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QUI A SOIF ?(Suite)

 

Mais que fais-je en m'essayant à dépeindre « des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, qui ne sont pas même montées au coeur de l'homme ? » Tenons-nous-en à la parole de notre Sauveur. « Il sait de quoi nous sommes faits, » et quelle est cette soif qu'il est venu partager avec nous; il nous promet que nous serons rassasiés : que cela nous suffise. Aussi bien, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il nous le promet. Il le promettait hier, dans le langage magnifique des premiers prophètes, annonçant sa première venue : Quant aux affligés et aux misérables qui cherchent des eaux et n'en trouvent point, et dont la langue est desséchée par la soif, moi, l'Éternel, je les exaucerai, moi, le Dieu d'Israël, je ne les abandonnerai point. Je ferai sourdre des fleuves dans les lieux haut élevés, et des fontaines au milieu des vallées; je réduirai le désert en des étangs, et la terre sèche en des sources d'eaux. » Il le promettra demain, dans les tendres invitations de l'apôtre-prophète, annonçant sa seconde venue : « À celui qui aura soif, je lui donnerai de la source d'eau vive, sans qu'elle lui coûte rien Et l'Esprit et l'Épouse disent : Viens ! Que celui aussi qui l'entend dise: Viens ! Et que celui qui a soif vienne. et quiconque vent de l'eau vive en prenne, sans qu'elle lui coûte rien Ils n'auront plus de faim, ni de soif; car l'Agneau qui est au milieu du trône les paîtra et les conduira aux sources vives des eaux. (*24) » Que nous faut-il de plus ? Tâchons, par ces moyens imparfaits dont nous disposons aujourd'hui, à nous figurer tout ce qui peut combler tous les vides de notre coeur ; mais cela fait, disons-nous bien que « Dieu peut faire infiniment au delà de tout « ce que nous pouvons demander on concevoir. » La terre n'est pas plus au-dessous du ciel, que nos voeux les plus ardents et nos espérances les plus hardies sont au-dessous de la réalité vivante que Jésus va nous faire trouver près de lui, en lui, demain, quand ce voile de chair qui nous sépare de lui sera tombé. Livre-toi donc sans crainte, ô mon âme ! à l'ambition qui te travaille ! déploie tes ailes dans l'espace infini ouvre la bouche toute grande ! » souhaite, demande, appelle, et ne désespère plus de rien - que de pouvoir embrasser dans son immensité le rassasiement promis pour cette autre vie que Dieu a mise devant son Christ, et que son Christ a mise devant toi : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive! »

 

Oui, demain ; mais aujourd'hui ? Entre notre coeur et cette vie céleste qui doit le rassasier, pourquoi la barrière de cette vie terrestre qui intercepte si cruellement le rassasiement attendu ; de cette vie, courte pour l'éternité, mais si longue pour le temps, surtout quand on souffre; de cette vie, moins difficile à accepter par les douleurs dont elle abonde, que par ce qu'elle offre de vide et d'imparfait à un être qui ne saurait se reposer que dans la plénitude et la perfection? À cette question, je pourrais répondre par la perturbation que le péché a portée dans l'ouvrage du Créateur, et qui veut être reconnue pour être réparée; mais tenons-nous-en ici à une réponse plus heureuse et mieux prise dans l'esprit de mon texte. Aujourd'hui a sa place marquée dans le rassasiement de demain; la vie terrestre n'intercepte la vie céleste que pour la préparer ; elle n'en est pas la barrière, elle en est l'apprentissage et l'éducation.

