« A l'unique Dieu suprême pour l'honorer, au prochain pour en faire son éducation »
Jean-Sébastien Bach
1685 -1723
Ironie de Dieu que cette année 1685. Louis XIV s'apprête à révoquer l'Edit de Nantes, pensant porter un coup fatal au protestantisme français, et voilà qu'à l'autre bout de l'Europe naît, le 21 mars, à Eisenach en Thuringe, Jean-Sébastien Bach. Celui-ci était loin de se douter que par la seule vertu de son art, il allait, plus qu'aucun autre, contribuer à diffuser le message évangélique que l'orgueilleux monarque voulait précisément étouffer.
Jean-Sébastien Bach était-il prédisposé à devenir un musicien génial ? Son hérédité y a certes contribué, issu qu'il était d'une lignée déjà longue de musiciens, mais cela ne l'a pas empêché de dire lui-même « j'ai beaucoup travaillé, quiconque s'appliquera autant, pourra faire ce que je fais ». Quatrième enfant d'une famille modeste, le jeune Jean-Sébastien perd très tôt ses deux parents. Après des études secondaires vite achevées au collège Saint Michel de Lüneburg, où son talent musical a déjà été remarqué, le jeune homme est embauché en 1703 comme organiste de la Nouvelle Eglise de la petite ville d'Arnstadt. Mais le musicien désire accroître sa culture musicale et demande à ses supérieurs un congé de 4 semaines pour se rendre en la ville de Lübeck afin d'y entendre l'illustre organiste Buxtehude ; enthousiasmé, il ne revient... qu`au bout de 4 mois. Ce qui n'est pas pour plaire au Consistoire, d'autant plus que le jeune et fougueux organiste a décidé de renouveler le répertoire, et l'on comprend qu'à l'audition d'une pièce comme la Toccata et Fugue en Ré mineur, datant de cette époque, les bons paroissiens aient pu se trouver quelque peu déroutés, voire même choqués ! A la suite de remontrances, le peu accommodant musicien présente sa démission pour retrouver bien vite un poste d'organiste à l'Eglise Saint Blaise de Mülhausen. Il faut bien dire que Bach sera toute sa vie un homme de caractère, colérique même, et peu diplomate, surtout lorsque ses supérieurs voudront se mêler de son art.
La même année 1707, Bach se marie avec Maria Barbara, une cousine éloignée, qui mettra au monde 7 enfants dont 3 mourront en bas âge. Le séjour à Mülhausen sera bref, moins d'un an, notre musicien se trouvant affecté par la querelle théologico-musicale que se livraient le pasteur piétiste, Frohne, peu mélomane, et Eilmar, pasteur luthérien orthodoxe, amateur de musique, et ... ami de Bach, lequel avait naturellement pris parti pour Eilmar. N'allons pas en conclure que Jean-Sébastien Bach était un orthodoxe rigide, les paroles et la musique de ses cantates, passions et oratorios sont là pour nous montrer son intense « piétisme ».
Les piétistes, ascendants directs d`une grande partie de nos modernes évangéliques, avaient alors des positions bien tranchées au chapitre de la musique d'Eglise qui « trouble et amollit les âmes et les induit en rêveries pernicieuses ! »
De 1708 à 1717, Bach est engagé, toujours comme organiste à la cour du très pieux Duc de Saxe-Weimar ; il y deviendra en outre aussi Konzertmeister (chef d'orchestre du petit ensemble ducal). C'est durant cette période que le musicien commencera à rédiger l'Orgelbüchlein (petit livre d'orgue), manuel pédagogique pour apprendre à jouer de cet instrument (Bach avait aussi quelques talents didactiques !). De son temps, Bach a surtout été connu comme un organiste virtuose, dont « les pieds volaient comme des ailes sur le pédalier » et qui « déchaînait le tonnerre à travers l'église... » Ainsi il compose beaucoup pour « son » instrument au jeu duquel il amène d'importantes nouveautés techniques en introduisant l'usage du pouce au clavier et en développant le jeu du pédalier.
