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 CHAPITRE II

PRÉPARATION (1861-1865)

 

0 Maître, enseigne-moi, pour qu'à mon tour j'enseigne, Que ta grâce par moi fasse avancer ton règne; Sois mon guide, et je montrerai à d'autres le chemin, Et je les soutiendrai, soutenu par ta main.

 

1 - A SAINTE-CHRISCHONA 1861

 

La petite église rustique ou chapelle de Sainte-Chrischona est campée sur une hauteur boisée à une bonne heure de Bâle. Jadis but de pèlerinage, elle fut affectée au culte évangélique à l'époque de la Réformation, comme annexe de la paroisse de Riehen, et fut utilisée de temps à autre aux jours de fêtes. Mais là aussi la guerre de Trente ans laissa sa sinistre empreinte.

 

En octobre 1633, dit la chronique, la cavalerie de l'Empire vint piller Bettingen et dévaster entièrement l'église de Chrischona. L'année d'après, ce fut le tour des Suédois ; ils pénétrèrent dans l'église et en brisèrent les fenêtres, dont le plomb leur servit à faire des balles.

Et deux siècles durant, le vénérable sanctuaire dévasté demeura ainsi exposé à toutes les intempéries, les vents et les orages, en brunissant et en patinant le dehors, tandis que le dedans, désolé et profané, dépouillé de tout ornement, même de plafond et de plancher, n'avait plus que des fenêtres brisées à opposer aux rigueurs et aux outrages des tempêtes. Il servait de cachette aux contrebandiers et d'abri aux vagabonds, et s'en allait ainsi vers la ruine totale.

Dans les plans divins, cependant, une riche bénédiction était réservée à cet emplacement. Un homme de Dieu, un Wurtembergeois habitant Bâle, C.F. Spittler, l'un des principaux fondateurs de la Société des Missions de Bâle (qui date de 18 15), avait le coeur rempli de vastes projets. D'une part, il était frappé de la misère spirituelle des populations de nos pays christianisés; de l'autre, il constatait chez nombre d'hommes et de jeunes gens la présence de la flamme divine, capable de produire la vie dans les coeurs morts, sans qu'il fût nécessaire d'y ajouter tout un bagage de préparation humaine. Comme le dit son biographe, J. Kober, il préférait à une organisation rigide la liberté d'action et de mouvement. On s'en était déjà aperçu lors de la fondation de la maison des Missions. Il ne voulait pour la Société d'autre président que Jésus-Christ, affirmant que ce président-là lui garantirait ses moyens de subsistance. Toujours plus poursuivi par ces pensées, il fondait vingt-cinq ans plus tard la Pilgermission.

Il fut longtemps à lui trouver un foyer convenable. Enfin Dieu tourna ses pensées vers la petite chapelle désolée et délaissée dans son splendide cadre. Après bien des prières, arrivé à la joyeuse conviction qu'il en sortirait quelque chose à la gloire de Dieu, Spittler demanda au Gouvernement bâlois l'autorisation d'arracher la petite Eglise de Sainte-Chrischona à son état de profanation, de la restaurer, et d'en faire de nouveau un sanctuaire, en y fondant un établissement pour la Pilgermission.

La demande fut agréée, et le 8 mars 1840, sans bruit ni réclame, on consacrait à nouveau la petite chapelle à la gloire de son Seigneur.

 

Cependant l'oeuvre avait de la peine à prendre pied. Ce n'est guère qu'après 1850 qu'elle commença enfin à se développer. Il s'agissait de se mettre au clair sur les buts divers qu'on poursuivait. Pour ne pas porter ombrage à d'autres institutions, on s'astreignait à une extrême simplicité et à un travail excessif. Les «frères» eurent à s'employer sans compter au jardin et aux champs qu'on parvint à acquérir petit à petit. Pendant vingt ans, la maisonnée, qui s'accroissait lentement mais constamment, réussit à se caser tout entière entre les quatre murs de la petite église. Les maîtres logeaient dans les chambrettes du clocher, sans autre luxe qu'une vue magnifique. A l'étage se trouvaient salle d'étude et dortoir, au rez-de-chaussée réfectoire et cuisine. Vers le haut de la tour enfin, dans le voisinage des cloches, il y avait le petit sanctuaire privé, avec ses quatre fenêtres tournées vers les quatre points de l'immense horizon, lieu très saint et champ clos où fut remportée mainte victoire solitaire ou à plusieurs.

