«
Je connais, ô
Éternel, que la voie de l'homme ne
dépend pas de lui, et qu'il n'est pas au
pouvoir de l'homme qui marche de diriger ses
pas. »
(JÉRÉMIE X, 23.)
« Les pas de l'homme
sont conduits par l'Éternel, et il prend
plaisir à ses voies. » (Ps. XXXVII,
23.)
« Le coeur de
l'homme délibère de sa voie, mais
l'Éternel conduit ses pas. » (Prov.
XVI, 9.)
« Les pas de l'homme
sont de par l'Éternel : continent donc
l'homme entendra-t-il sa voie ? » (Prov.
XX, 24).
Après cette faiblesse
de la chair qui nous empêche d'accomplir la
sainte loi de Dieu (2) , il n'y a rien de
plus amer que l'impuissance de notre volonté
pour réaliser les plans de vie que nous
avons conçus. Peut-être même le
regret de ne pouvoir pas ce que nous voulons a-t-il
quelque chose de plus poignant que le repentir de
n'avoir pas fait ce que nous devions, parce que ce
regret, ayant un caractère moins
précis et moins moral que le repentir,
laisse moins de prise à l'Evangile soit pour
accuser le mal, soit pour le réparer. Tel
contemple avec paix, quoique avec une paix humide
de douleur et d'amour, les péchés de
sa vie expiés par le sacrifice de la croix,
qui ne s'est point encore résigné
à sa carrière entravée,
à ses dons naturels sans emploi, à
ses espérances de fortunes détruites,
que sais-je ? à moins que cela
peut-être, à une alliance, à
une place, à une faveur, qu'il a
recherchée sans l'obtenir.
L'amertume de ce regret
n'est pas seulement dans la valeur que l'on
attachait aux objets de cette poursuite
infructueuse : elle est encore, elle est surtout
dans la stérilité même de la
poursuite. Pour un esprit tel que le nôtre,
capable de résoudre avec fermeté et
d'agir avec énergie, il y a un
mécompte cruel à voir échouer
ses plans, jusqu'aux plus louables, et à
trouver un rocher de Sisyphe dans presque chacune
des pierres, grandes ou petites, qu'il
s'évertue à rouler contre le penchant
de la montagne. Averti par tant de tristes
expériences, l'homme se prend enfin à
douter de lui-même ; ce qui est la plus
grande des humiliations, et tout ensemble le plus
grand des malheurs. Car la confiance est la
condition de la force; et comme c'est une foi
imperturbable au succès qui fait les hommes
puissants dans tous les genres, c'est le
désespoir de réussir qui fait les
hommes faibles et timides dont la
société est remplie, je voudrais
n'avoir pas à ajouter, et les
chrétiens faibles et timides dont
l'Église est embarrassée.
Eh bien, ce sentiment de
notre impuissance, voici un grand penseur, un grand
saint, un grand prophète, qui le partage,
mais pour le relever. Au lieu de déplorer
seulement dans cette impuissance une chose qui est,
Jérémie y reconnaît, en
même temps une chose qui doit être :
« Je connais, ô Éternel, que la
voie de l'homme ne dépend pas de lui, et
qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme qui marche de
diriger ses pas. » Je connais,
littéralement, j'ai connu : voilà le
langage de la réflexion; ô
Éternel : voilà le ton de la
prière; l'impuissance qui vous trouble est
pour Jérémie une vérité
d'expérience et de foi. Ce n'est pas que
cette vérité ne soit, pour lui aussi,
mêlée d'amertume. c'est du sein
même de l'amertume qu'elle lui
apparaît, dégagée qu'elle est
des menaces que Dieu lui met à la bouche
contre ses concitoyens (3).