 

C'est encore en Jésus-Christ homme qu'il faut aller étudier cette doctrine aussi instructive que consolante. Qu'il aurait mal compris l'Évangile, celui qui ne saurait trouver dans la vie terrestre de Jésus-Christ qu'un obstacle ou qu'un délai apporté au développement de sa vie céleste ! L'Évangile nous fait contempler dans l'une le prélude, j'allais dire la condition de l'autre. C'est « à cause de la mort qu'il a soufferte, que Jésus a été couronné de gloire et d'honneur; » c'est pour « s'être abaissé jusqu'à la croix, » qu'il a été souverainement élevé et qu'il a reçu « un nom qui est au-dessus de tout nom; » c'est le fruit du « travail de son âme » sur la terre, qui doit « le rassasier » au siècle des siècles (*25). Il le sait bien, et cette pensée lui adoucit les amertumes de sa vie terrestre ; disons plus, cette pensée lui inspire une sainte impatience de parcourir, d'épuiser la série des douleurs par lesquelles il lui faut passer pour « entre; dans sa gloire, » et qui ne reculent la joie de sa délivrance que pour la mûrir et l'accroître. Cette coupe qu'il repousse par l'instinct de la nature, il en a soit en même temps pour l'accomplissement de sa mission; et s'il s'écrie : « Père, délivre-moi de cette heure ! » il ajoute aussitôt après par un sentiment contraire : « Mais c'est pour cela que je suis venu jusqu'à cette heure. Père, glorifie ton nom (*26) ! » Ce baptême de douleur dont il doit être baptisé, il en a soif : « J'ai à être baptisé d'un baptême, et combien suis je pressé jusqu'à ce qu'il soit accompli (*27) ! » Cette pâque dernière qui doit préfigurer son sacrifice et le précéder de quelques heures, il en a soif : « J'ai ardemment désiré de manger cette pâque avec vous avant que je souffre (*28). » Le prompt dénouement de ce complot qui doit le livrer aux mains des méchants, il en a soif : « Ce que tu fais, dit-il au traître Judas, fais-le bientôt (*29). » Enfin, toute cette « volonté de Dieu » qui aboutit au sacrifice de la croix (*30), il en a soif : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son oeuvre (*31) ; » une soif qu'il avait déclarée dès longtemps dans la prophétie : « Voici, je viens, il est écrit de moi au commencement du livre; mon Dieu, j'ai pris plaisir à faire ta volonté, et ta loi est au dedans de mes entrailles (*32) ! » Ainsi, en attendant de pouvoir rassasier sa soif dans la joie à venir, Jésus la rassasie dans les amertumes présentes dont cette joie est le prix.

 

Cette vue est encore trop superficielle. Pénétrons plus avant dans la philosophie du plan divin, dont toutes les parties sont si merveilleusement liées entre elles. La joie céleste de Jésus-Christ homme n'est pas seulement le prix de son amertume terrestre, elle en est le fruit ; l'une ne se rattache pas à l'autre seulement comme le salaire au travail, elle s'y rattache comme le développement au germe. Entre le présent et l'avenir l'Écriture reconnaît un rapport naturel, nécessaire, qui réside dans le fond des choses : « Ce que l'homme aura semé, c'est aussi ce qu'il moissonnera (*33). » Prises dans leur essence intime, la vie céleste de, « Jésus-Christ « homme » et sa vie terrestre se rejoignent et se confondent; car sa vie céleste n'est que la libre expansion de cet Esprit de Dieu, qui le remplit déjà « sans mesure (*34» dans sa vie terrestre, mais comme embarrassé dans la chair. Cet Esprit, qui seul étanche la soif de l'homme intérieur, est figuré dans l'Écriture sous l'emblème de l'eau qui désaltère l'homme physique (*35); il l'est plus spécialement dans notre Évangile, qui s'en explique en termes exprès à la suite de mon texte - « Il disait cela de l'Esprit, que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Plein de cet Esprit, Jésus, qui réalise le premier dans sa nature humaine tout ce qu'il vient accomplir dans l'humanité, est tellement un avec son Père, tellement établi dans le royaume des cieux, qu'il transporte le ciel sur la terre et vit dans l'éternité au sein du temps. C'est par là qu'il trouve à rassasier dès ici-bas les besoins de son coeur dans tous les événements de sa vie terrestre, vus en Dieu qui les a tous disposés l'un après l'autre ; et parce qu'il n'en est point de plus propres à développer en lui la vie de Dieu que ceux qui déchirent la chair, comme pour ouvrir à l'Esprit un plus libre passage, il n'en est point aussi où il trouve à mieux étancher la soif dont il est pressé. L'Esprit qui la rassasiera demain dans la gloire paisible d'en haut, la rassasie aujourd'hui jusque dans la lutte terrible, mais victorieuse, qu'il livre à la chair.

