Les années 1715-1718, marquent pour le protestantisme languedocien une étape nouvelle. La guerre camisarde a été si cruelle et la répression si dure que la masse des Nouveaux Convertis veut ignorer les prophètes qui subsistent encore, et les rares prédicants qui travaillent à côté d'eux. On recourt au prêtre catholique pour les baptêmes, les mariages, les inhumations, et si l'on garde quelque espérance, on ne sait à quoi ni à qui la rattacher. Cependant quand Louis XIV meurt (1715), le Régent qui gouverne pour Louis XV enfant est si peu dévot qu'on suppose un instant qu'il va rétablir l'Édit de Nantes. Bâville disparaît en 1718 du Languedoc, et on est assuré que son successeur, Bernage, ne pourra pas dépasser sa froide dureté.
Mais un événement discret s'est produit, dont les conséquences seront
immenses. Un jeune prédicant du Vivarais, Antoine Court, est venu
exercer son zèle à Nîmes et dans les Basses-Cévennes. Il s'est associé
étroitement à un prédicant cévenol, Pierre Corteiz, et ils ont
entrepris de rétablir l'ordre dans le protestantisme. Ils installent
des « anciens » dans des Églises locales, tiennent des
Synodes où les quelques prédicants qui survivent sont soumis à une
discipline ; ils sont décidés à éliminer peu à peu du milieu
d'eux les femmes prédicantes et les prophètes ; et ils recrutent
dans la jeunesse de futurs prédicateurs, dont l'activité sera conforme
à la piété réglée du vieux protestantisme de France. Court et Corteiz
se tiennent en relations constantes avec les pasteurs de Genève et de
Zurich, et se font autoriser par eux. Ils ne sont plus des prédicants
mais des « pasteurs » et ils forment d'autres
« pasteurs du désert ». Le peuple huguenot, ramené lentement
à sa tradition, deviendra chaque année plus résistant en face du
catholicisme qui s'est cru victorieux.
La Tour de Constance est demeurée aujourd'hui, des
Cévennes à la mer, le symbole de cette triomphante obstination. Nous
avons dit son histoire sous Louis XIV. La vie de ses prisonnières sous
Louis XV est plus connue ; moins mouvementée, elle est peut-être
plus douloureuse en raison de sa longue monotonie.
En août 1718, une assemblée religieuse est surprise près
de Florac (Lozère). On s'y étonne fort de la venue d'un prédicant, car
depuis quelques années le pays est
tranquille ; aussi le Commandant militaire Roquelaure décide-t-il
de sévir. Usant des pouvoirs particuliers qu'il possède comme
l'intendant, il rend un jugement sur pièces, et envoie à la Tour de
Constance une veuve, Anne Boudon, V. Saint-Jullian. L'année suivante
on arrête dans les rues de Saint-Jean-du-Gard une inspirée. Anne
Saliège « qui crie : Pénitence ! ». L'intendant et
le Commandant militaire sont d'avis qu'aucune Ordonnance royale ne
permet de la condamner régulièrement et ils demandent pour l'enfermer
à la Tour une lettre de cachet à Versailles. En 1720, éclate une
affaire plus sérieuse. Aux portes de Nîmes, les pasteurs Court et
Corteiz ont réuni une assemblée que les soldats dispersent. On fait 50
prisonniers. La plupart sont destinés à être déportés à la Louisiane,
mais trois femmes sont conduites à Aigues-Mortes sur l'ordre de
Roquelaure. Deux d'entre elles avaient déjà passé ensemble dix ans au
Donjon de Carcassonne : Catherine Guidès (de Montpellier) et
Antoinette Boisset, V. Quissac (de Nîmes). Cette dernière ne demeura
pas longtemps dans la Tour. Elle y mourut en 1720 après avoir légué
par testament tous ses biens à Catherine, Guidès, « sa bonne
amie ». Bernage avait profité du convoi et du bateau qui menaient
à Aigues-Mortes les trois prisonnières, pour faire transférer à la
Tour deux autres captives de la Citadelle de Montpellier, deux
« inspirées » dont l'une, Marie Chapelle, « roulait les
prisons depuis plus de dix ans ».
