Les missionnaires, ces envoyés du
Saint-Esprit par nous, sont des hommes comme nous,
dans ce grand combat de la foi et du service. Ils
ont leurs victoires, leurs tentations
aussi.
Mêlons-nous un instant à
leur existence pour la mieux comprendre et la mieux
partager ; simple geste de communion de notre
part pour eux.
VOCATION ET
JOIE DU
SERVICE
Ce qui fait l'inébranlable
fondement de la vie missionnaire, c'est la
vocation. Que les circonstances dépouillent
ce mot de romantisme sentimental ou d'un
« humanisme »
héroïque, il n'en sera que plus vrai et
plus solide ; car c'est de la volonté
même de Dieu qu'il tire sa substance, une
volonté reconnue et accomplie. Vocation
n'est en effet rien d'autre qu'une direction
formulée, contrôlée et
renouvelée par le Saint-Esprit ; et,
à cet appel de Dieu, le disciple dit :
oui, et c'est tout. Cette tranquille approbation de
l'Esprit et ce don d'une réponse constamment
vécue du serviteur, tel est le fondement de
la vie missionnaire. Contre ce roc, toutes les
tempêtes se brisent.
Si la vocation fonde la vie
missionnaire, la joie l'illumine et la fortifie.
Cette « joie parfaite » de
Jésus, la joie du serviteur : faire la
volonté de Dieu ; être ici au
service du Seigneur et des hommes ; travailler
à leur salut et à
l'édification de Son Église,
l'Épouse de Christ, Christ le Seigneur du
Royaume qui vient ! Saisir la signification
d'un tel service, c'est connaître la joie,
une joie incomparable et forte, capable de
transfigurer les circonstances les plus dures,
d'illuminer les pages les plus sombres de la vie
missionnaire.
Dans ces premiers contacts avec les
missionnaires au Laos, le sentiment qui vous gagne
et vous attache, c'est une affection fraternelle
profonde. C'est aussi ce respect fait de
reconnaissance et d'admiration
pour ces hommes et ces femmes qui en notre nom
combattent dans des conditions extrêmement
difficiles.
La profondeur et la
sévérité de leur solitude ne
laissent pas de vous impressionner. Ils vivent, eux
et leurs enfants, un perpétuel renoncement,
dépouillés qu'ils sont de tout ce qui
fait le charme et le bienfait de notre existence
d'homme, dans le cadre magnifique et riche de nos
paysages et de notre société
occidentale. Qu'il me soit permis de le dire :
je reste saisi par le dépouillement de la
vie missionnaire. D'aucuns diront avec
raison : Sur les fronts de guerre, combien
souffrent et meurent pour une cause infiniment
décevante et terrestre ! Pourquoi
s'apitoyer sur le sort des envoyés du Roi
des rois ? Il n'est pas question de
« s'apitoyer » sur eux, leur
vocation est trop noble et généreuse
pour cela, et avec le Christ, nul ne l'ignore, le
service implique la croix. Non, il est simplement
question ici de les comprendre et de les
honorer.
Nous traduirons concrètement ce
geste en leur réservant cette affection
forte et cette compréhension attentive,
signes de notre présence avec eux dans la
lutte et les problèmes qui les tenaillent.
COMMUNION
Parier des missionnaires, c'est parler
d'une communion, d'une communauté. Ce don
d'une heureuse communion spirituelle entre les
missionnaires au Laos nous remplit de
reconnaissance. Mais vivons dans la vigilance, car
c'est pour rompre cette unité féconde
que le diable (en grec : diviseur)
déploie son activité essentielle. Ne
soyons nullement surpris de cette constatation,
confirmée par ces lignes récentes
d'un missionnaire d'expérience :
« Cette communion fraternelle est la
chose la plus difficile à réaliser
sur le champ missionnaire, m'a-t-on dit il y a
près de cinquante ans ; je ne l'ai pas
oublié, et pour cause... » Ce peut
être humiliant, troublant même, de
penser que le plus difficile problème
missionnaire réside souvent dans les
relations mutuelles des missionnaires, de sorte
que, s'il est nécessaire de prier pour la
mission, il convient de prier premièrement
pour une véritable entente entre
missionnaires. Essayons de comprendre. On pourrait
comparer tout ce qu'implique pour eux la mise en
commun du travail, des activités diverses,
du foyer familial même, à la situation
de dix familles d'agriculteurs appelées
à grouper volontairement leurs terres et
leur chédail en vue d'une commune
exploitation ; il y a en effet un seul
« champ » au Laos, et plusieurs
familles de « moissonneurs ».
