LA PAROLE VIVANTE

(1847)

 

SERMONS

par

ADOLPHE MONOD

 

TROISIEME ÉDITION

TROISIEME SÉRIE

 

G. FISCHBACHER, ÉDITEUR 33, RUE DE SEINE, 33

1881

1999


PREFACE DE L'AUTEUR

 

Ce discours fut prononcé à Paris, le 31 octobre 1847, pour mon installation comme suffrageant de M. le pasteur Juillerat. Je l'ai dépouillé des allusions qui en faisaient un discours de circonstance, pour n'en conserver que la pensée générale. Toutefois l'occasion spéciale pour laquelle il a été préparé est demeurée empreinte dans le caractère des développements, ce qui fait qu'il s'adresse plus particulièrement, dans certains passages, aux prédicateurs de l'Évangile.

 

Quelques amis qui ont beaucoup de crédit sur mon esprit ont jugé que les observations critiques que j'ai présentées sur les tendances du réveil religieux contemporain pouvaient être mal comprises, et m'ont conseillé de les supprimer à l'impression. Je n'ai pu me rendre à leur sentiment. Ce morceau me parait renfermer des remarques vraies et utiles, et je le maintiens, en invitant mon lecteur à y appliquer le précepte de l'Apôtre : Examinez toutes choses, retenez ce qui est bon. » Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le terme réveil contemporain est trop étendu pour n'admettre point de différences de temps et de lieux. J'ai dit ce que j'ai observé autour de moi, ,hélas! et en moi, à l'époque déjà distante de nous où j'ai parlé.

Paris, 17 janvier 1856.

 

Comme on le voit par la date ci-dessus, ce discours a été revu par l'auteur pour l'impression pendant sa dernière maladie. Il a été publié pour la première fois en 1857, avec celui sur la Vocation de l'Église, prêché à Paris le 5 août 1849, jour où M. Ad. Monod fut installé comme pasteur de l'Église réformée de Paris. Il nous a paru désirable de laisser l'un à côté de l'autre, dans cette troisième série, ces deux discours d'installation. - Dans la Vocation de l'Église, comme dans la Parole vivante, les allusions qui en faisaient un sermon de circonstance ont été supprimées. Mais, en les supprimant dans le corps du discours, d'après le désir de l'auteur, nous avons pensé bien faire de conserver en notes, à la fin du sermon, quelques fragments de l'exorde et de la péroraison, plus spécialement adressés à ses collègues dans le ministère, et à son nouveau troupeau.

 

Paris, septembre 1858


LA PAROLE VIVANTE

 

« En elle était la vie. » (Jean 1, 4).

 

La vérité réside dans le sein de Dieu, où elle demeurerait éternellement cachée, si Dieu ne l'eût mise au jour. Mais Dieu a parlé, c'est-à-dire, il a mis son être invisible en rapport avec ses créatures par certains signes sensibles, comme l'esprit de l'homme communique avec l'esprit de l'homme par le mystère ineffable de la parole.

 

La première forme que la Parole de Dieu ait revêtue, et celle par laquelle elle offre le plus d'analogie avec la parole de l'homme, c'est le langage. Le Saint-Esprit s'est choisi des organes, auxquels il s'est révélé , et qu'il a chargés de transmettre ses révélations à leurs semblables par le langage, d'abord parlé, et puis écrit. De ces deux langages, le dernier, le langage écrit, étant seul parvenu jusqu'à nous, l'Écriture, dans laquelle il nous a été conservé, est le dépôt unique et permanent où nous devons puiser la vérité divine, dont elle rend témoignage avec une divine autorité.

 

Toutefois, outre le langage, la Parole de Dieu a revêtu une autre forme, la vie. Devenue parole écrite, par l'inspiration, elle est devenue parole vivante, par l'incarnation. Cette doctrine merveilleuse, bien qu'indiquée ailleurs dans le Nouveau Testament (*1), et même pressentie dans l'Ancien (*2), n'est révélée en termes exprès que par notre apôtre, mais elle l'est dans tous ses écrits. Il ouvre son Évangile, en nous dépeignant cette Parole qui « était au commencement, qui était auprès de Dieu, qui était Dieu, par qui (*3) toutes choses ont été faites, en qui était la vie(*4); » après quoi il ajoute, pour que nul ne puisse douter de qui il dit tout cela : « Et la Parole a été faite chair; et elle a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père, pleine de grâce et de vérité. » Il débute à pou près de même dans sa 1re Épître (étrange début pour une lettre !) : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, et que nos mains ont touché, de la Parole de vie... Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons. » Puis, vers la fin de l'Apocalypse, décrivant le chef de l'armée céleste sous des traits où il est impossible de méconnaître le Fils de Dieu, il le nomme par son nom, et ce nom est « la Parole de Dieu (*5). » Il y a donc une Parole de Dieu vivante; et cette Parole vivante, c'est Jésus-Christ(*6).

