l'expérience de la nouvelle naissance et de
la régénération par le
Saint-Esprit ».
Ce premier pas vers la foi
procède généralement d'un
attrait extérieur, parfois très
matériel : l'histoire
évangélique l'intéresse, ou
bien la « religion du Blanc »
l'attire, plus souvent encore, les soins
médicaux ou la protection du
missionnaire ; toutes ces raisons poussent
plus ou moins obscurément le Laotien
à professer croire au
« Dieu-Jésus ». C'est
alors que cet homme est mis au
bénéfice d'un enseignement
régulier le plus souvent dans
l'Eglise ; il assiste aux diverses
manifestations religieuses de la
communauté ; il y retrouve cette
présence collective des
« autres ». Progressivement,
l'Esprit de Dieu illumine son âme
enténébrée et l'ouvre enfin
aux grandes réalités de la foi... il
a compris, il est saisi par Jésus-Christ, il
croit de tout son coeur, il naît à la
vie nouvelle de l'Esprit : c'est enfin
l'événement décisif de la
foi.
Le témoignage de l'ancien Than
illustre bien ce cheminement laotien. Il est
né à la vie spirituelle après
trois années de « vie chrétienne »,
raconte-t-il, bien qu'il assistât
régulièrement au culte et autres
réunions de l'assemblée.
« Un dimanche au culte, je me suis
dit : Mais en fait, de quoi parle le
missionnaire ? Chaque dimanche il
prêche, mais, en définitive, que
dit-il, que nous annonce-t-il ? Je veux cette
fois vraiment écouter son enseignement et
essayer de comprendre ! »
Après trois années, cet homme
d'élite dans la collectivité
laotienne arrive à se poser cette question
initiale... et voici, c'est une grande victoire au
Laos, lorsqu'un homme se pose effectivement cette
question. « Alors je me suis rendu compte
qu'il nous parlait de notre condition
désespérée... et j'ai enfin
compris que j'étais, moi, un
pécheur ; et ce grand salut qu'il
annonçait par le sacrifice et le sang de
Jésus, je l'ai enfin reçu dans la
repentance et la foi... et j'ai enfin connu ce
merveilleux amour de Dieu le
Père. »
Ce premier pas vers la foi
poussé, souvent, par quelque
intérêt, n'est pas, après tout,
unique aux Laotiens, nous faisait très
justement remarquer M. Audétat ; pour
nous-mêmes, sur le plan spirituel certes, la
conversion ne fut-elle pas, tout d'abord, une fuite
du châtiment éternel et la recherche
pour soi d'une meilleure condition, plutôt
que l'élan désintéressé
d'un pur amour pour Dieu ? Et dans
l'Évangile, cette foule qui vient à
Jésus pour avoir à nouveau du
« pain de la multiplication »,
Jésus ne la repousse pas, mais, patiemment,
lui parle d'un autre « pain ».
le « pain vivant descendu du
ciel » (cf. Jean 6). Dieu semble ainsi se
servir de cette nécessité
médicale ou sociale pour attirer à
lui le Laotien. Nay Boutty, un ancien dans
l'Eglise, appelé dans un village voisin pour
y démêler un cas trouble d'accusation
démoniaque, censura courageusement, non sans
une pointe d'humour, les villageois réunis
et... souriants : « Vous y viendrez
malgré vous à l'Évangile
auquel vous vous refusez, vous y viendrez
contraints par vos propres coutumes idolâtres
et cruelles ; aujourd'hui c'est celui-ci
d'entre vous, demain ce sera un
autre ! »
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Les symboles: Le riz (le pain) et le vin avec la bible et la boîte des offrandes |
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Plus au nord, dans la province de Thakhek,
le travail revêt un caractère
particulièrement difficile. Les
méthodes missionnaires romaines semblent
avoir éveillé ou accentué chez
beaucoup cette notion
« intéressée »,
voire commerciale de la « conversion au
christianisme ». Un homme vous arrive
apparemment fort intéressé à
l'Évangile ; il franchira
régulièrement quelque trente-cinq
kilomètres pour suivre les réunions
évangéliques de la station. Combien
le missionnaire est réjoui,
encouragé ! Il y a si longtemps que
rien ne s'est passé dans cette
désespérante conquête des
âmes. C'est enfin l'entretien
sollicité :
« Missionnaire.... tu n'aurais pas besoin
d'acheter un buffle ? Je le nourrirai,
missionnaire, ... et puis, le missionnaire me le
prêtera pour labourer mes rizières,
car je suis pauvre, et je n'ai pas de
buffle ! » Le missionnaire contient
sa déception et explique gentiment
l'impossibilité pour lui d'entrer dans un
tel marché... - notre homme cessera
d'être
« intéressé »
à l'Évangile ! Il ne reviendra plus.