C'est en 1860 qu'on éleva le bâtiment qui, flanqué plus tard d'une aile, forme actuellement la « maison des frères ». Chose remarquable, ce fut déjà dans cette première construction qu'on sut aménager le vaste réfectoire qui répond encore aux besoins de l'institution, bien que le nombre des élèves ait plus que doublé.

Telle était Sainte-Chrischona lorsque Henri Rappard y fit son entrée, en automne 1861. L'histoire de cette institution est si étroitement liée à la sienne propre pendant les quarante-huit années qui ont suivi, que ces quelques détails n'étaient pas superflus (1)

 

Lors de son entrée dans l'institut, celui-ci avait à sa tête M. le chapelain Schlienz, homme d'une grande humilité et abnégation. Pendant les vingt et un ans de son ministère à Chrischona, il a vécu dans la plus grande simplicité, souvent même dans la gêne, sans jamais accepter d'honoraires. Il était secondé par le pasteur Bonekemper, qui enseignait, sous le titre d'ordinarius, et par M. Kessler, l'administrateur (Hausvater), dont la profonde spiritualité marquait tout de son empreinte. Plus tard le corps enseignant s'accrut encore de M. Bauder, qui se lia spécialement avec notre Henri. L'école comptait de quarante à cinquante élèves et proposants. Henri était à Chrischona comme élève lorsque Schlienz rédigea pour la maison un règlement unique en son genre, qui fut imprimé en 1864, et qui est encore en vigueur actuellement, quelque peu retouché. Rien de strict, d'ailleurs, rien de rigide dans la discipline de ce temps-là. La main du savant président, assouplie par bien des souffrances, était même un peu trop douce à cette robuste jeunesse; mais son amour et son abnégation exerçaient une influence durable, et ceux des élèves qui le comprenaient lui sont restés reconnaissants toute leur vie.

 

En dépit de la pauvreté qui régnait alors à Chrischona, le jeune et novice «frère Rappard» s'y sentit bientôt à l'aise. Il avait l'âme trop grande pour s'achopper à de petites privations. Pendant longtemps il dut partager avec d'autres l'étroit dortoir situé au-dessus du choeur de la chapelle. Là-haut, par une minuscule fenêtre, les premiers rayons du soleil venaient le saluer; et, par un temps clair, il pouvait voir se détacher sur l'azur pâle de l'aurore les pointes du Glärnisch et du Säntis.

Il se mit de tout son coeur et de toute son ardeur à ses études; ce qui ne l'empêcha nullement de se mettre aussi avec entrain aux travaux manuels de tout genre, aux champs comme à la maison, surtout lorsqu'il s'agissait d'abattre à larges coups de faux les beaux foins embaumés.

 

Voici quelques souvenirs de ce temps-là, retracés par d'anciens amis ou camarades. De son ami Bauder :

A la demande de l'administrateur Kessler, mon maître de jadis au séminaire, et qui alors était souffrant, j'entrai à Chrischona en octobre 1863. M. Jaeger du Fälkli m'accompagna jusque sur la colline. Arrivés là, nous rencontrâmes Henri Rappard qui venait à nous, à titre de «senior », le registre à la main. M. Joeger me présenta comme le nouveau maître. Rappard me salua à la fois poliment et amicalement; son attitude et son aspect ne laissèrent pas que de m'inspirer quelque appréhension: Cet homme-là, me disais-je, est mon aîné, il est plus expérimenté que moi, peut-être même en sait-il plus long que moi, et je vais être son maître! Mais il se trouva bientôt que cet élève, qui dépassait tous les autres de la tête, et qui leur était bien supérieur en développement, était un « frère » humble et affectueux, un modèle à tous égards, fidèle dans l'emploi de son temps et l'accomplissement de ses devoirs.

Aux leçons, le regard du maître aimait à rencontrer celui de ce jeune homme avide d'apprendre. Peu à peu une étroite amitié se noua entre nous. Nous nous rendions de mutuels services, et il montrait une délicate compréhension des difficultés que les travaux champêtres procuraient aux maîtres en interrompant sans cesse les études. Ma chambrette, dans le clocher, abrita bien des entretiens intimes à propos de nos difficultés extérieures ou intérieures, et entendit beaucoup de ces paroles fortifiantes qui aident à franchir monts et vaux. Il avait une façon à lui d'éclairer la route par une pensée lumineuse lancée sur un ton moitié plaisant moitié sérieux, et de vous remettre en état de reprendre le travail avec un nouveau courage.