C'est à la vue de
la tente de Juda détruite et de ses enfants
emmenés captifs, c'est au bruit des pas de
l'ennemi descendant du pays d'Aquilon pour
réduire les villes de Juda en désert,
que Jérémie, personnifiant en
lui-même tout son peuple, laisse
échapper d'abord cette plainte : « Ma
plaie est douloureuse , mais quoi qu'il en soit,
c'est une maladie qu'il faut que je souffre; »
après quoi il s'arrête, comme s'il se
reprenait, et se recueille dans cette expression
plus tranquille de son profond abattement : «
Je connais, ô Éternel, que la voie de
l'homme ne dépend pas de lui, et qu'il n'est
pas au pouvoir de l'homme qui marche de diriger ses
pas. » Mais, au travers de cet abattement, ne
discernez-vous pas un fond de paix et
d'espérance? Ce Dieu entre les mains de qui
nous sommes, c'est un Dieu rempli d'une
miséricorde qui pénètre
jusqu'à ses jugements les plus rigoureux sur
les siens. Aussi le saint prophète se repose
dans le sentiment que c'est Dieu qui nous conduit,
et non pas nous-mêmes; il s'y repose, jusque
sous les coups de sa verge sévère,
mais toujours paternelle pour qui s'attend à
lui : « 0 Éternel, châtie-moi,
mais avec mesure et non dans ta colère, de
peur que tu ne me réduises à
néant » Puis, en prophète
fidèle, qui dans sa vie et dans ses douleurs
individuelles , recueille, comme autrefois David et
Salomon, des expériences salutaires pour
tout le genre humain, il transmet aux races
futures, comme un gage d'humiliation et
d'encouragement tout ensemble, cette maxime
céleste : L'homme accomplit dans la vie, non
son propre plan, mais celui de Dieu, qui triomphe
toujours à la fin. Entrons plus avant dans
sa pensée.
Créature
intelligente et responsable, je sais me proposer un
but et prendre des moyens pour y atteindre. C'est
ainsi que je me fais un plan pour le
développement de mes facultés, pour
le choix de ma carrière, pour
l'éducation de nia famille, pour la conduite
de ma maison. Mais, pour être capable de
vouloir et d'agir, je ne dispose cependant à
mon gré ni des choses, ni des
événements, ni de moi-même; et
si parfois mes plans réussissent , souvent
aussi, le plus souvent, ils échouent. Cette
faiblesse inhérente à mon action y
entretient quelque chose de manqué, par
où ma vie réelle contraste
péniblement avec ma vie idéale. C'est
à ce moment qu'intervient
Jérémie, pour me découvrir,
dans ce désordre de mon plan, un ordre se
rapportant à un plan supérieur, celui
de Dieu pour moi : plan de perfection, qui vaut
mieux que le mien, soit dans l'intérêt
général, soit aussi dans mon
intérêt personnel; plan de puissance,
qui s'accomplit infailliblement, quelles que
puissent être les destinées et les
vicissitudes du mien; plan de contrôle,
passez-moi l'expression, qui domine souverainement
le mien, et qui au besoin le corrige. Alors, ce qui
s'appelait revers dans mon plan, prend le nom de
succès dans celui de Dieu; à peu
près comme dans ces tableaux en tapisserie
qui se peignent par derrière, les fils
colorés que l'ouvrier tisse d'une main
docile n'offrent à l'oeil qu'une confusion
inextricable, jusqu'à ce qu'ils soient vus
par leur vrai côté, qui est celui de
l'artiste - le plan de l'homme n'est que l'envers
de la vie, celui de Dieu en est l'endroit. Prise
dans ce point de vue, mon action n'est jamais sans
règle ni sans fruit; car j'accomplis
toujours le plan de Dieu, le sachant ou non, disons
plus, le voulant on non. Si je marche d'accord avec
Dieu, je réussis, et j'accomplis son plan,
tout en pensant peut-être n'accomplir que le
mien; si je marche en opposition avec lui,
j'échoue, mais j'accomplis encore son plan,
par le renversement même du mien, et faute de
le servir par mon obéissance, je le sers par
ma désobéissance elle-même; car
« toutes choses le servent (4). »
Sommes-nous donc
quiétistes, ou fatalistes? Sommes-nous
quiétistes? et sous prétexte que Dieu
peut tout ce qu'il veut, méconnaissons-nous
l'action de l'homme, et demandons-nous qu'il
attende, les bras croisés, le
développement du plan divin ? Loin de nous
cette pensée L'homme peut beaucoup,
probablement plus qu'aucun de nous n'a jamais ni
réalisé ni conçu : ce
laisser-aller serait donc chez lui l'abandon du
plus glorieux privilège, en même temps
que des plus saints devoirs. Mais, par un
mystère que nous ne saurons jamais ici-bas
pénétrer jusqu'au fond, l'action
humaine a son libre jeu dans le vaste sein de la
volonté divine, qui l'isole, et, si j'ose
ainsi dire, la respecte, tout en la
contrôlant. Ou bien, sommes-nous fatalistes ?
et sous ombre que Dieu dispose souverainement de
l'univers, nions-nous la liberté de l'homme,
avec sa responsabilité morale qui en
dépend? Encore moins.
