4 à 5 millions d'adeptes et 1600 mosquées recensées, enquête sur l'Islam et l'argent de l'Islam
Avec de 4 à 5 millions de musulmans et 1 600 mosquées recensées, l'islam est la deuxième religion du pays. Ses moyens financiers viennent des Etats du Maghreb et de ceux du Golfe, des deniers publics, de la générosité des fidèles et du commerce halal. Quatre sources de financement qui suscitent des interrogations, voire des inquiétudes. Enquête
«Pendant le ramadan, Allah nous offre l'occasion de nous racheter tous. Il faut jeûner avec sincérité, avec attachement, avec amour, avec soumission. Ceux qui donneront aux nécessiteux recevront la rétribution d'Allah...» Ce vendredi de novembre, pour la grande prière de la mi-journée, 1 500 personnes écoutent avec ferveur le prêche, en arabe et en français, de l'imam de la mosquée Es-Salam, dans les quartiers sud de Toulouse. La grande salle est archicomble. Dans la cour, une cinquantaine de mètres de tapis colorés sont déroulés pour accueillir la mosaïque de fidèles qui affluent: retraités en djellaba, jeunes en jogging et baskets, messieurs en costume, trentenaires barbus et discrets... Quelques dizaines de femmes prient à l'étage. Surplombée par une barre HLM déserte, dont aucune vitre n'a résisté à l'explosion de l'usine AZF en septembre 2001, la plus vaste mosquée de Toulouse est aménagée dans une ancienne demeure délabrée de brique rose, flanquée de deux tourelles et de dépendances abritant un lieu d'ablutions et une bibliothèque.
Quand tout se mélange...
«Avec les dons de nos fidèles, nous avons racheté le château de Tabar en 1987 pour 1,67 million de francs (254 600 ¤), que nous avons payés en deux fois. A l'époque, la Ligue islamique mondiale (LIM) - une ONG saoudienne - nous a versé 180 000 francs (27 440 ¤), 9% du budget», explique Ahmed Hilmi, trésorier de l'Association musulmane de Toulouse (AMT), qui gère le lieu. Souriants, présentant au visiteur le rapport financier de l'année écoulée avec bilan simplifié et budget prévisionnel, les responsables de l'AMT, association selon la loi de 1901, n'ont pas peur des chiffres. A une exception près: ils se gardent de préciser qu'ils doivent 12 200 euros d'arriérés de taxe foncière au fisc, qu'ils n'ont pas les moyens de payer... «Après l'explosion d'AZF, qui a endommagé le château, la mairie nous a prêté, pour continuer l'école coranique, deux bâtiments en préfabriqué que nous partageons avec le Secours catholique.» Une exception, cette mosquée qui ouvre spontanément ses livres de comptes. Mais aussi un exemple révélateur de l'incroyable complexité qui règne dans la gestion et le financement des lieux cultuels et culturels musulmans en France, quand tout se mélange: l'argent des fidèles, celui de pays étrangers, l'aide publique.
En ce mois de novembre, l'islam, deuxième religion de France, est au coeur de toutes les attentions. Le jeûne de ramadan, pendant lequel les musulmans s'imposent des privations comme un sacrifice offert à Dieu et éprouvent la faim qu'endurent les pauvres, est aussi une période de fête qui leur confère une visibilité évidente dans la société française. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, également chargé des Cultes, tente de faire aboutir avant la fin de l'année le processus de consultation visant à instaurer le Conseil français du culte musulman (CFCM), une instance destinée à représenter auprès des autorités, dans leur diversité, les musulmans vivant en France: de 4 à 5 millions de personnes, selon les estimations - dont environ 10% de pratiquants. Lancé en 1999 par Jean-Pierre Chevènement, ce marathon reste jalonné de divergences de fond, de contestations sur le mode de désignation des représentants du culte. Mais aussi de querelles de personnes et de luttes de pouvoir entre les responsables des grandes mosquées et ceux des fédérations d'associations musulmanes. Or le pouvoir, même dans le domaine religieux, c'est aussi l'argent.
Faute de clergé dans l'islam sunnite, il existe une «concurrence pour la collecte de la zakat»
L'islam, en France, dispose de quatre grandes sources de financement qui, presque toutes, suscitent des interrogations. Première source: l'argent des pays du Maghreb et celui des pays du Golfe, avec, en tête, l'Arabie saoudite. Problème: peut-on promouvoir un islam français avec des fonds de l'étranger généralement lourds d'idéologie? Deuxième source: l'argent public, octroyé par les collectivités locales françaises. Problème: ces aides contredisent l'article 2 de la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, stipulant que «la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». Troisième source: le commerce de la viande halal. Problème: sous couvert d'obligations morales, ce marché en pleine expansion est gangrené par l'affairisme. A qui profitent ces trafics? Quatrième source: les fidèles. On leur prête beaucoup, ils donnent, moins peut-être qu'on ne le dit, par méfiance ou par manque de moyens. C'est le financement le plus légitime. Encore faudrait-il savoir qui est habilité à le percevoir, car l'islam ne comporte pas de clergé organisé.