Une vingtaine de cantates sont datées de cette époque. Mais le compositeur se fait « débaucher » par le neveu du duc... pour se mettre au service du prince Léopold d'Anhalt-Coethen. La musique d'Eglise était prohibée chez ce prince calviniste mais féru de musique instrumentale ; Bach composera pour lui la plus grande partie de ses oeuvres instrumentales, tels les fameux Concertos Brandebourgeois, les Ouvertures, les Suites françaises et anglaises, et autres concertos pour clavecin, pour violon, ainsi que la première partie du « Clavecin bien tempéré ». Ce séjour à Coethen (1717 - 1723) est l'un des plus heureux de la vie du musicien : Bach y jouit de l'estime et de l`amitié du prince, qui, de plus, le rémunère bien...
Orage dans un ciel serein, en juillet 1720, Bach a la douleur de perdre son épouse, et se retrouve seul avec 4 enfants en bas âge. L'époque admettait qu'on se remariât très vite et dès 1721 Jean-Sébastien Bach convole en justes noces avec Anna Magdalena, une cantatrice de la cour de Coethen. Anna Magdalena sera une aide précieuse pour Jean-Sébastien, 13 enfants naîtront de cette union mais - dure époque - 6 mourront en bas âge.
Le prince Léopold s`est lui-même marié avec une princesse qui ne prisait guère la belle musique. Bach l'appellera une « amusa », une ennemie des Muses. L'amitié du prince se refroidissant, Bach est amené à rechercher un autre patron.
1723 - 1750
Justement, en cette même année 1723, la ville de Leipzig recherche un nouveau cantor et elle aurait bien voulu s'adjoindre les services de Telemann, alors très célèbre, mais ce dernier ayant décliné l'offre, les notables du conseil municipal se contentent, selon leurs propres dires d'un « médiocre » (sic !) faute d'avoir le meilleur ! Dans le contrat de Jean-Sébastien Bach, les soupçonneux édiles incluent même une clause stipulant que la musique du cantor ne devrait pas ressembler à de la musique d'opéra !
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas d'apprendre que Bach a dû batailler le restant de sa vie (1723 à 1750), car Leipzig fut sa dernière étape, contre les autorités de la ville, des bourgeois mesquins, tatillons, qui de plus ne comprenaient rien à la musique de leur cantor (la Passion selon Saint Matthieu a été jugée trop longue et trop théâtrale !).
C'est pourtant à Leipzig que Bach va donner la pleine mesure de son génie, un génie que le manque de temps mettra à nu : une cantate tous les dimanches, des pièces de circonstances aux fêtes religieuses et civiles, en outre, des cours de latin et de chant aux cancres du collège Saint Thomas, la direction du choeur de Saint Thomas, et le cantor trouvera encore du temps pour de nombreuses compositions personnel les. Les plus grandes oeuvres de Jean-Sébastien Bach verront le jour durant cette période : la majeure partie des cantates, les Passions selon Saint Jean et selon Saint Matthieu, l'Oratorio de Noël, la Messe en Si mineur, l'Art de la Fugue ainsi que de nombreuses pièces pour clavecin et orgue.
A la fin de sa vie, sans doute un peu aigri, le musicien rentre de plus en plus en lui-même, réaction de repli qui lui fait composer une musique de plus en plus abstraite et théorique, mathématique même. L'Art de la Fugue en est l'exemple le plus manifeste.
En 1747, ultime « triomphe », Bach est invité à la cour du roi de Prusse Frédéric II, et compose, en hommage au souverain, l'Offrande Musicale. Mais la maladie va frapper le vieux musicien qui devient aveugle : le 28 juillet 1750, Jean-Sébastien Bach, cantor de l'Eglise Saint Thomas de Leipzig s'éteint ; quelques jours auparavant, il dictait à son gendre sa dernière cantate « Vor Deinem Thron, steh ich allhier » (devant Ton Trône je me tiens maintenant) ! Ultime témoignage de la foi du compositeur.