La Tour de Constance allait donc à nouveau s'emplir, Mais
cette fois son nom devait être dénoncé à toute l'Europe protestante.
Antoine Court, qui était alors à Genève, y fit
imprimer une relation des événements de 1720 pour affirmer à la Suisse
et à la Hollande que la persécution se poursuivait en France, et cette
fois contre des chrétiens sans armes. Il parlait, dans son langage,
inhabile, des trois femmes (cinq en réalité) qui en entrant dans la
Tour en avaient trouvé deux ou trois autres « abandonnées de tout
le monde, livrées à la vermine, destituées d'habits, semblables à des
squelettes ». « Elles leur partagèrent leurs hardes et leur
linge, s'embrassèrent et se consolèrent réciproquement, et promirent à
la face du Ciel qu'elles mourraient plutôt que d'abandonner la cause
de Dieu ». L'Europe évangélique désormais allait s'intéresser au
sort des captives, et celles-ci, du jour où elles eurent parmi elles
des femmes animées de l'esprit de Court et de Corteiz, furent plus
fermes et plus calmes dans leur prison.
Court avait affirmé dans sa publication que les
huguenotes arrêtées n'étaient plus des « fanatiques ».
C'était s'avancer un peu, car les inspirées constituaient alors la
majorité parmi les prisonnières. En 1721, une femme de Lunel, Jeanne
Estaque-Delort, fut envoyée à Aigues-Mortes en raison de ses relations
avec les prophètes, et en 1723 l'arrestation à Montpellier des
« Multipliants », réunis pour leurs rêveries dans une
véritable salle de culte, augmenta encore à la Tour le nombre des
illuminées. Bernage, pour cette affaire, condamna à la prison
perpétuelle quatre femmes : Anne Robert V. Verchant, deux
prophétesses itinérantes, Suzanne Loubier (de Nîmes) et Jeanne
Mazauric des Cévennes, et la veuve d'un matelassier de Montpellier,
Anne Gaussent, V. Cros. Après le prononcé de son
jugement, il annonça en Cour qu'il expédiait encore à Aigues-Mortes
les deux filles de Jeanne Estaque-Delort, une autre femme de Lunel,
Victoire Boulet-Comte, et une inspirée arrêtée depuis peu dans les
Cévennes, qui était née en Vivarais et avait été emprisonnée à
Carcassonne (Isabeau Mounier, de Saint-Agrève). Le chiffre des
prisonnières se trouva porté à dix-sept.
Les deux jeunes Delort furent bientôt libérées. Leur
mère, en 1724, fit son testament dans l'étude d'un notaire
d'Aigues-Mortes où elle fut conduite. Elle réussit à intéresser en sa
faveur le ministre d'État nouveau, Saint-Florentin, qui succédait à
son père comme préposé aux affaires religieuses. Mais quand le
ministre expédia l'ordre du roi qui lui donnait sa liberté, la femme
étai [ morte depuis quelques mois (1726). Saint-Florentin signalait
ses débuts par une grâce. Cependant son nom jusqu'en 1766 reviendra
sans cesse comme celui d'un tenant impitoyable de la politique de
Louis XIV.
La prédicante Isabeau mourut à la Tour en 1725, donnant à
sa fin « des marques d'une bonne chrétienne ». Un
gentilhomme d'Alais, Benjamin du Plan, qui était alors à Genève,
écrivit à cette occasion à Court : « Dieu veuille fortifier
les autres. Ne les oubliez pas ! » Court, en effet, se
souvenait d'elles. Il invita les synodes à constituer des fonds en
faveur des Confesseurs, et il se tint en relations étroites avec une
Association de secours qui venait d'être créée à Genève au bénéfice
des protestants de France. Le nombre des prisonnières religionnaires
augmentait régulièrement, à mesure que les pasteurs du Désert
étendaient leur action dans la province.