L'une et l'autre paroles justifient également la dernière prière du Sauveur : « Ta parole est la vérité » mais ce sont deux vérités : l'une est une vérité de fidélité, dans le témoignage; l'autre, une vérité de réalité, dans la substance. Cette différence est nettement marquée dès le commencement de notre Évangile : « Il y eut un homme envoyé de Dieu, nommé Jean; il vint, en témoignage, pour rendre témoignage de la lumière; il n'était pas la lumière, mais pour rendre témoignage de la lumière (*7). » La parole inspirée n'est que le témoin de la lumière; la lumière elle-même, cette vraie lumière qui éclaire tout homme en venant dans le monde (*8), » c'est la parole incarnée, Jésus-Christ. Ce que les autres annoncent, il l'apporte ; ce qu'ils disent, il l'est (*9). Il s'en explique lui-même en termes qui seraient impies dans la bouche d'un Esaïe ou d'un saint Paul : « Je suis la lumière (*10); je suis la vie; je suis la vérité je suis la résurrection ; je suis le chemin; je suis la porte (*11) ; » et ailleurs dans un seul mot qui résume tout le reste : « C'est moi, » ou « je suis (*12), » mot immense où l'on retrouve celui qui s'est ainsi défini dans Moïse Je suis celui qui suis . »

 

Entre ces deux Paroles de Dieu, inséparables l'une de l'autre, puisque la Parole parlée ne nous a été donnée qu'en vue de la Parole vivante, et que la Parole vivante ne nous est connue que par la Parole parlée, - entre ces deux Paroles, le rapport est étroit, mais la distance est grande. Toutes deux prêtent une expression visible aux choses invisibles de Dieu; c'est pour cela qu'elles ont reçu, dans le langage parfaitement vrai du Saint-Esprit, un nom commun, qui les assimile toutes les deux à la parole humaine. Mais il y a loin de l'une de ces expressions à l'autre. L'une emprunte des signes de convention, l'autre apporte le fond même des choses ; l'une explique la pensée de Dieu, l'autre reproduit Dieu lui-même; par l'une, Dieu se révèle ; dans l'autre, Dieu se montre, Dieu se donne: et si l'homme inspiré dit: « Celui qui rejette ceci, ne rejette pas un homme, mais Dieu (*13)» Jésus-Christ seul a pu dire : « Celui qui m'a vu, a vu le Père (*14). »

 