Le génie de Bach
Plusieurs biographes modernes n'échappent pas à la tentation de vouloir retrouver en Bach l'image (d'Epinal, faut-il le dire !) de l'artiste romantique (ou une image romantique de l'artiste ) : le musicien maudit, solitaire menant une vie des plus aventureuses et des plus dépravées. Et grand est leur regret, car force leur est d'avouer que Jean-Sébastien Bach à été bon mari, bon père de famille, travailleur scrupuleux... et chrétien convaincu. C'est à se demander si Bach n'a pas été une sorte d'anti-artiste? Renommé comme virtuose à l'orgue, Bach n'a guère connu la gloire des salles de concert pleines, et sa réputation n'a pas franchi les limites de quelques villes et cours princières d'Allemagne centrale. Sans doute le fait de n'avoir écrit aucun opéra, dont ses contemporains étaient si friands, a-t-il contribué à laisser le grand compositeur dans l'ombre ; ainsi, après sa mort,l'oeuvre du cantor, dont seul un nombre très restreint de compositions, essentiellement instrumentales, a été édité, est-elle tombée rapidement dans l'oubli.
La musique relativement facile de Telemann, d'ailleurs ami de Bach, lui a valu bien plus d'admirateurs que les oeuvres du grand cantor, qualifiées par des critiques musicaux contemporains, de difficiles, à la limite de l'injouable, d'ampoulées et de retardataires par rapport au goût du temps. Ce ne fut qu'en 1829, à la suite de l'exécution de la Passion selon Saint Matthieu, que le romantique Félix Mendelssohn a quasiment ressuscité la musique de Jean-Sébastien Bach.
Tout au long de sa vie, Bach a vécu comme un homme « d` Ancien Régime », soumis, à la manière d'un artiste-artisan du Moyen-Age, au bon vouloir de ses commanditaires, principales-mécènes ou municipalités bourgeoises. Cet homme humble, qui avait fait de son art un métier, ne dédaignait pas de le communiquer aux autres, en usant de pédagogie (voyez « l'Orgelbüchlein » et le « Clavecin bien Tempéré », deux recueils destinés à l'enseignement de ses fils et de ses élèves).
De même, dans ses cantates, surtout les dernières, il a eu le souci d'être compris par la communauté, en faisant du choral luthérien (ces chorals, cantiques du culte étaient connus et chantés par tous) l'épine dorsale, avec des textes bibliques, de la cantate.
Du talent, certes, Bach en avait, et en était conscient ; pourtant il disait de lui-même qu'il fallait simplement « appuyer le bon doigt au bon moment pour bien jouer ». Edmond Buchet nous rapporte : « Jean-Sébastien Bach nous apparaît comme le type même de l'artiste qui silencieusement et courageusement est parvenu à résorber son propre déchirement. Sur la pointe du déséquilibre, il se rééquilibre sans cesse. Divers, il aboutit à l'unité... »
Le génie propre de J.S. Bach ne réside pas uniquement dans une révolution musicale, mais il s'est mis à l'écoute des grands courants musicaux de son époque dont il a tiré le meilleur et fait la synthèse ; il a su marier la limpidité de la musique italienne alors très en vogue (Bach a beaucoup étudié et même transcrit les compositeurs italiens tels que Vivaldi, Frescobaldi, etc.) avec la clarté et la rigueur des grands clavecinistes français (Couperin et Marchand), sans oublier l'héritage proprement germanique d'illustres prédécesseurs (Schütz, Reinken) en ajoutant son (gros) grain de sel personnel !
La foi de Bach
Homme de synthèse et d'équilibre, Bach avait la vision d'un monde bien ordonné et harmonieux, où les hiérarchies sociales, même s'il a eu maille à partir avec ses supérieurs, étaient bien en place. Cet équilibre, on le retrouve dans son langage musical très précis ; en effet, Bach voulait que sa musique collât aux textes ; en cela il a été un maître de la musique descriptive. Ainsi le compositeur a su musicalement exprimer la douleur devant la mort de Christ, la joie de l'âme confiante en son Seigneur. Albert Schweitzer, grand spécialiste de J.S. Bach, a pu l'appeler le musicien-poète. Son sens de la justesse pousse d'ailleurs Bach au perfectionnisme : ses compositions étaient souvent retravaillées et remises sur le métier ; la Messe en Si mineur, par exemple, a été mise en chantier durant de longues années. A la fin de sa vie, son sens de la « construction juste » le pousse à composer une musique « de recherche » où il porte l'art du contrepoint et de la fugue à un degré jamais atteint. Une musique qui vise ainsi à la justesse et à la vérité ne pouvait voir le jour que parce que Jean-Sébastien Bach savait qu`une telle Vérité existait et que cette Vérité était une réalité dans sa vie. Car Jean-Sébastien Bach était un homme de foi.