Au début de 1725, en Vivarais, une assemblée fut surprise
à Gluyras. Le commandant La Fare fit transporter à la Tour, en un long
voyage, trois femmes, dont Marie Béraud (de Gluyras), aveugle depuis
l'âge de quatre ans (elle en avait 50 environ). L'incarcération se fit
avec une telle négligence que l'on ne savait plus quelques années plus
tard, à la Tour, la date exacte de l'arrivée des trois femmes, ni qui
avait signé l'ordre d'écrou. Marie Béraud, dès son arrivée, tomba
malade et dicta son testament « le long de la galerie » qui
reliait au château la salle basse où ses compagnes et elles devaient
vivre. Elle se souvint dans cet acte de ses deux amies du Vivarais,
mais aucune d'elles ne reçut les pauvres legs qu'elle leur destinait,
car l'aveugle leur survécut. En 1728, du Vivarais encore, viennent
deux prisonnières, Marie Vernès et Antoinette Gouin, toutes deux de la
Traverse (Saint-Fortunat). Elles ont été compromises dans un mouvement
prophétique extrêmement violent qui a agité tout un hameau, et toutes
deux sont des inspirées.
Une prisonnière, Jeanne Bruniquel, arriva du Castrais en
1726, condamnée pour avoir assisté à un culte au Désert. Les
Hautes-Cévennes fournirent un contingent de trois femmes qui avaient
été saisies en Vivarais se dirigeant sur Genève (1727) et qui, à ce
qu'il semble, ne restèrent pas longtemps dans la Tour.
Les Basses-Cévennes et le Bas-Languedoc furent plus
largement représentés alors parmi les captives. Quelques prises ne
furent pas longtemps maintenues. Une femme Anne Coupade-Cazalis, qui
accoucha dans la Tour, fut reconduite à Montpellier dix-neuf mois plus
tard avec son enfant au sein (1728). Mais d'autres huguenotes furent
strictement gardées. En 1726 le Major reçoit Jacquette Vigne, des
environs d'Alais : dix ans plus tard on ignore par quel ordre
elle est détenue. La même année le Commandant La Fare condamne à la
détention perpétuelle trois femmes de Valleraugue, (Gard), dont
Marguerite Angliviel-André qui sera encore détenue en 1737. Le 2
décembre 1727 un jugement de Bernage frappe de la même peine trois
femmes de Saint-Césaire, près Nîmes, et la fille de l'une d'elles qui
a seize ans. L'une des coupables, « vieille et infirme »,
resta au fort de Nîmes pour en sortir au bout de quatorze mois, mais
les autres entrèrent à la Tour, et l'une d'elles, Marie Robert, V.
Frizol, devait y vivre quarante ans.
Une autre prisonnière, Suzanne Vassas (de Marvéjols,
Lozère), fut arrêtée dans des conditions plus curieuses. Elle revenait
de Berlin où sa famille s'était réfugiée, quand elle fut appréhendée
en Languedoc, déguisée en homme. Une lettre de cachet l'envoya à la
Tour. Six mois plus tard, malade, elle y dictait son testament, entre
« les deux guichets » de la salle basse (31 août 1727). On
devine d'après cet acte que la prisonnière, qui a 27 ans, est alors
débordante de reconnaissance et de pitié pour celles de ses compagnes
qui l'ont soutenue, exhortée, et qui vont, croit-elle, l'aider à
mourir. Elle ne pense qu'à elles, leur lègue 200 livres à toutes, et
l'ensemble de ses biens va à deux captives : Victoire
Boulet-Comte et Anne Gaussent-Cros. Ces deux dernières sont deux
femmes de la secte des Multipliants, dont sans doute l'ardente piété
lui aura été particulièrement secourable.
À cette époque la misère était certainement grande à la
Tour. Les prisonnières étaient officiellement réduites « au pain
et à la paille ». Le pain était fourni par un boulanger de la
ville, qui recevait 3 sols par jour pour la livre et demie qu'il
remettait à chaque prisonnière. C'était le Major d'Aigues-Mortes qui
veillait à la distribution. Il se plaignait de ne rien recevoir pour
sa peine, obtenait de temps à autre une gratification, demandait
vainement un « geôlier » qu'on ne lui accordait pas, et dut
se contenter de quelques rations de pain supplémentaires dont il
nourrit une servante qui lui était indispensable « par rapport
aux prisonnières ». C'était aussi le Major qui avait la charge de
fournir la paille pour les paillasses des lits.
