Europe: La couronne de l'UE, une invention de l'Opus Dei?

Analyse de cette "oeuvre chrétienne"

 

Josemaría Escrivá de Balaguer, qui fonda l'Opus Dei en 1928, sera bientôt canonisé. L'OEuvre, toujours puissante en Espagne, fait à cette occasion des efforts de transparence. D'après l'enquête d' El País, il lui reste encore du chemin à parcourir. (EL PAÍS, Madrid)

CONTEXTE

La couronne de l'UE, une invention de l'Opus Dei ? C'est ce que prétend l'archiduc Otto de Habsbourg, membre de l'OEuvre. Invité à une conférence à Budapest, fin mai, pour le centenaire de la naissance du père Josemaría Escrivá, fondateur de l'Opus Dei, il a expliqué : "Comme je lui demandais comment sauver l'âme de l'Europe, le père Escrivá m'a dit que l'Europe avait besoin de valeurs catholiques. Mais nos ennemis - tel le ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Eden, athée et diabolique - étaient contre l'utilisation de symboles chrétiens." Alors, l'archiduc a proposé comme symbole les douze étoiles. Ces dernières figurent, selon Otto de Habsbourg, "la couronne d'étoiles de la Vierge de Fatima". Hetek, Budapest

En tant que juge, je suis l'Etat ; mes convictions personnelles passent après." De la part d'un magistrat, cette affirmation n'a rien de surprenant, mais celui qui prononce ces paroles (José Luis Requero, membre du Conseil de la magistrature) est membre surnuméraire de l'Opus Dei. Il reconnaît que, dans l'exercice de ses fonctions, il a parfois dû appliquer des lois qui allaient à l'encontre de ses convictions religieuses intimes, et des enseignements et principes de l'OEuvre de Josemaría Escrivá de Balaguer. Béatifié depuis 1992 et bientôt canonisé [le 6 octobre prochain], celui-ci a fondé l'Opus Dei le 2 octobre 1928. Depuis, le mouvement s'est implanté sur les cinq continents et compte 85 000 membres, de plus de 80 nationalités, qui prêchent que la sainteté est possible dans la vie quotidienne, au travail, dans le cadre familial ou dans la rue. Environ 33 000 d'entre eux sont espagnols. L'Espagne a été le berceau de l'OEuvre et continue d'être son principal vivier. Mais, du moins sur le plan de l'organisation, l'Espagne n'est qu'une région de plus, à la tête de laquelle se trouve Tomás Gutiérrez, de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix, une association de clercs "unie intrinsèquement à l'Opus Dei".

Le siège central de l'OEuvre de Dieu - avec son prélat, Javier Echevarría, successeur d'Escrivá - se trouve à Rome. L'Opus Dei cherche ainsi à souligner l'universalité d'un mouvement pour lequel le pape actuel ressent une grande affection. Jean-Paul II a élevé son fondateur à la condition de bienheureux (en 1992), et 2002 sera l'année de la canonisation du padre, le premier saint Josemaría du catalogue. Ce sera l'occasion d'une grande marche sur Rome qui pourrait drainer un demi-million de personnes.

Il ne pouvait y avoir de moment plus propice, pense-t-on apparemment à la direction de l'Opus Dei, pour tenter d'en finir avec les préjugés, mensonges et demi-vérités qui pèsent sur l'OEuvre : qu'il s'agisse de l'influence qu'elle exerce sur le monde de la politique, de la justice, de l'université ou des affaires, de son recours à des méthodes de prosélytisme inacceptables ou de son fonctionnement interne portant atteinte aux libertés individuelles, même s'il n'est pas imposé. Javier Echevarría en personne a tenu à souligner que, parmi toutes les accusations portées contre l'Opus Dei, celle du goût du secret appartenait "au passé et était le fruit d'une distorsion de la réalité promue par de petits groupes apparemment jaloux de son caractère exclusif".

