Le grand retour des francs-maçons en France
Recrutement en hausse, éviction des «affairistes», ambitions internationales: après des années de crise, la franc-maçonnerie a le vent en poupe. Il lui reste à accueillir plus de femmes et à recouvrer son influence sur la société
«Je suis entré en maçonnerie pour dire à la France que je l'aime!» Rhida, 40 ans, s'est choisi un pseudonyme par discrétion, mais évoque son initiation avec exaltation. C'est qu'il fut le premier Maghrébin, musulman pratiquant, à entrer, il y a sept ans, dans la loge Règle et liberté du Grand Orient (GO) de France, à Aix-en-Provence. «Si j'ai rejoint le GO pour mieux m'intégrer, j'y reste pour le plaisir de la fraternité et pour approfondir mes recherches existentielles, confie ce professeur d'économie en lycée, marié à une Française. J'aimerais par exemple comprendre pourquoi on a peur de la mort tout en ayant besoin de l'approcher, de la cerner.»
Histoire de la franc-maçonnerie dans six villes de France (sur le site de l'Express)
A Bayonne
A Clermont-Ferrand
A Lille
A Limoges
A La Rochelle
A Toulouse
La maçonnerie française
- Grand Orient de France (GODF ou GO), né en 1728: 1 015 loges, 44 000 frères. Grand maître: Alain Bauer.
- Grande Loge de France (GLDF ou GLF), née en 1894: 689 loges, 26 000 frères. Grand maître: Michel Barat.
- Fédération française du Droit humain (FFDH ou DH), née en 1893: 513 loges, 13 950 frères et soeurs. Présidente: Sylvia Graz.
- Grande Loge féminine de France (GLFF), née en 1945: 340 loges, 11 000 soeurs. Grande maîtresse: Marie-France Picart.
- Grande Loge traditionnelle et symbolique - Opéra (GLTSO), née en 1958: 166 loges, 3 600 frères. Grand maître: Roger Pantalacci.
- Grande Loge mixte de France (GLMF), née en 1982: 82 loges, 1 800 frères et soeurs. Grand maître: Odile Henry.
- Grande Loge mixte universelle (GLMU), née en 1973: 48 loges, 800 frères et soeurs. Grande maîtresse: Anne-Marie Dickelé.
- Grande Loge féminine de Memphis-Misraïm (GLFMM), née en 1965: 35 loges, 850 soeurs. Grande maîtresse: Marie-Danièle Thuru.
- Loge nationale française (LNF), née en 1968: 24 loges, 250 frères. Président: Gérard Meyer.
La maçonnerie anglaise
- Grande Loge nationale française (GLNF), née en 1913: 1 400 loges, 31 000 frères. Grand maître: Jean-Charles Foellner.
(Chiffres déclarés par les obédiences)
«L'entrée récente de Français d'origine maghrébine en maçonnerie? Voilà un phénomène remarquable! observe Roger Dachez, historien et directeur de la revue Renaissance traditionnelle. Mais c'est surtout l'explosion du nombre de frères et de soeurs depuis trois décennies [il a plus que triplé et dépasse la barre des 130 000] qui provoque un changement sans précédent du paysage maçonnique. Même si, comme il y a cent ans, les fonctionnaires, enseignants ou policiers, les médecins et les avocats y sont toujours surreprésentés.» «Les classes moyennes supérieures entrent en maçonnerie en quête d'une sociabilité sympathique ou d'une transcendance», analyse Yves Hivert-Messeca, enseignant et chercheur. Avec deux vagues identifiées: les post-soixante-huitards et les déçus de 1981. Les loges-champignons ont été nourries par la crise des partis politiques, des syndicats et des religions. «Dans nos loges, seuls 15% des frères sont adhérents à un parti, alors qu'on en comptait deux sur trois à la veille de la guerre de 1914-1918», souligne le conservateur du musée de la Franc-Maçonnerie du Grand Orient de France, Ludovic Marcos. «On frappe encore à la porte de nos temples pour leur attachement aux valeurs de la République - liberté, égalité, fraternité, laïcité et solidarité - que l'on a du mal à trouver dans le monde profane», ajoute Gérard Cambuzat, ancien grand maître adjoint du GO.