Mais il devait insister auprès de l'intendant pour
obtenir les crédits nécessaires. En 1726, les seize prisonnières,
disait-il « n'ont ni paille ni paillasse, par rapport à
l'humidité qui cause que tout se pourrit ».
Deux ans plus tard il renouvelait sa demande, et dans les
mêmes termes : « La Tour est si humide que tout y
pourrit ». Pour lui les prisonnières d'ailleurs n'offraient aucun
intérêt. « C'est des mauvais sujets, disait-il (1726), qui ne
méritent pas qu'on lui fasse du bien », Il est possible,
d'ailleurs, qu'à cette date les captives, abattues par le malheur, et
agitées par les bizarreries et sans doute aussi les prédictions des
inspirées, aient eu des heures de révolte ou d'aigreur qui n'ont point
édifié le major Saint-Aulas. L'écho de ces misères morales, s'ajoutant
aux souffrances physiques, parvint jusqu'à Antoine Court qui, en 1726
précisément, intervint du dehors avec son autorité de pasteur. Il
écrivit aux captives une lettre d'exhortation.
« Il nous est revenu, leur dit-il, que la paix n'est
pas tout à fait établie parmi vous, et je ne dois pas vous cacher que
cela donne un grand scandale à tous ceux qui ont l'oeil fixé sur vous
pour soulager vos peines... Au nom de Dieu, nos chères soeurs, que les
choses n'aillent plus ainsi... Aimez-vous non seulement comme des
soeurs, mais comme des personnes qui souffrent pour une même
cause ». Court s'adresse particulièrement ensuite aux
prophétesses, mais par une attention délicate il ne les nomme pas, et
c'est à toutes qu'il conseille de « nourrir leurs âmes des choses
solides, de la Parole de Dieu, de ne plus courir après les chimères
dont elles doivent avoir si souvent éprouvé la vanité... »
Les testaments de Marie Béraud et de Suzanne Vassas nous
ont appris que la charité chrétienne n'était pas éteinte au coeur des
captives. Quand Marie Vernés testa à son tour (1729), elle pensa, elle
aussi, à une prisonnière qu'elle ne nomma pas, mais qu'elle savait
devoir trouver parmi ses compagnes, et elle légua « son entière
dépouille » « à la personne charitable qui la servirait au
temps de son décès ».
On pouvait juger dès 1730 du succès qu'avait obtenue dans le
Languedoc protestant la restauration méthodique inaugurée par Court et
Corteiz. Les pasteurs voyaient venir à eux les Nouveaux Convertis bourgeois ;
baptêmes
et
mariages se célébraient souvent « au Désert ». Antoine Court
avait alors quitté le royaume, mais de Lausanne il allait organiser
plus énergiquement encore les secours moraux et matériels qui des pays
évangéliques seconderaient l'oeuvre entreprise en France.
Rien n'avait été changé dans la législation barbare qui
privait les religionnaires de toute existence civile. L'intendant
Bernage Saint-Maurice (qui allait succéder à son père), le Commandant
militaire La Fare restaient armés des mêmes foudres. Néanmoins des
souffles nouveaux se font sentir. Tandis que la Tour va voir
s'entasser dans ses murs plus de captives qu'elle n'en a jamais
enfermées, des efforts plus audacieux seront faits pour obtenir leur
libération, efforts qui laissent deviner que dans certains milieux
catholiques un mouvement s'esquisse en faveur de la tolérance. La
lutte sera d'abord si rude que les prisonnières auront à subir une
violente crise, où les plus faibles succomberont.