De même, Rafael Ramonet, directeur du bureau d'information de l'Opus Dei, âgé de 60 ans, ingénieur industriel membre numéraire (célibataire qui vit en communauté dans une résidence de l'OEuvre), assure que le goût du secret n'est partagé ni à l'intérieur ni à l'extérieur de la société. "Nos portes sont grandes ouvertes, affirme- t-il. Tout le monde peut venir visiter nos appartements et faire notre connaissance." Pourtant, quand nous avons demandé à visiter l'un des appartements (avec un photographe), notre requête fut finalement rejetée.

L'Opus Dei cherche à en finir avec la polémique, mais c'est une croix dont il aura du mal à se débarrasser, qui remonte en partie à la période franquiste - quand ses membres (López Rodó, López Bravo, Ullastres...) étaient devenus une authentique famille du régime (sur lequel l'Opus a eu à l'époque un effet modernisateur) - et qui tient au fait que l'OEuvre a du mal à définir sa position par rapport à la démocratie.

Actuellement, on trouve des membres de l'Opus Dei essentiellement au Parti populaire (PP), même s'il n'y a aucune preuve directe que l'OEuvre, en tant que telle, exerce une action politique concrète ou ait une grande influence. Un seul ministre appartient à cette organisation (celui de la Défense, Federico Trillo). Selon Ramonet, il est absurde, voire malveillant, de prétendre que l'OEuvre serait une sorte de parti politique secret. "L'Opus Dei, soutient-il, se consacre à diffuser l'esprit de sainteté dans le monde, à chercher Dieu dans la vie quotidienne, au travail, dans toutes les professions, sans aucune discrimination." Et il ajoute qu'aucun directeur de l'OEuvre n'a jamais songé à influencer le vote ou l'activité politique d'un membre. Par ailleurs, il signale qu'il y a des socialistes et même des communistes au sein de l'Opus Dei, mais il préfère ne pas en parler car "en réalité il est difficile de le savoir officiellement. L'Opus offre une telle liberté et une telle discrétion sur ces sujets sensibles qu'on ne demande rien." Actuellement, un ministre est membre de l'Opus Dei ; à d'autres époques, il y en avait plus, "mais l'influence de l'OEuvre est restée la même". C'est-à-dire inexistante.

Le ministre en question, Federico Trillo, surnuméraire (qui vit avec sa famille, est marié et a des enfants), assure que l'Opus représente "une forme de spiritualité chrétienne, laïque, en accord avec notre monde d'aujourd'hui, comme l'a confirmé le concile Vatican II en redécouvrant la valeur chrétienne de la vie ordinaire, dans la vie professionnelle, dans les relations familiales et sociales. Cela suppose de rencontrer le Christ chaque jour et de s'adresser à lui à travers la prière, la parole et les sacrements." Rien à voir, en principe, avec la politique. Même au sein du Parti socialiste (PSOE), il est difficile de rencontrer quelqu'un qui soit prêt à déclarer ouvertement que la présence de l'Opus Dei est perceptible en tant que groupe de pression. Une source provenant de la direction signale pourtant un détail significatif : "la présence surprenante et inhabituelle, lors de la séance parlementaire où était débattue l'utilisation de cellules souches des embryons à des fins de recherche, de parlementaires du Parti populaire membres notoires de l'Opus". Les mêmes sources révèlent que, lors de ce débat, les références morales ou religieuses n'ont pas été mises en avant, mais que, au final, "la science s'est inclinée devant la religion", c'est-à-dire que la proposition de loi fut rejetée.