 

Tel maître, tels disciples. Pour nous aussi, la soif irritée d'aujourd'hui est la préparation nécessaire, l'éducation paternelle, qui doit aboutir à la soif rassasiée de demain. Pour nous aussi, les tentations par lesquelles il faut « que nous soyons attristés pour un peu de temps, afin que l'épreuve de notre foi nous tourne à louange, à honneur et à gloire, en la révélation de Jésus-Christ, » sont mêlées « d'une joie ineffable et glorieuse (*36). » Pour nous aussi, la vie céleste commence dès ici-bas, sous le nom de vie spirituelle, par cet Esprit dont Jésus inonde nos coeurs, comme une terre sèche d'un fleuve d'eau vive. La vie spirituelle est déjà la vie céleste, mais cette vie voilée par les choses visibles, et la vie céleste est encore la vie spirituelle, mais cette vie dégagée des choses visibles ; cela est si vrai que l'Évangile a un même nom pour ces deux vies, « la vie éternelle, » qui se commence sur la terre pour se poursuivre dans le ciel, et par laquelle celui qui vit et croit en Jésus-Christ ne mourra jamais (*37). » Pour nous donc aussi, rien de perdu, rien d'ajourné par les épreuves de la vie: c'est dans les larmes que se sème le germe précieux dont le fruit doit se recueillir un jour avec chant de triomphe (*38); la croix est le seul chemin de la gloire, et les croix les plus lourdes en sont les chemins les plus courts. Une fois pénétrée de cette doctrine de l'Évangile, disons mieux., une fois animée de l'Esprit de Jésus-Christ, une âme chrétienne goûtera une sorte de joie dans les déceptions, dans les privations, dans les douleurs de la vie, parce qu'elle sentira au dedans d'elle une soif profonde, que ces déceptions, ces privations, ces douleurs contentent à leur manière. Elle apprendra à dire avec l'indomptable Paul : « Je prends plaisir dans les infirmités, dans les injures, dans les nécessités, dans les persécutions et dans les angoisses pour Christ (*39) ; » et avec le tendre Ézéchias : « Seigneur, c'est par ces choses-là qu'on vit, et dans tout ce qui est en ces choses consiste la vie. de mon esprit (*40) l »

Oh ! quelle lumière, quelle gloire, quelle félicité coule de ces hauteurs spirituelles sur la vie terrestre ! Dire que « toutes choses travaillent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu, » c'est dire beaucoup sans doute, mais ce n'est pas dire tout ce qui nous est ici révélé. Ce ne sont pas seulement les peines de la vie qui sont converties en épreuves salutaires, c'est le caractère même de la vie entière qui est transformé, et, si vous voulez me passer l'expression, qui est transfiguré. Désormais, au lieu d'apparaître comme un tant bien que mal, qu'on accepte à peine en attendant mieux, la vie terrestre comme aussi parfaite dans son genre que la vie céleste l'est dans le sien; car, de préparation, d'éducation pour la vie céleste, on n'en saurait imaginer de mieux adaptée que la vie terrestre; et en la dépouillant de ce qui irrite aujourd'hui notre soif, on la dépouillerait de ce qui garantit le plus sûrement notre rassasiement à venir. La vie terrestre se rapporte à la vie céleste à peu près comme l'Ancien Testament au Nouveau : l'Ancien Testament parait étrange, incohérent, parfois dur, jusqu'à ce que le Nouveau soit venu « non abolir mais accomplir (*41); » ainsi la vie céleste, expliquant et continuant la vie terrestre, y répand l'ordre, l'harmonie et la paix.