« Si je
viens au missionnaire pour
« croire », demande un autre,
le missionnaire me donnera bien quelque argent pour
lancer mon affaire commerciale ? »
Mais, la plus affligeante de ces démarches
fut encore celle de ce jeune homme venu de fort
loin à la station :
« Missionnaire, déclare-t-il
convaincu, beaucoup de personnes désirent
croire dans notre village, même toutes
seraient d'accord ; seulement, nous aimerions
connaître les conditions » (!!!).
Ceci touche à l'humour, ... bien
plutôt, au drame désolant de la
simonie.
C'est pourquoi, en face de
défections répétées, et
de déceptions troublantes, les missionnaires
sont-ils devenus extrêmement prudents pour
accorder le baptême ; il ne sera
donné qu'après une longue
période de « marché
chrétienne ». Leur confiance,
même en de véritables croyants, est
mise à rude épreuve.
« Laos, terre de
déceptions ! » Ce mot lourd
de signification tombait des lèvres de l'un
d'eux, aux cheveux grisonnants, à
l'indomptable courage pourtant. Terre de
déceptions ! Terre d'espérance
et de miracles aussi : de magnifiques
conversions relèvent le courage et laissent
tout espérer.
Le Laos aussi possède ces
âmes droites et
désintéressées, saisies d'une
authentique soif spirituelle; des âmes
lumineuses comme des diamants, dans ces
ténèbres du paganisme.
Tian-Sône viendra à la station pour y
vivre une véritable conversion. Peu
après, terrassé par le mal qui devait
l'emporter, il confessera joyeux et
tranquille : « Je crois en
Jésus, mais ce n'est pas pour être
guéri ». Sa maladie, son
baptême et sa mort furent un émouvant
témoignage.
Bao-Soye, le brigand, à
l'existence entachée d'effroyables
méfaits, vécut une conversion
bouleversante. Chef de bande, il volait les
buffles, ravissait femmes et enfants pour les
revendre comme esclaves. Il devait lui aussi
rencontrer sur son chemin, Jésus-Christ, et
trouver en lui celui qui pardonne, celui qui
transforme la vie et la mentalité les plus
égarées.
Le souvenir du visage si pur de Souphine
mérite d'être évoqué
encore ici. Cette petite lépreuse chinoise
qui, accueillie à la station missionnaire,
s'ouvrit et s'épanouit aux rayons de la
grâce de Dieu comme une fleur délicate
aux rayons du soleil, une belle âme, riche
d'une foi solide et rayonnante. À douze ans,
elle devait entrer à la léproserie de
Paksé pour y vivre sereine, douze
années encore de souffrance et de service.
En butte aux moqueries et aux pires tentations,
elle les traversa victorieuse et gagna par son
rayonnement spirituel plusieurs lépreux
à la foi.
Le temps nous manque pour parler de
Sao-Tadam l'ancien, du vieux Pomosane,
l'infatigable témoin, de Cita,
« le chevalier sans peur et sans reproche
des assemblées laotiennes », de
Tit-Khoun, de Phut, de Bao-Khen... de toute cette
phalange chrétienne, purs fleurons à
la couronne de l'Eglise laotienne naissante.
L'ÉGLISE
LAOTIENNE
Situer l'évolution actuelle de la
mission au Laos, c'est avant tout parler de
l'Eglise. Le sujet est magnifique et complexe,
plein de lumières et d'ombres aussi.