D'autres questions se posent. Qui finance les 1 600 mosquées et salles de prière recensées en France, ainsi que les écoles coraniques? Pourquoi les collectivités locales biaisent-elles avec la laïcité républicaine, qu'elles sont censées garantir, en répondant positivement aux demandes croissantes de construction de lieux de culte, qui valent parfois plusieurs millions d'euros? Enfin, quelles menaces potentielles fait peser sur la société française et sur l'islam de France, très majoritairement paisible et socialement intégré, la manne financière que les Etats musulmans et les grandes ONG islamiques sont prêts à déverser, en confondant parfois sciemment action caritative, prosélytisme forcené, voire activisme politique? Le financement des mosquées et des écoles coraniques par des fonds étrangers place d'ailleurs les musulmans français dans une situation paradoxale: alors qu'ils sont très majoritairement originaires du Maghreb, de tradition religieuse sunnite modérée, leurs lieux de culte sont de plus en plus financés par les Saoudiens, qui appartiennent au courant rigoriste wahhabite. Avec en toile de fond, présentes dans tous les esprits, la crise internationale, les menaces de guerre et la peur du terrorisme mené par les groupes se réclamant de l'islamisme radical.
Le débat sur ces questions est généralement occulté, parasité par les outrances des uns et l'angélisme des autres. Pourtant, depuis quelques années, des universitaires posent la question du financementÉ Bruno Etienne, islamologue, directeur de l'Observatoire du religieux à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, prône un «islam français»: «La France doit gérer le culte musulman sur son sol sans l'intervention de l'Algérie et sans l'argent du Golfe. Même si, théoriquement, l'Etat français ne subventionne aucun culte.» La loi de 1905, qui organisait de nouvelles relations entre les cultes et l'Etat, n'avait pas pris en compte la religion musulmane, absente en métropole. «Pourtant, poursuit Bruno Etienne, les populations arrivées après 1905 ont droit à des lieux de prière. Il faut bien que quelqu'un les paie.» Quelqu'un? «Oui, à commencer par les musulmans eux-mêmes! tonne de son côté la démographe Michèle Tribalat. Pourquoi, alors qu'ils seraient, dit-on, des millions en France, ne mettraient-ils pas la main à la poche? Le seul rôle de l'Etat est de garantir la liberté de culte et d'assurer l'ordre public.»
La religion musulmane entretient dans ses textes sacrés - le Coran et la Sunna (qui rapporte les dits et gestes du Prophète) - un rapport très explicite avec l'argent et les richesses. Comme le judaïsme et le christianisme, l'islam interdit l'usure, le prêt avec intérêts. Dans la sourate 30 du Coran, on peut lire: «Tout ce que vous donnerez à usure pour augmenter vos biens aux dépens des biens d'autrui ne les accroît pas auprès d'Allah, mais ce que vous donnez comme zakat, tout en cherchant la satisfaction d'Allah... Ceux-là verront [leurs récompenses] multipliées.» La zakat, l'aumône légale donnée aux pauvres et aux nécessiteux, mais aussi à «ceux dont les coeurs peuvent être ralliés», n'est pas facultative. C'est le quatrième des cinq piliers de l'islam, après la profession de foi, la prière, le jeûne du mois de ramadan, et avant le pèlerinage à La Mecque.
Tout musulman qui en a les moyens doit reverser annuellement l'équivalent de 2,5% de ses biens, pour purifier son âme et cultiver l'esprit de partage. Seul problème, mais de taille: faute de clergé dans l'islam sunnite, il existe une «concurrence pour la collecte de la zakat», explique Jérôme Bellion-Jourdan, docteur en sciences politiques, spécialiste des organisations caritatives islamiques: «Les intermédiaires légitimes sont aussi bien les grandes mosquées que les associations culturo-cultuelles locales et nationales, ou les ONG internationales. Il n'y a aucune centralisation des dons, cela d'autant plus que l'aumône peut être ponctionnée par prélèvement automatique annuel sur le compte des particuliers dans des banques islamiques.» Impossible, donc, d'évaluer la masse financière de la zakat, qui doit être pratiquée «sans ostentation». Chaque lieu de culte dispose, à l'entrée, d'une boîte pour recueillir pièces et billets qui serviront à financer des travaux, payer l'électricité, «salarier» l'imam qui conduit les prières et assure les cours de l'école coranique.
«On voit toujours des imams se balader avec des mallettes pleines de petits billets, mais c'est logique, affirme Bruno Etienne. Pendant vingt ans, les populations immigrées se sont débrouillées seules pour ouvrir des lieux de culte misérables.» Comme la zakat ne suffit pas, les associations musulmanes se tournent, depuis les années 1990, vers les municipalités, dont elles demandent le soutien, pour «sortir l'islam des caves». En échange, de façon plus ou moins explicite, elles s'engageaient à assurer la paix sociale dans les cités. Les municipalités, en particulier dans les banlieues, ont alors commencé à financer des associations mi-religieuses, mi-culturelles et à mettre des locaux à leur disposition. «Aujourd'hui, les élus, les institutions n'hésitent pas à faire appel à l'imam du coin pour éviter les dérives», affirme Michèle Tribalat, qui dénonce les «effets pervers» de cette délégation du contrôle social et le double jeu de certains imams.
Subventions publiques
Les trois quarts des salles de prière en France sont gérées par des associations culturelles de statut loi 1901, à but non lucratif, qui permet d'obtenir des subventions publiques. Le statut de 1905, sur les associations cultuelles, autorise des exonérations de taxe foncière et d'imposition sur les legs et les dons. Mais nombre de lieux de culte musulman jouent sur les deux registres, partant du fait qu'une mosquée n'est pas qu'un lieu de prière. La plupart des Etats musulmans ignorent en effet la séparation entre la religion et l'Etat, conception que les musulmans ont tendance à reproduire en France. L'imam règle les conflits familiaux, organise les mariages, fait servir des repas aux plus démunis. Une mosquée comprenant une salle de prière de 600 mètres carrés, une bibliothèque minuscule avec quelques éditions du Coran et une salle réservée à l'enseignement religieux est-elle un lieu culturel?