Dans cette consolation offerte à tous, saisissez la part plus large qui vous revient, ô vous que consume une soif plus ardente encore et moins satisfaite que celle qui tourmente les autres ! Cessez de vous croire les enfants déshérités du Père céleste ; il ne tient pas à lui que vous ne soyez ses enfants privilégiés, les a plus conformes à l'image de son Fils (*42) : » avec plus de foi et d'amour, vous ne trouverez pas une de vos amertumes qui ne vous offre un rassasiement anticipé. Voici un pauvre serviteur de Jésus-Christ qui, étendu depuis des années sur un lit oisif et douloureux, ne voit finir des jours de souffrance que pour faire place à des nuits d'insomnie. Eh bien ! c'est le moyen que Dieu a choisi pour rassasier sa soif. Avec un corps sain et une vie douce, il aurait échappé à bien des peines; mais il aurait perdu des occasions précieuses de se préparer, je devrais dire d'être préparé par l'épreuve, par la patience, par la prière, que savons-nous ? peut-être aussi par le contraste, au sentiment plus vif d'une félicité. plus profonde. « Voici, nous tenons pour bienheureux ceux qui ont souffert (*43); » mais ceux qui souffrent aujourd'hui seront demain ceux qui ont souffert : ah ! mon frère, irez-vous murmurer aujourd'hui de ce qui fera demain « votre louange et votre cantique (*44) ? » Et vous, ma soeur, vous êtes consumée intérieurement du besoin doux et terrible d'aimer et d'être aimée : nul n'eût apprécié plus que vous les consolations du foyer domestique; et ces consolations ont été refusées, vous voici « seule et affligée (*45). » Refusées, mais par qui? par une fatalité aveugle ? non, mais par une providence paternelle; et pourquoi ? pour vous priver de ce qu'on prodigue aux autres 9 non, mais pour vous enrichir entre tous. Croyez-le bien, « Dieu a pourvu à quelque chose de meilleur pour vous, » en vous réduisant à chercher votre plénitude dans son amour, et à borner en lui seul jusqu'aux désirs les plus légitimes, les plus nobles, les plus aliénables de votre nature. Si vous la possédiez, cette vie de famille que vous avez tant souhaitée, peut-être tant enviée, vous y gagneriez des joies qui vous manquent, cela est vrai ; des joies auxquelles les peines qui en dépendent n'ôtent rien de leur douceur profonde, quiconque sait aimer vous l'accordera encore; mais vous y perdriez une discipline miséricordieuse, qui doit vous exercer, par un renoncement sans réserve, à un amour sans partage. Vous tous, « hommes de douleurs, » indigents, malades, mélancoliques, délaissés, vous vous plaignez - de quoi ? d'avoir été mis au rang de ces bienheureux qui pleurent, » de ces pauvres qui sont les plus riches, de ces faibles qui sont les plus forts. Écoutez-moi - je veux dire, écoutez-vous vous-mêmes - voudriez-vous, sur l'heure, échanger avec les favorisés de la vie? Essayez de supplier Dieu de tout votre coeur, comme Jahbets, « de vous garantir tellement du mal que vous soyez sans douleur (*46): » qui sait ? peut-être, à force de persévérance, votre prière sera exaucée, comme le fut la sienne Mais lion, vous n'oseriez prier comme a prié Jahbets, qui n'avait pas, comme vous, connu l'Évangile, ni, comme vous, reçu le Saint-Esprit; vous trembleriez à la pensée de vous retrancher les épreuves que vous a ménagées un Père, (*47) « qui ne contriste pas volontiers les fils des hommes (*48); - tant le fond de votre propre coeur est d'accord avec moi, je veux dire avec Jésus-Christ !