Elle est représentée au
Laos par une quinzaine de communautés et
groupe quelque trois cents baptisés auxquels
s'ajoute un nombre très important mais
indéterminé de convertis.
Son caractère
Ces assemblées se recrutent
presque essentiellement dans la classe non
évoluée et parmi les
« parias laotiens », les
« phipops ». Aujourd'hui, en
cette troisième génération
chrétienne, elle compte quelques membres de
la petite bourgeoisie, et plusieurs
évolués aussi ; de plus,
l'Évangile retrouve une nouvelle audience
dans l'aristocratie laotienne.
Ce qui a été dit sur
l'accueil fait aux
« professants » venus pour
« croire », explique le
caractère semi-multitudiniste des
assemblées chrétiennes au Laos. Au
centre s'y manifeste un noyau de convertis, pour la
plupart baptisés, autour duquel se groupent
de nombreux « professants »,
plus ou moins intéressés.
Chaque assemblée a ses traits
particuliers selon qu'elle se trouve en ville ou en
brousse, sur une station missionnaire ou dans un
village païen, ou chrétien. La petite
église de Paksé mérite une
mention spéciale en ce qu'elle constitue une
magnifique promesse d'assemblée mixte
capable de réunir en « un seul
corps » Laotiens, Annamites et
Montagnards, ces trois races
irréconciliables.
L'âme laotienne se retrouve tout
entière dans la communauté
chrétienne. Poète et non penseur, le
Laotien aime le chant, la musique...
l'évasion ; il préfère la
méditation contemplative à
l'enseignement rigoureux ; il prie avec la
facilité naturelle d'un épanchement
du coeur, mais sa pensée se soumet
difficilement à la discipline de
l'étude systématique. Ce n'est pas
que les facultés intellectuelles lui fassent
défaut, elles sont à certains points
de vue étonnantes. Voici l'opinion d'un
missionnaire qui passa une vie entière avec
ce peuple : « Parler d'un Laotien
intellectuellement pauvre est une banalité
universellement reçue, mais contredite par
ceux qui le connaissent mieux, écrivait-il.
Il est beaucoup plus intelligent qu'il ne le laisse
paraître. Un de mes élèves
pouvait réciter par coeur l'évangile
de Marc tout entier ». « Lors
des réunions ou entretiens, raconte-t-il,
vous ne savez jamais s'ils entendent ou
écoutent et ils vous désarment par
cette invariable réponse à vos
« sondages » :
« Bo-tiak » (je ne sais pas)...
mais ne nous décourageons pas, c'est par
timidité ou par apathie ; en fait leur
mémoire est étonnante et ils ont
infiniment mieux retenu et compris que vous ne le
supposez. Trois hommes repiquaient au clair de lune
leur
rizière ; je m'approchais, silencieux,
pour les entendre redire « mot à
mot » le message du matin donné
à la station. »
Sa maturité
Il est difficile de porter une
appréciation sur la maturité
spirituelle de l'Eglise au Laos. En avons-nous le
droit ? De plus, nos concepts d'Occidentaux
sont-ils valables en Orient ? Il faut
connaître pour comprendre, et pour
comprendre, il faut aimer, s'identifier à
une mentalité nouvelle, foncièrement
différente. C'est pourquoi restons humbles,
conscients de la relativité de nos
appréciations ; nous aurons vu, certes,
mais à travers nos verres plus ou moins
déformants et colorés.
Ce qu'il faut dire tout d'abord à
la gloire de Dieu et à l'honneur des
chrétiens laotiens, c'est qu'ils ont
« tenu ». Avec ou sans
missionnaire, ces communautés se sont
maintenues, ou recréées, dans un
milieu païen que condamne leur
présence. Pour apprécier leur
persévérance, il faut mesurer
à quel point les croyants laotiens font
figure de dissidents et de trouble-fête pour
la collectivité villageoise et religieuse
dans laquelle ils n'en doivent pas moins continuer
à vivre. Par leur conversion, ils en rompent
l'unité et l'esprit communautaires, pour
s'inscrire en faux contre les croyances et les
coutumes ancestrales qui hier encore les liaient au
groupement. Le miracle d'une conversion, c'est
déjà cette grâce
révolutionnaire par laquelle
l'homme-collectif s'affranchit du groupe et s'isole
pour rencontrer personnellement son Dieu. Le
miracle d'une assemblée chrétienne,
c'est la manifestation collective de cette
bouleversante décision personnelle ;
c'est ce courage, cette audace d'affirmer une
communauté chrétienne en marge et
contre la collectivité païenne.