A Marseille, Azzedine Aïnouche, 45 ans, auteur d'une thèse de sciences politiques sur le culte en Algérie, passe allégrement d'un registre à l'autre en revendiquant ses différentes casquettes. Gérant d'une librairie islamique, il est aussi directeur de l'Institut méditerranéen d'études musulmanes, «une association laïque, explique-t-il, qui dispense des cours d'arabe et de civilisation musulmane, ouverts à tous». Cette activité culturelle reçoit 7 500 euros de subventions du conseil régional. Azzedine est également imam bénévole à Frais-Vallon, l'une des plus grosses cités de la ville. Et, en tant que membre du conseil d'administration de la mosquée Islah, le plus grand lieu de culte actuel à Marseille (2 000 places), il est membre de la consultation sur l'islam de France. «Il est difficile de faire comprendre aux élus que l'Institut n'est pas un lieu religieux, mais une structure ouverte à tous, aux travailleurs sociaux en particulier. Dès qu'on parle d'islam, les collectivités ont peur de donner de l'argent.»
Pas tant que cela. Plus d'une dizaine de mosquées «visibles», avec minarets et coupoles, sont actuellement en construction à Bondy (Seine-Saint-Denis), Perpignan, Creil (Oise), Marseille... Pour ces édifices, les associations musulmanes ont recours à un bail emphytéotique - d'un montant symbolique et d'une durée allant jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans - passé avec une collectivité locale. Reste alors à financer la construction. Généralement, la communauté des fidèles y pourvoit. Mais pas toujours. La municipalité de Montpellier a déboursé 4 millions de francs (610 000 ¤) pour rénover une grande salle polyvalente devenue la mosquée Ibn Sina (en français, Avicenne). L'imam est salarié par la mosquée de Paris, elle-même financée par l'Etat algérien.
«Lorsque l'Etat finance des travaux à Notre-Dame de Paris, ne s'agit-il pas aussi de financement du culte?»
A Rennes, le Centre culturel islamique figure sur tous les plans de la ville. Mais les habitants du quartier du Blosne ne connaissent que «la mosquée, là, juste à côté du gymnase!». La municipalité de Rennes a financé la construction du bâtiment, inauguré en 1982, pour un montant de 1,6 million de francs (244 000 ¤). L'Association culturelle des musulmans de Rennes (loi 1901) dispose des lieux à titre gratuit: leur valeur locative était évaluée à 275 800 francs (42 000 ¤) en 1998. «L'association paie 10% des factures et des charges à l'année, précise Marie-Anne Chapdelaine, conseillère municipale PS, chargée de l'intégration et de l'égalité des droits. Nous aidons également tous les autres cultes. C'est un choix assumé: on ne peut parler d'intégration sans permettre aux gens de garder un lien avec leur culture d'origine. L'islam pratiqué au centre culturel est républicain et totalement indépendant de l'argent étranger.» Au Blosne, la salle de prière moquettée de rouge, prévue pour 600 personnes, fait office de grande mosquée pour les 8 000 à 9 000 musulmans de l'agglomération rennaise. «Nous parlons d'éducation, de respect, jamais de politique, souligne Abdelmajid Bouazza, la quarantaine, seul permanent de l'association. Et 30 nationalités fréquentent le centre.» Les musulmans de Rennes, au regard de la laïcité et de leur faible poids sociologique local, sont en tout cas particulièrement gâtés. Mais ici, comme ailleurs, on contourne la loi de 1905 en s'abritant derrière celle de 1901, qui permet les subventions publiques. A Lyon, la grande mosquée joue sur tous les tableaux: elle est gérée par quatre structures, une société civile immobilière, propriétaire des murs, deux associations de type 1901 - pour les cours d'arabe et la viande halal - et une association de statut 1905, pour le culte.
Michèle Tribalat plaide pour que l'islam se range une fois pour toutes sous le régime de la loi de 1905. Comme les autres religions monothéistes. «Il y a bien longtemps que la laïcité pure et dure est un cadavre embaumé, ironise Bruno Etienne. Lorsque l'Etat, propriétaire des édifices religieux construits avant 1905, finance des travaux à Notre-Dame de Paris ou verse des fonds pour l'entretien de la cathédrale d'Evry, ne s'agit-il pas aussi de financement du culte?» Certes, mais il s'agit du patrimoine de l'Etat. Et, depuis 1905, le droit en la matière ne présente qu'une exception historique: l'Alsace et la Moselle. En vertu du concordat de 1801 entre Napoléon Bonaparte et le Vatican, il est là-bas toujours possible, depuis 1918, pour les collectivités locales - et non pour l'Etat - de financer des lieux de culte et leurs officiants. La nouvelle mosquée Al-Amal (l'E poir), à Colmar, qui a reçu la visite de Nicolas Sarkozy le 4 novembre, a ainsi pu percevoir 130 000 euros du conseil général du Haut-Rhin et la municipalité s'est chargée de la viabilisation des accès et des parkings.