 

Courage donc, enfants chéris, enfants préférés, marqués comme tels par la soif qui vous dévore ! Les yeux fixés, dans la foi de Jésus, sur « la joie qui vous est proposée, » bénissez, dans l'esprit de Jésus, toutes les douleurs qui vous en ouvrent le chemin - tout en cueillant avec liberté, avec amour, avec bonheur, la moindre fleur, fût-elle seule et toute petite, que Dieu fera croître sous vos pas dans votre vallée de larmes. Alors, vous repasserez par les expériences étonnantes que le désert de Juda fait faire à David sur cet autre désert qui est dans son coeur. Après avoir commencé par vous écrier avec lui: « Mon âme a soif de toi, ma chair te souhaite en cette terre déserte, altérée, sans eau, » vous trouverez dans la vie divine quelque chose de supérieur à tous les maux de la vie humaine, comme à tous ses biens : « Ta grâce est meilleure que la vie ; » et vous finirez par éclater en chant de triomphe, comme en dépit de vous-mêmes et de tout ce qui vous environne : « Mon âme est rassasiée comme de moelle et de graisse, et ma bouche te loué avec un chant de réjouissance (*49) ! » Ainsi, devançant le jour où l'ange de l'Apocalypse vous invitera à boire, de la main de Jésus, à la coupe de sa joie céleste (*50), vous boirez avidement de la main du même Jésus à la coupe de son amertume terrestre : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive! »

 

Etes-vous capables de recevoir une consolation plus haute, une consolation toute de charité, prise non dans le rassasiement de votre propre soif, mais dans celui de la soif d'autrui? Au reste, le mot consolation est ici trop faible, et celui de gloire conviendrait bien mieux. Car que se pourrait-il de plus glorieux que d'entrer, je ne dis plus seulement dans l'esprit de Jésus-Christ, mais dans son oeuvre elle-même, et que d'être en quelque sorte crucifiés pour vos semblables ? Hâtons-nous de nous expliquer.

 

Le fruit que Jésus devait recueillir pour lui-même de son abaissement et de son sacrifice, n'était pas le principe unique de sa paix dans ses douleurs ; il n'en était pas même le principe dominant : Jésus laisse toujours la première place à l'amour. Après la gloire de son Père, dont il était venu manifester le nom aux hommes, ce qui le préoccupait le plus, c'était le salut de « ceux que le Père lui avait donnés du monde, » et sans lesquels il semblait que sa gloire ni sa félicité ne pouvaient être entières : « Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, ils y soient aussi avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire, que tu m'as donnée (*51). » Cette soif mystérieuse que nous lui avons reconnue pour son baptême d'amertume, pour sa pâque d'adieu, pour la coupe de Gethsémané et pour le sacrifice de Golgotha, elle se résolvait, n'en doutez pas, en soif pour le rassasiement des siens. Qui saurait dire la part que nous avions jusque dans son dernier cri de détresse : « J'ai soif, » que suit aussitôt sa dernière parole de paix : « Tout est accompli (*52) ? » Un jour viendra où tout sera accompli en gloire comme tout fut accompli alors en douleurs, et où le premier usage que Jésus fera de cette gloire nouvelle sera d'offrir à la soif des siens un rassasiement éternel : « Tout est accompli. Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. A celui qui aura soif, je lui donnerai de la source d'eau vive, sans qu'il lui en coûte rien (*53) » - rien à nous, non; mais à lui, que ne lui en a-t-il pas coûté? N'importe ! un coeur tel que le sien goûte sur la croix je ne sais quelle douceur amère, par le sentiment de n'y rien souffrir qui ne nous sauve, et de n'éprouver de tourments que ce qu'il en épargne à ses rachetés !

