Argentine: Enquête sur les chrétiens mennonites de la pampa

 

Ils refusent la violence et le luxe. Ils rejettent le téléphone et la musique. Et ils ne parlent guère que le dialecte allemand de leurs ancêtres. Visite dans une petite communauté qui se méfie du monde extérieur.

 

PÁGINA 12 (extraits), Buenos Aires

CONTEXTE

Pacifistes, les mennonites refusent en théorie de porter les armes et de prêter serment. Combinée à d'autres traits culturels, cette attitude les a obligés à de nombreuses migrations. Au XVIIe siècle, certains d'entre eux allèrent se fixer en Russie. Mais leur plus grand déplacement eut lieu aux XVIIe et XVIIIe siècles et surtout au XIXe vers l'Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis). Actuellement, près d'un tiers de leurs membres vivent dans cette partie du monde ; on y rencontre la branche la plus conservatrice, les amish (180 000), qui refusent tout contact avec les autres mennonites. En 1980 (date du dernier recensement communautaire), on comptait 645 000 mennonites dans le monde (230 000 d'entre eux vivaient en Amérique du Nord, 90 000 en Afrique, 95 000 en Asie, 95 500 en Europe et en URSS [dont 2 000 environ en France]). En 2000, ils auraient atteint le chiffre de 1 204 000 (d'après la Conférence mennonite mondiale, dont le siège est à Strasbourg), certainement grâce à leur forte natalité et à la quasi-absence de reniements.

Dans la colonie de Nueva Esperanza, à 160 km au sud-est de Santa Rosa [capitale de la province de La Pampa] et à 35 km du village de Guatrache, il n'y a ni électricité, ni téléphone, ni téléviseur. Ici, on respecte les prescriptions dictées il y a plus de quatre cent cinquante ans par Menno Simons, le fondateur de la secte mennonite. Il faut rappeler que ce curé hollandais né en 1496 [et mort en 1561] avait rompu avec l'Eglise catholique en 1536 pour se rallier aux thèses anabaptistes. Et que les mennonites, qui prescrivent le baptême des seuls adultes, sont partisans de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et rejettent la violence, la guerre et le confort.

Juan Loewen, 41 ans, a une femme, 8 enfants, 13 hectares, 8 vaches, 3 chevaux et une carriole pour livrer son lait à la fromagerie. Il est né au Mexique, dans l'Etat de Chihuahua, comme la plupart des autres mennonites qui sont venus, en 1985, s'installer en Argentine sur les 10 000 hectares de l'ancienne estancia [exploitation d'élevage extensif] Remecó. Ces quelque 100 familles ont fait le voyage en avion, envoyant leurs meubles et leur matériel agricole par bateau. Cette année-là, on vit arriver d'autres mennonites dans la province de La Pampa, depuis Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), suivis d'autres encore, venus du Paraguay et du Belize.

La maison des Loewen, construite en briques crues, comprend une grande salle à manger, une cuisinière à bois, une grange, une salle de bains et deux chambres. Accompagné de ses 8 enfants et de sa femme, Juan me montre les chambres à coucher. Celle des parents comprend un lit métallique blanc à deux places, un landau et un autre lit, où dort leur seule fille. Plus d'une demi-douzaine de casquettes sont suspendues au plafond. Outre l'austère bleu de travail, la casquette constitue le vêtement typique de l'homme mennonite. "Maison j'ai fait il y a un an, tout avec famille. Aujourd'hui, il manque bois charpente, peinture et aussi truc pour crépir, là, je ne sais pas comment s'appelle en espagnol", dit-il, en me montrant un pot dans la remise. Il faut dire que ces 2 000 paysans ne parlent guère que le plattdeutsch [dialecte bas-allemand, assez proche du néerlandais] ; rares sont ceux qui sont disposés à parler espagnol. "Nous avons dû quitter Mexique avec famille, car là-bas il faut beaucoup arroser, les puits profonds, l'irrigation très chère", explique M. Loewen. La femme de Juan Loewen, Margarita, confectionne des vêtements, s'occupe du potager, prépare des confitures et des tartes, aide à traire les vaches et participe à la fabrication du savon à partir d'huile, d'eau, de graisse de porc et d'eau de Javel.