Nier la liberté de
l'homme, le supposer contraint dans sa
désobéissance, ou même dans son
obéissance, ce serait renverser le fondement
de toute la morale, de toute la religion, plus
spécialement de la religion
chrétienne. Mais, par un second
mystère plus impénétrable
encore que le premier, la liberté humaine
s'allie, sans s'aliéner, à la
souveraineté divine, qui la contient sans la
contraindre, et la dirige sans la
déterminer. N'entrons pas plus avant dans ce
double problème, que la philosophie a
toujours trouvé insoluble, et que l'Ecriture
elle-même a laissé irrésolu.
Constater, comme des faits coexistants, tout
contradictoires qu'ils paraissent, l'action
réelle de l'homme et la toute-puissance de
Dieu, la pleine liberté de l'homme et la
souveraineté absolue de Dieu, c'est tout ce
que nous pouvons faire. Aussi bien, c'est une assez
glorieuse prérogative, pour un être
créé, que d'avoir été
fait capable du vouloir et du devoir, sans
prétendre absorber dans son initiative
empruntée l'initiative créatrice
d'où elle émane. Quoi qu'il en soit,
je me trouve dépendre à la fois de
deux plans dont les secrets rapports
m'échappent, le plan de Dieu et mon propre
plan. Mais le premier de ces plans s'accomplissant
infailliblement, ou avec l'autre, ou sans l'autre,
ou contre l'autre, le domine toujours, sans
l'écraser jamais; ce que l'on ne saurait
exprimer ni avec plus de concision, ni avec plus de
vérité, que l'a fait Salomon : «
Le coeur de l'homme délibère de sa
voie, mais l'Éternel conduit ses pas
(5). »
L'expérience
achèvera de nous éclaircir cette
doctrine profonde. L'histoire des peuples, celle
des grands hommes, celle de tous et de tous les
jours, révèlent également
à l'observateur attentif un plan de Dieu,
décidant de tout, sans porter atteinte
à l'action libre de l'homme.
De tous les peuples,
celui qui me fournirait l'exemple le plus
décisif, ce sont les Israélites. Leur
histoire, où la direction de Dieu est rendue
plus sensible qu'ailleurs par l'alliance qu'il a
traitée avec eux, et plus visible par les
révélations de sa Parole , met dans
une égale lumière leur
liberté, dont ils n'usent guère que
pour traverser les desseins de la
miséricorde céleste, et la
souveraineté de Dieu, qui les emploie,
jusque dans le jour de Golgotha, « pour faire
toutes les choses que sa main et son conseil
avaient auparavant déterminé devoir
être faites (6). » Mais, pour
prendre un exemple moins cité, contemplons
cette ville étonnante qui a servi tour
à tour de centre politique au monde ancien,
et de centre religieux au monde moderne, et qui,
aujourd'hui même que son étoile a
pâli, possède encore, elle vient de le
prouver, la redoutable prérogative de ne
pouvoir ressentir de secousses intérieures
qui n'aient leur contre-coup dans toute la
chrétienté. Si jamais il y eut
quelque part l'apparence d'un plan appartenant
à l'homme, c'est dans Rome païenne,
étendant de peuple à peuple le
réseau d'une domination politique, qui parut
longtemps douée du privilège unique
de s'affermir en se développant; ou dans
Rome chrétienne, étendant
d'Église à Église le
réseau plus subtil d'une domination
religieuse, qu'on vit tour à tour, que
dis-je ? qu'on vit presque en même temps et
dans les mêmes lieux énergiquement
repoussée et mollement subie, sinon
recherchée.
Et pourtant, quand on y
regarde de plus près, on découvre
comme à l'oeil, dans tout ce qui est
arrivé à l'une et à l'autre
Rome, les marques d'un plan qui n'est point
né du cerveau d'un homme, et qui prend dans
une région plus haute son point de
départ et d'appui. Il faut laisser à
un écolier traduisant son De Pris
illustribus, ou aux disciples prévenus d'un
catéchisme intéressé, ce point
de vue sans portée historique qui
prête aux premiers consuls de Rome
païenne le plan d'un empire universel, ou aux
premiers évêques de Rome
chrétienne celui d'une Église
à la fois romaine et oecuménique.