 

Arrière, arrière toute pensée de participer à !'oeuvre expiatoire de Jésus ! Sur ce sol réservé au seul Fils de Dieu, quel homme, quel ange, quelle créature pourrait s'aventurer sans folle et sans impiété ? Mais si nous ne pouvons souffrir pour sauver les hommes, nous pouvons souffrir du moins pour les amener au Sauveur ; et c'est une manière assez glorieuse pour d'indignes pécheurs tels que nous, d'être crucifiés en faveur de leurs frères. Saint Paul ne l'a point dédaignée, que dis-je ? il en a été comme transporté hors de lui-même, lorsque associant dans cet esprit sa peine à celle de son Maître, il laisse échapper ces étonnantes, j'allais dire ces imprudentes paroles : « Je me réjouis maintenant en mes souffrances pour vous, et j'accomplis le reste des afflictions de Christ en ma chair, pour son corps qui est l'Église (*54); » vrai ministre de Jésus-Christ, vrai serviteur de l'Église, qui achevant d'épuiser ce que son Maître pouvait avoir laissé d'inexploré dans le champ des souffrances humaines, trouve abondamment de consolation, pour ne pas dire surabondamment de joie, à penser qu'il n'en endure aucune qui ne serve « au perfectionnement des saints et à l'édification du corps de Christ (*55). » Eh bien, cette consolation, cette joie palpitante et de douleur et d'amour, Jésus vous la propose dans mon texte. Confiant en votre charité, à peine vous a-t-il promis de rassasier en lui votre propre soif : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, n qu'il vous promet encore de rassasier vous-mêmes celle des autres : « Celui qui croira en moi, des fleuves d'eau vive découleront de son sein. Une fois déjà il avait fait les mêmes promesses, dans le même rapport : « Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif; mais l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau jaillissante en vie éternelle (*56). » Tendres paroles que notre évangéliste, converti en prophète, nous montrera plus tard réalisées dans la scène touchante qui termine l'Apocalypse. Quiconque a entendu l'invitation de l'Esprit et de l'Épouse : Viens, dira aussi: Viens, à ceux qui ne sont pas venus encore; et nul ne montera à la source de vie, qui ne tende la main à ceux qui le suivent pour les y faire monter à leur tour. N'est-ce pas, dans un autre ordre de bienfaits, le même sentiment qui inspire saint Paul lorsqu'il exhorte « celui qui dérobait autrefois à travailler de ses mains, pour avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin (*57) ? » Dans la nature, comme dans la grâce, « il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir (*58) ; » et c'est le propre de la charité évangélique de ne rien tant savourer dans le plaisir de recevoir que la faculté de donner.

 

La soif de Jésus rassasiée vous a instruit à chercher en lui cette vie spirituelle qui doit rassasier la vôtre : eh bien ! que votre propre soif rassasiée donne à d'autres la même leçon, pour les conduire non à vous, mais à celui qui vous a rassasié, et qui les rassasiera à leur tour venant à lui dans la foi. Cette leçon, remarquez-le bien, sera d'autant plus persuasive que votre soif aura été plus ardente, et votre rassasiement plus laborieux. Si vous êtes de ceux que Dieu semble avoir choisis pour en faire les exemples d'une soif que rien ne saurait éteindre; si vous avez vu tomber à vos côtés, coup sur coup, tout ce qui faisait « le plaisir de vos yeux, » pour demeurer à la fin seul sur la terre ; si une sombre mélancolie, s'emparant de vous dès le début de la carrière, a rongé votre coeur, paralysé vos forces, ruiné vos desseins et troublé toute votre vie ; si enfin « votre douleur est continuelle et votre « plaie incurable, » votre soif étanchée dans de telles conditions, comme elle peut l'être, comme elle doit l'être, comme elle le sera si vous êtes fidèle, fera voir clairement qu'il ne faut désespérer de rien avec Jésus-Christ. Qu'il paraisse alors sur le théâtre de la vie quelque autre altéré « qui cherche des eaux et n'en trouve point, » et qui, après des efforts longs et infructueux, soit près de « succomber en perdant courage, » un nom, à défaut de celui du Seigneur qu'il n'a point appris à connaître encore, un nom viendra se placer entre lui et le désespoir : ce nom, c'est le vôtre. Il se dira en vous contemplant : Cet homme a été aussi altéré que moi : quelle affliction au dehors, quelle langueur an dedans lui a manqué? que de larmes n'a-t-il pas versées ! que de combats n'a-t-il pas eu à livrer ! que de fois n'a-t-il pas été tenté de croire tout perdu ! et pourtant, le voici délivré, content, serein - pourquoi n'arriverais-je pas au même résultat, si je prenais le même chemin? S'il se dit cela, et s'il fait comme il dit, n'aurez-vous pas été pour ce malheureux, d'aussi près que possible, ce que Jésus-Christ a été pour vous ? n'aurez-vous pas été, dans la mesure humaine, crucifié pour lui?...