Pour mieux saisir cette distinction, figurez-vous un homme que vous n'ayez encore connu que par correspondance. Ses lettres vous transmettent ses idées, ses sentiments, ses volontés, son histoire; mais sa personne, vous l'y cherchez en vain. À proportion que son langage est plus accompli, c'est-à-dire plus vrai, plus près de la vie, il supplée moins imparfaitement à cette lacune ; mais il ne la répare jamais : la vie ne se transmet que par la vie. Quand votre ami inconnu pourrait, par un secret où ni un Homère ni un Dante n'ont su atteindre, réaliser dans son style l'idéal qu'il a devant les yeux, il resterait encore, cette première distance franchie entre l'idée et le langage une seconde distance plus infranchissable entre cet idéal et l'esprit qui l'a conçu, entre la parole et la vie. Qu'il vienne enfin à paraître devant vous, que vous puissiez le voir et l'entendre n'est-il pas vrai qu'une heure d'entretien vous le fera mieux connaître que ne firent jamais ces signes immobiles qui vous ont seuls parlé de lui jusqu'à ce jour? Que dis-je, une heure d'entretien ? Eh ! que de fois un geste, un regard, une main serrée, vous en ont plus dit que n'auraient pu faire les pages les plus éloquentes ! C'est que dans ce geste, dans ce regard, dans cette main serrée était la vie, cette vie indivisible, incommunicable, dont vous n'aviez dans ces pages que la traduction plus d'à demi morte. Eh bien, la transition n'est pas sans analogie de la Parole de Dieu écrite à sa Parole incarnée. Vous avez, il est vrai, dans la première, la vérité de Dieu revêtue du langage le plus accompli qui soit au monde : un langage qui procède du sein de la vie divine, et en procède par le chemin le plus court possible; un langage à part, inimité et inimitable, si simple, si naturel, si fidèle aux choses, si affranchi du moi, enfin, si on pouvait le dire, si divin, qu'on y sent battre le coeur, et ce mur, le coeur de Dieu. Mais tout divin qu'il est, le langage des Écritures n'est pourtant qu'un langage, et ne peut faire que ce qui est faisable au langage. Il peut nous traduire, et il traduit admirablement, la pensée de Dieu : il ne peut nous donner Dieu lui-même. Et cependant le Dieu qui nous a faits est un Dieu vivant, et ne pas l'avoir vivant, c'est ne l'avoir qu'à demi. Aussi le coeur de l'homme soupire après la présence de son Dieu, après sa présence réelle; si bien qu'à défaut de la vraie présence réelle, il s'en crée une imaginaire dans le sacrement, quand ce n'est pas dans l'idole. Mais si ce besoin pouvait être satisfait sans être dénaturé ! S'il était quelque moyen de posséder Dieu lui-même, habitant au milieu de nous ! Eh bien, ce moyen existe : ce que vous demandez, vous l'avez dans la Parole incarnée. Jésus-Christ fait plus que de nous parler de Dieu, comme les prophètes ou les apôtres : « reflet de sa gloire, empreinte de sa substance, » il transporte au milieu de nous Dieu tout entier; et pour tout dire en un mot, encore une fois, « qui l'a vu, a vu le Père. »

 

Qui a vu Jésus-Christ, a vu la vérité divine : car en Jésus-Christ, cette vérité devient histoire; point de grand dogme qui ne soit un fait de Jésus-Christ, point de grand fait de Jésus-Christ qui ne soit un dogme. Qui a vu Jésus-Christ, a vu la sainteté divine : car en Jésus-Christ, cette sainteté devient action ; l'idéal et le réel se confondent dans l'homme parfait, dont l'exemple fait loi, comme la loi. Qui a vu Jésus-Christ, a vu la puissance divine : car en Jésus-Christ, le surnaturel devient nature; puisque sans parler des prodiges qu'il sème à pleines mains, le prodige des prodiges est l'existence même de ce Fils de Dieu, vrai Dieu et pourtant vrai homme, vrai homme et pourtant vrai Dieu. Qui a vu Jésus-Christ, a vu l'inspiration divine : car en Jésus-Christ, l'Esprit de Dieu devient esprit propre; « celui qui vient du ciel rend témoignage » des choses du ciel, comme de choses « qu'il a vues et entendues étant dans le ciel. (*15) » Enfin qui a vu Jésus-Christ, a vu Dieu tout entier : car en Jésus-Christ, la révélation devient incarnation; « c'est lui qui est le vrai Dieu et la vie éternelle (*16), » le vrai Dieu, qui s'est approché de nous, et la vie éternelle, qui a été « entendue, contemplée, palpée, » de ses créatures. Passer de la Parole écrite à la Parole vivante, c'est remonter de la fontaine à la source, du battement au coeur, du signe à l'être, du langage à la vie.

 