Nous sommes un dimanche. En ce jour de repos, le seul que s'octroie la communauté, les uns et les autres se rendent à l'une des deux églises de la colonie. Puis ils partent se promener et vont voir leurs amis et leur famille dans des bogheis, de petites carrioles à quatre roues tirées par un cheval. De 19 h 30 à 22 heures, les amoureux se rencontrent chez les parents de la petite amie. Ils disposent de deux heures et demie par semaine pour se toucher timidement les mains et peut-être échanger un chaste baiser : les fiancés mennonites doivent arriver vierges au mariage. Il ne s'agit pas de se tromper de partenaire, le divorce est interdit. La religion occupe une place centrale dans la vie de la colonie. A partir de 12 ans, les enfants peuvent aller à la messe et, quand ils en ont 17, ayant accédé à la "conscience du péché", ils peuvent recevoir le baptême. On entre dans l'église par deux portes : une pour les hommes, l'autre pour les femmes. Dans les activités sociales, la femme est reléguée au second plan et elle n'a pas voix au chapitre dans les décisions intéressant la communauté. Toute mennonite sait qu'elle est sur Terre avant tout pour procréer. Dans la colonie, procréer veut dire avoir au moins 6 enfants. Plus on en a, mieux on se porte. La contraception est proscrite, à moins qu'un médecin ne la recommande.

Il est 3 heures de l'après-midi en ce dimanche. Quatre jeunes gens fredonnent des chansons en écoutant une vieille cassette sur l'autoradio de ma voiture. Sur une face, ils ont enregistré des thèmes religieux en allemand, sur l'autre des chamarritas [airs gauchos, originaires des Açores et de Madère]. Eux qui sont pourtant peu habitués à danser se trémoussent dans l'espace exigu de l'habitacle. Ils ont l'air content. Il faut avoir pas mal de cran pour dissimuler des cassettes, ou des postes de radio, dans un coin de la maison familiale. "L'un d'entre eux", m'apprend un commerçant de Guatrache, "a été surpris par son père en possession d'un radiocassette, lequel a connu le sort réservé chez les mennonites à ce genre d'appareil : on l'a détruit à coups de marteau. Ce n'est pas grave. Dans quelques mois, ils se cotiseront pour en racheter un et ils pourront de nouveau écouter de la musique", ajoute-t-il.

Cinq adolescentes se promènent dans la rue. Elles me disent qu'elles portent toujours des tresses, qu'elles ne se maquillent pas, que je ne peux pas les prendre en photo - ou bien si, mais pas maintenant -, qu'elles font leurs robes elles-mêmes, que les célibataires sont coiffées d'un foulard blanc, que les femmes mariées portent des foulards noirs, que de temps en temps elles vont au village et qu'elles adorent la musique. Je leur demande pourquoi les femmes doivent marcher derrière les hommes dans la rue. "C'est la coutume", me répond Catalina en baissant les yeux. Peut-être se rappelle-t-elle qu'il ne faut pas adresser la parole à des étrangers.

Il n'y a pas un seul bar, pas un seul lieu où les jeunes puissent être ensemble. Les évêques ne voient pas d'un bon oeil qu'on fume ni qu'on boive de l'alcool. Est-ce pour cela que les jeunes mennonites passent leur temps à grignoter des graines de tournesol ? Soudain je vois que Juan passe une boîte de Bieckert [bière argentine] à Pedro.

Ce n'est pas interdit de boire de la bière ?

"On peut en acheter et en boire un peu, sans se soûler, répond Juan. Ce qui est interdit, c'est d'en vendre."

L'isolement que tentent de maintenir les mennonites vis-à-vis du reste de la société n'est rompu que par le contact des rares touristes et commerçants de passage à Nueva Esperanza. Le lundi, le mercredi et le jeudi, quelques mennonites se rendent en groupe au village pour vendre leurs produits et faire des achats. Presque toutes les exploitations agricoles sont dotées d'une laiterie. Le matin et le soir, chaque famille trait les vaches à la main. Les 3 fromageries de la communauté reçoivent au total 20 000 litres de lait par jour, destinés à l'élaboration de fromages et de masa, un genre de gâteau.

Isaac Penner dirige une fromagerie. Il m'explique que le litre de lait coûte 17 centavos [environ 17 centimes d'euros], que la masa est collectée tous les lundis par un camion de Buenos Aires, que les 10 000 hectares commencent à être insuffisants et qu'il envisage d'acheter davantage de terres. "Quand nous sommes arrivés, précise-t-il fièrement, il n'y avait rien. Nous avons construit toutes maisons nous-mêmes. Et produits dont nous avons besoin, nous pouvons faire." Dans la colonie, on fabrique des silos, des carrioles et des meubles. Dans les ateliers, la lumière électrique est autorisée (on l'obtient à l'aide de génératrices) ; mais, dans les maisons, on n'utilise que des lampes et des lanternes au kérosène.

On trouve 3 épiceries, dispersées dans la campagne, où l'on peut acheter des fraises, des sous-vêtements, des chips, de l'essence, des tétines. Pedro Martenz, l'un des épiciers, porte comme tous les hommes de la colonie plusieurs stylos dans la poche de devant de sa salopette. Il est l'un des rares hommes de l'endroit à lire de temps en temps les journaux. "Quelqu'un doit voir ce qui se passe dans le monde, explique-t-il. Il faut vérifier ce que disent de nous les journalistes. Parce que souvent ils écrivent des choses que nous n'avons pas dites. Ils mentent." Nous sommes assis à table, attendant que sa femme et l'une de ses filles nous servent des légumes. "Nous ne voulons pas d'ennuis avec gouvernement ni avec gens de Guatrache", ajoute M. Martenz après avoir dit le bénédicité.