 

Je ne sais ce que cette supposition dit à votre coeur ; mais elle fait tressaillir tout le mien. Mettez à ma place dans cette chaire, et devant ce texte, « un homme de douleurs », à qui une tristesse profonde aura fait un besoin plus qu'ordinaire de saisir Jésus-Christ, par un sentiment plus qu'ordinaire du vide du coeur humain ; un homme, qu'une longue carrière d'amertume aura doublement préparé pour vous parler de soif et de rassasiement, en rendant à la fois ses discours plus pénétrants quand il décrit l'une, et son exemple plus persuasif quand il savoure l'autre; un homme, qui aura été élu de Dieu pour servir de signe à ses frères, comme autrefois Ezéchiel (*59), par les plaies de son âme et par les combats de sa vie : avec quelle onction touchante un tel homme ne fera-t-il pas appel à vos coeurs? et quand il aura gagné quelqu'un de vous à Jésus-Christ, combien ne trouvera-t-il pas sa croix plus légère, en découvrant que Dieu la lui avait donnée à porter pour vous?

 

Achevez donc, âmes altérées et desséchées, achevez d'étancher la soif qui vous dévore par l'espérance d'étancher celle d'autrui ! Venez, et que l'on apprenne de vous qu'il n'est personne dont Jésus ne puisse rassasier la soif, ayant rassasié jusqu'à la vôtre ! Venez, et que toutes vos douleurs, senties mais apaisées, instruisent ceux qui vous entourent et des besoins qui sont dans l'homme, et des richesses qui sont en Dieu ! Venez, et si Dieu vous a mis au rang de ces crucifiés dont il a voulu faire des types visibles de soif et de rassasiement, laissez-vous crucifier avec abandon, avec joie, avec amour ! Tour à tour rassasiés et rassasiant, « recevant gratuitement pour donner gratuitement, » venez éteindre dans la coupe de la charité de Jésus ce reste de soif que sa coupe de vie et sa coupe d'amertume vous avaient laissé : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive ! »

 

Eh ! quand cette charité fut-elle plus requise qu'aujourd'hui ? Quand l'invitation de mon texte fut-elle plus méconnue ? Quand le monde fut-il à la fois plus altéré, et moins disposé à étancher sa soit' en Jésus-Christ? Notre siècle connaît, plus qu'un autre, la soif qui le consume; il la sent, il en souffre, il s'en plaint; mais pour la satisfaire, il ne voit rien au delà de cette vie qui la trompe et qui l'irrite. Notre siècle semble se flatter de retrouver dans le sein de la terre, quelque source perdue d'Éden, à la condition de la creuser plus profondément. Ce qu'elle ne donne pas aujourd'hui, il le lui demande pour demain - comme si l'expérience de ses déceptions n'avait pas eu le temps de se faire pendant les six mille ans. qu'elle a déjà duré ! Ce qu'elle ne donne pas à l'individu, il le lui demande pour la race - comme si la race était autre chose que la réunion des individus, ou que la vie personnelle pût s'absorber dans la vie collective, par déférence pour la philosophie du jour ! Hélas ! et au lieu de suivre Jésus dans la vie céleste où il offre de nous désaltérer, on se fait un faux Jésus, terrestre, profane et charnel, pour invoquer à l'aise son nom vénéré sans obéir à ses maximes. Tout cela est aussi insensé que coupable : on a beau tourner et retourner la terre dans tous les sens, on ne lui fera jamais donner que ce qu'elle a; et elle n'a pas, je vous le dis, elle n'a pas de quoi étancher la soif de notre coeur. Éden lui-même, y pût-on revenir, ne l'a pas : sa vie enfantine et naïve ne suffirait plus au coeur de l'homme, ouvert à la science redoutable du bien et du mal; il lui faut une vie plus mûre, plus mâle, plus sérieuse, plus baptisée « d'eau et de sang: » et Jésus seul peut la lui. donner, « hier, aujourd'hui, éternellement. »