Heureux donc, dira-t-on peut-être, les contemporains de Jésus-Christ ! Mais nous, privés de sa vue, il faut bien nous contenter des témoignages bibliques; et nous ne sommes remontés de la Parole écrite à la Parole vivante, que pour redescendre de la Parole vivante à la Parole écrite. - Vous ne parleriez de la sorte que pour n'avoir pas encore connu le Saint-Esprit, « cet Esprit de vérité que le monde ne contemple ni ne connaît point, » mais que Jésus a promis d'envoyer à ses disciples, pour qu'il demeure avec eux éternellement (*17). » Si vous le connaissiez, vous sauriez qu'entre vous et les contemplateurs de Jésus en chair, l'avantage est de votre côté. « Il vous est avantageux que je m'en aille, » dit Jésus à ses disciples; parole étonnante ! Aussi se hâte-t-il de l'expliquer : « Car si je ne m'en vais, le Consolateur lie viendra point à vous; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai (*18). » Jamais, non jamais Jésus n'eût tenu ce langage, si l'Église avait dû perdre par son éloignement le bienfait de sa présence, et de la présence de Dieu dans sa personne. Eh ! quelle lumière, quelle grâce pouvait être « plus avantageuse » pour ses disciples que cette présence adorable ? Mais le moment où elle semble devoir leur être ôtée, est celui où elle va devenir plus réelle et plus vivante qu'autrefois, non selon le monde, qui ne voit de réalité et de vie que dans les choses visibles, mais selon Dieu, qui n'en voit, au con traire, que dans les invisibles, dont les visibles ne sont que le reflet éphémère (*19). C'est le Saint-Esprit qui fait cela. Le Saint-Esprit, qui, par un mystère instructif, quoique impénétrable, ne devait dirai-je? ou ne pouvait descendre du ciel qu'après que le Fils y serait remonté (*20), reprend et continue l'oeuvre de Jésus-Christ dans les siens, mais en la marquant de ce caractère qui lui est propre et qui a reçu de lui le nom de spirituel. C'est peu que, s'insinuant chez eux jusque dans ces retraites intimes de l'esprit humain où l'Esprit de Dieu peut seul pénétrer, il y porte une lumière nouvelle, et leur révèle les choses de leur Maître plus ouvertement qu'il n'a fait lui-même (*21) : il fait mieux que de leur parler de lui; il le leur donne, il le leur rend. Je ne dis pas : il le leur remplace (le Seigneur ne se remplace pas), mais il le leur rend, et fait demeurer « en eux, » celui qui demeurait « avec eux (*22). » Ou plutôt, le Saint-Esprit n'est autre que le Seigneur revenant à eux, non plus tel qu'ils l'ont contemplé des yeux du corps, mais glorifié, et, sous son nouveau nom (*23), devenu capable de s'unir par le fond de son être au fond du leur, de cette union essentielle, entière, impossible avec aucune créature, impossible avec Jésus-Christ lui-même « durant les jours de sa chair.» C'est alors que toutes les barrières étant renversées. l'esprit étant saisi par l'esprit et la vie par la vie, Jésus-Christ, selon sa touchante expression, « entre chez nous, et soupe avec nous, et nous avec lui (*24), c'est-à-dire vit avec nous dans la communion la plus étroite et la plus tendre. C'est alors que nous demeurons en lui et lui en nous, que nous le recevons, que nous l'écoutons, que nous l'apprenons, que nous le contemplons, autant d'expressions empruntées à l'Écriture (*25). Loin donc que la vraie contemplation de Jésus-Christ ait fini quand il a quitté la terre, c'est là plutôt qu'elle a commencé. Aussi, la condition dont vous êtes tentés de vous plaindre, est celle à laquelle saint Paul se félicitait d'être parvenu : « Si même nous avons connu Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus de cette manière (*26). » C'est que, comme l'écrit saint Jean, longtemps après avoir cessé de voir son Maître, « à ceci nous connaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous, c'est qu'il nous a donné de son Esprit (*27). »

 

Je crains que ce langage ne paraisse étrange. peut-être mystique, à plusieurs : mais je n'en connais pas d'autre pour exprimer une pensée qui est gravée si avant dans mon âme, que je n'ai cessé de l'associer avec le ministère que je viens exercer au milieu de vous. Oui, j'éprouve un besoin profond de m'attacher fortement à Jésus-Christ; je ne dis pas seulement à ce qui vient de lui ou se rapporte à lui, mais à lui-même, à son être, à sa personne vivante, telle que nous la révèle la Parole écrite et que le Saint-Esprit nous la donne. Aussi bien, si ce point de vue est dans une certaine mesure nouveau pour vous, peut-être pour moi-même, il ne l'est que par circonstance; en soi, il est aussi ancien que l'Évangile, dont il est l'essence, la vie. Pour l'éclaircir et le justifier tout ensemble, je cherche un exemple de cette intuition, dirai-je ? ou de cette possession spirituelle de Jésus-Christ, mise en pratique, sous la garantie spéciale du Saint-Esprit. Je le trouverais dans tous les témoins inspirés de Jésus-Christ, surtout dans les deux qui occupent la plus large place dans le Nouveau Testament, saint Paul et saint Jean. Mais je m'arrête à saint Jean, qui semble avoir eu sur ce point une mission individuelle, comme saint Paul en a eu une pour la prédication de la justice qui est par la foi.