L'un ou l'autre plan était en voie
d'exécution depuis des siècles, quand
il commença de se révéler,
dirai-je ? ou de s'imposer aux hommes qui ont eu
mission de le reconnaître ou de le proclamer.
La moitié du monde ou de l'Église
était au pouvoir de Rome, avant qu'un Jules
César ou un Grégoire VII
songeât à se rendre maître de
l'autre; et la vue de ce qui avait
été fait a seule pu suggérer,
même à leur ambition et à leur
génie, la pensée de ce qui restait
à faire. Ce ne sont pas les hommes qui ont
fait le plan, c'est le plan qui a fait les hommes:
ces hommes n'ont eu d'autre gloire que
d'obéir avec intelligence à une
direction que beaucoup d'autres avaient suivie sans
la comprendre. Avec plus d'intelligence encore, ils
auraient redit, chacun à sa manière,
ce que dit Jérémie dans mon texte, en
attendant que cette parole profonde fût
vérifiée par le dernier des
Césars, assistant au dernier jour de la Rome
impériale, ou qu'elle le soit
ci-après par le dernier des papes, assistant
à cette chute terrible de la Rome
pontificale, que la chrétienté
spirituelle attend pour régner avec son roi
Sauveur : « Je connais, ô
Éternel, que la voie de l'homme ne
dépend pas de lui, et qu'il n'est pas au
pouvoir de l'homme qui marche de diriger ses pas
(7) »
Resserrons le champ de
notre observation. Contemplons un de ces hommes que
le monde honore du nom de grands, pour la longue
trace qu'ils laissent après eux sur la
terre. Lorsqu'on a, de nos jours, dépeint
les grands hommes comme obéissant fatalement
à l'esprit de leur siècle qu'ils
résumaient, on avait perdu de vue la
volonté et la liberté humaine; mais
cette erreur même dit assez combien est
visible dans la vie de ces géants de
l'histoire, à côté et comme
au-dessus de leur action propre, un plan dont elle
relève, et qui, plus que tous les leurs, les
fait être ce qu'ils sont. Ôtez à
un grand homme son pays, son époque, son
éducation, son entourage, toutes choses qui
ne dépendent pas de lui, et vous lui
ôtez les éléments essentiels de
sa grandeur. Pour ne rien dire que des hommes
religieux, rappelez-vous comment ont
été préparés ces
instruments de Dieu qui ont imprimé une
impulsion nouvelle aux affaires de son
règne, un Moïse, un Samuel, un saint
Paul, un saint Augustin, un Luther, un Whitfield :
puis, dites si le plan réalisé par
chacun d'eux est de lui-même ou de Dieu. Si
ma pensée ne vous est pas encore bien
sensible, prenons un exemple, Moïse, le
premier homme bien connu que nous présente
l'histoire de la religion.
Quoi de plus libre, de
plus énergique, de plus individuel que
Moïse, aux prises tour à tour avec le
roi d'Égypte dont il brave la colère,
avec Israël dont il surmonte les
résistances opiniâtres, avec le
désert dont il féconde la
stérilité, avec 'lé ciel
même dont il désarme la vengeance;
Moïse, cet homme multiple, à la fois
souverain, prophète, sacrificateur,
libérateur, pourvoyeur, législateur,
réformateur et fondateur d'un peuple
nouveau, - et de quel peuple, et dans quel temps!
Mais, pensez-vous que le plan exécuté
par Moïse fût de lui? Eh qui pourrait
attribuer un tel plan à l'esprit d'un homme,
sans folie ou sans impiété ? Il
était si peu de Moïse que, lorsqu'il
lui fut proposé de Dieu, Moïse
commença par s'y refuser obstinément,
en s'excusant sur sa timidité naturelle et
sur sa parole embarrassée (8).
Le plan de Moïse
n'était, et ne pouvait être, que de ce
Dieu qui, avant de le proposer à Moïse,
avait préparé Moïse pour
l'accomplir durant tout le cours des deux premiers
tiers de sa vie : quatre-vingts ans
d'éducation pour une activité de
quarante années, « est-ce là la
manière d'agir des hommes (9) » ou de celui
qu'un Père de l'Église a si bien
défini : « patient parce qu'il est
éternel ? » Nourri dans le palais de.)