Alors déjà, il vivait sur un pied de parfaite intimité avec son Dieu, et il lui exposait ses désirs avec une simplicité et une confiance enfantines. Ainsi je me rappelle fort bien comment, une fois, après avoir souffert plusieurs jours durant de violents maux de dents, estimant que c'était peut-être suffisant, il s'adressa directement à son Sauveur : « Seigneur, lui dit-il, débarrasse-moi de ce mal de dents, il m'empêche tellement de travailler! » Et le Seigneur lui ayant accordé sa demande à l'instant, il vint plein de joie me faire part de la nouvelle.

Une autre fois, un dimanche soir, tard dans la nuit, en rentrant d'un service, il s'égara et erra longtemps dans les ténèbres de la forêt. A la fin il pria : « Seigneur, fais-moi donc trouver le chemin pour sortir de ce bois! » Et voilà qu'un rayon frappe son regard; il venait de ma chambrette. Le pauvre pèlerin épuisé n'a plus qu'à se laisser conduire pour arriver. Il monte droit chez moi, tout en transpiration, et me raconte avec quelle bonté Dieu l'a tiré de peine. Et de tout coeur je me joignis à son merci bienfaisant, si filial et si joyeux.

Il eut souvent encore l'occasion de faire l'expérience de l'intervention divine dans toute espèce de circonstances, petites ou grandes, et sa foi en fut fortifiée. Tout demander à Dieu, tout recevoir de Dieu, et rendre grâces ensuite enfantinement et du fond du coeur, telle était sa pratique constante, qui le gardait dans l'humilité et dans la dépendance de Dieu.

Il entourait ses condisciples d'une cordiale affection. Tous appréciaient son influence, toujours bienfaisante, même lorsqu'il avait quelque réprimande à faire. Ce que j'aimais surtout, c'est qu'il ne cherchait nullement à dominer, mais bien plutôt à servir, toujours prêt à obéir de bon coeur et à agir ainsi par son exemple sur ses camarades. Alors que l'envie poursuit fréquemment les « frères » bien doués et élevés en dignité, Rappard n'eut jamais à en souffrir, grâce au fait qu'il traitait tous les autres sur un pied d'égalité, et qu'il ne faisait jamais sentir de façon hautaine sa supériorité intellectuelle. Ennobli par son sérieux moral, il était tenu à l'abri d'une piété morose par son humour naturel. Aussi son départ, un an après mon arrivée, laissa-t-il un vide bien sensible dans mon coeur et dans toute la maisonnée.

D'un de ses condisciples, le pasteur F., au Michigan

Si, lors du départ de l'Inspecteur, on a rappelé le mot « Souvenez-vous de vos conducteurs et imitez leur foi, » je puis bien dire ceci : ce cher ami Rappard était déjà pour moi un conducteur, alors que j'étais assis à ses côtés sur les bancs de l'école, là-haut dans le local des combles de la chapelle qui nous servait de salle d'études dans les années 1860 à 1863. je nous vois encore, méditant sur I Cor. 15, 3 6, complété par Jean 12, 24-26 et Rom. 12, 1. Il me semble entendre encore aujourd'hui ce cher frère affirmer avec âme : « Nous avons à nous semer nous-mêmes comme le grain de froment, à l'exemple de Jésus, qui a donné librement sa vie, parce que celui-là seul trouve sa vie qui la livre à la mort. »

 

Si fort peu d'événements extérieurs ont marqué les trois années passées par le jeune Henri Rappard à Sainte-Chrischona, nous possédons en revanche en abondance des traces visibles des progrès de sa vie spirituelle. Voici, par exemple, toute une pile de lettres adressées par lui à sa soeur L., et d'où s'échappe un parfum si délicat qu'il semblerait regrettable de n'en pas communiquer quelques extraits.

 

Ma chère soeur, j'ai reçu ce soir même ta bonne lettre, qui réjouit mon âme. Avec toi je rends grâces au Dieu qui au même instant te voit et me voit. Oui, je puis bien le dire, moi aussi je suis heureux et participant du grand don de la grâce de Dieu. je suis aussi un membre du corps auquel tu appartiens. Mon coeur bondit d'allégresse en voyant comment le Seigneur attire à lui l'un après l'autre les membres de notre famille.