La manne publique ne tombe pas à tous les coups. Assez éloignée du noble combat pour la sauvegarde des âmes, l'une des plus grosses sources de financement de l'islam donne lieu à une concurrence sévère: celui de la viande halal, un marché d'autant plus juteux qu'il s'étend peu à peu, depuis trois ans, à toutes sortes de produits alimentaires, à leur tour décrétés halal. «Une véritable mafia», «Du racket», «Des consommateurs abusés»: pour une fois, imams, recteurs de mosquée, dirigeants d'associations religieuses, bouchers de quartier, grossistes en viande, tous sont d'accord. L'objet de leur indignation? L'affairisme qui gangrène le marché français de la viande sacrifiée selon le rite islamique, dite halal (licite). Pourtant, les règles sont précises: seul un sacrificateur musulman est habilité à tuer l'animal. La bête égorgée, orientée vers La Mecque, ne peut subir aucune anesthésie préalable. Enfin, tout contact avec des viandes impures - porc ou animaux non abattus rituellement - est interdit. Une condition valable aussi bien pour les instruments utilisés que pour le transport ou la commercialisation de la bête.
Autant de contraintes très lourdes auxquelles quelques centaines d'abattoirs publics et privés français, pratiquant l'abattage rituel, se sont pliés scrupuleusement en recrutant des sacrificateurs musulmans agréés par les trois mosquées habilitées: Paris, Evry et Lyon. La plupart se sont également équipés de boxes de contention ad hoc - dans lesquels les bêtes sont placées avant d'être abattues - à 26 000 euros pièce, parfois payés par les municipalités.
Pourquoi un tel investissement? «Le halal offrait de nouveaux débouchés commerciaux au secteur, qui était à l'époque en crise», explique la sociologue Florence Bergeaud. Et quel débouché! Au total, ce marché représente environ 10% de la consommation bovine, ovine et avicole nationale (soit à peu près 400 000 tonnes annuellement). Les musulmans consommeraient 30% de viande et de produits carnés de plus que la moyenne des ménages en France, selon un rapport de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, daté d'il y a deux ans. De quoi attiser bien des convoitises. Officiellement, le marché du halal réalise plus de 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires. «En fait, cinq fois plus! assure un spécialiste, si l'on y ajoute tous les produits alimentaires décrétés "licites".» La liste de ces produits devenus halal ne cesse de s'allonger: médicaments, foie gras, frites, quenelles, yaourts, fromages, biscuits, un assortiment stupéfiant qu'on ne trouve même pas dans les pays du Maghreb.
Un constat: dans un secteur durement touché par la crise de la vache folle, les boucheries traditionnelles ferment boutique les unes après les autres, alors que les boucheries musulmanes, elles, se multiplient. On en compte 1 500 en région parisienne et 4 000 sur le territoire national. «Il n'est pas rare, explique Lakhdar Tidani, propriétaire de deux commerces halal en banlieue parisienne, de voir d'anciens maçons ou plombiers se recycler dans la boucherie musulmane.» Des commerces qui, très souvent, proposent de la viande 30% moins chère que leurs concurrentes non halal. Quitte à se ravitailler en bêtes de mauvaise qualité, réservées plutôt aux conserves. Alibi des bouchers? La modestie du pouvoir d'achat des communautés immigrées. Faute de réglementation précise, n'importe quel commerçant peut prétendre vendre de la viande sacrifiée. Il lui suffit de payer les services d'une mosquée ou d'une association musulmane qui lui délivrera un certificat halal. Un marché lucratif dont profitent largement une vingtaine d'associations, avec en tête A votre service (AVS). Ces associations concurrencent directement les grandes mosquées - qui elles aussi certifient la viande - et militent activement pour la consommation de produits strictement halal, évidemment au nom de la rigueur religieuse. Signe de cet activisme, certaines cantines, notamment en Seine-Saint-Denis, ne serviraient que des plats halal à tous les élèves, affirme Hakim El Ghissassi, rédacteur en chef de la revue La Médina.
L'Etat français a souhaité, une seule fois, mettre de l'ordre dans ce marché. En vain. En 1995, Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, fait un beau cadeau à la mosquée de Paris en lui octroyant le contrôle exclusif de l'abattage rituel. Un monopole qui permet de vendre des cartes de sacrificateur 1 000 francs (150 ¤) pièce et de percevoir une redevance de 1 franc pour chaque kilo de viande contrôlé et estampillé de son label. La mosquée de Paris se transforme alors en une véritable PME, gérée par Djelloul Seddiki, le responsable de l'institut de théologie du lieu de culte. On embauche pour l'occasion une quarantaine de salariés. Dans l'euphorie générale, la mosquée signe même un contrat avec le laboratoire Bayer à Bâle (Suisse) pour certifier des «médicaments halal» à destination de la Malaisie. Montant annoncé de cette opération: 6 100 euros.
Le 30 octobre 1995, lors d'une réunion - dont L'Express a pu se procurer le procès-verbal - la Fédération des bouchers musulmans de France (FBMF), à l'époque partenaire de la mosquée de Paris, critique violemment le laxisme de la mosquée et dénonce la prolifération de ses labels, «vendus 3 000 francs pièce» sans aucun contrôle. Il est même dit que «des cachets de la mosquée traînent dans les abattoirs, le cas est visible à Mantes-la-Jolie!». Ce jour-là, Djelloul Seddiki, alors responsable du département halal de la mosquée de Paris, admet «l'existence de 90 tampons qui circulent» dans toute la France, tout en s'avouant impuissant à résoudre le problème. Appelé par le recteur, Dalil Boubakeur, à remettre de l'ordre, Mahjoub Bentebria, directeur de l'administration générale de la mosquée, sera licencié en 1999. Quelques mois plus tôt, il avait été battu sauvagement en bas de chez lui par de mystérieux agresseurs.