De plus, il y a le climat, un climat
énervant, capable d'exaspérer les
meilleurs caractères... et le diable le sait
bien ! Il y a aussi l'isolement, cette
solitude imposée au missionnaire, avec sa
subtile tentation ; en effet, il n'est plus
comme au pays au bénéfice du
contrôle et de l'enrichissement de
l'assemblée locale. Il est seul, seul en
face de lui-même, constamment sollicité par
une Église mineure souvent à la
remorque de son opinion, et même de ses
décisions ; inconsciemment il en
acquiert une personnalité forte ; il
cherchera instinctivement en lui-même le
critère définitif de son
jugement : il court ainsi le risque de devenir
absolu.
Pour que de telles personnalités
puissent cheminer et travailler ensemble il ne faut
rien de moins qu'un
« brisement » intérieur
constamment renouvelé par le Saint-Esprit.
UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ
La retraite de juillet 1952 nous ouvrit aussi
à une redécouverte de la
« communauté
missionnaire ». Les chapitres 4
aux Éphésiens et 12
de 1 Corinthiens nous sont
apparus dans une irrésistible
clarté : nous y avons reconnu les
intentions de Dieu pour toute communauté
missionnaire régie elle aussi par le
« même Esprit ». Si Dieu
par son Esprit unit les croyants d'un même
lieu en une communauté qui le sert, ne
veut-Il pas de même unir ses serviteurs
appelés en une même région en
vue d'un même service ? Et c'est alors
non plus la dispersion d'unités
individualistes, mais le visage, d'une
communauté missionnaire constituée.
L'équipe missionnaire du Livre des Actes
nous confirme dans cette conclusion. Dieu les veut
donc unis ensemble, Ses envoyés, travaillant
la main dans la main. Impossible, dès lors,
de céder à la tentation de
l'individualisme pour « faire son oeuvre
à soi », en marge ou en
dépit de ses collègues ; non, il
n'est désormais possible de n'agir que dans
l'interdépendance, « soumis les
uns aux autres dans la crainte de
Christ »
(Eph.
4. 17). Christ me parle donc
aussi par mes collègues, c'est pourquoi leur
présence, leur richesse spirituelle, leurs
conseils, leur aide, me seront toujours importants,
et même ma sauvegarde.
Cette unité vécue est
déjà une prédication
indispensable, capable de confirmer toutes les
autres : « qu'ils soient
parfaitement un, demande Jésus, afin que le
monde croie. »
Comme dans l'Eglise, Dieu veut voir
cette unité s'épanouir dans une
diversité féconde et
nécessaire. Il qualifie chaque missionnaire
pour des tâches différentes,
complémentaires de celles de ses
collègues. Là aussi le Saint-Esprit
préside, confère, et établit.
Ainsi, ces tâches multiples,
inhérentes au témoignage
missionnaire, semblent correspondre à des
dons et des aptitudes infiniment diverses aussi.
Inutile, pour un seul missionnaire, de
prétendre les accomplir toutes dans sa
sphère géographique ou
personnelle ; rien ne serait alors vraiment
fait, et son énergie s'userait dans une
dispersion impossible de forces. Mais plutôt
que chacun accepte ses limitations et recherche
seul, et avec ses collègues, à
quelles tâches le Seigneur le destine, pour
s'y donner alors tout entier :
l'évangélisation, l'éducation,
l'enseignement scolaire ou biblique, l'administration,
l'artisanat
et
les constructions, la littérature, la
médecine, etc...
Ce témoignage infiniment riche et
varié du seul Évangile, demande le
ministère d'un corps de missionnaires
solidaires, où chaque membre remplira
harmonieusement sa mission particulière.
« Unité dans la
diversité » : N'est-ce pas
l'expression même de la volonté de
Dieu pour ses serviteurs comme pour Son
Église ?
ENFANTS
Dans cette « famille
missionnaire » s'inscrivent
également les enfants. Dieu les a
accordés et c'est à dessein que nous
leur réservons une place primordiale dans
l'ordre des préoccupations
missionnaires.