La vie extérieure semble souvent monotone, on y rencontre peu de distractions ; c'est surtout le cas peut-être pour ceux qui, vivant loin des villes, ont pris pour devise : « Pour moi et ma maison, nous servirons l'Eternel. » Mais n'oublions pas que la vie intérieure et l'action de Dieu dans le coeur transforment l'existence la plus monotone, que les gens du monde trouveraient « mortellement ennuyeuse», en une vie pleine d'imprévus, où les jours se suivent et ne se ressemblent pas. C'est que la vie du chrétien est un combat, et il a constamment besoin de toute son énergie et de toute sa vigilance pour demeurer vainqueur. Chaque journée, chaque heure même, apporte sa victoire ou sa défaite. L'une remplit le coeur de joie et nous jette dans les bras de Celui qui nous a donné la victoire, et l'autre aussi nous jette à ses pieds et nous pousse à prier avec plus d'instance.

 

Voici quelques remarques qui montrent que le futur inspecteur de Chrischona ne s'est pas soustrait aux services les plus humbles :

En ce moment j'arrive, las et épuisé, de la.... cuisine, je m'assieds à mon pupitre, et je vais prendre un livre, quand maa pensée se porte sur toi, chère soeur, je fais en effet la réflexion que j'ai souvent été injuste à ton égard, maintenant que je sais par expérience à quel point le feu, la chaleur, et les mille petites choses auxquelles nul ne pense s'il ne s'en occupe lui-même, peuvent vous fatiguer. Je fais grand cas de ce service de cuisine, déjà rien que pour cette bonne leçon, et je crois vraiment que si tous les hommes avaient l'occasion d'en faire quelque peu, il y aurait moins d'aigreur et de disputes dans les ménages. Je reconnais maintenant qu'il m'est souvent arrivé d'être trop exigeant à votre égard, mes bonnes soeurs, à Iben, où pourtant cela n'allait pas trop mal. Du moins les souvenirs qui me restent de notre vie en commun sont des plus charmants. Mais je crois qu'à présent cela irait mieux encore ! je sais bien que tous mes manquements m'ont été pardonnés, et je bénis du fond du coeur le Seigneur Jésus, qui a répandu parmi nous son amour et son esprit de pardon, parce qu'il nous a lui-même tout pardonné.

Quel plaisir j'ai à vous lire, mes chères soeurs! Mon coeur me force à vous le dire. je suis bien convaincu que pour tous les frères la tendresse de leurs soeurs est quelque chose de fort précieux. Mais je me demande si dans toute la Suisse il peut y avoir un autre frère aussi privilégié que moi à cet égard, et qui jouisse autant de se sentir aimé. Il me semble que c'est devant Dieu et en Dieu que je vous chéris. Toute autre affection est sans valeur. N'est-ce pas ? nous conserverons cette affection sainte.

Tu me demandes si ma vie spirituelle progresse plus à Chrischona qu'à Iben. Je dois dire qu'ici j'ai plus d'occasions de me vaincre, et que je sens bien plus vivement ma faiblesse et mon incapacité. Mais je ne perds pas courage, précisément parce que cette pauvreté intérieure ne fait que me pousser toujours et toujours à nouveau vers le Seigneur.

il y a une quantité de petites choses qu'on fait, ou du moins qu'on est tenté de faire, tout en sachant qu'elles ne sont pas tout à fait bien. Cela ne doit pas être. Il nous faut toujours être obéissants, toujours rester sous la discipline de l'Esprit.

Dieu t'a mise en relations avec d'autres âmes qui jouissent des mêmes lumières et de la même vie que nous. Plus nous, enfants de l'isolement, nous avancerons sur la route de la vie, plus le Seigneur nous rapprochera d'autres membres de son corps. La Parole de Dieu, en effet, réclame la communion des saints, et c'est dans la communion avec le Seigneur et avec ses enfants que nous pouvons grandir et progresser. Tu te nourris de la Parole de Dieu, toi, ma soeur doublement soeur. Vas-y seulement de tout ton coeur, dans ces vérités salutaires, et réjouis-toi avec des transports d'allégresse de la rédemption accomplie.

 

Pendant son séjour à Chrischona, Henri rédigea soigneusement un journal intime. Il y raconte ses joies et ses peines, et confie à ces pages ses expériences spirituelles. Il vaut la peine de pénétrer dans le sanctuaire d'un jeune homme que Dieu prépare à une grande oeuvre. On y trouve la confirmation des paroles de Jésus : « On donnera à celui qui a; celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes; à qui est fidèle dans l'emploi des richesses matérielles, le Maître confiera aussi les vraies richesses. »

On trouve dans ce journal de délicieux récits de visites de sa famille, de vacances passées à la maison, de diverses expériences relatives aux services du dimanche, comme à toute espèce d'incidents de la vie journalière mêlés à la trame du cours régulier et tranquille de l'existence. Mais nous ne pouvons nous attarder à chaque pas.

