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 5. Enracinement et floraison

 

Revenons à Rappard. Les quelques années que nous avons intitulées: « Le jeune inspecteur », ont pour ainsi dire jeté les bases de toute la carrière future de cet ouvrier de Dieu. Il est bien regrettable que son journal intime fasse défaut; nous devons nous borner, si nous voulons le laisser parler lui-même, à citer ses rapports officiels et quelques lettres éparses.

Tant pour lui-même que pour l'institut, qui de plus en plus faisait corps avec lui, ce furent les années de l'enracinement, mais aussi de la frondaison et de la fructification, celles où il savoura dans sa plénitude la jouissance d'un travail créateur ; ce fut, avant la chaleur accablante de midi et les douces clartés du soir, la bienfaisante fraîcheur matinale.

L'enracinement, cela va sans dire, se fait en profondeur. C'est ainsi que Rappard écrivait à sa femme:

Je fais l'expérience que pour travailler à une oeuvre de foi il faut de la foi, que la foi a besoin d'être épurée et que cette épuration ne se fait pas sans souffrance.

La confiance en Dieu, si elle est solide, doit être une force précisément dans les temps de détresse intérieure et extérieure c'est ainsi qu'alors nous glorifions Dieu.

Notre peu de foi, dit-il dans un rapport, et la myopie qui en résulte pour ce qui concerne les choses du Royaume de Dieu, nous entraîne trop aisément à regarder aux hommes de Dieu plutôt qu'au Dieu des hommes. Le Seigneur a cependant écrit en caractères frappants dans l'histoire de son royaume comme dans celle du monde que c'est lui seul qui dirige et soutient tout.

La plupart des élèves font l'expérience que les résistances intérieures des ténèbres contre la lumière et du vieil homme contre le nouveau ne sont nulle part plus désespérément violentes que dans notre paisible institut. Nous nous en réjouissons, sachant que, dans le Royaume de Dieu, il n'y a pas de couronne sans combat, pas de gloire sans souffrance.

0 Seigneur, disait-il fréquemment dans ses prières, le fardeau de chagrins et de peines qui pèse sur nous nous paraît bien lourd. Mais son poids ne nous entraîne pas loin de toi ; non, il nous pousse contre ton coeur.

L'inspecteur avait fort à coeur de faire de l'institut une véritable école d'évangélistes, d'élever le niveau de l'enseignement déjà dès les classes inférieures, et d'amener ses élèves à penser par eux-mêmes. Le cycle des études fut porté à quatre ans. Les nouveaux venus, qu'on appelait communément les « préparatoires », et qui s'en tenaient presque exclusivement aux travaux manuels, furent comptés d'emblée comme élèves, dès 1871, et formèrent la quatrième classe.

Outre l'enseignement, l'éducation des jeunes « frères » préoccupait Rappard. Dieu l'avait particulièrement bien doué et préparé en vue de cette branche de son oeuvre. Il y pensait constamment, en chaire, dans la salle d'études et dans la cure d'âme individuelle. Il disait à ce propos:

Les devoirs que nous impose l'époque actuelle sont clairs comme le jour. Les portes des vastes champs du monde sont toutes largement ouvertes pour la mission, tant intérieure qu'extérieure. Il y a partout des âmes troublées qui aspirent d'instinct à quelque chose de vraiment positif en fait de croyance pour s'y réfugier à l'abri des faux semblants d'une foi vide, aussi bien que de l'indifférence religieuse et de l'incrédulité ouverte. Quand on a trouvé en Christ son propre salut, on ne peut que désirer voir ses semblables venir en aussi grand nombre que possible à ce même Sauveur unique.

Nous sommes résolus à ne pas oublier un seul instant que notre Souverain sacrificateur n'est pas mort seulement pour nos péchés, mais aussi pour ceux du monde entier (I Jean 2, 2). Voilà la source de l'esprit missionnaire.

Le véritable évangéliste doit, d'après Jean 4, 35 et Matthieu 9, 37, posséder trois choses :

1. Un oeil ouvert, pour voir les champs qui blanchissent, la misère des hommes, leur besoin de salut ;

2. Un coeur aimant, pour sentir cette misère et l'apporter au Seigneur par la prière ;

3. Une main active et exercée, pour travailler avec courage et foi dans le vaste champ du monde.

 

Telles étaient les dispositions qu'il s'efforçait d'éveiller et de propager.

Cependant l'institut de Chrischona ne bornait pas son ambition à être pour ses élèves une école, il voulait être aussi pour eux un foyer, une maison paternelle, où ils devaient pouvoir s'épanouir librement et recevoir de bienfaisantes inspirations par leur vie en commun et leurs relations familières avec leurs supérieurs. Nous croyons pouvoir affirmer que ce but a été atteint dans une large mesure. Déjà au cours de leurs études, et plus encore une fois à l'oeuvre, la plupart des « frères » savent apprécier l'amour plein de sollicitude et les prières croyantes qui les entourent et les portent.

Il faut dire aussi que la situation magnifique de l'institut sur sa colline, avec sa vue admirable, est bien faite pour éveiller un sentiment d'attachement filial. L'action de la Parole et de l'Esprit de Dieu s'associe au grand silence des bois et au parfum de la prière pour faire de ce coin de terre comme un portique du ciel. C'est l'impression que traduisent ces quelques mots inscrits par un visiteur dans le livre des étrangers de la maison:

 

Bois au parfum vivifiant,

Colline à l'air fortifiant,

Doux zéphyr de l'éternité,

Vous parlez de félicité :

Tout ce que le ciel donnera,

On le pressent à Chrischona.