Vers l'année 1730, dans la région du Vivarais, éloignée
de Montpellier et difficile à surveiller, le pasteur Pierre Durand
exerçait une action décisive qui exaspérait les curés. Le Commandant
militaire y frappa quelques rudes coups pour intimider le pasteur et
ses ouailles. Deux femmes de Vernoux qui avaient exhorté à la mort une
de leurs coreligionnaires en présence même du prêtre furent aussitôt
conduites à Aigues-Mortes, sur un ordre de La Fare qui était alors à
Paris. L'une d'elles, Marie Tracol-Jullian, était enceinte ; elle
fit dresser son testament à la Tour, dès son arrivée, et mit au monde
quinze jours plus tard (3 mai 1730) une fille qui
fut baptisée Isabeau-Constance. La même année fut arrêtée vers
Saint-Pierreville, Marie de la Roche, Dame de la Chabannerie. Quatre
ans plus tard, malade, elle testait « dans la galerie qui conduit
à la Tour de Constance », énumérant dans ses legs des meubles ou
des vêtements de prix, laissant une certaine somme à son fermier de la
Chabannerie (paroisse de Fay-le-Froid, Haute-Loire), Jacques Guilhot,
qui est probablement un prédicant sédentaire qui nous est connu par
ailleurs, et donnant aux deux inspirées, Suzanne Loubier et Marie
Vernès « les entiers effets, bardes et dépouilles » qu'elle
possédait dans la prison.
La demoiselle de la Roche était connue du pasteur Durand.
Ce fut contre la famille de ce dernier que les autorités du Vivarais
tournèrent leurs plus violents efforts. Son père, habitant du Bouchet
de Pranles, qui avait 73 ans, fut conduit au fort de Brescou en 1729.
L'année d'après, la soeur du pasteur, Marie Durand, fut arrêtée avec
son mari Matthieu Serre. Serre alla à Brescou, Marie, Durand à la Tour
de Constance. Elle n'avait pas encore seize ans. Les circonstances de
son arrestation, comme aussi divers autres témoignages, ne permettent
pas de douter qu'elle n'ait été alors mariée au Désert et mariée par
le ministère de son frère, ce qui aggravait son cas. Dès qu'elle fut à
Aigues-Mortes elle reçut de Brescou une lettre où son père et son mari
lui disaient leur affection. Son père lui recommandait de dire, avec
David : « Tant plus de mal il me vient, Tant plus de Dieu il
me souvient », et son mari la remettait aux mains de Mlle de la
Chabannerie, lui demandant « de la croire comme si
elle était sa mère ». La femme, du pasteur Durand, Anne Rouvier,
dut à la fin de 1730 se réfugier en Suisse pour éviter d'être arrêtée,
et le Commandant du Vivarais se vengea de cette évasion en saisissant
alors la mère de la fugitive. Isabeau Sautel, V. Rouvier qui fut
amenée à Aigues-Mortes en avril 1731.
Isabeau Sautel avait alors aux galères un fils, condamné
depuis 1719 comme prédicant. Assez intéressée, en personne prudente et
habituée aux affaires, elle régla soigneusement la succession de son
mari et la sienne propre dans divers actes de 1731 et de 1739 que les
notaires d'Aigues-Mortes enregistrèrent. Elle ne devait jamais revoir
son hameau de Craux (Saint-Etienne de Serres) : le pasteur Durand
fut pris en 1732, pendu à Montpellier, et sa belle-mère et sa soeur
portèrent le poids de l'honneur qu'il s'était acquis en Vivarais.
Marie Durand, de son côté, ne voulut plus être que la soeur du pasteur
martyr, et ne se donna jamais pour avoir été mariée. Elle acquit par
la fin glorieuse de son frère une notoriété à l'étranger, et dans la
Tour une autorité qui allèrent croissant à mesure que s'ajoutaient
l'une à l'autre les 38 années de sa détention.
En 1731 encore, une femme de Marcols, Marie
Vernet-Monteils, fut arrachée au Vivarais au cours d'une promenade
militaire, et envoyée à la Tour par lettre de cachet. Elle testa en
1736 dans une chambre basse du château du Gouverneur et mourut à la
fin de l'année.
