La Franc-Maçonnerie et la construction européenne
NDLR: Voici un article qui émane d'une obédience maçonnique et qui analyse les raisons de l'échec du christianisme à unifier l'Europe, et éclaire sur les actions des maçons dans les projets actuels.
Les questions posées par la construction européenne sont en débat dans nos Loges depuis longtemps : par exemple en 1993 notre question sociale était « l'Europe et la protection sociale , comment promouvoir la solidarité? »
La question de l'Europe dans nos institutions est cependant aujourd'hui indissociable de la question de l'Europe pour nos institutions avec en perspective la question du projet européen de nos institutions.
La question actuelle
L'Europe est à un carrefour de son histoire : jusqu'à présent, elle s'est construite essentiellement d'une manière technocratique et la communauté reste une institution où la démocratie est peu présente, puisque du ressort des gouvernements, des diplomates et des banquiers.
Les fondateurs du projet avaient la conviction que tout comme dans la plupart des cas l'Etat (le fonctionnement institutionnel) précède la Nation (constitution d'une identité collective), le politique suivrait nécessairement l'économique.
La communauté n'a pas encore abordé ce qui touche à la fois la souveraineté des Etats et la dimension psychologique et symbolique des identités nationales. Il est très difficile, même pour un européen convaincu de ne pas raisonner en termes d'hégémonie nationale , cependant, refuser de penser la question d'une fédération relève de la politique de l'autruche.
L'Europe économique se fonde sur des intérêts elle s'est constituée sur un principe d'homogénéisation, l'Europe politique se fonde sur des valeurs et une de ses finalités est de sauvegarder ses diversités culturelles.
Comment penser l'Union sans l'unification comment fonder une société qui concilierait l'unité de ses valeurs humanistes et démocratiques avec la diversité de ses cultures ?
La réflexion sur l'identité culturelle européenne est ainsi nécessaire comme source de légitimité fondatrice d'un espace pris par ailleurs dans la logique de la mondialisation.
La mondialisation de la vie ne signifie pas simplification mais plutôt complexité et multiplicité de logiques
La tendance à la formation d'un système mondial unique suscite des résistances contre une abstraction toujours plus grande des règles du jeu social et provoque de ce fait la formation d'unités de plus grande taille, comme l'Europe, destinée à mieux résister.
Comme le dit Edgar Morin l'Europe est un « complexe » : ce qui est complexe c'est ce qui est tissé ensemble
Comment faire émerger, « tisser »une volonté ou un désir d'Europe chez les peuples ?
Tout cela nécessite un travail de réflexion en profondeur, de partage des connaissances et d'éducation, travail qui est, par excellence, celui nos Loges..
Les origines de la question européenne
L'histoire de l'Europe du millénaire qui s'achève se confond en grande partie avec celle du christianisme.
Le christianisme n'a pas réussi son dessein d'unification spirituelle de l'Europe : le grand schisme au 11ème siècle détermine 2 grandes zones d'influence : celle de Rome et de l'Eglise catholique romaine et celle de Constantinople et de l'Eglise orthodoxe puis plus tard de l'influence musulmane. Cette partition provoque des haines tenaces entre les communautés catholiques, orthodoxes et musulmanes dont le conflit des populations de l'ex-Yougoslavie en exhale encore les relents.
La foi n'a pas réussi à unifier l'Europe et les formes nationales de vie collective se sont mises en place avec le sentiment d'appartenance à une communauté politique et non pas religieuse organisée autour du roi et non plus du chef de l'église.
Au 16ème, les grandes découvertes élargissent les horizons du monde connu des européens, la rencontre avec d'autres civilisations entraîne une prise de conscience de l'altérité, l'insatiable désir de savoir et de connaître de la Renaissance permet l'émergence de l'universalisme, la prise en compte des différences.
C'est ainsi que se développe, au cours des siècles, l'humanisme dans lequel nous enracinons nos convictions, la République des lettres puis les Lumières.
Les élites scientifiques artistiques , philosophiques formées aux mêmes sources gréco-latines sont convaincues d'appartenir à une même culture. Elles lisent les mêmes livres, admirent les mêmes Ïuvres et s'expriment dans la mêmes langue l'italien puis le français et sont relayées par les cours, les salons et les loges maçonniques.