Leur arrivée et leur
présence au foyer est une source
rafraîchissante de joies et de
bénédictions. Ce don met en
évidence pour le missionnaire, au même
titre que pour tout homme, l'institution de la
famille ; pour lui aussi, cette vocation
magnifique est totalitaire dans ses exigences, au
point que, « si quelqu'un n'a pas soin
des siens, et en particulier de sa famille, il a
renié la foi, il est pire qu'un
infidèle », insiste le grand
missionnaire dans 1 Tim. 5. 8. Ainsi, en mission
comme au pays, le disciple de Christ est
placé devant les exigences et les
beautés d'une double vocation : le
service de l'Évangile et la vie de famille.
Le sage équilibre que Dieu donne sera sa
sauvegarde.
Il ne nous est donc pas permis,
même inconsciemment, de considérer la
présence de ces enfants comme une sorte de
« fâcheuse
nécessité » comme une
entrave regrettable à l'oeuvre de Dieu. Ne
serait-ce pas mettre en cause « Dieu qui
fait naître» (Es. 66. 9) et faire preuve
d'une spiritualité malsaine, voire
égarée ? Non, nous saluons au
contraire leur présence comme un don de
Dieu, et nous nous réjouissons pleinement
avec ces missionnaires auxquels ils apportent tant
de joie. C'est pourquoi nous les aiderons, ces
parents, à accomplir leur mission
éducatrice menée dans des conditions
exceptionnellement difficiles.
En vérité
l'éducation complète des enfants en
terre de mission est un problème de
taille.
Ils réclament dès le
premier âge une surveillance et des soins
multipliés, infiniment plus soutenus qu'en
conditions normales :
L'influence d'un climat malsain expose
constamment l'enfant aux maladies traîtres et
redoutables des tropiques. Les parasites, les
insectes, les reptiles etc. sont une
perpétuelle menace. Aucune négligence
n'est permise, le jour, et même la nuit,
lorsque l'enfant couvert de sueur demande à
être changé pour éviter les
fameux coups de froid de la saison chaude et
pluvieuse.
Très tôt, le
problème de l'éducation se pose avec
toutes ses exigences. Il ne saurait être
question ici de laisser l'enfant s'intégrer
insensiblement à la société
indigène ; c'est pour une existence
occidentale qu'il faut le préparer. Sans une
surveillance patiente et souple, l'enfant
s'évade pour rejoindre ses petits camarades
laotiens, dans leurs jeux, leurs repas malsains,
dans leurs vices aussi. Que faire alors ?
Comment les éduquer sans les isoler
pourtant ? Question souvent irrésolue
et douloureuse.
Au problème de l'éducation
s'ajoute bientôt aussi celui de
l'instruction. Cet enfant, de 8, 10, 12 ans, qui va
donc le préparer intellectuellement à
la vie occidentale qui l'attend ? Qui va
l'instruire ? Où ira-t-il à
l'école ? Certains couples
missionnaires ont entrepris un enseignement
primaire dans le cadre familial., mais que
d'énergie et de temps consacrés
à cette indispensable tâche. D'aucuns
préconisent la dislocation de la famille
pour laisser les enfants seuls en Europe pendant
leur scolarité ; mais trop de drames
affectifs irréparables s'inscrivent en faux
contre une telle solution ; pourquoi
« sauver les indigènes et perdre
ses propres enfants » ? Comment
alors donner une instruction scolaire convenable
aux enfants, sans les arracher à leurs
parents et sans surcharger ceux-ci d'une
tâche scolaire à laquelle ils ne sont
souvent pas préparés ?
Sans être parfaite, la solution
collective semble la meilleure. Découvrir le
meilleur site climatique du pays, si possible au
centre du champ, y grouper les enfants
missionnaires en âge de scolarité, les
confier à une institutrice missionnaire,
tels semblent être les éléments
d'une heureuse solution.
SOLITUDE
Hors de sa famille, le missionnaire vit
souvent dans une profonde solitude
intérieure. L'un peut l'éprouver plus
que l'autre ; elle peut, au gré des
circonstances, se dissiper ou au contraire
dégénérer en une
véritable obsession.
Solitude sociale tout d'abord.