Un gigantesque inventaire à la Prévert! C'est ce à quoi l'on aboutit en analysant les motivations des nouveaux apprentis. Avec plus de 4 000 loges - la véritable cellule de base - regroupées au sein de nombreuses obédiences, dont dix principales, la maçonnerie est plurielle. Une auberge espagnole! Interrogez dix frères sur le déclic maçonnique, vous entendrez dix descriptions distinctes. Une multitude de mots dont Jean Verdun, 71 ans, ancien grand maître de la Grande Loge de France (GLF), passé au GO, donne un échantillon: «Désir de justice, d'amour, de liberté, de connaissance, d'égalité, d'échanges et de fraternité, de revanche ou de promotion personnelle, de spiritualité ou d'action sociale, de reconnaissance besoin de dominer ou de briller, d'être protégé ou d'avancer dans l'ombre, de se connaître soi-même, de trouver Dieu ou de se libérer de son emprise (1).» Les temples, lieux de réflexion ou de conquête pour les ambitieux, offrent parfois tout simplement une ascèse. «Je vis les tenues de ma loge comme une séance de yoga, confie Jean, 63 ans, un artiste sculpteur membre de la GLF en région parisienne. J'évacue mon stress et j'acquiers la rigueur qui me fait tant défaut.»
Contrairement à une idée répandue, les desseins des nouveaux frères et soeurs ne sont pas principalement matérialistes. «L'engouement d'aujourd'hui provient du mystère maçonnique, très attirant pour ceux qui n'ont pas trouvé leur voie spirituelle ou intellectuelle», analyse Philippe Dechartre, 83 ans. Ce gaulliste historique, membre à la fois du GO et de la GLF, croit à une transcendance laïque.
«Quelle que soit la motivation de départ, l'essentiel réside dans l'initiation, jamais achevée, qui donne un sens à sa vie et répond à un manque intime», confie Jean-Marie Doumbé, grand maître adjoint de la GLF. On trouve même au GO, obédience plutôt humaniste, des loges spiritualistes. A commencer par celle du Marseillais Bruno Etienne, 65 ans. Le directeur de l'Observatoire du religieux d'Aix-en-Provence raconte volontiers qu'il est entré au GO pour éviter d'adhérer au PCF et qu'il y est resté pour des raisons religieuses. Iconoclaste en diable, l'anthropologue ose définir la franc-maçonnerie comme «une secte religieuse issue du tronc commun monothéiste (2)».
Autour de cette conception, Etienne a peu d'adeptes. Mais beaucoup de ses frères admettent entrer au temple comme dans une église sans religion - c'est-à-dire sans vérité révélée - en raison de la lourdeur des rituels. «La maçonnerie n'est certainement pas une Eglise de substitution!» s'exclame le philosophe corse Michel Barat, 54 ans, grand maître de la GLF. A la différence d'une cérémonie religieuse, les frères prennent la parole au cours d'une tenue maçonnique. Le rituel d'une loge ressemble plus à une audience judiciaire qu'à une messe. «Chacun doit s'adresser au vénérable maître, ce qui permet le débat sans conflit, explique Antoine-Jean Leonetti, 56 ans, maçon niçois de la GLF. Si l'on est sincère, on peut tout dire sans jamais être jugé.» De nombreux frères expliquent leur fidélité à la maçonnerie pour la qualité des discussions pendant les tenues.
Un recrutement plus ouvert
L'attrait croissant des temples s'explique aussi par la disparition des interdits politiques et religieux. «Si la doctrine officielle du Vatican soutient toujours que les fidèles appartenant à une association maçonnique sont en état de "péché grave" et ne peuvent recevoir les sacrements, officieusement, les évêques français estiment qu'il s'agit plus d'une mise en garde que d'une interdiction, tempère Jérôme Rousse-Lacordaire, dominicain et directeur de la Bibliothèque du Saulchoir, à Paris. Surtout depuis 1985, où l'épiscopat français, prenant un peu de distance avec Rome, signa avec cinq des principales obédiences une déclaration sur la fraternité et le racisme.»