Selon le député socialiste Francisco Fernández Marugán - qui ne cache pas qu'il est chrétien ( "tout comme la moitié de l'électorat du PSOE", dit-il) -, avec l'arrivée de la démocratie, la majorité des membres de l'OEuvre qui sont restés en politique sont entrés au PP (ou s'étaient inscrits au parti qui fut son prédécesseur, l'Alianza Popular [AP]). "L'Opus Dei, conclut-il, a disparu du devant de la scène politique, mais j'ai l'impression que sa présence est encore importante dans d'autres secteurs, comme l'université ou la magistrature." Le cas de José Luis Requero est un bon exemple. Avant d'entrer au Conseil de la magistrature, il était vice-président et porte-parole de l'Association professionnelle de la magistrature, mais également magistrat à la Cour suprême. Si parler publiquement de l'OEuvre n'éveille guère l'enthousiasme chez les personnages publics membres de l'Opus Dei, Requero, surnuméraire, l'a fait sans réserve. "Que signifie être membre de l'Opus Dei en Espagne aujourd'hui ? La même chose que dans les autres pays : c'est le fruit du hasard, assure Requero. L'important, c'est de suivre sa vocation. Il s'agit de sanctifier la vie quotidienne avec un esprit laïc, sans avoir à prononcer de voeux. L'union avec l'Opus est comme un contrat à renouveler tous les ans." Requero nie catégoriquement l'existence d'une quelconque influence politique exercée par l'Opus Dei. "Dire une telle chose, proteste-t-il, c'est ne pas comprendre l'importance accordée dans l'OEuvre à la liberté de la personne. C'est comme si je montais une fabrique de chaussures et que l'on dise : l'Opus vend des chaussures. C'est absurde. On me dit que je dois prier, être un bon père et un bon mari, faire bien mon travail, aider mes amis et évangéliser mon entourage." Dans ses fonctions de juge, il peut lui arriver d'être confronté à un conflit moral, quand, par exemple, il doit prononcer des jugements en accord avec la loi, mais qui vont à l'encontre de la doctrine de l'Eglise. Requero semble avoir résolu ce paradoxe. "J'ai eu à prononcer des divorces, assure-t-il, alors que je suis contre le divorce, mais je ne peux pas invoquer l'objection de conscience. Je ne le ferai pas non plus pour un avortement. Je me limiterai à appliquer la loi. J'ai prêté serment de respecter la Constitution, d'appliquer et de faire appliquer les lois." Certains hommes politiques, pour des raisons de conscience, ont été amenés à voter contre la ligne de leur parti. L'un d'entre eux, Jesús Pedroche, président de l'Assemblée de la Communauté autonome de Madrid, s'est opposé à la position du PP sur le concubinage. Pedroche est membre numéraire de l'OEuvre (en quelque sorte, le niveau le plus élevé, celui des élus) et assure : "Pour moi, appartenir à l'Opus Dei, ici comme dans n'importe quel pays du monde, c'est vivre l'esprit chrétien dans ma profession et en politique. Cela suppose de m'efforcer chaque jour à faire le bien autour de moi."

Ramonet dément une par une les accusations habituellement portées contre l'Opus Dei et les attribue au fait que "certaines personnes ne comprennent pas l'authentique nouveauté de l'OEuvre, qui est d'introduire la sainteté au sein du monde, par l'intermédiaire de laïcs, et de démontrer que la sainteté n'est pas seulement l'affaire de prêtres ou de religieux, mais aussi de gens ordinaires". Il ne pense pas non plus qu'au XXIe siècle une rénovation soit nécessaire. "Le fondateur, rappelle-t-il, a déclaré que l'OEuvre n'aurait jamais besoin d'aggiornamento, de mise à jour." Pourtant, même pour l'Opus Dei, les choses changent. Certains détails ne trompent pas. Ainsi, pour la première fois, une édition critique de Camino [Chemin], l'oeuvre phare d'Escrivá de Balaguer, va bientôt être publiée. Ce recueil de "considérations spirituelles", 999 points au total, sous forme d'aphorismes, a été vendu à plus de 4 millions d'exemplaires dans des dizaines de langues. Pour Ramonet, "Camino n'est ni un code ni un traité idéologique : son objectif est de servir de guide et d'orientation au lecteur. Cette nouvelle édition commentée sera enrichie de repères historiques et explicatifs." En définitive, il s'agit de replacer Camino dans son contexte : c'est peut-être la meilleure preuve que les choses changent au sein de l'Opus Dei. Espérons que ce soit pour le mieux.