De leur côté, dès 1995, les mosquées d'Evry et de Lyon, privées d'une source importante de revenus, crient au scandale et obtiennent le droit d'agréer des certificateurs l'année suivante. Depuis, chacune a monté sa propre structure: Evry a déjà délivré 600 cartes de sacrificateur (91 500 ¤ de recettes annuelles net) et signé des contrats avec de nombreux industriels de l'agroalimentaire, dont Médina Halal, filiale de la société française Corico. Pour un forfait annuel de 5 170 euros, cette dernière arbore le logo de la mosquée d'Evry - on est bien loin de la religion - y compris sur ses dépliants publicitaires. Pourtant, la vérification reste approximative: c'est le propre responsable de la production de Médina Halal qui se charge de la certification. Autant dire qu'il est juge et partie.
Les fidèles accusent la plupart des mosquées d'apposer des labels «halal» sans réel contrôle
La mosquée de Lyon, elle, supervise 40% de la production annuelle de l'abattoir de Corbas, situé en périphérie de la ville, soit au bas mot 8 000 tonnes de viande. Coût total pour l'abattoir: 6 000 euros versés chaque mois à la mosquée lyonnaise pour obtenir sa certification. Pourtant, dans les chambres frigorifiques, les bêtes sacrifiées sont mélangées aux autres carcasses - c'est, en tout cas, ce que nous avons constaté le 23 octobre. Le commerce n'ayant pas de frontières, Kamel Kabtane, directeur de la mosquée, compte parmi ses nombreux clients la marque Evian, dont il n'hésite pas à certifier les bouteilles d'eau «halal» exportées vers la Malaisie! Et c'est en véritable businessman qu'il a visité, en octobre dernier, le Salon international de l'alimentation (Sial) à la recherche de nouveaux clients à convertir.
Aujourd'hui, la plupart des mosquées sont accusées par les fidèles, en termes à peine voilés, d'apposer des labels sans réel contrôle. Soheib Bencheikh, mufti de Marseille - mais salarié de la mosquée de Paris - affirme qu'on sert parfois, dans les boucheries halal, de la viande décongelée. Il déclare se méfier de la majorité de ces boutiques où «l'on vend tout, sauf de la viande halal». Une visite au marché de Rungis en fin de semaine confirme certains de ces doutes. «50% de la viande vendue là-bas finit dans les boucheries islamiques», confie-t-on au ministère de l'Intérieur. «Or Rungis compte très peu de grossistes en produits carnés halal», affirme Michel Boudignon, responsable du secteur viande du marché. Un grossiste comme Busnel Brevier SA déclare réaliser 60% de son chiffre d'affaires avec des bouchers musulmans, alors que son stock ne contient aucune carcasse halal.
Au ministère de l'Economie, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a mis en lumière des cas flagrants de tromperie sur la marchandise. A la suite d'une vaste enquête entreprise en 1998 auprès de 11 opérateurs spécialisés dans l'élaboration de produits halal, plus de la moitié furent poursuivis pour tromperie ou falsification - sur des centaines de tonnes de charcuterie de volaille - et deux autres reçurent un avertissement. Les procès-verbaux (voir document ci-dessous) mettent notamment en cause la société SA Zaphir, un des deux leaders français de la charcuterie halal en France, dont les produits sont commercialisés sous la marque Isla Délice, ainsi que Celvia, son principal producteur. Parmi les infractions relevées, «il est reproché à Monsieur Hertzog [administrateur de SA Zaphir] d'avoir trompé le consommateur sur les qualités substantielles de charcuterie volaille destinée au marché particulier des consommateurs de confession islamique». Des faits pour lesquels il a été condamné, le 21 mars 2000, à 286 euros d'amende par le tribunal de grande instance de Nanterre. Condamné également, le président du conseil d'administration de Celvia, reconnu coupable de «falsifications de denrées alimentaires, vente et détention de ces denrées». Jugement confirmé par la cour d'appel de Rennes le 28 mars dernier.
Constat encore plus sévère pour les établissements Routhiau, spécialisés dans la charcuterie de volaille. Les enquêteurs ont constaté la «mise en oeuvre de sang de porc pour la production du jambon de dinde» - rappelons que le porc est l'animal impur par excellence aux yeux des musulmans. Le président du conseil d'administration de la société a été condamné, en mars 2002, à 4 500 euros d'amende. Jugement confirmé par la cour d'appel de Poitiers le 15 novembre dernier.
Des scandales qui jettent le discrédit sur les sociétés de contrôle halal, comme AVS, leader en la matière, et dont l'un des plus gros clients n'est autre qu'Isla Délice. Comme nombre de ses concurrentes, AVS est une association de la loi 1901, à but non lucratif. Elle se compose d'un centre culturel musulman, d'un lieu de culte et d'une société d'édition d'ouvrages islamiques, Tawhid, qui publie des personnalités aussi controversées que Tariq et Hani Ramadan. Elle compte 40 salariés, pour un chiffre d'affaires de 900 000 euros. AVS a été fondée il y a dix ans par trois jeunes gens de Seine-Saint-Denis, dont Youcef Baouendi, l'un des représentants actuels de la Ligue islamique mondiale en France. AVS n'hésite pas à imposer par contrat des amendes de 6 000 euros à ses clients bouchers qui souhaitent reprendre leur liberté. Très active, elle a réussi à réunir sous sa coupe les activités halal de l'abattoir public de Meaux ou de la société Socopa, l'un des leaders français du marché de la viande. AVS prélève, en moyenne, 8,5 centimes d'euro par kilo de viande halal contrôlé: une source de revenus confortable pour une association à but non lucratif. Seules quelques personnalités publiques, comme Omar Taief, l'un des responsables de la mosquée marseillaise Islah, osent dénoncer ces scandales et en appeler à l'intervention des pouvoirs publics. Pour l'heure, le simple consommateur musulman, trahi et berné, fait les frais de ce «business». Et, loin de se limiter au marché national, la bataille du halal vise aussi à gagner des parts sur le marché de l'exportation, notamment vers les pays du Golfe. Par exemple, à eux seuls, les établissements Doux, sis à Châteaulin (Finistère), exportent entre 130 000 et 180 000 tonnes de poulets congelés halal par an vers l'Arabie saoudite. Qui, elle, aurait tendance à vouloir exporter vers la France sa conception de l'islam.