Côté politique, les maçons ont eu maille à partir avec les communistes. En 1922, les bolcheviques rêvent de révolution mondiale. Pour Léon Trotski, les temples favorisent la collaboration de classe, nécessairement contre-révolutionnaire: «La franc-maçonnerie est une plaie sur le corps du communisme français, qu'il faut brûler au fer rouge.» La direction du PCF donne donc l'ordre à ses adhérents maçons de quitter leurs loges: «La dissimulation par quiconque de son appartenance à la franc-maçonnerie sera considérée comme une pénétration dans le parti d'un agent de l'ennemi et flétrira l'individu en cause d'une tache d'ignominie devant le prolétariat (3).» L'incompatibilité a progressivement disparu à partir de 1945. Principalement en raison de la fraternité née pendant la Résistance, gaullistes, communistes et maçons ayant un ennemi commun: le régime de Vichy.
Le racisme antimaçonnique appartiendrait donc au passé, sauf pour les militants d'extrême droite. Et l'attrait croissant qu'exercent les obédiences a rendu leur mode de recrutement de plus en plus ouvert. Si le parrainage reste la principale voie d'entrée, la prise de contact directe du profane au siège d'une obédience est une pratique en plein développement. Ce qui contribue à la diversité des maçons. Elitiste, Philippe Dechartre redoute un effet pervers: «La croissance du nombre de frères nous fait courir le danger de la médiocrité, loin de la richesse spirituelle et des valeurs morales.» On entre en maçonnerie avec des motivations moins engagées - laïques et républicaines - qu'avant, plus spiritualistes. Dès lors, bien des frères, notamment au GO, redoutent que, sur les questions de société, les nouveaux apprentis ne soient de plus en plus conservateurs, les plus progressistes considérant par exemple la maçonnerie comme l'un des derniers remparts machistes de la non-mixité. Si la proportion de franc-maçonnes peine à atteindre les 17%, celle des frères et soeurs en loges mixtes n'atteint que les 12% et leur progression se ralentit. Le goût persistant des francs-maçons pour les ateliers mono-sexes est sans doute ce qui provoque le plus d'incompréhension dans le monde profane, presque entièrement mixte. Même le Rotary s'est décidé à accueillir des femmes, depuis 1989.
«L'apartheid des sexes dans nos ateliers ne se justifie plus», avait lancé, en 1998, dans une tribune du Monde, Michel Barat. Il avait alors secoué le cocotier de sa propre obédience en invitant ses frères à «faire une juste place à "l'autre moitié du ciel''», afin de «ne pas sombrer dans le ridicule». Le GO ayant, lui, une petite longueur d'avance, puisque ses travaux sont ouverts aux soeurs si elles ont été initiées dans des obédiences mixtes ou féminines. Progressiste ou non, le GO subit le poids de l'Histoire, de la «bible» maçonne, rédigée par le pasteur londonien Anderson en 1723, qui édicte que seuls peuvent être admis en loge les «hommes de bien et loyaux, nés libres et d'âge mûr, discrets et de bonne réputation» et doivent en être exclus «les esclaves, les femmes et les hommes immoraux et scandaleux». Mais, indépendamment de cette Constitution ancrée dans le XVIIIe, quelles sont les préventions des maçons et des maçonnes d'aujourd'hui vis-à-vis de la mixité?
«L'initiation est un acte sexué, une mise à nu», confie Alain Bauer, 40 ans, grand maître du GO (lire l'article "Le franc-parler d'un franc-maçon"). Les cérémonies rituelles d'entrée en maçonnerie ou d'accès aux grades ne pourraient donc pas s'organiser en présence d'hommes et de femmes. Une affirmation indiscutable, puisque l'initiation constituerait le seul mystère maçonnique. «Entre et tu comprendras», indique- t-on au futur apprenti avant qu'il ait «reçu la lumière». «La poitrine à moitié découverte, un bras de chemise et une jambe de pantalon retroussés, plusieurs frères pointent leur glaive sur mon sein dénudé, à la limite de la douleur, se souvient Jean, qui lève un peu le voile sur son initiation. Après, le retrait du bandeau est magique: on se sent accueilli; ceux qui, dans l'obscurité, me semblaient hostiles deviennent des amis.» Pendant cette cérémonie, Jean s'est senti en état d'infériorité. Certains hommes, par pudeur ou par orgueil, refuseraient-ils d'être ainsi exposés au regard de femmes?