L'OEuvre ne tient pas compte des critiques

S'il est facile d'entrer à l'Opus Dei, il paraît beaucoup plus difficile d'en sortir. Une fois dehors, certains osent parler. Lorsqu'on entre en contact avec d'anciens membres de l'Opus Dei, tous reconnaissent avoir une foule de choses à raconter, mais rares sont ceux qui osent témoigner, même sous couvert de l'anonymat. L'OEuvre a le bras long, assurent-ils. L'un raconte qu'il a perdu son travail, l'autre qu'il a peur de le perdre ; l'un a eu des ennuis au travail et l'autre a été victime de harcèlement. Mais, une fois qu'ils se décident à parler, on ne peut plus les arrêter. Julián M. (même l'initiale est fictive), explique pourquoi, après trente années, il est sorti de l'Opus Dei. "Pendant plus de la moitié de ma vie, je n'ai pas pu exprimer ce que je ressentais, mes préoccupations les plus intimes, même à mes supposés amis au sein de l'OEuvre. Ils étaient en effet tenus de rapporter tout symptôme préoccupant à notre directeur."

A l'intérieur de l'OEuvre, les critiques sont considérées comme des divagations d'aigris, qu'il faut ignorer. Mais il n'y a pas que ceux qui critiquent en parlant ; il y a aussi ceux qui se taisent. Julián M. a été un agrégé [membres particuliers célibataires qui vivent avec leur famille] pendant plus de trente ans. Il raconte, par exemple, comment, tout en jurant fidélité à l'OEuvre (l'engagement formel avec l'Opus Dei), il faut également accepter de léguer ses biens par testament à une institution rattachée à l'Opus Dei, telle l'université de Navarre. Comme tous les autres, il lui fallait remettre son salaire à l'OEuvre, qui lui reversait seulement une petite somme par semaine [pas plus de 30 euros], et il devait rendre compte de ses moindres dépenses. Pour acheter une veste, il lui fallait demander la permission (et de l'argent) ; la veste devait être discrète et achetée en compagnie d'un autre membre de l'Opus Dei.

Le cinéma était strictement interdit : en trente ans, Julián n'est pas allé une seule fois au cinéma, même s'il a vu des films non "dangereux" dans les centres de l'OEuvre - d'ailleurs fréquemment censurés. Il ne pouvait pas non plus lire n'importe quel livre ou journal et surtout pas El País. Bien sûr tout ce qui avait à voir avec le sexe était considéré comme une source maximale de danger. "L'obsession du sexe, sans parler de l'homosexualité, était maladive." Elena P., qui fut numéraire pendant quinze ans, résume son expérience en nous répétant ce qu'elle a dit au conciliaire de l'OEuvre quand il l'a convoquée pour la dissuader de partir. "Je suis une personne. En tant que personne, je suis une femme. Ensuite je suis chrétienne et puis catholique. Et en tant que catholique j'appartiens à l'OEuvre. Mais parce que j'appartiens à l'Opus Dei je perds ma catholicité et je ne suis plus une chrétienne au sens large ; je me sens maltraitée en tant que femme et on nie mes droits en tant que personne. Voilà pourquoi je m'en vais."

Elena se sentait humiliée en tant que femme. Son travail l'obligeait à être constamment en relation avec des hommes, mais elle ne pouvait parler à aucun d'entre eux sans que la porte de la pièce reste ouverte, et on ne lui permettait même pas de se faire ramener chez elle en voiture par un ami. Le temps, assure-t-elle, a guéri ses blessures, et aujourd'hui, après avoir fondé une famille, elle conserve sa foi catholique et ne se considère pas comme traumatisée par l'Opus.

Luis Matías López, El País, Madrid

(Courrier International) ajouté le 12/7/2002

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