L'influence des Etats étrangers sur le culte musulman en France et sur ses circuits financiers trouve en partie son origine dans la naissance de l'institut de la grande mosquée de Paris. Inauguré en 1925, ce somptueux édifice affirme solennellement la reconnaissance de la nation aux 100 000 soldats musulmans tombés pour elle lors de la Première Guerre mondiale. Dans son livre Les Banlieues de l'islam, Gilles Kepel, spécialiste du monde musulman, a détaillé minutieusement l'imbroglio juridique franco-algérien qui règne autour du statut de la mosquée de Paris. Dalil Boubakeur, l'actuel recteur, probablement porte-parole désigné du futur Conseil français du culte musulman (CFCM), a le statut de diplomate: c'est donc un salarié du gouvernement algérien qui va représenter l'islam français. Salariés algériens aussi, les 80 imams dépêchés par la mosquée de Paris dans les lieux de culte qui en font la demande. Selon Dalil Boubakeur, l'Algérie contribue à hauteur de 4 millions de francs chaque année à son budget. Mais le recteur, qui professe «un islam de paix et de tolérance», accepterait volontiers l'argent des Saoudiens. Il déplore leur «excès de favoritisme à l'égard de certaines associations fondamentalistes en France et l'ostracisme dont [sa] mosquée fait l'objet».
Hôtel Hilton, avenue de Suffren, à Paris, le 4 octobre 2002. Dalil Boubakeur s'est fait représenter par un collaborateur. Mais tout ce que l'islam de France compte de personnalités publiques et de notables est là. Assis en rangs serrés, dans le salon de l'hôtel, ils boivent, dans un silence religieux, les paroles d'Abdallah bin Abdul Muhsen al-Turki. Et pour cause: l'ancien ministre saoudien des Affaires religieuses, prince du sang, est le tout-puissant secrétaire général de la Ligue islamique mondiale. Cette ONG, créée à La Mecque en 1962, a pour vocation essentielle la promotion à travers le monde d'un islam fondamentaliste, le wahhabisme. Même journaliste, une femme doit accepter de se couvrir la tête pour accéder à la suite d'Abdallah al-Turki et l'entendre expliquer, via un interprète: «La Ligue étudie tous les projets de constructions qui lui sont soumis en France, distribue des ouvrages sur l'islam, tente de s'occuper des minorités musulmanes du pays et souhaite établir un bon dialogue avec le gouvernement français.» Au point de solliciter un statut d'observateur dans la consultation sur le Conseil français du culte musulman!
Poliment éconduite par le ministère de l'Intérieur, la Ligue assiste tout de même indirectement aux débats en la personne de Salah Djemaï, avocat-conseil de la LIM en France et membre du conseil d'administration de la mosquée Ibn Abdelaziz, à Mantes-la-Jolie. Construite en 1981, grâce à des dons libyens, «au moins 300 000 euros» selon l'ancien secrétaire général de la mosquée, Abdelali Mamoun, elle n'a été intégrée officiellement à la galaxie saoudienne qu'en 1997. Abdelaziz, l'un des fils du roi Fahd d'Arabie, inaugure alors un vaste centre culturel islamique attenant au lieu de culte mantais. Le 30 septembre 2000, pour 1 franc symbolique et 120 000 francs (18 294 euros) de frais de notaire, la Ligue islamique mondiale rachète l'ensemble et y installe ses bureaux. Depuis, outre les deux imams marocains qu'elle rémunère un peu plus de 1 000 euros par mois, la LIM paie tous les frais de fonctionnement de la mosquée: «Environ 120 000 euros par an», précise encore Abdelali Mamoun.
Autre grande bénéficiaire des largesses de la Ligue: la mosquée d'Evry. Certes, ses superbes céramiques et autres décorations intérieures ont été offertes par la Fondation Hassan II. Mais le Franco-Marocain Khalil Merroun, l'ombrageux recteur de la mosquée, a reçu de la Ligue islamique mondiale, entre 1984 et 1995, près de 9 millions d'euros pour la construction de l'édifice. Le tout payé via la Banque islamique de Djeddah (Arabie Saoudite). Mieux: la Ligue règle la taxe foncière de la mosquée et celle de ses locaux commerciaux, dont une boucherie halal. En tout, 90 000 euros par an, selon Me Salah Djemaï. Façon de souligner que la mosquée d'Evry appartient à la Ligue islamique mondiale, malgré les dénégations de son recteur: un procès est en cours. En filigrane, un bras de fer entre le Maroc et l'Arabie saoudite pour le contrôle de la mosquée.
