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  2. Son ministère de père

 

Les événements et incidents décrits ci-dessus ne sont que le cadre de la riche activité déployée par l'inspecteur Rappard dans les années dont nous parlons. De nombreuses lettres de ses anciens élèves nous permettent de le suivre dans les différents aspects de son travail. Mais nous avons garde d'oublier que ce n'est que par la grâce de Dieu qu'il a été ce qu'il a été, qu'il aurait beaucoup désiré lui-même faire autrement et mieux qu'il n'a fait, et que jusqu'à la fin il a été de ceux qui apprennent. Mais c'est précisément, nous semble-t-il, de ce qu'il a appris que d'autres peuvent apprendre à leur tour.

Un vieux proverbe anglais dit: « Aux choses essentielles la première place. » Pour un directeur d'institut comme pour un père de famille, la chose la plus importante, c'est son sacerdoce. Dans l'ancienne alliance, ce qui distinguait le sacrificateur, c'est qu'il avait seul accès dans le sanctuaire, et c'est grâce à ce privilège qu'il pouvait transmettre la bénédiction à son peuple. Voilà comment Rappard comprenait ses fonctions. Il sentait vivement que sa puissance spirituelle et le succès de ses efforts dépendaient de son attitude intérieure à l'égard de Dieu. « Oins-moi d'une huile toute fraîche! » Telle était sa fréquente prière.

C'est dans ces dispositions que chaque matin, à six heures et demie en été, à sept heures en hiver, il se rendait dans le bâtiment de l'institut pour déjeuner avec les « frères » et pour présider le culte. Il en est peu qui aient su l'importance qu'il attachait à cette prière en commun au début de la journée. Ce n'est que dans les dix dernières années qu'il se fit remplacer dans l'accomplissement de ce devoir qu'il affectionnait et regardait comme sacré, et il y consentit bien moins pour alléger son fardeau que pour mettre en activité les jeunes.

Ces mêmes dispositions inspiraient tout le jour durant les leçons et les entretiens particuliers qu'il avait à sa charge, et la journée s'achevait par un culte en commun. Il tenait très particulièrement à la prière d'intercession qui le samedi soir ouvre la réunion missionnaire. Il n'était encore qu'un élève que cette coutume lui avait fait impression, lui rappelant la prière sacerdotale de Jésus. « Il fait bon prier en se plaçant sous l'action d'une prière semblable, » disait-il.

Cet esprit sacerdotal se montrait aussi à l'occasion des grandes réunions qui amènent à Chrischona, trois fois par été, des centaines de personnes, venant des villages voisins aussi bien que de la ville. On vient nombreux surtout à la fête de consécration, le dernier dimanche de juillet. Les deux mille places de la grande salle d'Ében-Ézer se trouvent alors souvent insuffisantes. Combien le serviteur de Dieu avait à coeur de ne pas renvoyer à vide ces brebis affamées et de leur donner la Parole vivante et efficace du Seigneur avec la force venant d'En Haut! C'est à propos d'une de ces réunions qu'écrivait longtemps après un des anciens élèves :

C'est dans l'été 1871 que je suis venu à Chrischona pour la première fois. Il y avait ce jour-là fête de consécration à l'église. je trouvai encore à me nicher quelque part sur la galerie ; je vis alors et j'entendis pour la première fois notre cher inspecteur, mais je le vois et l'entends encore aujourd'hui en esprit, tandis qu'il donnait avec force son témoignage, d'après 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes ouvriers avec Dieu ; vous êtes le champ de Dieu. »

Il demandait souvent à Dieu, comme une grâce particulière, des conversions comme fruits de ces réunions, et à diverses reprises cette prière a été exaucée. Avec quelle sainte ferveur il imposait les mains à ses jeunes « frères » et s'entretenait avec les évangélistes plus âgés !

Il n'avait pas spécialement le don de la cure d'âmes, au sens usuel du mot. Son ami Gollmer distinguait parmi les ouvriers de Dieu des cultivateurs et des vignerons. L'inspecteur Rappard appartenait plutôt à la première catégorie. 11 semait à pleines mains la Parole divine et se réjouissait fort à la vue des gerbes que donnait la moisson. Mais les soins à donner à chaque cep de vigne individuellement le préoccupaient moins. Il n'en a pas moins donné à beaucoup des conseils pleins de sagesse dans des cas difficiles. Il diagnostiquait le mal avec perspicacité, et savait en peu de mots appliquer le bon remède. Le même évangéliste cité ci-dessus écrit encore :

Ce que cet homme aux grandes allures et aux vastes horizons possédait en propre, et ce qui faisait en partie le secret de son influence, c'était son enfantine confiance en Dieu, ainsi que l'intérêt qu'il témoignait aux petits, et la façon dont il les comprenait. Il pouvait manifester tant d'intérêt aux petits enfants, aux petites gens, aux petites choses et aux petites réunions que cela vous réconfortait et vous humiliait à la fois.

Un trait caractéristique de son esprit sacerdotal qu'il faut relever, c'est l'importance qu'il attribuait à la Sainte-Cène. Il l'aimait, il en avait soif, et il se réjouissait de rencontrer cette même soif là où il annonçait l'Évangile.

« Ils persévéraient dans l'enseignement des apôtres, dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et dans la prière. » (Act. 2, 42). « Quatre choses inséparables », disait-il, « partout où le Saint-Esprit édifie l'Église. »

A notre époque de scepticisme, la Sainte-Cène était à ses yeux un puissant affermissement de la foi, un signe visible de la vérité de cette immolation à laquelle le Seigneur Jésus avait volontairement consenti dans la nuit où il avait été trahi.