A la maison d'ailleurs survenaient des événements plus marquants. La soeur aînée, A., après un stage à Saint-Loup, accepta en automne 1862 un appel de Jaffa, où pendant quelques années elle se consacra au soin des malades. La seconde soeur, L., se maria avec M. Wilh. Arnold, alors pasteur à Heiden, plus tard directeur du séminaire de Bâle. Il est aisé de se représenter la part que prit Henri à ces événements.

Nous donnons seulement quelques extraits du journal intime relatifs, pour la plupart, à sa vie spirituelle, et nous les donnons tout simplement dans leur ordre chronologique.

 

1862

 

Sainte-Chrischona, 2 février. - M. Spittler nous a vivement pressés de passer notre vie dans la simplicité de la foi et dans l'amour. Seigneur, donne-moi un coeur croyant, simple, patient, qui s'attende à toi et espère en toi en tout temps.

22 février. - J'ai travaillé au jardin toute la semaine. En me donnant de chercher le secours où il se trouve, mon Dieu m'a fait sentir combien il est près de moi. Donne-moi, ô mon Dieu, cette semaine aussi, de marcher humblement devant toi et avec toi au milieu de mes frères, avec une foi saine et un coeur simple.

11 mars. - Il fait un délicieux temps de printemps, toutefois mon coeur n'a rien de printanier : il est plein de doute et de malaise. Mais, Seigneur, je cherche ta face. Ne me la voile pas. J'ai prié avec « frère » G., et le Seigneur m'a rendu paix et joie. Quel don merveilleux que la prière! Mon Dieu, fais de moi un homme de prière!

12 mars. - Cette semaine, étant de cuisine, j'ai eu à m'humilier plus d'une fois pour m'être laissé agacer par de petites choses. Que nous sommes misérables, nous autres hommes, moi surtout! - Mon Sauveur, toi qui as été obéissant et qui as triomphé de tout, triomphe aussi de ma volonté propre et de mon moi, de façon que ce soit toi qui règnes en moi.

21 juin. - Ces jours derniers, j'étais heureux, reconnaissant envers Dieu, envers Mes parents, envers chacun. Et ce soir, bien qu'humilié et quelque peu déprimé par ma faute, je rends grâces à mon fidèle Sauveur qui m'instruit par mes expériences. Comme je me rendais à 4 heures à la salle d'étude et que j'arrivais au seuil de la porte, la voix intérieure me dit : Monte à l'oratoire pour prier. Je ne le fis pas, sous prétexte que j'avais encore à faire de l'ordre. je trouvai une brochure sur mon pupitre et je me mis à la lire. De nouveau, cependant, la petite voix me dit : Va donc prier. Je tardai encore, et le temps passa, et à présent je sens que j'ai laissé passer une bénédiction. 0 Seigneur, mon Maître bien-aimé, pardonne-moi, et accorde-moi la grâce de devenir intelligent et de faire des progrès sous ta direction.

26 juin. - je suis allé à R. faire des visites dans deux familles. C'était la première fois que je franchissais ainsi le seuil de maisons tout à fait inconnues ; et j'ai senti que j'ai un bon message à apporter : l'amour du Sauveur.

29 juin. - Visite de mes chers parents et de mes soeurs. La joie du revoir est assurément une des plus douces de ce monde. Que sera donc le revoir éternel, au ciel, dans la gloire divine !

19 juillet. - Hier soir, le Seigneur m'a fait constater que le fond de mon être ressemble encore trop à de l'eau trouble. Quand on la laisse un peu tranquille, les impuretés se déposent, et elle devient limpide. Ainsi en est-il de mon coeur. Quand tout va son petit train régulier, j'ai le coeur léger; mais dès que le fond est agité par des circonstances adverses, voilà mon coeur qui se trouble et qui perd courage. J'ai supplié le Sauveur avec larmes de me pardonner mes péchés, spécialement mes emportements des années précédentes.

13 août. - C'est toi, Seigneur, qui me rends joyeux. Je le constate à ceci, que, si parfois tu me voiles ta face, je suis malheureux et troublé jusqu'à ce que je te possède à nouveau. Ne permets pas que le péché me sépare de toi, mais fais-moi demeurer dans ton amour, dans la pleine et vivante jouissance de ton amour.