Abdulaziz Sarhan, actuel représentant de la Ligue à Paris, montre la pile de dossiers sur son bureau: «Depuis deux ans, nous avons reçu plus de 30 demandes de financement de mosquées ou d'écoles coraniques. Nous sommes sollicités à Pontoise, Colmar, Saint-Quentin (Aisne), Marseille...» L'homme, longue barbe, portant la jubba blanche traditionnelle et coiffé du keffieh noir, ne parle pas un mot de français. Selon Michel Renard, ancien directeur de la revue Islam de France et lui-même converti, l'attitude de la Ligue islamique mondiale est très révélatrice de son esprit de conquête: «Elle pose ses jalons, dit-il. Son calendrier n'est pas le même que le nôtre: elle est persuadée que, dans cent ans, elle aura converti une grande partie de la population française.»
Impossible de soupçonner Kamel Kabtane, 59 ans, le très affable directeur de la grande mosquée de Lyon, inaugurée en 1994, de cautionner le prosélytisme des Saoudiens. Il n'empêche que l'édifice du boulevard Pinel, dont l'architecture mêle harmonieusement minaret, coupole et design ultramoderne, a été financé à 90% par un don personnel du roi Fahd. Soit environ 4 millions d'euros.
«Tous les bailleurs de fonds saoudiens souhaiteraient voir les musulmans d'Europe embrasser "leur" islam»
Les Saoudiens ne limitent pas leurs investissements aux mosquées. Ainsi, le collège confessionnel Réussite, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), qui compte deux classes depuis l'an dernier, a été approché par trois voies différentes. D'abord, l'ONG Al-Haramain a proposé de racheter les bâtiments, dont l'école est locataire, qui valent 488 000 euros, à une condition: que les classes ne soient pas mixtes. Le directeur, Dhaou Meskine, raconte qu'il a refusé. Ensuite, un prince saoudien a offert, par l'intermédiaire d'un imam marocain installé en France, 15 000 euros: acceptés, cette fois. Enfin, le 22 octobre dernier, la Ligue islamique mondiale a envoyé un chèque de 5 000 euros que Dhaou Meskine déclare ne pas souhaiter encaisser. «Je veux rester indépendant», dit-il. Une profession de foi qu'il avance aujourd'hui au sein de la Coordination des musulmans de France, alliance de circonstance entre le très laïque Abderrahmane Dahmane, le Milli Görus, émanation du Parti de la prospérité (islamiste turc) et le mouvement piétiste Foi et pratique, Dhaou Meskine a pourtant servi de traducteur au secrétaire général de la Ligue islamique lors de son passage à Paris.
«Il est souvent difficile de distinguer dans l'argent saoudien ce qui provient de dons personnels, de fondations privées et d'ONG islamiques. Ce qui est sûr, c'est que tous ces bailleurs de fonds souhaiteraient voir les musulmans d'Europe embrasser l'«islam véritable», le leur, explique Abdel-Rahman Ghandour, spécialiste des ONG islamiques, auteur du livre Jihad humanitaire (Flammarion). Il cite pour exemple l'International Islamic Relief Organization (Iiro), la plus puissante des ONG islamiques au monde, avec un budget annuel de 500 à 600 millions de dollars. «Dans ses objectifs, cette filiale de la Ligue islamique mondiale place la diffusion du wahhabisme avant le secours aux musulmans démunis, poursuit Ghandour. Pour l'instant, l'Iiro n'est pas placée sur la liste noire des organisations liées au terrorisme, faute de preuves. Et elle n'a pas d'activités en France, du moins officiellement.» Par contre, Abdallah al-Turki est désormais désigné, par les familles des victimes du 11 septembre 2001, comme l'un des financiers présumés du terrorisme, à l'instar de trois princes de la famille royale, de banques et d'ONG islamiques.
Les pétrodollars n'intéressent pas que les grandes mosquées. L'Union des organisations islamiques de France (UOIF) est la plus grosse fédération d'associations musulmanes: elle revendique 250 structures affiliées et 300 «amies», outre une centaine de lieux de culte, dont 50 en propriété. Chaleureux, volubile, arborant costume croisé et barbe taillée, titulaire d'un DEA de sciences politiques, Lhaj Thami Breze incarne bien la fédération qu'il préside et qui prétend promouvoir un islam «moderne», prêt à s'adapter à la société française, tout en se nourrissant de références théologiques fondamentalistes, puisées notamment à la source des Frères musulmans égyptiens, et de l'argent du Golfe. Le budget annuel de l'UOIF? «1,5 million d'euros, pour le fonctionnement de l'administration centrale, qui comprend 10 salariés et une centaine de bénévoles», indique Lhaj Thami Breze. L'UOIF vend, 4 euros pièce, 70 000 calendriers avec les horaires de prière, entretient un fichier de 10 000 donateurs, organise des collectes avec le Secours islamique, branche française de l'Islamic Relief Worldwide (IRW), l'une des grandes ONG islamiques sérieuses, installée à Birmingham. Et mise sur un vaste projet immobilier: «En vingt ans, nous espérons acquérir 11 millions d'euros de patrimoine, qui pourraient générer 700 000 francs [106 000 ¤] de dividendes mensuels.»