Une pareille décision, une
persévérance aussi tenace attestent,
à la gloire de Dieu, la vitalité
spirituelle des églises laotiennes.
Ne nous scandalisons pas d'y retrouver,
bien sûr, les mêmes tentations
auxquelles cèdent si facilement nos
églises en Europe :
incompréhension, mesquineries, querelles,
jalousies, divisions, immoralité même
cherchent constamment à miner le travail de
l'Esprit. Mais l'Esprit de Dieu agit, il pousse
à la repentance, il réconcilie, il
édifie l'Eglise.
Serviteurs laotiens
À chaque nouvelle
génération, Dieu y suscite des hommes
consacrés, des conducteurs spirituels
éprouvés. Quelle profonde impression
m'ont laissée plusieurs de ces
frères ; non point par le brillant de
leurs talents, mais par la douceur de leur
caractère, l'authenticité de leur
consécration. Ils ne sont pas nombreux de
cette trempe, mais deux ou trois magnifiques
personnalités. L'Esprit de Dieu veut certainement
en multiplier
le
nombre ; c'est la prière et l'attente
du missionnaire quelquefois découragé
par le manque de désintéressement et
de persévérance de chrétiens
laotiens même avancés dans la
foi.
Les difficultés
insoupçonnées que rencontrent ces
frères sont grandes. Ils se trouvent
pratiquement seuls dans le combat de la foi et du
service ; seuls, au sein de leur peuple,
enveloppés par un paganisme
indifférent, souvent hostile ; seuls,
par la carence spirituelle et matérielle de
la communauté chrétienne en
général ; seuls, parce que bien
souvent incompris de leurs propres femmes. C'est
dans cet isolement terrible et démoralisant
qu'ils sont appelés à travailler. Il
faut tenir compte aussi que ces frères n'ont
pas reçu comme nous une éducation
morale et religieuse inspirée par l'esprit
de sacrifice, de désintéressement, de
discipline au travail, de responsabilité,
d'honnêteté Je reste personnellement
émerveillé du miracle
opéré par l'Évangile dans la
mentalité de plusieurs : C'est Nay
Than, à l'amour silencieux et rayonnant, un
véritable pasteur, foncièrement
humble, tout entier au service de ses
frères, leur consacrant inlassablement
toutes ses soirées, toutes ses heures
libres, à côté de ses multiples
occupations pour assurer le « riz
quotidien » à sa nombreuse
famille. Inoubliable aussi le souvenir de Nay
Phète, le chef de village,
l'ineffaçable impression laissée par
son regard lumineux et loyal, par son
émotion et ses larmes lors de notre
départ subit ; il fallait se
séparer, s'arracher ; le païen si
foncièrement insensible est devenu un homme
riche d'une profonde affection chrétienne.
Il quittera sans mot dire sa famille et sa
rizière pour rejoindre à quelque cent
kilomètres plus au nord, une
communauté en proie aux divisions
intestines ; là, il luttera avec ses
frères dans la prière et
l'exhortation pour la réconciliation du
troupeau.
Son service et sa
libéralité
Si la foi, la vie spirituelle prouve la
vitalité intérieure d'une
église en croissance,
l'évangélisation et les bonnes
oeuvres demeurent les signes extérieurs de
sa majorité spirituelle.