6 septembre. - Après une longue interruption, les leçons ont recommencé. je vais de nouveau à quatre heures ou quatre heures et demie du matin auprès de mon cher M. Kessler. J'ai trouvé en lui un ami, pour la première fois de ma vie. Nous prions ensemble, puis nous traduisons de l'anglais.

24 septembre. - Que de choses inattendues et agréables ces huit derniers jours ! Le 17, mon père et mes soeurs sont venus à Riehen, où j'ai pu aller les saluer et d'où j'ai pu encore les accompagner à Iben. Ma mère avait en effet exprimé le désir de nous avoir encore tous les onze ensemble auprès d'elle avant le départ d'A. pour la Palestine, et de prendre la Sainte-Cène avec nous, les aînés. Nous avons béni le Seigneur, notre Dieu à tous, qui nous a si merveilleusement conduits jusqu'à ce jour, et qui s'est déjà révélé à chacun d'entre nous, les cinq aînés. Si maintenant il veut nous disperser dans différentes parties de son immense champ de travail, nous savons que nous demeurerons toujours plus étroitement unis en lui par l'esprit. Et c'est là très certainement la seule vraie communion, puisque la mort, loin de la dissoudre, ne peut qu'en manifester la gloire.

3 octobre. - Voici tantôt une année que je gravissais pour la première fois cette colline, le coeur plein de multiples émotions. Depuis le jour de mon arrivée jusqu'à l'heure où j'écris, le Seigneur m'a accordé de grandes bénédictions : la connaissance de moi-même et la connaissance de mon Dieu et Sauveur. Il me donne faim et soif de justice, et me fait goûter chaque jour la joie du rassasiement. Il me donne l'esprit de prière, et il exauce mes supplications.

26 novembre. - Seigneur, puisse cette journée être vraiment bénie! Depuis longtemps quelques-uns d'entre nous sentaient que l'atmosphère spirituelle devenait tiède. Il nous semblait souvent qu'il y avait comme un interdit qui pesait sur nous. Nous cédions trop à la tentation de plaisanter et de bavarder, ainsi qu'à celle de nous accorder du pain tout frais, ce qui, pour nous qui recevons tant de contributions de gens peu riches, est un péché d'autant plus grave. Nous avons donc, en nous humiliant profondément, pris de nouvelles résolutions. Seigneur, rends-nous pareils aux premiers diacres, « des hommes remplis de foi et d'Esprit saint ». Mon coeur, en cet instant, brûle pour toi, Seigneur Jésus, mon Sauveur!

1863

Dimanche 18 janvier. - Il y a huit jours, j'ai été de service à Wies. En me rappelant combien j'étais déprimé au commencement de la semaine, combien je me trouvais nul et incapable, je ne puis que rendre louange et gloire à mon Maître, Jésus-Christ, qui me conduit avec tant d'amour. Avec quelle joie j'ai fait ma tournée de visites dans ce village de montagne, dans les pauvres chaumines de ces braves gens ! et comme il s'est tenu merveilleusement près de moi dans les deux réunions et les deux cultes que j'ai eu à tenir. Il n'y avait alors, dans cet endroit retiré, ni lampe, ni chandelle : il fallait lire la Parole sainte à la clarté de torches de résine tenues tour à tour par les jeunes gens voisins de l'orateur. Ah ! Seigneur Jésus, prends bien soin qu'il ne se glisse pas de l'orgueil dans la joie que j'éprouve après mes allocutions.

Dimanche 25 janvier. - je suis allé aujourd'hui à Beuggen. L'inspecteur Reinhard Zeller est un vrai serviteur de Christ. Il m'a fait part de plus d'un trésor précieux tiré de sa riche expérience. Je n'oublierai jamais que l'on peut, sans s'en apercevoir, tomber tout doucement dans l'orgueil spirituel après avoir joui de la plus étroite communion avec le Seigneur. Ah ! Seigneur, moi, petit, toujours plus petit ! toi, grand, toujours plus grand en moi !

11 mars. - Visité hier soir une pauvre famille à N. ; j'en ai éprouvé beaucoup de joie. Il y a quelque chose de fort plaisant pour l'homme naturel dans ces visites aux pauvres, qui vous apprécient et vous estiment tellement. je l'ai bien senti. Il faut que cela soit sanctifié par le regard constamment fixé sur Jésus, dans la foi et l'amour.

16 mars. - L'Esprit de vie est à l'oeuvre en moi ces jours. J'ai pu apercevoir un peu ce qu'est Jésus et ce qu'il veut être pour nous. Hier, à la réunion de W., j'avais une liberté et une joie inusitées. Ce qui me manque encore, c'est un amour qui me « presse ». Seigneur, prends-moi tout, oui, tout entier!