L'UOIF sert surtout de «centre de recommandation» pour les associations en quête de financement. Sur son parapheur, Lhaj Thami Breze signe des tazkiya, véritables lettres de recommandation transmises aux grands argentiers du Golfe. «"Tazkiya" signifie à la fois "accorder une légitimité à autrui" et "faire le bien": c'est une référence directe au Coran, ce qui confère une respectabilité religieuse à une opération financière, explique Abdel-Rahman Ghandour. Mais voir une association pratiquer la tazkiya est un phénomène nouveau...» Ce jeu de «subventions» est placé sous l'autorité de Yusuf al-Qardawi, grande référence spirituelle de l'UOIF et auteur de fatwas (avis juridiques) prétendant régir la vie des minorités musulmanes en Europe. Intellectuel proche des Frères musulmans égyptiens, Al-Qardawi est aussi un interlocuteur de poids auprès des financiers saoudiens. Dont Abdallah al-Turki, le «patron» de la Ligue islamique mondiale. «Al-Qardawi est ou a été membre du conseil religieux d'une bonne quinzaine de grandes banques islamiques, en Egypte, dans les Emirats arabes unis, au Pakistan et à Genève», souligne Jérôme Bellion-Jourdan.
Dans le dédale de ces circuits financiers transnationaux, une ONG saoudienne a manifestement «confondu» l'argent de la zakat et l'argent du jihad. «La Al-Haramain Charitable Foundation a collecté 55 millions d'euros dans le Golfe en 1999. Elle forme des juristes wahhabites, finance des sites Internet. En un an, elle a construit 950 mosquées, distribué 10 millions de pamphlets religieux et 20 000 voiles islamiques dans le monde, commente Abdel-Rahman Ghandour. Son nom - Haramain - renvoie explicitement aux lieux saints de l'islam et son directeur était un proche du grand mufti saoudien Ibn Baz, décédé en 1999.» Selon le Sunday Times, Al-Haramain est soupçonnée d'avoir fait transiter, pour le compte des réseaux de Ben Laden, 74 000 dollars destinés aux auteurs de l'attentat de Bali, commis le 12 octobre dernier.
La France a le droit de demander à la minorité musulmane une adhésion sincère au principe de laïcité
Cette ONG est très discrète en France, mais essaie de s'implanter. Elle a tenté, vainement, de prendre le contrôle d'une petite mosquée à Paris. En revanche, elle a financé pour 200 000 euros le local du Chemin droit, une association «caritative» domiciliée au 9, rue de Joinville, à Saint-Denis. Le président de cette association, un Pakistanais disposant d'un passeport britannique, est aujourd'hui mis en examen: il est soupçonné d'avoir recruté de jeunes islamistes militants pour les envoyer vers des camps d'entraînement au Pakistan, et d'avoir apporté une assistance à Richard Reid, le Britannique auteur de la tentative d'attentat sur le vol Paris-Miami, le 22 décembre 2001. «Le jour où on a vu la tête de Reid dans le journal, on s'est tous pincés», racontent les clients d'un commerce situé à quelques centaines de mètres du Chemin droit. «Il passait souvent devant la vitrine et connaissait pas mal de monde dans le coin», lâche un client. Allusion directe à la mosquée anonyme du boulevard Paul-Vaillant-Couturier, qui abrite le siège du mouvement Tabligh en France. Calomnie? Amalgame? Ce mouvement piétiste d'origine pakistanaise, censé se tenir à l'écart de tout discours politique, «réislamise» inlassablement les immigrés qui prennent trop de distance avec la religion. Un prosélytisme qui laisse de marbre la grande majorité des musulmans de France. Les responsables du Tabligh ne répondent à aucune question. De toute façon, «ils ne sont pas là». Toujours en voyage, en Europe ou «ailleurs». Le visiteur qui franchit la petite porte de leur local est gentiment invité à sortir tandis que, parmi les fidèles, ceux qui arborent barbe teintée au henné et yeux maquillés de khôl s'éclipsent. Conversation de quelques minutes sur le trottoir: «Si vos questions sont sincères, on vous répondra, inch'Allah.» Le Tabligh, association légale en France depuis 1972, compte aujourd'hui deux participants au processus de consultation sur l'islam en France.
Pas facile d'échapper aux appétits, aux influences, aux jeux de pouvoir, quand on veut créer un lieu de culte. Les 50 000 musulmans de l'île de la Réunion se disent fiers de financer et gérer eux-mêmes leurs 38 mosquées, sans subvention publique ni argent étranger. «Lorsque les Saoudiens nous ont proposé leur aide, nous avons refusé», explique Aslam Timol, porte-parole de la grande mosquée de Saint-Denis de la Réunion. A Marseille, où un quart des 800 000 habitants sont musulmans d'origine, une trentaine de personnalités vont être désignées par le maire, Jean-Claude Gaudin, pour piloter le projet de construction, à partir de l'an prochain, de la grande mosquée architecturale dont on parle depuis 1930. La municipalité cède le terrain et finance la partie culturelle de l'édifice, sous réserve que le plan de financement global - de 10 à 13 millions d'euros - soit rigoureux et transparent. «Une intervention [financière] de l'étranger ne me plairait pas beaucoup», a indiqué Jean-Claude Gaudin le 14 novembre. «Il faudra des imams nés et formés ici», renchérit Noureddine Hagoug, 39 ans, musulman pratiquant, militant UMP et chargé de mission à l'ANPE. Affaire à suivre.
La France, pays d'Europe comprenant la plus forte minorité musulmane sur son sol, a le droit de lui demander une adhésion sincère au principe de laïcité. De même qu'une plus grande transparence dans la gestion de son culte. Un souhait qui progresse au sein même des musulmans de France, en dépit d'inerties et de résistances entretenues par des mouvements fondamentalistes. La liberté de culte, garantie par l'Etat français, n'offre-t-elle pas une superbe chance à ses citoyens musulmans d'enfin se fondre dans la République?
(L'Express) ajouté le 21/11/2002