La mort de Durand n'avait pas découragé ses compagnons,
et les Assemblées continuèrent dans les montagnes qu'il avait si
audacieusement parcourues. Mais rien n'était plus
difficile, disaient les autorités, que de trouver des témoins disposés
à porter témoignage en justice contre des religionnaires. En mars
1735, un officier du Vivarais qui avait mis la main sur quatre
accusateurs de bonne volonté, décida l'intendant à ouvrir une large
procédure contre une Assemblée tenue près de Beauchastel.
L'instruction dura deux ans ; plusieurs des inculpés s'évadèrent
des prisons du Pont-Saint-Esprit. Le jugement fut rendu à Montpellier
sur pièces par Bernage Saint-Maurice : il envoyait à la Tour,
pour leur vie, Marie Vey-Goutet (de Saint-Georges-les-Bains), Isabeau
Menet-Fialais (habitant Beauchastel) et Jeanne Menet, soeur de cette
dernière. Le mari d'Isabeau Menet et le père de Marie Vey étaient
condamnés aux galères. Jeanne Menet put, après le jugement rendu,
s'échapper du Pont-Saint-Esprit et gagna Genève. Sa soeur et Marie Vey
durent partir pour la Tour. Mais quand un officier vint les prendre,
il apprit qu'elles avaient toutes deux un enfant au sein ; ces
enfants étant nés en prison pendant la détention de leurs mères, et il
fallut réquisitionner pour elles « une chaise » (juin 1737).
Quelques mois avant l'écrou des deux jeunes femmes, deux
protestantes du Vivarais avaient été incarcérées, mais avec plus de
hâte, comme coupables simplement d'avoir fait bénir leur mariage par
un ministre : Marie Verilhac-Sauzet (habitant Pranles) et Marie
Vidal-Durand (de Meyras, près Vals).
En 1739 deux pasteurs furent surpris en Vivarais et
blessés à mort pour avoir essayé de s'enfuir. Une femme de Lamastre,
Louise Peyron, qui avait du bien, avait logé l'un d'eux, Morel dit
Duvernet. Elle fut conduite à Tournon, enfermée
dans un cachot en même temps que le cadavre du pasteur, et condamnée
par Bernage à une prison perpétuelle dans la Tour d'Aigues-Mortes
(fév. 1740).
Le renouveau huguenot donna lieu au Bas-Languedoc à des
exécutions pareillement brutales dont l'année 1730 marque également le
retour.
Un jugement expéditif de La Fare, rendu sur pièces (3
avril 1730), condamna d'un seul coup neuf femmes de Nîmes à la Tour de
Constance à la suite d'une assemblée tenue par le pasteur Roux au Mas
des Crottes. Les soldats avaient cette fois appréhendé des
protestantes d'un rang social relativement élevé, dont les maris
étaient dans le négoce ou l'industrie. Deux d'entre elles étaient
enceintes. Nous nommerons toutes les condamnées, que nous retrouverons
plus tard Suzanne Daumezon-Mauran, femme d'un voiturier elle accoucha
à la Tour le 17 août d'un fils, dont la marraine fut Jeanne Lestrade,
femme du major Saint-Aulas ; Isabeau Amalric-François et Suzanne
Amalric-Peyre, deux soeurs dont les maris étaient, l'un fabricant de
bas, l'autre facturier de laines ; Olympe Liron-Rigoulet, femme
d'un marchand bourgeois ; Marguerite Maury-Chabanel, fille d'un
riche propriétaire et femme d'un marchand ; Isabeau
Michel-Jullian, femme d'un maître calendreur d'étoffes ;
Jacquette Paul-Blanc, nièce d'un ancien pasteur d'Aigues-Mortes et
femme d'un marchand bourgeois ; enfin une fille, Anne Sabourin,
que nous savons n'avoir pas été sans ressources. La neuvième
condamnée, Suzanne Durand-Bastide, était dans un état de grossesse si
avancé qu'il lui fut permis à Nîmes d'aller accoucher dans sa maison,
d'où elle put s'échapper pour fuir à Genève.