Or cet engagement des assemblées
laotiennes dans une action missionnaire effective
et soutenue reste encore très relatif et
occasionnel. L'envoi d'évangélistes
soutenus par la prière et par les offrandes
de la communauté ne leur est pas encore
apparu en une vision impérative. Cependant,
plusieurs indices semblent annoncer cet
événement. Ainsi l'assemblée
de Song-Khône s'est-elle réunie
à plusieurs reprises en
« réunion d'adieux »
pour s'associer au départ de ses
serviteurs ; dernièrement encore, elle
participait à l'envoi d'un
évangéliste par la collecte de la
belle somme de 1000 piastres
(2) ;
tandis que, de son côté,
l'assemblée de Savannakhet était en
mesure, l'an dernier, de soutenir deux colporteurs
deux mois durant. Pour le cours biblique de
Keng-Kok, l'Eglise fut capable de réunir
quelque 7760 piastres alors que sa
« caisse centrale » recueillait
en 1951 4300 piastres environ (participation des
missionnaires comprise).
Concernant les possibilités
financières des assemblées
laotiennes, il convient de donner des
explications.
Les missionnaires se sont toujours
efforcés par leurs paroles et par leur
exemple d'inculquer aux chrétiens cette
grâce de la libéralité. Au
début, il fallut agir avec beaucoup de
délicatesse, pour ne pas paraître
vouloir les
« exploiter » ; il fallut
aussi éviter l'écueil du
« légalisme ».
Aujourd'hui, l'enseignement sur cette importante
question peut se faire de plus en plus
librement ; certains Laotiens même ont
demandé qu'il leur soit indiqué
combien et quand il convenait de donner. En vue
d'un cours biblique, telle assemblée
décida unanimement le montant de sa
participation collective et fixa la part de chaque
famille ; deux frères furent alors
désignés pour recueillir cet argent
au jour proposé.
Cette question cruciale est
également liée à
l'évolution économique du Laos.
L'apôtre Paul lui-même situe le
problème en ces termes : « La
bonne volonté est agréable en raison
de ce qu'elle peut avoir à sa disposition et
non de ce qu'elle n'a pas. (Il Cor. 8.12.)
L'apôtre est éminemment pratique, et,
dans sa perspective, essayons d'apprécier ce
que les assemblées laotiennes
« peuvent avoir à leur
disposition », pour la
libéralité qui les sollicite ;
examinons donc la situation économique des
chrétiens laotiens.
Du jour au lendemain, avec son
émancipation politique, l'indigène
prétendit à un salaire établi,
davantage, semble-t-il, à l'imitation de
ceux pratiqués en Occident que sur la base
du coût de la vie orientale et des
réelles capacités de travail du
Laotien. En outre, la guerre est certainement
responsable des graves perturbations dans
l'économie du pays ; elle en draine les
ressources vitales qui s'épuisent et
subissent alors une hausse de prix insolite. Le
coût de la main-d'oeuvre devenu
démesurément élevé et
la situation économique inhérente
à la guerre, entraînèrent d'un
seul coup une hausse verticale et incessante du
prix de la vie.
Dans ce bouleversement
économique, seul le Laotien des villes ou au
service de l'État reçoit un salaire
aligné à ce brusque
renchérissement. Le petit paysan des
villages de brousse vivant encore en
économie presque fermée, se trouve
complètement dépassé. Ce n'est
qu'insensiblement que le commerce le sort de son
isolement économique pour lui permettre de
réaliser à son tour quelque argent
liquide. Il semble à peine commencer
à vendre régulièrement, porc,
bétail, volaille, riz, etc.
Or c'est précisément dans
cette classe paysanne que se recrutent la plupart
des assemblées
laotiennes. Elles en éprouvent actuellement
une insurmontable difficulté à
réunir les fonds capables de soutenir
quelques évangélistes et colporteurs.
À ce point de vue, aucune comparaison n'est
possible avec un passé d'un quart de
siècle à peine. Pour faciliter notre
appréciation, exprimons les valeurs
suivantes en devises suisses plutôt
qu'indochinoises. Alors que le coolie demandait 20
à 30 fr. par mois, il reçoit
actuellement 120 à 200 fr. ; le riz a
passé de fr. 0.10 le kg. à fr.
1.20 ! À Savannakhet, un couple
indigène sans enfant consacre pour sa
nourriture, m'a assuré Nay Boutty, 200
à 250 fr. par mois ; pour un
indigène et sa nombreuse famille, 500
à 600 fr. lui sont alors nécessaires.