"Nous avons nos propres lois", a répété maintes et maintes fois Juan Blatz aux fonctionnaires provinciaux. M. Blatz, 55 ans, est l'un des deux chefs de la colonie. Il a été élu par les hommes, à l'instar de l'évêque et des pasteurs. Les chefs sont élus tous les deux ans, tandis que l'évêque et les pasteurs conservent leur charge jusqu'à la fin de leurs jours. Ce sont eux qui doivent assurer la collecte des impôts fonciers et qui négocient avec le gouvernement sur des questions aussi épineuses que la création d'une municipalité. Chaque fois que les autorités tentent de les inciter à l'intégration, les mennonites résistent, arc-boutés sur leurs traditions. Ce fondamentalisme les a faits errer depuis le XVIe siècle dans une bonne partie de l'Europe, pour passer ensuite au Canada, aux Etats-Unis, au Mexique, en Bolivie, au Paraguay et en Argentine. Des années rythmées par les persécutions et les migrations, qui n'ont pratiquement altéré en rien la composition ethnique du groupe. Non pas que la communauté n'évolue pas, mais elle le fait bien plus lentement que le reste de la société. Avant de décider de la moindre réforme, les mennonites en discutent à la lumière de leurs croyances. Si le changement va à l'encontre de leurs convictions religieuses, ils ne le permettent pas. Ils ne veulent rien devoir à l'Etat et ne lui demandent rien. Ni policiers ni médecins. C'est seulement en cas de maladie grave qu'ils consultent un médecin de Guatrache. Les naissances sont assistées par des sages-femmes appartenant à la communauté.

"Nous avons nos propres institutions. Pourquoi voudrions-nous d'une municipalité ici ?" demande sèchement M. Blatz. A son ton, je préfère ne pas lui rappeler qu'il y a quelques années les mennonites disaient la même chose à propos de l'enseignement de l'espagnol à leurs enfants. La langue est l'une des plus fortes barrières séparant les mennonites du reste de la société. Dans les 9 écoles de la colonie, les 300 enfants mennonites apprennent à lire et à écrire en allemand. Le maître d'école, qui est mennonite, ne connaît guère l'espagnol. Tous les jours, de 7 h 30 à 11 h 30 et de 12 h 30 à 15 heures, pendant six mois et demi, il apprend à ses élèves, répartis entre seulement quatre niveaux, à lire et à écrire en allemand, ainsi qu'à additionner, soustraire, multiplier et diviser. Dans un premier temps, le gouvernement de la province de La Pampa voulait créer une école intégrée à l'enseignement public, avec des instituteurs provinciaux. Devant le refus des colons et au terme de longues négociations, c'est aux pères et aux autres parents (et non aux maîtres d'école de la colonie) que revient l'obligation d'enseigner l'espagnol aux enfants.

Jacobo Loewen, un maître d'école, m'autorise à entrer dans la classe, à condition que je laisse à l'extérieur mon appareil photo et mon magnétophone. A l'intérieur, il n'y a pas de portrait du général San Martín [héros de l'indépendance argentine], ni de drapeau argentin. "Sur la Terre, affirme Jacobo Loewen, il n'y a pas de patrie . Notre seule patrie est dans l'autre monde." Garçons et filles sont séparés, partageant des bancs de cinq mètres de long. Les seuls manuels sont l'Ancien et le Nouveau Testament dans des éditions allemandes. Les plus jeunes utilisent un petit manuel à couverture orange, inspiré de la Bible.

Pourquoi les garçons vont-ils à l'école jusqu'à 13 ans et les filles jusqu'à 12 ? Un des enfants répond à ma question : "Parce que le garçon doit faire du commerce quand il est grand. Alors, on se forme un an de plus." Un autre y va de sa propre interprétation : "A cet âge-là, la fille change biologiquement. C'est pour ça qu'on la met à l'écart. Elle doit vivre à la maison."

A partir de cette année, les parents de Nueva Esperanza ont l'obligation d'apprendre l'espagnol à leurs enfants d'âge scolaire. Munis d'un petit dictionnaire bilingue que leur a envoyé le gouvernement de la province, ils pratiquent avec des exemples aussi éloignés de la réalité de la colonie que celui de la page 82, où l'on peut lire : " Kann ich bee [bei en allemand standard] Ihnen telefonieren ?" (Puis-je téléphoner d'ici ?). Une question bien incongrue dans cette communauté en guerre contre la modernité.

(Courrier International) ajouté le 28/6/2002