ces mêmes Pharaons au joug desquels il devait
soustraire son peuple, et là, mis en contact
journalier avec cette double puissance des rois et
des prêtres contre laquelle il devait lutter
dans le temps de Dieu, Moïse s'instruit aussi
directement pour une carrière dont il ne
sait rien, qu'un soldat se forme au métier
de la guerre par les exercices quotidiens de l'art
militaire (10) : en voilà
pour quarante ans. Puis, après une courte
visite faite à ses frères, il s'en va
ajouter aux quarante années passées
à interroger l'Égypte, quarante
autres années passées à
étudier le désert, conduisant les
troupeaux de Réhuel par ces mêmes
chemins où il devait un jour conduire ceux
du Seigneur (11). C'est dans une de
ces excursions nomades, c'est au pied de la
montagne de Sinaï, c'est parvenu à cet
âge de quatre-vingts ans qu'il assigne
lui-même « aux plus vigoureux
(12), » que
Moïse, croyant peut-être toucher au
terme d'une carrière qu'il gémissait
de n'avoir pu rendre utile à son peuple,
apprend enfin à connaître le but de sa
vie passée , qui l'avait
préparé pour Israël, pour
l'Égypte, pour le désert, pour tout,
- excepté pour Canaan, où Dieu savait
qu'il ne devait pas entrer. Ah quand, à la
vue de cette même Canaan et après les
quarante ans de son vrai travail achevés,
Moïse s'endormit en Dieu, de quel coeur
jugez-vous qu'il lui aura dit dans ses
dernières prières - « Je
connais, ô Éternel, que la voie de
l'homme ne dépend pas de lui, et qu'il n'est
pas au pouvoir de l'homme qui marche de diriger ses
pas ? »
Rapprochons-nous encore.
Venons à la vie de tous et de tous les
jours, et à cette vie prise dans ce qu'elle
a de plus inhérent à notre personne
et à notre action : quelle part
réelle vous revient-il dans l'arrangement de
votre vie domestique? A commencer par le
commencement, un proverbe populaire vous
apprendrait à lui seul par combien de
côtés l'union conjugale la mieux
combinée échappe, non seulement au
contrôle de l'homme, mais à ses
prévisions mêmes : la vie, la
santé, la famille, les ressources, que
dis-je? la sympathie et la tendresse mutuelle, de
combien de choses dépendent-elles, qui ne
dépendent guère plus de notre
volonté « que le sort jeté au
giron » dont « la décision est de
par l'Éternel (13)? » Mais,
arrêtons-nous à ce qui en
dépend le plus l'éducation de nos
enfants.
Voici un fils qui vient
de me naître. J'exerce sur lui, après
Dieu, la plus grande puissance matérielle,
intellectuelle, spirituelle, qui soit au monde. On
dirait qu'il va devenir ce que je voudrai le faire,
à part l'imprévu, - oui, à
part l'imprévu (14) ; mais que cette
restriction va loin la France est aujourd'hui ce
qu'elle était il y a deux ans, à part
l'imprévu ; - mais quand, de cet
idéal d'un fils formé par vos soins,
pour une carrière de votre choix, vous
passez à la réalité, quelle
chute Hélas! l'humiliante distinction de la
théorie et de la pratique, où
est-elle plus humiliante qu'en éducation ?
Où la théorie est-elle plus libre,
plus expansive, plus confiante en soi-même,
plus sévère envers autrui; et la
pratique ?... Mais admettons une éducation
modèle, telle que nous la rêvions,
vous ou moi, le jour que Dieu nous fit don de notre
premier enfant : activité,
fidélité, prudence, travail,
sacrifices, piété, prières,
exemples, rien n'aura manqué. Même
alors, que de conditions où vous ne pouvez
rien veulent être réunies pour
l'heureux développement de ce fils, objet de
tant d'amour et de tant de sollicitude Sa
santé: un tempérament délicat,
une conformation mal prise, une voix grêle,
l'ouïe dure, la vue basse, en voilà
assez pour entraver tous vos projets; - ou bien
non, forcez la nature, jusqu'à ce qu'un
vaisseau rompu dans la poitrine, ou les fibres du
cerveau distendues, viennent anéantir toutes
vos espérances... Ses facultés
intellectuelles : une certaine mesure d'aptitude
est nécessaire pour tout travail, et cette
mesure n'est pas en tous. Votre enfant, se
forçant pour vous plaire, languira
peut-être sur la tâche à
laquelle vous l'avez condamné, jusqu'au jour
où, tardivement convaincu de votre erreur,
vous lui laisserez suivre sa vocation propre ; le
voici qui revit, qui devient un autre homme, qui
l'emporte sur ses concurrents, seulement parce
qu'il a échappé à votre plan
pour entrer enfin dans celui de Dieu.