Transplanté dans un milieu
foncièrement différent du sien, le
missionnaire ne trouve quasi personne pour vraiment
partager ses impressions, ses pensées, sa
vie. Lorsque vous rencontrez un ami, un voisin, un
inconnu même, une conversation s'engage
bientôt, et un lien se crée autour de
sujets variés, appréciés et
goûtés par l'un et l'autre ; et
ainsi l'on fait connaissance. Or, si attachant que
soit le Laotien, il demeure difficilement
saisissable et
« connaissable ». Impossible de
communier avec lui devant les richesses de la
nature par exemple, il n'a pas distingué
entre l'herbe et la fleur, il n'éprouve pas
que la fleur est parfumée et pleine de
beauté. Inutile d'essayer de lui transmettre
une émotion musicale, vous restez seul, sans
écho. Conversons alors sur la famille,
l'éducation et les soins aux enfants, la
cuisine ; là encore
il chemine sur d'autres voies et la rencontre reste
irréalisable. Parlons de questions sociales,
économiques ou politiques ; peine
perdue ! Au moins, de la culture du riz ou de
l'élevage du bétail ; même
là, il faut le chercher sur son propre
terrain de pensée et de conception. Toutes
ces tentatives restent à peu près
vaines, il faut rester seul en face de
soi-même, se résigner à ne
pouvoir partager. Là encore, le missionnaire
est appelé à se donner, à
sortir de lui-même et de sa mentalité
occidentale pour s'identifier à celle du
Laotien en vue de contacts réels et
féconds.
À cette solitude sociale s'ajoute
l'isolement spirituel. Le milieu païen vous
pèse ; le climat spirituel est
tellement corrompu par les superstitions et
faussé par un bouddhisme
dégénéré. Vous vous
découvrez seul,
désespérément seul,
enveloppé par cette ambiance lourde du
paganisme, prisonnier dans une forteresse sans
échos : l'indifférence et
l'insouciance laotiennes.
Tournons-nous alors vers les croyants
pour étancher cette soif de communion et de
renouvellement spirituels. Dans la Personne de
Dieu, il est vrai, c'est enfin une véritable
rencontre avec eux, une réelle et riche
communion ; c'est la Sainte Cène, c'est
la prière, c'est l'Écriture, c'est
l'amour fraternel : autant de liens
authentiques entre nous et d'occasions
d'enrichissements réciproques. Oui, en
Jésus-Christ, nous pouvons avec le Laotien
faire mutuellement connaissance.
Toutefois, cette communion ne semble pas
nous ouvrir à un partage intégral des
expériences spirituelles. Ou bien le
converti a si scrupuleusement imité le
missionnaire que celui-ci se retrouve en face de
lui-même, ou bien il s'affirme dans sa
personnalité orientale et nous devient
très différent. Il saisit et vit sa
foi dans ce cheminement propre à sa
mentalité ; de plus il ne semble pas
avoir atteint sa pleine maturité
spirituelle. Ainsi, par exemple, le Laotien demeure
apparemment inaccessible à la
réalité contraignante de l'amour de
Dieu. « En multiplier les appels, pour
vous saisissants, le laissera, lui, parfaitement
insensible », expliquait
l'évangéliste au jeune missionnaire
quelque peu bouleversé. Voici donc tout un
thème, le thème par excellence,
l'amour de Dieu, dans lequel le missionnaire ne
peut pleinement communier avec son frère
laotien, soit que celui-ci ne l'ait pas encore
compris, soit qu'il le comprenne
différemment. Là encore, pour le
rencontrer, le missionnaire doit « mourir
à lui-même » pour faire tout
le chemin jusqu'à lui. Ainsi, pour ses
problèmes intimes et ses besoins spirituels
personnels, il restera seul en face de
lui-même. Comment le sortir d'un tel
isolement ?
C'est à nous qu'il appartient de
rompre cette solitude sociale et spirituelle. Aux
prières de nos lèvres, joignons le
ministère de nos plumes. Il faut leur
écrire, leur écrire souvent ;
leur écrire un message d'encouragement, leur
donner quelques échos du dernier culte, d'un camp,
d'une
convention ; leur parler aussi de tout ce qui
intéresse notre vie d'homme, au pays, dans
la profession, dans la famille ; quelques
mots, même de la floraison des lilas, d'une
délicieuse répartie du petit Jean, ou
de la réussite des confitures, apportent un
parfum bienfaisant dans la vie
missionnaire.
La correspondance est un acte de
communion, une présence nécessaire
auprès de ces témoins isolés.