 

Ce que la Parole écrite a été pour Luther, la Parole vivante l'a été pour saint Jean. Un seul fait dit tout là-dessus: nous ne connaîtrions pas même Jésus-Christ par son nom de Parole faite chair, si saint Jean, seul entre tous les apôtres, ne le lui eût donné dans tous ses écrits, sans doute parce que nul n'a été frappé comme lui du secret rapport qui existe entre cette parole de vie et la parole du témoignage, entre l'incarnation et l'inspiration. Comme j'appellerais saint Paul l'apôtre de la justice qui est par la foi, j'appellerais volontiers saint Jean l'apôtre de la personne de l'Homme-Dieu. S'il a d'autres caractères qui le distinguent, vous les verrez tous se résoudre en celui-là. Saint Jean est l'apôtre du Saint-Esprit : nul écrivain du Nouveau Testament, nul évangéliste surtout, n'est plus rempli que lui de cette grande promesse de la nouvelle alliance; c'est que de cette promesse, nous l'avons vu, dépend la contemplation de la personne de Jésus-Christ, pour qui, comme nous, ne l'a pas vu, ou comme saint Jean, ne le voit plus. Saint Jean est l'apôtre de l'amour : qui ne sait que c'est dans saint Jean qu'il faut chercher: Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres; » dans saint Jean : Nous l'aimons parce qu'il nous a aimés le premier; » dans saint Jean : « Dieu est amour (*28)? » C'est que la personne du maître ne peut devenir un objet de contemplation, sans que la personne du disciple y soit engagée; le rapport, au lieu de se former entre l'idée et l'esprit, s'établit alors entre le coeur et le coeur, et voilà l'amour; l'amour de Jésus-Christ d'abord, et puis ses fruits naturels, l'amour de Dieu, l'amour des frères, l'amour du prochain. Saint Jean est encore, on peut le dire hardiment, l'apôtre de la pensée : ces définitions à la fois si courtes et si pleines, ces mots où l'esprit plonge à perte de vue sans toucher le fond, ces éclairs qui entr'ouvrent silencieusement un horizon lointain et qui jettent dans l'âme je ne sais quelle lumière obscure et quel long ébranlement, c'est saint Jean qui en a le secret ; c'est que là où est la personne, là est la vie, et qu'il n'y a rien tout ensemble de plus réel et de plus mystérieux, de plus simple et de plus profond, de plus sympathique et de plus insaisissable que la vie. Oui, saint Jean n'est l'apôtre de l'Esprit, l'apôtre de l'amour, l'apôtre de la pensée, saint Jean enfin n'est saint Jean, que parce qu'il est, avant et par-dessus tout, l'apôtre de la personne. Aussi, ouvrez ses trois écrits, si différents d'objets, puisqu'il contemple dans le premier, comme disciple, le Christ historique; dans le second, comme apôtre, le Christ spirituel; dans le troisième, comme prophète, le Christ venant en gloire ; - et dites s'il ne s'y montre pas partout dans la même attitude, les yeux constamment attachés sur la personne vivante de son Sauveur. Je pourrais vous le faire voir pour l'Apocalypse, cette série de tableaux aboutissant tous à Jésus-Christ, qui apparaît au commencement comme Fils de l'homme pour donner la prophétie, au milieu comme Agneau de Dieu pour la déployer, et à la fin comme Roi des rois pour l'accomplir. Je le pourrais également pour l'Épitre qui, partant de la personne de Jésus-Christ contemplée dans la chair, la fait pénétrer par l'Esprit dans le coeur du fidèle, où elle devient le principe fécond de la vie, de la sainteté et de l'amour. Mais arrêtons-nous à l'Évangile de notre apôtre, le plus caractéristique de ses écrits, parce qu'il est à la fois plus considérable que l'épître et plus individuel que la prophétie.