31 mars. -Il y a ces jours des moments où je puis pressentir ce que Christ peut et doit être pour une âme. Mon coeur bondit dans ma poitrine, tandis que je lis quelque chose sur lui, ou que je le prie ; sans doute il chancelle encore, mais j'ose l'affirmer : j'ai trouvé le terrain solide auquel mon ancre est fixée pour l'éternité.

Quand jadis à Iben je jetais la semence en terre, je me disais : Oh ! combien ce doit être plus beau de semer le bon grain de l'Évangile, plutôt que ce blé terrestre périssable ! Et tu as entendu ma prière, ô mon Sauveur, si imparfaite et ignorante qu'elle fût. Maintenant c'est toi qui m'enseignes à prier et à supplier: Ah ! que je sois un chrétien authentique, un fidèle disciple de Jésus-Christ, tout rempli de son Seigneur, que le monde n'ait plus rien en moi, que je ne me soucie plus de la gloire humaine!

17 avril. - je crois que ces temps-ci sont un peu dangereux pour moi. Depuis Pâques je me sens tellement pressé de tenir des réunions, d'organiser des classes d'enfants, en un mot d'être à l'oeuvre ! Et je me sens une liberté toute particulière, tandis qu'il me vient fréquemment la pensée que je pourrais bien, par la grâce de Dieu, devenir quelque chose. Il me semble voir flotter devant moi les promesses que Dieu a faites aux hommes, et par conséquent aussi à moi, surtout celles qui concernent la prière. C'est comme si j'allais bientôt demander 'à Dieu quelque chose de grand, et l'obtenir.... Je dis que ces temps sont périlleux, parce qu'une voix retentit en moi, me poussant à crier : Seigneur, garde-moi ! Ne me laisse pas m'égarer hors de la voie droite ! Préserve-moi de l'orgueil spirituel !

26 juillet. - Ce dont je souffre, ce dont je suis presque malade, c'est de ne pouvoir t'aimer comme je le voudrais (2) .... Parole divine, vérité sainte, parle donc! 0 mon Rédempteur, accorde-moi cette grâce : que je détourne entièrement mes regards de moi-même, que je ne m'appuie plus que sur ta parole et sur ton sang, que je me cramponne à toi seul, éternelle vérité !

10 août. - Mes deux petits frères, A. et W., ont passé quelque temps avec moi. Me voici de nouveau seul. Dimanche matin, après nous être agenouillés ensemble, nous sommes allés à Grenzach et à Beuggen, où nous sommes arrivés vers 7 heures, tout juste pour le déjeuner. L'inspecteur Zeller, ce fidèle serviteur de Dieu, a prêché avec beaucoup de sérieux et d'émotion. Vers midi, je m'acheminai vers Wintersingen, où j'avais une réunion. Comme il faisait fort chaud, je ne pouvais pas y emmener mes frères. Mais le Seigneur Jésus, le baume de Galaad, fut pour moi sur cette route brûlante une source rafraîchissante, une consolation, une joie. Le soir, je rentrai épuisé à Beuggen, où nous avons passé la nuit, mes « petits » devant prendre de grand matin le chemin du retour en bonne compagnie.

L'inspecteur Zeller m'a interrogé de façon approfondie sur ce que nous faisions et devenions à Chrischona. je lui ai répondu que l'esprit général était bon, que la plupart des frères étaient des chrétiens sincères, et que l'influence des autres était nulle. - 0 Maître, toi dont les yeux sont comme une flamme de feu, tu as entendu ce que j'ai dit. Ai-je menti ? Mon coeur est angoissé. Ma prière instante est : Qu'il soit toujours vrai, foncièrement vrai, que tu te formes ici des ouvriers qui courent dans la lice et qui achèvent leur course.

25 août. - Dédicace du nouveau bâtiment à l'est de la chapelle. Mon affaire, en tant que « frère », est de veiller à ce que l'accroissement intérieur de l'oeuvre de Dieu marche de pair avec l'accroissement extérieur de l'institut, et cela à la fois parmi les « frères » et dans mon propre coeur.

24 septembre. - Prêché dimanche dernier à Wies. Ces jours ma pensée dominante et ma prière, c'est de ne vivre que de grâce. Je ne suis rien, je ne sais rien. Mais pour moi, pauvre être maudit et enténébré, voici la grâce, voici la parole vivante de Dieu, capables de faire de moi un homme de Dieu béni et éclairé. Que la grâce soit toute ma vie.