Dans cette dynamique, la Révolution française a eu un pouvoir extraordinaire sur l'imagination européenne. La Nation devient une communauté de citoyens qui postule l'égalité des droits, et donc la Liberté, une communauté qui partage un passé, des coutumes, des espoirs dans la fraternité, dans un projet qui se veut universel
Le 19ème siècle est marqué par les mouvements nationaux qui par ailleurs sont souvent des mouvements libérateurs et émancipateurs, les forces intégratrices continuent à être à l'Ïuvre : les voies de transport et le train, le syndicalisme, la Croix Rouge, le droit international....
Mais l'Europe des Lumières, des libertés et de la démocratie ne saurait faire oublier celle du capitalisme du colonialisme et de la barbarie.
Alexis Philonenko : « Si l'Europe sait éclairer le monde, elle peut aussi éteindre toutes les lumières du cÏur de la raison et de la vie »
Etre européen c'est avoir la mémoire d'un champ de bataille (2 siècles : 600 conflits, 80 millions de morts).
La communauté européenne qui se construit actuellement est fondée à la suite d'une guerre dévastatrice et sur la peur de l'Allemagne.
La réponse associative semble la seule possible parce que fondée sur la volonté de construire la paix et donc de faire des alliances fortes sur la base à la fois de la proximité géographique et du souci d'indépendance.
1947 l'Organisation européenne de coopération économique est une réponse au plan Marshall 1951 Communauté européenne du Charbon et de l'acier
Si l'Europe a bien un rôle essentiel dans l'équilibre et la paix dans le monde, le projet est donc de lui donner des moyens forts pour exercer ce rôle :
« Les hommes passent, d'autres les remplacent. ce que nous pouvons leur laisser ce n'est pas notre expérience personnelle qui disparaîtra avec nous mais ce que nous pouvons laisser ce sont les institutions. La vie des institutions est plus longue que celle des hommes et les institutions peuvent ainsi si elles sont bien construites accumuler et transmettre la sagesse des générations successives. Ce sont les instituions qui commandent les relations entre les hommes , ce sont elles qui sont le véritable support de la civilisation . »
Jean Monet
Les frontières des pays de l'Europe occidentale ne sont plus des enjeux ce qui est actuellement un facteur de paix dans la région, mais la sagesse oblige à constater que l'histoire est pleine de peuples qui à un moment ont divorcé les uns des autres.
L'effondrement du bloc communiste redistribue les cartes de la construction européenne.
Les peuples de l'ancienne Europe de l'Est revendiquent le droit d'être reconnus comme une part vive de l'Europe. Ce qu'ils ont en commun avec l'Europe occidentale est plus fort que ce qu'ils ont de différent et il y a probablement à redécouvrir cette histoire commune.
Au-delà des considérations économiques qui amènent à différer l'extension de l'Europe des Quinze à ces pays, force est de constater que l'Est est entré dans la crise de l'Ouest en entrant dans le marché mondial mais que, alors que l'Europe de l'Ouest est à la recherche de fédération et d'union, l'Europe centrale et orientale aspire à la fragmentation.
Les questions qui se posent à nous
Il faut sur la base de ce passé et de ce présent penser quelque chose de nouveau.
La construction européenne est un chantier dont on comprend qu'il ne se réalisera pas sans l'implication des citoyens.
« Le malentendu européen » dont parle André Gauron signifie qu'on a du mal à s'entendre : on entend mal, on n'entend pas la même chose et donc, un travail de mise en commun des valeurs pour se comprendre sans forcément perdre son identité s'impose.
Sans renoncer à un Etat Nation comment faire émerger le désir d'un destin commun, pour une communauté d'individus fondée sur l'affirmation des droits et des libertés individuelles ?
C'est là qu'est nécessaire le travail des réseaux, porteurs des valeurs fondamentales qui ont donné en Europe son sens historique et qui ont pour fonction d'étudier et de répandre ces valeurs.
Au 17ème siècle, les idées circulaient plus vite que les hommes maintenant les hommes circulent plus vite que les idées car face à l'avalanche d'informations, manque le temps de l'élaboration et de la réflexion pour des groupes variés et intégrés à différents niveaux du tissu social.
La FM qui a le projet d'être un laboratoire d'idées permet le temps de la réflexion, de l'élaboration des idées et des concepts.
On y tisse ensemble un champ de pensée qui est un outil précieux.
Les nouvelles nations libérées du carcan du communisme offrent des nouveaux terrains pour les marchés mais également la détermination de zones d'influence idéologique.