 

Qu'on le sache bien, ce que Jésus dit à l'individu, il le dit aussi aux siècles : « Si quelqu'un a soif, qu'il « vienne à moi et qu'il boive. » Si donc il y a un siècle qui a soif; s'il y a un siècle qui a sondé la plaie de l'humanité s'il y a un siècle qui prétend résoudre le problème social; s'il y a un siècle appelé à recueillir un passé fécond en instructions pour préparer un avenir chargé de bienfaits; s'il y a un siècle agité, haletant, « travaillé et fatigué, » mais grand dans sa mission, mais ardent dans ses espérances, mais indomptable dans ses entreprises; s'il y a un dix-neuvième siècle - qu'il cesse de présenter sa soif aux quatre vents des cieux ! qu'il désespère de ses théories ! qu'il fasse silence, qu'il courbe la tête, qu'il vienne à Jésus et qu'il boive !

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-24. És, XLI, 17, 18 ; Apoc. XXI, 6; XXII, 17; VII, 16, 17.

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-25. Hébr. II, 9; Phil. II, 9; És. LIII, 11. -26. Luc XXIV, 26; Jean XII, 27.

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-27. Luc XXII, 50. -28. Luc XXII, 15 -29. Jean XIII, 27. -30. Hébr. X, 10.

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-31. Jean IV, 34. -32. Ps. XL. 8, 9. Hébr. X, 5-10, -33. Gal. VI, 7.

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-34. Jean III, 34. -35. És. XLIV, 3; LV, 1; Jean III, 5; IV, 14.

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-36. 1 Pierre 1, 6, 7. -37. Jean XI, 26. -38. Ps. CXXV, 6. -39. 2 Cor. XII, 10.

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-40. Ésaïe, XXXVIII, 16, -41. Matth. V, 17. -42. Rom. VIII, 28.

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-43. Jacq. V, 11. -44. Ps. CXVIII, 14. -45. Ps. XXV, 16.

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-46.1 Chron, IV, 10. -47. Lam. III, 33. -48. Ezé. IX, 4. -49. Ps. LXIII, 1-6.

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-50. Apoc. XXI, 6. -51. Jean XVII, 24; voyez aussi 17-19, -52. Jean XIX, 30.

-53. Apoc. XXI, 6. Ce rapprochement est plein d'instruction. Jésus, parvenu au dernier degré de ses douleurs, dit : J'ai soif, tout est accompli; Jésus, parvenu au plus haut degré de sa gloire, dit : Tout est accompli, vienne à moi qui a soif; et c'est le même saint Jean qui nous retrace l'une et l'autre scène. Seulement, le mot rendu par « tout est accompli » n'est pas le même dans les deux cas ; on devrait dire la seconde fois : « Tout est « fait » (voir la version de Lausanne, 18,19).

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-54. Col. I, 24. -55. Éph. IV, 12. -56. Jean IV, 14. -57. Éph. IV, 28.

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-58. Actes XX, 35. -59. Éz. XXIV, 16-24.


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