Nous supplions ceux qui aiment la mission et les
missionnaires de leur écrire souvent, sans
attendre d'eux l'impossible, une
réponse.
Dans son lointain isolement, le
missionnaire souffre de l'absence de son
église. Il en est privé comme d'une
source renouvelée de communion,
d'enrichissement et d'équilibre.
Privé de cette sève vivifiante, il se
voit, de plus, constamment appelé à
donner aux païens et aux croyants
indigènes. Au Laos, le missionnaire reste
encore, devant son Dieu, le premier responsable de
l'Eglise encore mineure, comme aussi de
l'évangélisation du pays. Il sera
souvent seul pour « porter les soucis
épuisants que donnent les
églises », seul pour lutter contre
les puissances occultes, seul pour vaincre
l'invincible indifférence d'un peuple
satisfait et insouciant, seul pour résister
aux vagues de découragement. Aussi, quel
inestimable secours que la présence et
l'appui d'un évangéliste
indigène ; et combien indispensables
sont ces rencontres entre missionnaires, ces
occasions uniques de retraite, de contact et de
renouvellement.
Mais par-dessus tout, et si grande
qu'elle puisse être, cette humaine solitude
connaît toujours une présence d'autant
plus réelle et permanente : le
Seigneur. Avant tout, la promesse concerne ceux qui
sont allés « faire de toutes les
nations des disciples » :
« Je suis avec vous tous les
jours », moi Jésus, le Seigneur du
ciel et de la terre (cf. Matth.
28). Il y a de ces moments
où les yeux s'ouvrent, étonnés
et joyeux, et Le reconnaissent réellement
avec nous et pour nous (cf. Luc
24).
Cette condition particulière de
l'envoyé, ainsi séparé de son
église, demeure une réelle
épreuve. Appelé à donner
toujours sans pouvoir se renouveler suffisamment,
il en éprouve un lent appauvrissement de sa
vie spirituelle et de ses connaissances. Il
s'aperçoit, à la fin de son
séjour, que la fatigue physique s'accompagne
d'un épuisement intérieur : il a
vraiment tout donné.
Lors du retour d'un missionnaire
d'élite, fatigué par un long
séjour, certains s'étonnèrent
de la pauvreté de ses
messages !
Il est cruel et injuste d'attendre d'un
homme ou d'une femme physiquement et
spirituellement épuisés des
réunions retentissantes (sont-elles, du
reste, les plus substantielles ?). Comprenons
qu'ils viennent avant tout, non pour donner encore,
mais pour recevoir, pour être de toutes
manières renouvelés parmi nous et
aussi par nous. Laissons-les revenir dans cette
heureuse perspective.
CLIMAT
L'influence du climat est pour beaucoup
responsable de cette longue fatigue. Certes, il ne
faudrait rien exagérer, mais dire pourtant
quelques mots de ce redoutable ennemi de
l'Européen, surtout en saison chaude.
Dès votre arrivée, il vous enveloppe
de son action sournoise, débilitante et
déprimante aussi. « Pas
d'illusion, mon cher, sous ce climat, nous sommes
diminués de moitié »,
m'annonce un collègue avec une pointe
d'humour. Il ne devait dire que trop vrai !
« Être diminués de
moitié », cela signifie quelque
chose de très dur à accepter.
Physiquement, alors que le travail se
multiplie, car les aides manquent et les moyens
sont rudimentaires, quoi de plus
démoralisant que ce sentiment
prématuré d'une impitoyable fatigue.
Il faut lâcher prise, bien sûr, mais
qui fera le travail, ce travail
impérieux ? Il y a le dispensaire, les
visites, les cours, le jardin, le bois, la
corvée d'eau, la lessive, le raccommodage,
les réparations, les constructions, etc...
Intellectuellement aussi, vous êtes
diminué, fatigable à l'excès,
et cependant le cours biblique n'attend pas, cette
traduction presse, cette correspondance
arriérée s'impatiente, et puis
l'étude de la langue vous réclame, et
l'étude personnelle, tant il est vrai qu'il
faut apprendre avant d'enseigner. Le moral est lui
aussi soumis à rude épreuve ;
les nerfs et le caractère, même le
meilleur, s'en ressentent ; vous supportez mal
le bruit et les pleurs de vos enfants
énervés ; même entre
conjoints, la communion n'échappe pas
à l'épreuve d'une pénible
tension parfois ; entre collègues
également, cette même tension risque
de troubler les relations. les indigènes
vous énervent par leur lenteur à
dire, à comprendre ou à faire, par
leurs inconséquences aussi, et vous
cédez facilement à l'impatience. Tout
cela vous pèse et vous êtes
effrayé de vous surprendre dans de tels
manquements.