C'est dire que la charge financière d'une
tournée de colportage, ou d'un
évangéliste itinérant est
considérable et semble, actuellement du
moins, dépasser les
« disponibilités » des
communautés laotiennes.
Devant une telle situation, un mouvement
magnifique se dessine : « Nous
n'avons point d'argent pour donner au
Seigneur ! Eh bien oui, nous donnerons notre
riz, déclarèrent un groupe
d'anciens ; nous constituerons dans chaque
communauté un grenier à riz pour
recevoir ces dons en nature. »
Cette réponse est celle d'une
Église qui veut servir son Seigneur. Elle
s'affirme et prend conscience d'elle-même,
composée qu'elle est de communautés
chrétiennes seules responsables de
l'évangélisation du Laos.
RENCONTRE
D'OCTOBRE
La rencontre d'octobre dernier (1952)
entre anciens et missionnaires marquera
certainement une date historique dans l'oeuvre
missionnaire au Laos. Là, ces conducteurs
spirituels réalisèrent leurs
responsabilités présentes et futures;
sur leurs épaules pèse
déjà le fardeau des
communautés laotiennes.
« Patientez encore, et nous accordez
votre appui jusqu'à la majorité de
l'Eglise » demandèrent-ils aux
missionnaires.
Voici l'essentiel des conclusions
données à ces journées de
retraite et d'entretiens :
- reconnaître des anciens dans
chaque assemblée
chrétienne ;
- instituer la dîme dans chaque
assemblée, et y créer un grenier pour
la recevoir en nature ;
- pour prévenir les
difficultés futures, adresser une demande au
gouvernement royal pour faire reconnaître
l'existence de l'Eglise chrétienne du
Bas-Laos ;
- organiser une école biblique
sous la responsabilité de missionnaires et
de Laotiens compétents.
Au terme de cette retraite un message
fut envoyé à l'Eglise mère.
Lettre des frères anciens des
Assemblées du Laos réunis à
Savannakhet du 8 au 11 octobre 1952
Savannakhet, le 11 octobre 1952.
Lettre adressée au Nom du Seigneur Jésus-Christ par les Assemblées du Laos à nos frères en divers lieux, en Suisse et en Amérique.
« Les représentants des Assemblées se sont réunis en consultation mutuelle à Savannakhet.
» Il y a maintenant cinquante ans révolus que l'oeuvre de Dieu au Laos a commencé. À cette occasion nous nous sommes rassemblés pour chercher ensemble les voies et moyens utiles pour le progrès et la prospérité de l'oeuvre de Dieu à l'avenir. Car depuis le début et jusqu'à maintenant les anciens des Assemblées n'ont pas travaillé d'une manière efficace remarquable. C'est pourquoi, après avoir conféré ensemble avec les missionnaires, nous sommes tombés d'accord qu'il convenait d'établir des surveillants selon la Parole de Dieu et l'approbation des Assemblées.
» Pour ce qui est de l'édification du troupeau dans l'amour de Dieu dans notre pays du Laos, la moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. Il manque encore beaucoup de choses, et jusqu'ici cela a avancé lentement pendant cinquante ans. C'est pourquoi nous vous soumettons la chose et vous demandons vos prières pour que l'oeuvre prospère mieux à l'avenir.
» Avec amour recevez les salutations du corps des anciens représentant les Assemblées :Boutty, Savannakhet, Phône, Nong-Boua, Nay Than, Savannakhet, Seng, Na-Deng, Phut, Son-Khône,Thiane, Na-Deng, Boun-Mi, Song-Khône, Plia, Na-Deng, Nay Sang, Paksé,Thitta, Keng-Kok, Kham Pheung, Thakhek, Thianne, ,Keng-Kok, Nay Phète, Kham-San. »
C'est avec émotion que nous recueillons
aujourd'hui, après un demi-siècle
d'infatigables travaux, ces signes avant-coureurs
de la majorité spirituelle de l'Eglise du
Seigneur au Laos.
« Patientez encore et nous
prêtez votre appui jusqu'à notre
majorité », ont-ils
demandé.
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