Les églises et les Sectes l'ont compris , à tel point que certaines Eglises orthodoxes ont parlé de « braconnage religieux »
Il ne s'agit pour les FM adogmatiques ni de braconner ni de coloniser , néanmoins le terrain que nous n'occuperons pas d'autres l'occuperont et l'occupent déjà et renforceront peut être des idées et des pratiques qui ne sont pas nécessairement les nôtres . Qui accepterait par exemple cette déclaration d'appartenance maçonnique auquel l'Etat italien soumet nos F et nos S et pour laquelle ceux-ci en appellent à notre vigilance et notre soutien ?
Nous devons donc maintenir, répandre et promouvoir ce qui constitue nos valeurs essentielles dans un projet de paix qui est forcément le nôtre. Il est intéressant de noter que le projet européen des FM adogmatiques concerne la concertation d'une action essentiellement tournée vers l'Europe centrale et orientale.
Quelques idées fortes doivent être au cÏur de ce dispositif et en premier lieu
La Laïcité comme facteur de paix sociale. La laïcisation ne s'est pas étendue à l'Europe de la même façon, la France fait figure de quasi-exception dans ce domaine
Nous savons que ce mot ne résonne pas chez nos voisins et notamment dans les pays qui se libèrent de 50 années de dictature communiste comme un idéal de tolérance et de respect des consciences. Il est pris souvent comme un rejet du religieux et des convictions métaphysiques.
Pourtant le pittoresque cri de guerre «à bas la calotte»ne saurait faire ranger la laïcité au rayon des spécialités loco-régionales.
Soyons pédagogiques et répétons que les convictions métaphysiques pour nous relèvent des choix individuels et que le respect de la liberté des consciences ne souffre aucune restriction.
Dans cette conception nous combattons les sectes comme mécanisme d'aliénation des consciences. La laïcité c'est la raison alliée à la tolérance et à la fraternité.
Nous devons rejeter les terminologies du type laïcisme développée par certains de nos voisins.
La laïcité n'est pas une doctrine parmi d'autres, elle représente une des conditions fondamentales de la vie en société comme la démocratie et à cet égard on ne saurait parler de démocratisme comme une des voies possibles mais comme le seul fonctionnement politique acceptable.
Laïcité, démocratie, liberté absolue de conscience sont à articuler autour du triptyque républicain.
La République au sens français n'accueille pas des communautés, elle ne reconnaît que des citoyens même si la permanence de particularismes culturels amène cependant à se poser la question de savoir comment prendre en compte la dimension collective d'une appartenance et à y répondre d'une manière pragmatique.
La République est plus qu'un régime c'est la valorisation de la chose publique accessible à tous : éducation, santé, accès à l'information, à la représentativité, l'égalité des droits y compris la vie privée.....
Sur la base de ces valeurs essentielles, il importe par ailleurs de pratiquer la tolérance en tant que respect de la diversité. Car pour chaque peuple comme pour chaque institution il est nécessaire de rester soi même
La diversité est une nécessité biologique, la refuser c'est se fragiliser, perdre ses capacités d'adaptation au milieu.
La tolérance à la diversité doit être la base d'une éducation laïque et républicaine.
Cette diversité est nécessaire également dans la F.M. qui ne pourra jamais fonctionner comme une entreprise multinationale: la diversité, c'est celle du genre de ses membres, des structures pour autant qu'elles respectent la liberté des consciences, diversité de taille aussi. A coté d'appareils puissants, il y a place pour des structures plus légères, plus exposées et plus vulnérables certes mais qui développent une culture différente mais tout aussi authentique de la pratique maçonnique.
La FM est convaincue que ses idéaux sont des projets difficiles et ambitieux, exigeants un engagement militant. Dire que la FM doit être militante gêne certains par sa résonance guerrière or nos valeurs n'ont de sens que parce que la paix est fragile, précieuse.
L'histoire de l'Europe est depuis mille ans traversée par cette question de la paix et de la guerre, la FM s'est inscrite dans cette dynamique dès son origine dans le projet de construire une humanité meilleure et plus éclairée.
Ce que nous sommes aptes à pense de l'universel, nous devons arriver à le penser dans notre région du monde, nous sentir solidaires les uns des autres, reconnaître que nos destins sont liés créer des objectifs communs puisque le propre des FM est d'être là où quelque chose est à construire.
A-M. D.
(GLMU.org) ajouté le 21-12-2003 dans Franc-maçonnerie