Pour sa vie intérieure,
spirituelle, le missionnaire doit aussi compter
avec l'influence du climat. Alors qu'il la faudrait
intense et solide, cette vie intérieure, sa
souffrance est précisément de la voir
affaiblie par les exigences du travail, et du
climat aussi. Souffrance, certes, mais grand
apaisement aussi : Oui, « en Christ,
nous avons tout pleinement, en Lui nous sommes
accomplis », et ceci justement lorsque
nos ressources s'épuisent et
qu'apparaît notre misère
intérieure ; grande consolation, car
c'est précisément dans
« notre faiblesse que l'Esprit nous vient
en aide », qu'Il
« intercède pour nous. »
Et là, j'ai compris quelque chose de la
valeur de la prière des
« autres » : Ils prient
pour nous, voire à notre place lorsque nous
ne pouvons plus suffire, accablés,
découragés peut-être. Nous
vivons nous, en Europe, dans des conditions
infiniment plus favorables qu'eux. Nous pouvons
prier vraiment ; prions pour ainsi dire
à « leur place ».
Vous êtes en effet quelquefois
poursuivi jusque tard dans la nuit par de multiples
tâches, des soucis, des tentations ;
fatigué, la dépression parfois vous
guette ; vous vous laissez impressionner par
des déceptions
répétées, par la lenteur des
progrès missionnaires, par l'ampleur de la
tâche inachevée ; le sentiment de
la solitude vous surprend et l'incertitude
politique aussi vous pèse
inconsciemment : peut-être la maladie
visite-t-elle à nouveau votre petite
famille ? Tout ceci appartient au combat du
chrétien et du missionnaire en particulier.
Mais alors qu'il faudrait tant pouvoir prier,
méditer les Écritures, seul, et avec
sa femme, la fatigue vous gagne, impérieuse,
une chaleur moite et lourde vous enveloppe, car
nous sommes en saison des pluies ; vous
cherchez en vain la lucidité pour une
lecture biblique approfondie, l'énergie
combative de l'intercession. « La nuit
nous y préparera », pensez-vous
alors. Le sommeil enfin trouvé se poursuit
dans cette même atmosphère
oppressante. Enfermés sous la moustiquaire,
vous vous réveillez fatigué comme la
veille, la tête lourde... et
déjà le travail aux multiples
exigences vous sollicite, une journée bien
remplie vous appelle, la journée rude et
heureuse du missionnaire.
JOURNÉE
MISSIONNAIRE
Le moment de recueillement est trop vite
interrompu ; sur la galerie, des
indigènes venus chercher conseils et secours
vous attendent déjà. Ce sont alors
ces entretiens interminables, pour arriver
finalement à l'essentiel ; il faut les
aimer, les aider dans leurs impasses
matérielles et spirituelles, dans leurs
problèmes sociaux, dans leurs maladies, etc.
Dans la chambre voisine, vos enfants à peine
vêtus courent et appellent, il faut s'occuper
d'eux aussi, prendre le temps de les aimer surtout.
Très vite c'est l'heure de servir le
déjeuner, ... encore une ultime
préparation des cours et déjà
les cris de joyeux écoliers envahissent la
station ; c'est l'heure pour l'institutrice
missionnaire de laisser sa petite famille pour une
autre, aux enfants bronzés et souriants.
Lui, sera appelé en visites ou en longue
tournée, à moins que la
préparation de sujets ou de cours bibliques
ne l'appelle après ce long entretien ou ses
soins aux malades. Et puis, il y a toute la
tâche matérielle qui vous sollicite,
ces humbles services sans noms et sans
nombre : ce sont des courses administratives
en ville, les commissions pour la station ou les
stations de brousse, la quête d'un camionneur
complaisant ; il faudra prendre le marteau
pour réparer un meuble, la truelle pour
construire, le pinceau pour entretenir, scier,
fendre le bois de cuisine, creuser un puits,
bêcher et fumer le jardin potager, l'ombrager
et l'arroser journellement, soigner la volaille,
tirer l'eau du puits, faire la lessive, une lessive
quasi quotidienne car les vêtements
trempés de sueur ne se portent qu'une seule
fois au risque de se voir le
corps couvert d'une irruption de
« bourbouille », une lessive
dans des seaux ou des écuelles, avec une eau
péniblement tirée, une lessive
à « l'huile de coude »,
une lessive qui, sous ce climat
« tue » la femme missionnaire.