Le débat de la mixité
Les anthropologues soutiennent qu'historiquement les hommes et les femmes ont toujours vécu séparément leurs rites initiatiques. «L'homme et la femme ne sont pas de la même espèce, ose écrire Bruno Etienne. Je soutiens qu'il n'existe pas de processus initiatique mixte (2).» Les obédiences mixtes semblent pourtant l'avoir trouvé. Pour Anne, 50 ans, une Parisienne membre du Droit humain, le fond du problème est ailleurs: «Les frères ne veulent pas qu'une soeur puisse devenir leur vénérable: ici comme ailleurs, les hommes ne supportent pas d'être dirigés par une femme.» Beaucoup de maçons invoquent, eux, des arguments plus prosaïques.
«Je suis entré au GO pour être dans un groupe de boy-scouts, car on déconne mieux entre mecs, confie Claude, 54 ans, docteur en philosophie et en psychanalyse, un chef d'entreprise entré récemment dans l'atelier Evolution sociale de Blois. Lorsqu'une soeur, une très belle femme particulièrement maquillée, est venue nous visiter, les frères ont été perturbés; certains sont intervenus trois fois, alors que nous avions très bien compris dès la première.» Les maçons mâles se sentiraient-ils obligés de «faire le coq» devant une soeur? A mots couverts, des frères reconnaissent aussi fréquenter une loge masculine pour rassurer leur femme. «Je me moque souvent de ceux qui envoient leur épouse dans une obédience féminine et leur maîtresse dans une mixte!» plaisante Rhida. «Je voulais éviter que les relations de séduction ne parasitent mes recherches, confie Vanessa, 33 ans, une Niçoise initiée à la Grande Loge féminine de France. En atelier, nous sommes avec des "doubles", avec qui il y a toujours une compréhension mutuelle, ce qui ne peut être le cas avec des hommes.» Sauf que, pour éviter tout risque de tentation, il faudrait exclure les homosexuel (le) s des loges masculines et féminines! «Il y a moins de rapports de séduction dans une loge mixte, rétorque Anne-Marie Dickelé, 52 ans, grande maîtresse de la Grande Loge mixte universelle. Les hommes de nos ateliers ont une grande sensibilité.»
«Je ne me vois pas prendre chaleureusement une quinzaine de soeurs dans mes bras et leur faire des bisous, lâche Christophe, 42 ans, de la GLF. Dans une loge mixte, ce ne serait pas la même fraternité.» «Ah, qu'est-ce qu'on s'enlace! confirme Rhida. On ne s'en lasse jamais.» «La maçonnerie se situe dans la sphère privée, d'où une tradition d'homosexualité», observe Jean Verdun. Homosexualité latente, s'entend. «Les frangins se touchent, s'embrassent, se donnent des petits noms, allaient au bordel ensemble il y a quelques décennies, et surtout racontent des histoires de sexe que les femmes ne sauraient entendre, soutient Bruno Etienne. Ils sont virilement fraternels, comme dans les chambrées ou les vestiaires d'après-match.» Après la rigueur du rituel des tenues, les agapes permettraient donc à bien des maçons, tout aussi frustrés que le Français moyen, de s'abandonner à des échanges d'histoires grivoises. Le tablier raccroché, aurait-on la ripaille paillarde?
«L'envie de se retrouver entre hommes sans que les bonnes femmes s'en mêlent participe du désir de fréquenter les loges», résume Jean Verdun, décrivant ce que pense une majorité de maçons. Le couvent du GO, au début de ce mois, a d'ailleurs repoussé à plus de 70% une résolution en faveur de l'affiliation des soeurs. «La porte de sortie pourrait être, à terme, de transformer le GO en une confédération de trois obédiences masculine, féminine et mixte, espère Alain Bauer, à l'aube de sa dernière année de mandat, non renouvelable. Il s'agirait de soeurs affiliées au GO, mais initiées ailleurs.»