L'introduction de l'Orgelbüchlein, citée dans le titre du présent article, est à elle seule éloquente quant à la foi de Bach et personne n'ignore les « Soli Deo Gloria » ou « Jesus juvat » (Jésus aide) que Bach portait sur chaque manuscrit. De plus, plusieurs contemporains nous dépeignent le compositeur comme un homme très pieux. L'inventaire de la bibliothèque de Bach, faite après sa mort, nous renseigne sur ses lectures ; outre des ouvrages musicaux, celle-ci contenait de nombreux livres de théologie et de piété, tant orthodoxes que piétistes (oeuvres de Luther, Spener, Francke) et Bach avait, semble-t-il, une prédilection pour le prédicateur médiéval strasbourgeois, Johannes Tauler, que Luther lui-même appréciait beaucoup. On a dit que Bach a été le chantre de la doctrine luthérienne, et il suffit, pour s'en convaincre. de parcourir les livrets de cantates, que Bach lui-même n'a pas écrit, mais avec lesquels il a certainement été en accord. Ces livrets reflètent les
grands thèmes chers au réformateur de Wittenberg - et ces thèmes sont également ceux des chrétiens évangéliques : le salut opéré par Jésus-Christ sur la croix (le choral « chef couvert de blessures » est utilisé dans plusieurs cantates, dans les deux Passions et même dans l'Oratorio de Noël), l'assurance joyeuse du chrétien, sa confiance en Dieu, durant la vie et devant la mort. Dans ses cantates, Bach engage l'auditeur à répondre personnellement à l'amour de Dieu, c'est là le côté « piétiste » de Bach. La Passion selon Saint Matthieu, par exemple, met en scène un personnage fictif « l'âme personnifiée » qui fait le lien entre les auditeurs et les acteurs (Jésus, ses disciples, la foule, etc.) du drame ; Bach disait d'ailleurs : « La Passion du Christ : le seul sujet qui doive enthousiasmer un musicien ».
La foi du cantor nous est perceptible dans la quasi sérénité avec laquelle il a envisagé la mort : nombre de cantates sont consacrées à « la douce heure de la mort » : Christus, der ist mein Leben (Christ est ma vie) BWV 95, Ich habe genug (j'en ai assez) BWV 82. Il faut dire qu`à l'époque, la mortalité était effroyable ; Bach a perdu 9 enfants en bas âge. Cette façon tranquille d'envisager la mort, voire même de la désirer (les deux cantates précitées en sont de bonnes illustrations) n'a pas manqué de frapper les biographes modernes.
Dans la texture musicale même, pointe la foi du compositeur. Bach utilise, en effet, de nombreux symboles chiffrés : le rythme ternaire qui symbolise la Trinité, la basse continue qui est une figure de Dieu. « La fin et cause finale de la basse continue ne doit pas être autre chose que la glorification de Dieu et la récréation (en français) de l'âme. Où cette fin n'est pas prise en considération, il n'y a pas de véritable musique ; il n'y a que beuglement et rengaines d'orgues de Barbarie » écrit Bach. Même !`incrédule Nietzsche a écrit, après avoir écouté la Passion selon Saint Matthieu : « Quiconque a complètement désappris le Christianisme ]`entend ici comme un véritable Evangile ». Bien lui en eût pris de mettre cela en pratique !
Jean-Sébastien Bach est sans doute le musicien chrétien le plus écouté par les incroyants. Dieu fasse, qu'à travers la musique et les paroles de l'oeuvre du grand cantor, puisse se transmettre à salut, la foi au Dieu adoré par Jean-Sébastien Bach.
Jean-Marc BITTNER
Ichthus 1986-3 (No 124)