Ses dispositions morales
: ici encore vous n'êtes pas maître
absolu. Au lieu d'un enfant qui veut et ne peut
pas, c'est un enfant qui peut et ne veut pas, un
fils paresseux qui fait honte, » sur lequel
vous épuisez toutes les voies
d'avertissement, de supplication, d'exhortation, de
châtiment, mais sans fruit, - le fruit, si
vous êtes fidèle, viendra dans le
temps de Dieu (15); mais après
que Dieu vous aura bien fait voir qu'il est seul
Dieu, et que vous ne tenez pas même dans vos
mains le coeur de cet enfant que vous dirigez
« dès le sein de sa mère. »
Et sa vie? - vraiment j'oubliais sa vie, - sa vie,
hélas coupée peut-être dans sa
racine, au moment où l'éducation
commence; ou bien, deux fois hélas!
coupée dans sa fleur, au moment que
l'éducation finit... Et l'occasion ? et
l'entourage ? et l'exemple ? et les camarades ? et
les maîtres ? et la fortune ? et la
localité ? et l'esprit de l'époque ?
et la législation du pays? et l'organisation
de l'instruction publique, que vous blâmez
peut-être, et que vous suivez en dépit
de vous ? Où est l'homme assez
insensé pour se flatter de fixer l'avenir de
son fils ? Que d'éducations qui trompent
toutes les prévisions ! les unes,
échouant malgré les
précautions prises, et où ces
précautions mêmes semblent nuire; les
autres, réussissant malgré les
précautions négligées, et
où cette négligence même semble
avoir provoqué un développement plus
individuel et plus vrai Est-ce à dire qu'il
faille tout abandonner au hasard des
événements, sous prétexte de
laisser faire à Dieu? Non, sans doute : il
faut n'avoir rien à se reprocher; il faut
même redoubler de vigilance et de sagesse,
par la pensée de travailler à un plan
qui est de Dieu; mais, après tout,
l'éducation, ce champ de la plus grande
puissance de l'homme, est aussi celui de sa plus
grande impuissance, et il n'y a personne sur la
terre de mieux instruit à redire la
leçon de Jérémie que le
père d'une nombreuse famille, entrant, comme
Moïse, dans son repos, en présence de
cette Canaan inconnue où s'aventure la
génération qui le suit : « Je
connais, ô Éternel, que la voie de
l'homme ne dépend pas de lui, et qu'il n'est
pas au pouvoir de l'homme qui marche de diriger ses
pas »
Désormais, la
maxime de notre prophète, tour à tour
proclamée par les Écritures,
conciliée avec la saine philosophie, suivie
dans tout le cours de l'expérience humaine,
et je pourrais ajouter, passée en dicton
populaire: L'homme propose et Dieu dispose, nous
apparaît sans contestation possible , et sans
autre obscurité que celle qui demeure au
fond de toutes les grandes questions morales. Les
plans humains sont dominés par un plan
divin, qui s'accomplit dans l'homme sans porter
atteinte à sa volonté efficace; ni
surtout à sa liberté morale. Mais il
y aurait peu d'avantage à avoir
établi cette doctrine, si nous ne montrions
l'usage que le chrétien en doit faire dans
la conduite de la vie. Ce sera l'objet du reste de
ce discours, dont nous abordons ici le point vivant
et capital. Que l'Esprit de Dieu nous soit en
aide
Le chrétien n'a
pas de moyen plus simple, ni tout ensemble plus
sûr, d'entrer dans l'esprit d'une doctrine
révélée, que de la contempler
mise en action par « Jésus-Christ venu
en chair, » cet homme type, en qui toutes les
grandes vérités invisibles ont
revêtu un corps visible et reçu le
souffle de la vie. C'est donc en lui qu'il faut
rechercher, disons mieux, qu'il faut regarder
comment doit être pratiquée la maxime
de Jérémie, devenue la maxime de
Jésus, le prophète des
prophètes et le saint des
saints.