Après cette rude épreuve, les protestants de la plaine
parurent plus tranquilles, mais les Cévennes remuèrent, et le
prophétisme reparut. On arrêta en 1732 à Cazilhac (près Ganges) deux
inspirés « hurlants et tremblotants, faisant comme s'ils
paraissaient ivres », Jean et Pierre Cambon, et leur soeur Marie,
qu'une crise avait jetée à terre. L'intendant demanda à la Cour
l'autorisation de ne pas ouvrir une procédure contre ces
« fanatiques », de peur de « réchauffer les idées des
Cévenols » en leur rappelant les temps camisards. Il fit envoyer,
par ordres du roi, les hommes à Brescou et la fille à Aigues-Mortes.
En 1734 une assemblée fut surprise près d'Alais. Une
jeune fille d'Alais, Anne Soleyrol (16 ans), fut condamnée à être
enfermée au couvent de Mende. Mais elle s'y montra si rebelle aux
instructions catholiques que deux ans plus tard l'Évêque et
l'intendant demandèrent qu'elle fût transférée à la Tour de Constance.
Elle y entra en janvier 1737, « fort heureuse de se trouver là
parmi des soeurs en Christ ».
Les cultes ayant ensuite repris dans la plaine, avec un
nouvel élan, une nouvelle exécution parut nécessaire. Le dimanche 28
juin 1739 des soldats de Nîmes arrêtèrent sur la colline de
Mourrefrech une vingtaine de femmes et d'enfants. Un jugement rendu
deux mois après envoyait dix femmes à la fois à Aigues-Mortes. Toutes
étaient de condition modeste : Marguerite Aberlenc-Pasquier, Catherine
Rouvière-Marcel, Suzanne Bouzige-Bourret, Antoinette Cabiac-Pasquier,
les quatre mariées à des faiseurs de bas ; Madeleine Nivard-Savanier,
femme d'un maçon Catherine Vigne-V. Leydet, veuve d'un teinturier Marguerite
Roux-Arnaud, femme d'un revendeur d'eau-de-vie. Les soldats n'avait
pas arrêté cette fois de femmes enceintes, mais deux des condamnées
étaient fort âgées : Jeanne Antérieu-Lacour, mariée à un
tisserand, avait 77 ans, et Espérance Durand-V. Coulon, veuve d'un
cardeur de laine, était octogénaire. Une dernière condamnée, Judith
Puech-V. Trouilhet, avait manifesté dans le Fort de Nîmes « le
désir de se réunir à l'Eglise ». Elle avait 62 ans. On la garda
donc « pour l'instruire ». Elle lut graciée le 20 janvier
1740, et quatre jours plus tard les neuf autres étaient transférées à
la Tour, sous la garde de dix soldats.
Le même jugement avait fait enfermer au couvent de la
Providence, de Nîmes, sept jeunes filles dont deux n'avaient que huit
ans. Une autre, Suzanne Pagès, qui en avait dix-neuf et s'en donnait
quatorze, était infirme, et devait appuyer sur une jambe de bois
« une jambe cassée dont la plaie coulait constamment ». Ses
parents très pauvres ne purent rien fournir au couvent pour sa
pension ; aussi, comme en 1741 « elle ne donnait pas de
marque de conversion », l'intendant, sur la proposition de
l'Évêque, obtint-il de la Cour une lettre de cachet pour l'incarcérer
à Aigues-Mortes. Elle avait alors vingt et un ans, en paraissait
seize, et la supérieure du Couvent, dans une phrase où l'on sent
percer du respect, disait d'elle : « Cette fille a toujours
eu la droiture de ne rien feindre pour se procurer son
élargissement ».
Avec toutes les prisonnières dont nous venons de relever
l'entrée successive à la Tour, il s'en trouvait une autre en 1741, et
depuis onze ans, qu'il faut distinguer d'elles. Marion Cannac, de
Lacaune (Tarn), était d'origine protestante, mais
sa famille l'avait fait enfermer « pour libertinage » dans
un couvent de Montpellier, puis à Aigues-Mortes. Elle prononçait
« les paroles les plus infâmes et les jurements les plus
horribles », et les huguenotes ne la tenaient pas pour une des
leurs.
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