Opération tablier propre
Prudence, prudence. Le GO ne veut ni se brouiller avec les obédiences féminines et mixtes, ni effrayer et détourner les futurs apprentis que la mixité rebute. Course au recrutement, concurrence enragée, guerre de clochers... la vie des dignitaires maçonniques ne ressemble pas à un long fleuve tranquille. Depuis quelques années, le GO et la GLF se sont lancés dans une politique d'extériorisation, avec des tenues blanches ouvertes aux profanes, des colloques, la publication de nombreux livres (4), et surtout l'intervention des grands maîtres dans les médias. En janvier 1999, la diffusion, sur France 3, de l'émission Des racines et des ailes, présentée par Patrick de Carolis au sein du temple mulhousien du GO, a constitué une grande première. La vedette? Le grand maître Philippe Guglielmi, socialiste qui fit l'essentiel de son parcours maçonnique dans la loge corrézienne où le grand-père de Jacques Chirac fut vénérable. Au GO, où plus de 1 000 demandes de contacts sont parvenues, l'impact a été jugé excellent. L'objectif était de recruter, mais aussi de redresser l'image des francs-maçons, sérieusement salie, depuis quelque temps, par une série d'affaires. Retour sur une guerre de survie, sur une opération «tablier propre».
A la fin des années 1990, la presse écrite publie de grandes enquêtes révélant la participation de dizaines de frères à des délits financiers. Et l'on parle, à tort ou à raison, d' «affairisme maçonnique». Les obédiences font d'abord le gros dos, invoquant le droit à la discrétion des loges. Lourde erreur. Ce silence est perçu comme une coupable complaisance. Alors les maçons du GO et de la GLF sortent du bois. En dévoilant leur opération d'assainissement interne, où le nom des exclus est publié, en accusant les fraternelles (associations de maçons par profession) et en détournant les projecteurs sur la GLNF (Grande Loge nationale française). Alain Bauer lance la «karchérisation»: «Evidemment, sur plus de 40 000 membres, quelques "pourris", des corrompus et des salauds, parviennent à se glisser, mais entre 1997 et 2000 nous avons bien nettoyé dans les coins.» Le GO exige des candidats à l'initiation un extrait de casier judiciaire vierge.
En décembre 2000, Bauer ajuste son bazooka sur la GLNF et tire: «Quand nous faisons du tri sélectif de déchets, à leur corps défendant, ils font du recyclage.» «La GLNF a porté plainte contre moi, puis a souhaité éviter le procès médiatique et accepté de dialoguer, raconte-t-il. J'ai demandé et obtenu la signature d'un protocole d'accord sur les exclus.» Avant décembre 2001, seule la GLNF refusait en effet d'échanger avec le GO des fiches judiciaires: des malfrats exclus par d'autres obédiences pouvaient se refaire une virginité à la GLNF. «C'est un tournant dans nos relations avec le GO, un rapprochement diplomatique qui va s'amplifier, au grand dam de Barat et de la GLF, annonce Gérard Borg, 76 ans, porte-parole du grand maître de la GLNF, Jean-Charles Foellner. C'est possible, car Bauer et nous ne visons pas le même territoire.» En revanche, la concurrence est vive entre la GLNF et la GLF, cette dernière étant plus proche des critères de régularité que le GO. Régularité? Un mot clef pour décrypter les guerres entre obédiences.
La «Rome» des maçons, c'est Londres, où le «Vatican» se nomme Grande Loge unie d'Angleterre. Et cette dernière ne reconnaît comme régulière qu'une seule obédience par nation, ce label ayant été attribué pour la France à la GLNF. Avec deux règles principales: l'obligation de croire au Grand Architecte de l'Univers et en Dieu, en prêtant serment sur un livre saint, et l'interdiction d'aborder les questions politiques ou religieuses en loge. Conséquence, lourde pour la fraternité maçonnique: les maçons initiés dans une loge régulière n'ont pas le droit de visiter les ateliers d'obédiences dites «irrégulières», sous peine de radiation.
L'été dernier, le conflit Barat-Foellner est devenu thermonucléaire, mais sur le sol américain. La GLF ayant obtenu la reconnaissance de la Grande Loge du Minnesota (régulière), la GLNF a répliqué à l'arme lourde. «Nous avons écrit aux Grandes Loges des Etats américains: "Vous ne pouvez reconnaître la GLF que si notre régularité nous a été retirée", et plusieurs d'entre elles ont menacé de rupture celle du Minnesota, qui a fait machine arrière, se réjouit Gérard Borg. Barat voulait jouer dans la cour des grands et a perdu.» Une raison de plus pour que le patron de la GLF n'hésite pas à dire haut et fort tout le mal qu'il pense de ses frères ennemis.