De génération en génération Humblement prosterné dans l'adoration, Tout son peuple reçoit ce gage d'alliance, Célébrant d'un seul coeur, glorieuse unité, La mort qui fait sa vie et qui l'a racheté, jusqu'au royal retour de Christ, son espérance.

Rappard était aussi plein d'attentions délicates pour les malades, qui réclamaient fréquemment ses visites et ses prières. Il avait pour lui-même à l'égard de la maladie, ou plutôt à l'égard de Celui qui guérit, une attitude bien nette. Il écrivait à sa fiancée, alors qu'il n'était qu'un jeune missionnaire :

Pour moi personnellement, si je tombe malade, je m'adresse directement à Celui qui seul peut, non seulement bénir les remèdes, mais aussi guérir sans remèdes pour glorifier son nom.

Et son attitude n'a pas varié. Il ne méprisait point le bien que des médecins fidèles font à l'humanité souffrante. Mais il considérait comme un privilège de l'enfant de Dieu de pouvoir se recommander, lui et les siens, sans intermédiaire, à la puissance de Dieu et suivre la méthode de Jacq. 5, 14-15. Il fit de cette façon beaucoup de précieuses expériences tant dans sa famille que dans l'institut. Et dans ses voyages, il fut conduit plus d'une fois aussi à tourner les regards de malades en grande détresse vers le Médecin tout-puissant, et à prier avec eux, pour ensuite rendre grâces avec eux. D'autre part il estimait qu'il n'était pas sage de parler beaucoup de ce sujet, et il ne voulait rien avoir affaire avec ceux qui prétendaient pouvoir triompher de la mort corporelle ou qui considéraient cette attitude à l'égard de la maladie comme une preuve de sanctification supérieure.

Un de ses enfants étant une fois tombé gravement malade en l'absence de sa mère, mais s'étant promptement remis, il en fit part à celle-ci par une lettre qui se terminait ainsi :

Oui, un enfant est trop précieux pour qu'on le confie à des mains humaines. Jésus est le meilleur médecin, mais aussi le plus coûteux, puisqu'il réclame la vie propre, la volonté propre. Je n'ai eu ni anxiété ni trouble, mais je n'ai cessé de prier avec actions de grâces. Rien n'est trop difficile pour le Seigneur.

Il voulait que les malades fussent entourés de soins dévoués et entendus ; aussi prisait-il fort les services des diaconesses, comme bon nombre de soeurs de plusieurs maisons ont eu l'occasion de s'en apercevoir.

 

Si grandes que fussent ses préoccupations spirituelles, elles ne lui faisaient nullement négliger ses devoirs temporels de père de famille. Il s'en acquittait de bon coeur, même s'il s'agissait de petites choses, et ne s'en déchargeait pas volontiers sur d'autres. Son sens pratique, ses connaissances agricoles et ses expériences d'ancien élève lui donnaient une assurance qui se communiquait à son entourage. Il s'occupait lui-même des emplettes nécessaires, et ne s'épargnait aucune peine pour faire à la fois bien et économiquement. « Être soigneux » avait été sa devise dès les débuts. Plus il avançait en âge, plus on l'entendait fréquemment répéter: « Ne renvoyez pas ! » Et il prêchait d'exemple. Faire attendre une réponse à une lettre lui était une souffrance.

Quand je renvoie un devoir à plus tard, disait-il, je me fais l'effet d'un homme qui tout en marchant pousse devant lui une grosse pierre : ce serait bien moins fatigant de la ramasser une bonne fois et de la mettre en dehors du chemin.

Voici une maxime de l'inspecteur notée dans le carnet d'un évangéliste :

Être pressé rend égoïste.

Et voici le témoignage concordant d'un autre:

Si occupé que fût notre inspecteur, il n'était jamais pressé.

Après avoir donné ses leçons du matin de 8 à 10 heures et mis à jour sa correspondance de 10 heures à midi, il allait après le départ du courrier passer environ une heure dans la cour, au jardin, ou ailleurs dans le domaine, souvent un râteau à la main, arrangeant les chemins, ramassant les brindilles, faisant de l'ordre partout. C'est ainsi sans doute que chacun des habitants de Chrischona le revoit encore en pensée, et on comprend que les étrangers aient fréquemment fait la remarque que les cours et les chemins étaient aussi propres que si quelqu'un avait soufflé dessus.

Un chrétien est un homme rentré dans l'ordre, disait souvent Rappard, et l'ordre au dehors doit correspondre à celui du dedans.

Il tenait à la discipline pour sa bande de « frères », et il arrivait parfois que tel d'entre eux avait quelque peine à reconnaître l'amour d'un père dans cette discipline si stricte. La plupart cependant savaient apprécier et aimer cette main ferme - quand survenait la maladie ou la détresse, ils voyaient bien de quelle sollicitude il les entourait, et une fois dans le vaste monde ils sentaient qu'ils avaient à Chrischona un père.

Au milieu de tous ses tracas domestiques, ce qui réjouissait surtout l'inspecteur, c'était le fait que, dans la maison comme dans l'étable, dans les prés et dans les champs, tout appartenait, non à aucun homme, mais au Seigneur seul. Que de fois il l'a dit! Et comme il demandait enfantinement : « Seigneur, prends en mains ta Chrischona!


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