Nul autre n'a
réalisé plus complètement que
Jésus la pensée de mon texte. Nul
autre ne s'est plus exactement réglé
sur le plan divin - Jésus ne fait rien, ne
peut rien faire de lui-même (16); il n'annonce pas
sa doctrine, mais la doctrine du Père qui
l'a envoyé (17); il ne cherche pas
sa gloire, mais la gloire du Père qui l'a
envoyé (18) ; il n'accomplit
pas sa volonté, mais la volonté du
Père qui l'a envoyé (19); il ne dit que les
choses que le Père lui a dites, il ne fait
que les choses que le Père lui a
commandées (20). Nul autre aussi
n'a été plus visiblement
préparé de Dieu pour
l'exécution d'un plan divin : la tribu de
Jésus, sa parenté, sa naissance,
Bethléem et son étoile, les bergers
et les mages, la fuite en Égypte et la
retraite à Nazareth, le baptême de
Jean et la tentation du désert, tout est
arrangé par la main paternelle; de
préparation humaine, de plan humain, il n'y
en a pas trace dans la vie de
Jésus.
Et pourtant, en nul autre
la volonté de l'homme ni sa liberté
n'ont relui plus clairement qu'en Jésus. Ce
même plan qui vient de nous apparaître
comme n'appartenant qu'au Père qui l'a
conçu, nous apparaît également
comme n'appartenant qu'au Fils qui
l'exécute. Du commencement à la fin,
dès avant sa naissance et jusqu'après
sa mort, Jésus ne fait rien qu'il ne veuille
faire. S'il naît dans la race humaine, c'est
qu'il l'a voulu : « Étant en forme de
Dieu, il s'est anéanti lui-même, en
prenant la forme d'un esclave, ayant
été fait à la ressemblance des
hommes (21). » S'il meurt
comme un homme, c'est qu'il l'a voulu : «
Étant trouvé quant à la figure
comme un homme, il s'est abaissé
lui-même, étant devenu
obéissant jusqu'à la mort, et
à la mort de la croix (22). » Que
dis-je? S'il est ressuscité d'entre les
morts, c'est qu'il l'a voulu : « Je laisse ma
vie pour la reprendre ; personne ne me l'ôte,
mais je la laisse de moi-même; j'ai le
pouvoir de la laisser et j'ai le pouvoir de la
reprendre (23); » et ce
témoignage, le plus éclatant qu'il
ait rendu de sa puissance propre, il le termine,
chose étrange par ces mots qui semblent le
contredire : « J'ai reçu ce
commandement de mon Père. »
.
-1. Le
prédicateur rencontre parfois, en
méditant sur sa matière, des
passages de l'Ecriture propres à
confirmer ou à éclaircir celui qui
lui sert de texte, mais qu'il ne trouve pas
l'occasion de développer dans son
discours. Ce sont ces passages que je range sous
le titre de Textes parallèles.
.
-2.
Rom. VIII, 3.
.
-3.
Par cette double relation du prophète,
où semble se refléter la double
nature du Fils de Dieu, ce prophète des
prophètes, Jérémie
représente à la fois Dieu
auprès de son peuple et son peuple
auprès de Dieu. C'est pour cela qu'on le
voit, tour à tour, s'identifier tellement
avec le Dieu qui parle par lui, qu'il
épouse sa juste vengeance, et avec le
peuple dont il est la chair et le sang, qu'il
croit souffrir lui-même tous les maux dont
il le menace. De là ce merveilleux
dialogue, où la parole passe, sans
transition indiquée, de celui qui frappe
à celui qui est frappé (de 18
à 19, 20; de 21, 22 à 23, 25),
Jérémie s'effaçant,
tantôt devant le Dieu qu'il annonce,
tantôt devant le peuple qu'il
personnifie.
.
-4.
Ps. CXIX, 91.
-5.
Prov. XVI, 9.
-6.
Actes IV, 28.
.
-7.
Ps. XXXIII, 10, 11; Prov. XIX, 21.
.
-8.
« Or cet homme, Moïse, était
fort doux, et plus que tous les hommes qui
étaient sur la terre. » (Nomb. XII,
3.)
.
-9. 2
Sam. VII, 19.
.
-10.
« Et Moïse fut instruit dans toute la
science des Égyptiens, et il était
puissant en paroles et en actions. » (Actes
VII, 22). C'est probablement à la fin de
ces quarante ans que Moïse commença
de pressentir sa mission (v. 25).
.
-11.
Es. LXIII, 11, etc.
-12.
Ps. XC, 10.
-13.
Prov. XVI,
.
-14.
Ce discours a été prononcé
le 13 janvier 1850.