 

Quelle est l'unité de cet Évangile ? Car il en a une à coup sûr, et c'est une bien pauvre exégèse que celle qui n'a su voir dans saint Jean qu'un évangéliste supplémentaire, portant modestement son panier sur les pas des trois premiers historiens de Jésus-Christ, pour ramasser les fragments de sa vie ou de sa parole qu'ils ont laissé tomber en chemin, - comme si l'histoire était la première préoccupation des évangiles, ou comme si celui de saint Jean ne portait pas les signes visibles d'un seul jet et d'un intérêt dominant. L'unité de l'Évangile de saint Jean, c'est la personne vivante de Jésus-Christ, contemplée par un disciple intime, mais que trois quarts de siècle séparent de son Maître, et chez qui le visible et l'invisible s'unissent, sans se confondre, dans une merveilleuse harmonie. Les yeux fixés sur ce Fils unique, saisi de tant de majesté, ravi de tant de gloire, pénétré de tant d'amour, Jean demeure quelque temps comme enchaîné par un tendre respect ; jusqu'à ce qu'enfin, laissant échapper le trop plein de son âme émue, il trace silencieusement, largement, d'une main, je devrais dire d'un coeur que le Saint-Esprit conduit, les traits d'une image à la fois si grande et si familière, si sainte et si aimée. Il ne raconte pas, il peint; il ne compose pas une histoire, il montre une vie; ou pour mieux dire, il la contemple, moins occupé, semble-t-il, d'instruire les autres que de satisfaire un besoin de son propre coeur; au reste, à la différence des autres évangélistes, moins soucieux de l'action du Maître que de sa parole, qui lui découvre mieux cet intérieur personnel où il aspire, et moins jaloux de suivre son modèle « de lieu en lieu faisant le bien, » que de le retenir on place, comme s'il craignait d'être distrait du mouvement du dedans par celui du dehors, ou bien pour pouvoir se pencher plus à l'aise sur son être, comme les chérubins sur l'arche, et y plonger jusqu'au fond. Absorbé dans cette contemplation, tout le reste n'a pour lui qu'un intérêt secondaire. Qu'un autre feuillette jour et nuit les pages d'un livre, fût-ce le livre de Dieu lui-même, ou qu'il soit « ravi au troisième ciel » pour y « entendre des paroles ineffables, qu'il n'est pas possible à l'homme de rapporter : » son étude de prédilection à lui, sa Bible toujours ouverte, son troisième ciel toujours visité, c'est le coeur de son Sauveur, où il lit, sans quitter la terre, des choses non moins ineffables, non moins, impossibles à rapporter, mais plus impossibles encore à taire. Qu'un autre mette en ordre ou les événements de l'histoire de Jésus-Christ, ou les enseignements de sa doctrine, ou les préceptes de sa morale: pour lui, ce travail d'exposition n'entre pas dans sa tâche, que l'Esprit de Dieu lui a départie conforme à son génie. C'est le Christ tel qu'il est, le Christ indivisible autant qu'indéfinissable, qu'il prend tout vivant, et dans lequel il recueille toute l'histoire, toute la doctrine, toute la morale, tout l'Évangile, tout Dieu. Ce que saint Paul a si admirablement exprimé : « Toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement (*29), » saint Jean ne l'exprime pas, ne songe pas à l'exprimer, mais il le respire, il le reçoit, il le donne. À l'aspect de cette plénitude, il tressaille de joie avec Jean-Baptiste, il rend témoignage avec Nathanaël, il écoute avec Marie de Béthanie, il pleure au sépulcre avec Marie-Magdeleine, il s'écrie avec Thomas :

« Mon Seigneur et mon Dieu, » et avec Pierre « Tu sais toutes choses, tu sais que je t'aime, » ou plutôt, c'est avec Jean que Jean-Baptiste tressaille, que Nathanaël rend témoignage, que Marie écoute, que Magdeleine pleure, que Thomas se prosterne, que Pierre déclare son amour. Il semble que Jean entraîne dans le cours de sa pensée émue tout ce qu'il rencontre sur son chemin, (et puisse-t-il nous y entraîner comme les autres !) et qu'il soumette tour à tour chacun des personnages qu'il met en scène à l'ascendant irrésistible qu'exerce sur lui la personne de ce Dieu qui fut son ami, de cet ami qui est son Dieu.