«Les membres de la GLNF n'ayant pas le droit de visiter les maçons des autres obédiences dans leurs loges, certains les fréquentent dans des fraternelles, ce qui les conduit à l'affairisme», assène Barat. Déclaration redoutable. Car ces fraternelles peuvent regrouper singulièrement des maçons de toutes obédiences par profession ou par secteur économique. Que fait-on d'autre que des affaires dans la fraternelle du bâtiment ou dans celle des tribunaux de commerce? Pourquoi les maçons policiers ou magistrats se regroupent-ils, si ce n'est pour court-circuiter le fonctionnement normal de la justice? «Les fraternelles de métiers sont la négation même de la franc-maçonnerie», tonne Alain Bauer à l'encontre de ces «planches pourries».
Pour l'heure, les obédiences ne font que des mises en garde, de la surveillance, sans garantie d'efficacité. «Depuis cinq ans, nous avons exclu 30 frères condamnés par la justice, et Foellner pourrait signer bientôt une ordonnance interdisant les loges corporatistes, de banquiers ou de juges consulaires, assure Gérard Borg. Et nous envisageons de modifier en 2003 notre règlement intérieur, pour rendre incompatible l'appartenance à la GLNF et à une fraternelle.» Cela sera-t-il mis en oeuvre ou s'agit-il d'une annonce dissuasive?
Recomposition internationale
Sans attendre, notamment pour redresser leur image, neuf obédiences «non régulières» se sont regroupées sous le label Maçonnerie française. «Au-delà de nos traditionnels conflits, pichrocolins et clochemerlesques», précise Bauer, rocardien sans parti. Le «club des 9» s'est manifesté avant le second tour de la présidentielle, le 5 mai dernier, en appelant à «s'opposer civiquement au Front national, à son candidat, à ses idées xénophobes et extrémistes», donc à «voter pour le seul candidat républicain». «Bauer et moi avons appelé la GLNF et on nous a répondu: "Nous ne ferons rien, car c'est un sujet politique", raconte Barat, lui-même membre du Parti radical (UDF). C'est scandaleux! Comme s'il n'y avait pas eu assez de maçons morts en déportation!» Jacques Chirac, bon connaisseur de la nappe phréatique maçonnique, avait reçu en novembre 2001 à l'Elysée les chefs de file des neuf obédiences maçonniques sans la GLNF.
Un nouveau rapport de forces n'est-il pas en train de s'instaurer entre la maçonnerie anglaise, encore très puissante, malgré son déclin, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et les autres obédiences, dites «adogmatiques», en pleine expansion en Europe continentale? La tenue de la Réunion maçonnique universelle, avec 40 obédiences, surtout européennes, en mars dernier à Bruxelles, représente un premier pas, qu'ont fait, main dans la main, Barat et Bauer. La création de l'Espace maçonnique européen, le 6 septembre, au Stade de France, à Saint-Denis, va plus loin encore: «Nous avons solennellement déclaré qu'aucune obédience ne peut s'arroger le pouvoir de reconnaître celles qui sont régulières», se réjouit Georges Henri, 73 ans, passé grand maître de la Grande Loge de Belgique.
«On est à la veille d'une recomposition majeure de la maçonnerie internationale», pronostique Roger Dachez. Tel un Petit Poucet rêveur, Jean Verdun fixe à la Maçonnerie universelle le but d'englober la GLNF et les Grandes Loges américaines. Rien de moins. Si cette utopie se réalisait, la guerre entre obédiences cesserait et elles se préoccuperaient davantage de leur production intellectuelle. Car la progression historique du nombre de frères et de soeurs s'accompagne paradoxalement d'une perte d'influence. L'évocation de la dernière loi préparée en loge, celle autorisant la contraception en 1967, est devenue une vieille rengaine. D'où le constat accablant de l'historien Pierre-Yves Beaurepaire (5): «Précurseur au XIXe et au début du XXe, la maçonnerie est aujourd'hui à la remorque de la société française.»
(1) Lumière sur la franc-maçonnerie universelle. Détrad, à paraître en octobre.
(2) Une voie pour l'Occident. Dervy, 2001.
(3) Socialisme et franc-maçonnerie, par Denis Lefebvre. Bruno Leprince Editeur, 2000.
(4) Le plus lisible étant: Grand O, par Alain Bauer. Denoël, 2001.
(5) L'Europe des francs-maçons. XVIIIe-XXe siècles. Belin, 2002.
(L'Express) ajouté le 26/9/2002