Très vite, trop vite, le rapide
crépuscule tropical vous contraint à
la retraite. C'est le repas du soir, en famille,
enfin l'heureuse détente, les conversations,
la joie des enfants ; C'est avec eux un moment
de jeux et de rires où, dans nos bras, ils
iront voir les poules somnoler au perchoir,
où, debout sur les épaules de leur
papa, ils tendront leurs petits bras pour
détacher quelque mangue ou quelque banane
mûre. Ou bien ce sera la bienfaisante
évasion au bord du fleuve, dans le grand
calme des soirées laotiennes, l'oeil perdu
sur le couchant flamboyant, l'âme ouverte
à cette contemplation reposante, à
cette prière d'adoration, à cette
paix de Dieu tellement proche en cette heure de
retraite. Quelquefois aussi le crépuscule
allume une lampe heureuse au milieu d'amis :
des missionnaires attendus depuis fort longtemps
vous sont enfin donnés ; et c'est une
belle soirée ensemble. Quelle joie de se
retrouver ! Que d'impressions à
échanger ! Et ce sont de francs
éclats de rires, des conversations
animées et heureuses, des cantiques... Une
voix chaude lit maintenant quelques extraits de
Semailles et Moisson ou quelque lettre
récemment arrivée du pays. Quels
moments bénis et toniques où se soude
la communion, où se nouent de profondes
amitiés, où se dissipent la tension
et la fatigue du travail... Il sera très
tard, ce jour-là, quand, après la
prière en commun chacun, à regret, se
retirera.
Plusieurs fois par semaine, après
le repas du soir, la cloche de la petite chapelle
aux murs blanchis vous appelle pour une heure
d'étude et de prière avec nos
frères laotiens. Il fait bon alors se
regrouper avec eux, avec eux se retremper dans la
foi, avec eux servir, avec eux adorer.
... Ce soir vous les retrouvez tous les
deux, attablés près de la chandelle
immobile ; souvent, ils essuient leurs mains
humides de transpiration afin de ne pas tacher leur
travail. Elle, elle vient de laisser couture, ou
raccommodage, pour corriger les devoirs
d'école ; lui, il rédige un long
rapport. De temps à autre leurs ombres
s'interrogent : « Que penses-tu de
cette phrase » ? Dehors, c'est le
profond silence, déchiré parfois par
le « sermon » bizarre du kapket
(son cri de lézard semble en effet parodier
les trois phases d'un sermon) ; au loin, le
chant d'un khène se meurt dans la nuit,
puis, plus rien, sinon le murmure du papier sous
leurs plumes encore alertes.
Au-dessus de leurs têtes, la
vieille pendule vient de frapper onze coups.
« L'heure passe vite ce soir, il faut
songer au repos »... Non, on a porte
encore sur la table quelque correspondance.
La valeur de leurs lettres, rares
peut-être, réside dans ce qu'elles disent et...
dans
ce
qu'elles taisent, arrachées qu'elles sont
bien souvent au sommeil, à la lassitude,
à la langueur de ces soirées chaudes
et lourdes ; et souvent le courage vous
manque : « Tant pis, laissons
celles-ci, c'est moins urgent, ils comprendront
bien ! » Après le
recueillement, on se décide enfin à
prendre le repos, un peu déçu de
n'avoir pu tout faire, mais pourtant heureux et
reconnaissant envers le Père de tous les
détails de la journée. N'a-t-Il pas
accordé les forces pour l'accomplir ?
Et puis, Il dispensera bientôt ces mois de
saison sèche, agréables et frais;
nous pourrons alors y retremper notre
énergie, y renouveler nos forces. Quelle
attente, quel renouveau de vie, la belle saison au
Laos
RÉALITÉS
MATÉRIELLES
Mais pourquoi donc se laissent-ils
accaparer par ces multiples occupations
matérielles, pensent quelques-uns ? Ce
n'est pas précisément cela, la
tâche missionnaire ! Est-il convenable
et admissible qu'elle soit alourdie par ces
innombrables occupations ? »
Il est en effet fort regrettable que ces
envoyés, amenés à pied
d'oeuvre au prix de très lourds sacrifices
affectifs et financiers, se voient à ce
point paralysés par ces multiples travaux
matériels.