 

Rapprochez notre évangile des trois autres, et vous achèverez de reconnaître ce caractère personnel qui le distingue, et qui n'y est nulle part plus sensible que dans ces endroits saillants que chacun sait par coeur et où Jean se montre tout entier. Quel est l'évangéliste qui entre tout à coup en matière par cette peinture divine autant que spontanée, majestueuse autant qu'abrupte, et qu'on dirait tombée d'un autre monde, comme cette Parole qu'elle nous montre descendant du ciel en terre, « dressant sa tente (*30) au milieu de nous, » et déployant à nos yeux sa gloire, « une gloire comme du Fils unique venant du Père, pleine de grâce et de vérité? » Saint Jean. Quel est celui chez qui il faut chercher ces Je suis du Nouveau Testament que je rappelais tantôt, et où Jésus-Christ se définit lui-même par l'essence de sa nature ou par la substance de son oeuvre : Je suis la vérité, je suis la vie, je suis la lumière, je suis la résurrection, je suis le chemin, je suis la porte, je suis le Cep ? Saint Jean. Quel est celui qui ne sait voir les vérités les plus spirituelles que vivifiées et comme incarnées dans la personne de Jésus-Christ : la grâce, dans cette plénitude dont il nous fait part à tous; l'expiation, dans le sang de cet Agneau de Dieu qui marche aujourd'hui devant nos yeux, et qui demain va être immolé la vie de la foi, dans sa chair qu'il nous donne à manger, dans son sang qu'il nous donne à boire; le Saint-Esprit, dans ces fleuves d'eau vive qui coulent de son sein, ou dans ce souffle qui sort de sa bouche; les fruits de sa mort, dans cette semence déposée en terre, qui ne se multiplie qu'à, la condition de mourir; notre union avec lui, dans ce sarment attaché au cep et qui en recueille un sue nourrissant; les sacrements, dans ce sang et cette eau qui coulent ensemble de son côté percé (*31) ? Saint Jean. Quel est, entre tous, celui qui nous fait vivre avec Jésus-Christ, qui nous le fait connaître personnellement, qui lui gagne notre sympathie individuelle, tantôt par un petit trait de caractère, qui trahit les mouvements, les combats, les douleurs de son âme : « Jésus pleura; » tantôt par un détail de famille, qui nous révèle les tendres attachements de son coeur : « Disciple, voilà ta mère; femme, voilà ton fils; » tantôt par une prière sublime, qui embrasse tout le peuple de Dieu dans tous les âges, et où chacun de nous n'en trouve pas moins sa place et presque son nom : « Je ne te prie pas seulement pour eux, mais pour tous ceux qui croiront en moi par leur parole (*32)? » Saint Jean, toujours saint Jean. Me sera-t-il permis d'ajouter que la même disposition d'esprit qui a fait de saint Jean l'évangéliste de la personne, est aussi celle qui a fait de lui « le disciple que Jésus aimait? » N'est-ce pas parce que les yeux de Jean étaient si fortement attachés sur la personne de Jésus, que Jésus l'a honoré d'une intimité particulière et que nous le voyons, dans le repas d'adieu, penché sur le sein du Maître, et invité par ses compagnons à lui arracher tendrement son secret (*33)? Cette intimité, qui appartient, je l'avoue, à l'individualité humaine de Jésus plus encore qu'à sa personne glorifiée, n'était-elle pas le gage de je ne sais quelle intimité plus glorieuse où il devait admettre le même disciple sous l'économie de l'Esprit? et peut-on se représenter Jean, même après un exil de soixante-dix années loin de Jésus, autrement que penché sur son sein, et chargé par la confiance de l'Église universelle, de surprendre, à force d'amour, ses mystères les plus cachés et ses plus célestes inspirations?

SUITE


ACCUEIL

 

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-1. Actes XX, 32 ; Hébr. IV, 12.

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-2. Gen - 1, 3; Ps. XXXIII, 6.

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-3. C'est-à-dire par l'entremise de qui.