27 septembre. - Hier, dans ma tournée à Sissach, le Seigneur m'a montré qu'on ne peut pas prêcher du fond du coeur sans se préparer par beaucoup de prières et sans avoir le coeur à la fois joyeux et brisé.

7 octobre. - J'ai commencé de prier à tour de rôle avec chaque élève de la 3" classe, celle des cadets. Seigneur, entends nos prières, et que nous devenions de vrais serviteurs de Dieu, de vrais disciples !

27 octobre. - Dans le tréfonds de mon coeur une voix se fait entendre, paisible, sage, sainte, la voix de Dieu sans aucun doute. Chaque fois que je lui obéis, même dans les choses les plus insignifiantes, je m'en trouve bien. Mais combien souvent, ô Jésus, tu le sais, elle retentit en vain, précisément à propos des petites choses, de la conversation, de la plaisanterie, de l'emploi de mon temps. Et c'est elle qui en ce moment me pousse à m'humilier et me jette aux pieds de Jésus.

Mais il y a aussi une voix d'un autre genre qui se fait entendre en mon âme, c'est celle qui me parle de ma vocation de disciple de Jésus et d'évangéliste. C'est comme une indication de ce que doit être un vrai serviteur de Dieu, de ce qu'est la plénitude de la grâce qui m'est accordée en Christ et que je puis et dois réclamer.

21 décembre. - Seigneur, j'attends encore cette onction d'En Haut que tu as accordée à tes disciples quand ils eurent été trois ans avec toi. J'aimerais tant à être ton messager.

1864

1er janvier. - Un héritage délicieux m'est échu, une belle possession nous a été accordée : quelle faveur ineffable d'être enfant du Père, propriété du Seigneur Jésus ! Je puis croire à sa main posée sur nous et dirigeant tout, et mes frères et soeurs partagent ma foi. Alléluia !

3 février. - Dimanche, j'ai accompagné mon ami Bauder à sa réunion d'Inzlingen, et à son tour il m'a accompagné à Hussingen. Nous avions pour texte la parabole des ouvriers allant à la vigne. J'ai été frappé de la pensée que ces « premiers » qui deviennent les « derniers » sont des chrétiens qui, sans s'en rendre compte, ont cessé de faire chaque jour quelque expérience nouvelle de la grâce.

21 mai. - Ce que je désire avec ardeur, c'est ce premier amour que le Seigneur cherche dans le coeur des siens. Garde-moi, ô mon Dieu, de devenir un de ceux qui ne travaillent que par habitude. je n'ai rien qui m'appartienne en propre, aucun don spécial; je ne vis que de pure grâce, et je veux apprendre de mieux en mieux à demeurer en Jésus.

9 juin. - Voilà une quinzaine de jours que, tout heureux en Dieu sans doute, je suis fort déprimé par la constatation de tout ce qui me manque pour être un vrai serviteur de Christ. Oh ! si je pouvais seulement être sûr que je fais et dis tout au nom de Jésus, et que sa gloire est mon unique but ! - J'ai reçu l'avis, de la part du comité, que je devais aller passer quelque temps en Angleterre, sur le désir de mon père. Seigneur Jésus, veuille tout conduire. le veux accepter de ta main ce que les hommes décideront à mon égard. Je ne puis être heureux que sur tes sentiers.

Nous voici arrivés au terme du séjour à Chrischona.

Le 14 août 1864, Henri Rappard fut solennellement consacré au service du Seigneur avec dix de ses condisciples. Au nombre des « anciens » qui imposèrent les mains aux jeunes soldats de Christ, se trouvait une noble figure patriarcale, qui s'associa avec une émotion profonde à toute la solennité. C'était le père même d'Henri. Il s'adressa avec un sérieux intense à la grande assemblée, et eut avec l'heureuse mère la joie d'entendre leur fils exprimer sa profonde reconnaissance pour l'instruction biblique qu'il avait reçue à la maison, et promettre de rester, avec la grâce de Dieu, fidèle jusqu'à la mort à la parole du témoignage.

Et il l'a été. Au Seigneur toute la gloire !


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1) H. Rappard a lui-même publié en allemand une Histoire de la Pilgermission. Librairie de la Pilgermission, Giessen,

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2) Citation d'un cantique :

Dies ist mein Schrnerz, dies kränket mich, Dass ich nicht so kann lieben dich, Wie ich dich lieben wollte.