« Bien souvent,
écrivait récemment l'un d'eux, je
suis préoccupé en considérant
tout le temps que je dois passer au travail
matériel au préjudice de l'oeuvre
missionnaire ». Cette simple phrase
laisse apparaître une secrète
déception, une souffrance profonde,
démoralisante. Mais, bien sûr, pour
être en mesure de servir, il faut d'abord
vivre.
Ce que le serviteur reçoit l'aide
beaucoup, mais ne semble pas lui suffire pour
vivre, d'autant plus que ses ressources sont
grevées inévitablement de
dépenses particulières et
extraordinaires :
Il faut assurer la construction ou
l'entretien des stations. Les unes, importantes
bâtisses en « dur »,
demandent un entretien suivi ; les autres,
en bois, lentement minées par les
termites, nécessiteront une reconstruction
pure et simple.
La jeune Laotienne, venue seconder la
femme missionnaire au ménage, demande un
salaire important, voisinant 100 fr. suisses.
Le budget missionnaire doit
également trouver la mensualité
nécessaire pour la famille de
l'indispensable évangéliste. Or nous
savons que pour nourrir, loger, élever sa
famille en ville, un Laotien demande quelque 500
fr. suisses par mois. Aujourd'hui, le missionnaire
ne peut plus travailler seul, surtout dans
l'évangélisation ; la
vénération de l'indigène pour
l'Européen appartient au passé ;
elle fait place actuellement à la plus
parfaite indifférence, voire à
l'hostilité encore dissimulée.
Jusqu'au jour encore lointain où l'Eglise du
Laos sera en mesure de pourvoir aux besoins des
évangélistes, le missionnaire se voit
contraint de partager avec lui son salaire.
Signalons aussi les déplacements,
les tournées en brousse. Il faut prendre une
bonne réserve de carburant et de...
médicaments pour en donner aux
indigènes, toujours à court de
quinine en particulier. Ces courses
entraînent des frais considérables,
dépassant très souvent les
disponibilités du serviteur. Avec quelle
reconnaissance l'aide substantielle de ces derniers
mois, pour soulager ce service, fut-elle
saluée par les missionnaires !
Grâce à ce subside de la
« Prévoyante »,
(1)
il leur est
désormais possible de rouler avec de
l'essence, non plus à fr. 1.50 le litre,
mais à fr. 0.50 ! La jeep,
immobilisée depuis fort longtemps à
cause de ce prix inabordable, pouvait reprendre ses
inestimables services.
À tout cela s'ajoutent des postes
secondaires, mais redoutables dans un pays
où la vie est aussi chère ;
pharmacie de famille, soins médicaux, frais
postaux, nécessaire de bureau,
pétrole d'éclairage, bois de cuisine,
bois de travail, savon, quincaillerie, chaussures,
vêtements, etc...
Pour faire face à toutes ces
exigences, (2)
le
missionnaire et sa famille vivront dans la plus
stricte économie ; les achats au
marché ou à l'épicerie seront
limités pour tirer un profit maximum du
jardin et des conserves familiales. Les enfants
iront volontiers nu-pieds, comme les
indigènes du reste, mais ils ne pourront pas
toujours recevoir une alimentation assez
substantielle, le lait en particulier ;
certes, le commerce en offre en suffisance, mais il
est fort coûteux ; et, sinon pour les
enfants, du moins pour les adultes, on cède
à l'illusion d'un lait plusieurs fois
allongé d'eau !
Le missionnaire s'ingénie avec
raison à tirer parti de ce qui pourrait lui
apporter quelque aide économique :
ventes de fruits, de légumes, et de kapok,
aménagement d'appartements locatifs, revente
d'objets personnels, un fusil, une machine à
écrire, une montre, etc...
Heureux dans leur condition, ces
envoyés ne demandent rien. Mais Dieu, ne
nous demande-t-il pas pour eux ? Ne
devons-nous pas connaître, et leurs combats
spirituels pour prier, et leur situation
matérielle pour donner ?
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |