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Les langues se délient à l'intérieur de l'Autorité Palestinienne Nabil Amru a démissionné. Cet homme massif vêtu d'un blouson sombre donne rendez-vous dans un grand hôtel de Ramallah, protégé par deux gardes du corps. Il a quitté son poste pour protester contre la lenteur de Yasser Arafat à réformer l'Autorité palestinienne. " C'était le 3 mai, lors de la première réunion du cabinet après la levée du siège des bureaux du président Arafat. Je me suis levé et j'ai dit au président : " Il faut commencer le changement tout de suite. Nous n'avons plus le temps. " Nabil Amru n'était pas seul. " Nous étions tous d'accord, dit le ministre des Travaux publics Azzam al-Ahmad. On a cherché à convaincre le président pendant plus de quatre heures. " La réponse de Yasser Arafat a déçu les participants. Le président a cherché à gagner du temps : " Il nous a demandé : " Vous voulez commencer maintenant, au milieu de la bataille ? " Nous lui avons presque tous dit : oui, maintenant ", poursuit Azzam al-Ahmad. Mais Arafat a conclu sur une pirouette. " Il a suggéré la création d'un comité... "
Le soir même, Nabil Amru faxait sa lettre de démission. Aujourd'hui, il lance des prophéties apocalyptiques. " Quand j'étais ambassadeur à Moscou, j'ai assisté à la disparition de l'URSS. J'en ai même tiré un livre. Je sais maintenant comment les systèmes disparaissent. "
Les ministres palestiniens veulent, suivant les cas, un gouvernement d'experts, un Parlement qui contrôle les services de sécurité et les négociations avec Israël, et des élections, les dernières ayant eu lieu en 1996. " Je sais que l'occupation et le morcellement des territoires nous empêchent d'organiser maintenant des élections législatives, mais on peut commencer par des élections municipales ", plaide Nabil Amru.
Les contestataires ne parlent pas seulement de changement. Ils accusent. Devant le désastre, les langues se délient d'un seul coup. Et c'est la gestion de l'Autorité palestinienne depuis sa création en 1993 qui est mise en accusation. Tout y passe : le manque de démocratie, la corruption, les erreurs stratégiques dans les négociations avec Israël, menées par l'entourage de Yasser Arafat, les luttes internes et l'opacité des sept différends services de sécurité. " Pourquoi Rajoub et Dahlan, les deux responsables de la Sécurité préventive, se disputent-ils aujourd'hui par télévision interposée ? Qu'ont-ils fait pendant la bataille ? Ont-ils résisté aux tanks ? Toutes ces questions ont besoin d'une réponse claire ", s'insurge Azzam el Ahmad.
" Nous avons fait beaucoup d'erreurs ", ajoute le ministre des Travaux publics. Pour Atef Alawneh, vice-ministre des Finances et professeur d'économie formé en Allemagne, le constat est sans appel : " Nous avons échoué. Nous n'avons pas réussi à transformer l'Organisation de libération de la Palestine en gouvernement. "
Les contestataires se défendent de jouer les opportunistes. " La question était posée depuis 1994, à la création de l'Autorité. Mais nous n'avons pas su nous faire entendre ", dit Atef Alawneh. Aujourd'hui, la révolte est générale. Dans les territoires, c'est l'explosion d'une parole longtemps contenue. Des tribunes libres demandant le changement paraissent presque tous les jours dans les journaux. Des cadres du Fatah, le parti majoritaire de Yasser Arafat, pétitionnent pour une assemblée générale du mouvement, qui n'a pas eu lieu depuis plus de dix ans.
Un forum a rassemblé à Gaza des milliers de militants qui ont ébauché un " pacte national " demandant un " gouvernement de salut public ". Y étaient présents des représentants de la société civile et des anciens communistes, bref toute la mouvance rassemblée autour du docteur Moustapha Barghouti, président d'une association de médecins et d'ambulanciers, coordinateur des missions civiles étrangères de soutien à la Palestine. " Le peuple doit avoir son mot à dire ", clame Barghouti, opposant de toujours.
Ces discussions sur l'avenir au milieu des décombres semblent parfois surréalistes. Les Palestiniens discutent de la forme de leurs institutions au moment où celles-ci n'existent plus, où l'armée israélienne agit comme bon lui semble dans des " zones autonomes " qui ont en réalité disparu. Et au moment où les attentats du Hamas ouvrent peut-être la porte à un avenir bien plus sombre encore pour les Palestiniens.
Aucune importance, répond le ministre démissionnaire Nabil Amru : " Jamais nos institutions n'ont mieux fonctionné que pendant l'exil de l'OLP. " Pour les contestataires, c'est quand les Palestiniens sont revenus en Palestine que les choses ont mal tourné : " Nous avons négligé nos institutions depuis le début de notre vie ici ", ajoute Amru.
Difficile de ne pas entendre dans ce tir groupé une mise en accusation d'Arafat lui-même. L'échec dénoncé de tous côtés est celui du système qu'il a mis en place, de la création de multiples appareils sécuritaires à la confiscation du pouvoir en passant par le naufrage politique des accords avec Israël.
Mais la nouvelle opposition devra calibrer son message. Elle se voit déjà accusée de servir d'agent à Ariel Sharon et à George Bush, qui paraissent demander la même chose qu'elle : refonte des services de sécurité, transparence, réformes démocratiques. Et réduction de Yasser Arafat à un rôle symbolique, style reine d'Angleterre. " En clair, ils veulent lui retirer les seuls pouvoirs vraiment importants, la sécurité et les finances. Ils exigent aussi la nomination d'une sorte de premier ministre qui détiendrait les pouvoirs réels ", explique un homme placé au coeur de la vie politique palestinienne, Qaïs Abou Leïla, président du Front démocratique de libération de la Palestine (FPLP), et membre du comité central de l'OLP.
Les procureurs se défendent de vouloir faire tomber le président. " Il a été élu. Le dossier de sa succession n'est pas ouvert ", assure le démissionnaire Nabil Amru. Mais dans le même temps, l'ex-ministre avalise l'influence américaine : " C'est la seule superpuissance, qu'on le veuille ou non. Quand on parle des États-Unis, c'est comme si on parlait du monde. Si nous les rejetons, nous aurons de gros problèmes. "
Selon un observateur bien placé, la contestation venue de la société se double d'une lutte pour le pouvoir qui opposerait deux clans, rassemblant des politiques autour des chefs rivaux de la Sécurité préventive, Mohammed Dahlan et Djibril Rajoub. Dans un premier temps, l'Autorité semblait vouloir lâcher Rajoub, accusé d'avoir livré son QG aux forces israéliennes pendant la bataille de Ramallah, mais un tract récent signé du Fatah l'a réhabilité et menacé " tous ceux qui voudraient s'en prendre à lui ". Les experts des intrigues palestiniennes y ont vu la main de Yasser Arafat lui-même. Le vieux chef n'a pas perdu son art de tirer les ficelles.
(Le Figaro) ajouté le 10/5/2002