 

Rappard mettait tout son coeur et son énergie à l'accomplissement de sa tâche. L'énergie pouvait paraître plus sensible que l'amour, mais l'amour pénétrait cependant toute cette activité, se transformant constamment en prières d'intercession.

On parlait fréquemment alors de l'oeil de l'inspecteur. C'était de fait un oeil étonnant, auquel rien n'échappait, qui ne laissait pas passer la moindre négligence, qui créait l'ordre partout. Mais il ne voyait pas les choses seulement, il voyait surtout les hommes. C'est ainsi que Rappard écrivait un jour:

Sur plus d'un visage, vrai miroir de l'âme, un maître au regard sympathique et pénétrant sait lire bien des choses. Tantôt il y voit une inscription qui lui fait d'instinct monter au coeur le mot du Psaume : « Pourquoi t'abats-tu, mon âme ? » tellement qu'il ne peut qu'ardemment souhaiter de pouvoir entendre bientôt la contre-partie : « Attends-toi à Dieu, car je le louerai encore. » Tantôt il croit entendre l'écho de la parole de Dieu à Jonas : « Fais-tu bien de t'irriter ? » Ou bien encore toute l'apparence d'un élève fait surgir la question : « Mon ami, comment es-tu venu ici? » Mais très souvent aussi on peut apercevoir dans ce miroir le reflet de la paix divine qui garde le coeur et les pensées en Christ, ou de la joie céleste qui fait « rayonner la face ».

Oh ! continue-t-il, que l'action de l'Esprit dans les coeurs est admirable ! Comme il peut, ce divin artiste, embellir un enfant d'Adam ! Mais en revanche, à quelle laideur peut atteindre l'homme qui résiste à la discipline de l'Esprit !

Peu après la mort de l'inspecteur, un ancien élève de Chrischona parlait dans un sermon de la nécessité d'avoir un regard perspicace pour discerner ce qui se passe dans l'âme du prochain. Sur quoi il raconta ce qui suit:

C'était il y a trente ans ; je me trouvais en proie à des luttes intérieures telles que j'arrivais aux confins du désespoir, sans que personne, même parmi mes plus intimes, n'en eût rien remarqué. Mais l'inspecteur, me rencontrant par hasard, me demanda : « Frère X., qu'as-tu ? Pourquoi es-tu si triste ? » Et ma langue se délia, et nous eûmes à l'ombre d'un tilleul un court entretien qui a suffi pour donner une bonne direction à toute ma vie. Ayant remarqué mes luttes, il m'avait observé pendant quelque temps, alors que personne d'autre n'avait rien su apercevoir.

 

Les missions au loin bénéficièrent aussi, à cette époque d'efflorescence, de l'activité de l'institut. Nous parlerons plus loin de l'organisation de l'évangélisation, dont les débuts peu apparents datent aussi de ce temps-là.

Il est tout un contingent de « frères » vraiment capables qui ont quitté alors l'institut pour le champ de travail. Plusieurs sont encore de ce monde et sont restés étroitement attachés à l'inspecteur. Quelques-uns aussi sont morts. Mentionnons entre autres Marc Hauser, dont l'entrée dans l'institut avait été marquée par un incident particulier.

Enfant déjà, il avait cherché Dieu et l'avait trouvé. Puis, apprenti jardinier, il avait soupiré après plus de connaissance et de culture. Mais il avait mauvaise vue, et il était faible physiquement. Aide-jardinier à Bâle, il entend parler de Chrischona, il va se présenter à M. Jaeger, et il est admis comme « aspirant ». C'est ainsi qu'à son arrivée à Chrischona, en août 1868, Rappard l'y trouva.

A la première séance de comité à laquelle il assista, on parla de quelques récentes admissions, en particulier de celle de Marc Hauser. L'économe d'alors, avec qui les « aspirants » avaient surtout affaire, représenta le jeune homme comme inutilisable, presque aveugle, peu pratique, et le comité décida de ne pas l'accepter. L'inspecteur fut chargé de lui faire part de la décision. Il le connaissait encore à peine; il le fit donc venir dans sa chambre et lui transmit la décision du comité. Mais au cours de cet entretien il acquit la conviction que Marc possédait non seulement les dons nécessaires, mais surtout le don essentiel, si bien qu'il en parla au comité en recommandant chaleureusement son admission définitive. On entra dans ses vues, et peu de jours après Rappard eut la joie de transmettre la bonne nouvelle au jeune homme. Nul n'eut à s'en repentir. Hauser a été l'un des plus féconds évangélistes de la Pilgermission, et pendant vingt-huit ans il a fidèlement servi son Maître par sa parole et par ses écrits.

Mentionnons encore les missionnaires Greiner et Mayer, envoyés en décembre 1872 en Abyssinie, dans la province de Choa, pour évangéliser les Gallas. Non sans bien des difficultés, ils purent travailler là-bas jusqu'en 1886; alors Ménélik, qui les avait d'abord beaucoup favorisés, étant devenu plus puissant, les bannit du pays, et n'autorisa plus aucun missionnaire européen à y séjourner. Aussi est-ce avec une joie d'autant plus grande que l'on put envoyer dans cette contrée fermée, en 1873 et 1874, cinq missionnaires abyssins formés à Chrischona. Ils furent placés sous la direction du missionnaire Flad, qui ne pouvait, comme Européen, habiter le pays, mais qui dirigeait de loin leur activité. Le Seigneur l'a bénie. Dès lors plusieurs d'entre eux sont morts. Mais le plus marquant, Argawi, est demeuré fidèle au milieu de difficultés et de privations extrêmes, et il est encore ferme à son poste solitaire de Habesch, malgré son grand âge.


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