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-4. Nous perdons quelque chose de la beauté, pour ne pas dire de la lumière du texte original, par la fâcheuse nécessité où nous sommes de traduire par un substantif féminin, la Parole, un terme grec qui est masculin, le Logos: « Au commencement était le Logos, et le Logos était auprès de Dieu, et le Logos était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, etc. » Les versions catholiques se sont tirées de cette difficulté en traduisant Logos par Verbe ; mais elles y perdent plus qu'elles n'y gagnent. Car, ne pouvant rendre Logos par Verbe dans les endroits où il est question de la parole écrite, elles laissent ignorer au lecteur français le rapport profond qui rattache l'une à l'autre les deux Paroles de Dieu. Au surplus, la langue de saint Jean elle-même n'a pas toujours le même avantage sur la nôtre. Le mot vie, par exemple, qui est féminin en grec comme en français, jette dans le début de la 1re Épître de notre apôtre un embarras analogue à celui que nos versions sont obligées d'accepter dans les premiers versets de l'Evangile.

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-5. Apoc. XIX, 11, 13, 16.

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-6. Dans quelques endroits du Nouveau Testament, soit en saint Jean (l Jean II, 14, etc.), soit en saint Paul (Act. XX, 32; Hébr. IV, 12), l'exégèse hésite entre les deux sens du Logos. Il me parait que l'on doit se décider pour la Parole du témoignage (écrite ou parlée), dans les deux passages de saint Paul, et que l'application expresse du nom de Logos à Jésus-Christ appartient exclusivement à saint Jean. Si cette remarque est vraie, elle fournit une, prouve en faveur de l'authenticité de l'Apocalypse. Lisez l'article Word of God de la Concordance de Cruden.

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-7. Même distinction entre le témoignage et la vie, 1 Jean V, 10.

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-8. Le participe venant se rapporte à la lumière, et non à tout homme.

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-9. Ce n'est pas que Jésus-Christ n'apparaisse aussi comme témoin, ou plutôt comme le témoin dont tous les autres témoins ne sont que les organes. Il est « le témoin fidèle et véritable » (Apoc. III, 14), comme il est l'apôtre (Hébr. III, 1), et le prophète (Jean I, 21) ; mais il est en même temps l'objet du témoignage, tant du sien que de celui do ses serviteurs. Les premiers versets de l'Epître aux Hébreux sont intéressants à méditer, comme marquant la transition de la vérité du témoignage qui réside dans le langage de Jésus-Christ (v. 1) à la vérité substantielle qui réside dans sa personne (v. 3).

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-10. Pour rendre l'énergie de l'original, il faudrait traduire: « Moi je suis ; » ou : « C'est moi qui suis. »

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-11. Jean VIII, 12 ; XIV, 6; XI, 25; X, 7.

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-12. Vraie traduction de Jean VIII, 24 (voir le v. 58), à moins qu'on n'aime mieux cette autre traduction également permise par l'original : « C'est moi. » La première désigne Jésus-Christ comme le vrai Dieu révélé dans l'ancien Testament; la seconde, comme le vrai Messie attendu de son peuple. La traduction ordinaire : « Ce que je suis, » ne peut soutenir l'examen.

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-13. 1 Thess. IV, 8. -14. Jean XIV, 6. -15. Jean III, 13, 31, 32.

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-16. 1 Jean V, 20. -17. Jean XIV, 16, 17. -18. Jean XVI, 7.

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-19. Voir, dans les Etudes évangéliques d'A. Vinet, Jésus invisible

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-20. Jean VII, 39. -21. Jean XVI, 12-14. -22. Jean XIV, 17.

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-23. Voir Jean XIV, 16, expliqué par XVII, 18, et par Matth. XXVIII, 20.

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-24. Apoc. III, 20. -25. Eph. IV, 20, 21; Col. II, 6; Jean I, 12; VI, 40.

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-26. 2 Cor. V, 16.

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-27.1. Jean IV, 13. N'est-ce pas d'une contemplation spirituelle qu'il est question dans le v. 14 ?

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-28. 1 Jean IV, 11, 19, 8, etc. -29. Col. II, 9.

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-30. Traduction littérale de Jean I, 14

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-31. Jean I, 18, 29; VI, 47-58; VII, 39; XII, 24; XV, 1; XIX, 34.

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-32. Jean XI, 35; XIX, 26, 27; XVII, 20.

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-33. Jean XIII, 23-26. Ce fait est rappelé dans Jean XXI, 20, où il sert à désigner notre apôtre.


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