SANS DIEU DANS LE MONDE
Épisode de la vie du peuple
Slovaque
III
Cette semaine s'écoula tout
entière pour Martin dans la joie et le
ravissement ; le samedi soir, comme il
ramenait son troupeau, les cloches du soir se
mirent à sonner. Le son de la grosse cloche
se répercutait solennellement dans la
vallée. « La grosse cloche annonce
le dimanche, pensa Martin en lui-même, demain
les gens iront à l'église, mais,
à vrai dire, que vont-ils faire
là ? » - Lui-même n'y
était encore jamais allé ; lors
des obsèques de la femme du bourgmestre, il
avait stationné dehors, près de la
porte des mendiants : mais de là il
pouvait entendre ce qui se passait à
l'intérieur, l'harmonie des chants et aussi
la voix du pasteur qui racontait quelque chose aux
assistants ; mais il entendait cela de si loin
qu'il n'y avait rien compris. Une autre fois, en
hiver, il avait voulu aller un jour à
l'église (car en été il lui
était impossible de quitter son troupeau).
« Que veux-tu donc y aller
faire ? » lui demanda la femme du
bourgmestre, « tu ne sais pas lire, et tu
n'as pas de vêtement convenable ; ce
n'est pas à des gens comme à toi
à y aller. »
« Pourquoi tous ces gens y
vont-ils ? songeait-il. Parlent-ils avec Dieu,
ou leur raconte-t-on seulement quelque chose de Lui
et de son Fils Jésus ? Certainement il
doit en être ainsi, et moi, je dois me
refuser le plaisir de m'y rendre ! »
- Ce jour-là, Martin ne toucha guère
à son repas, et même Fidèle,
qui serrait contre lui sa tête frisée,
ne parvint pas à le consoler.
Il avait bien mal au coeur, n'ayant ni la
compensation de sa chère forêt, ni
surtout l'affection d'une tendre mère. Il se
leva pour se rapprocher de celle-ci et chercher sa
présence, fût-ce même au
cimetière ; à plusieurs reprises
déjà, il avait apporté des
fleurs sur sa tombe et s'y était longuement
assis, en se demandant où pouvait être
allée sa mère et si elle se trouvait
bien, là où elle était. Ce
jour-là, il n'apporta aucune fleur, nais
celles qui poussaient autour de la tombe furent
arrosées de ses larmes. « Ma
pauvre petite mère, tu es allée
près de Dieu, mais on ne t'a pas d'abord
portée à l'église, parce que
tu étais pauvre et malheureuse, et moi non
plus, on ne veut pas m'y recevoir ! Ah !
ma pauvre mère ! »
Non loin de là, le fossoyeur creusait une
tombe ; il entendit les plaintes' de l'enfant
et, lorsqu'il l'eut reconnu, il abandonna son
travail et se dirigea vers lui.
« Pourquoi pleures-tu, Martin ? que
te manque-t-il ? » demanda-t-il avec
intérêt.
Le garçon lui fit part de sa
tristesse, à laquelle le brave homme ne
comprit rien ; et pourtant lui-même
fréquentait l'église chaque dimanche,
et lui, qui entendait si souvent parler de Dieu et
de son Fils Jésus-Christ, n'élevait
jamais son coeur vers les choses saintes.
« Ne pleure pas, dit-il ; on a eu
tort assurément de t'avoir laissé si
ignorant, mais on ne te méprise pas autant
que tu le crois ; tu es notre berger communal
et non un vagabond ; tu peux aller sans crainte
à l'église et te joindre aux jeunes
gens qui chantent au choeur ; personne ne te
chassera du milieu d'eux.
- Mais puisque je n'ai que de vieux
habits ?
- Ah ! oui, c'est vrai, du reste tu ne peux
pas aller à l'église en
été, car tu ne peux quitter ton
troupeau ; mais à l'automne, la commune
te donnera un nouvel habit et alors tu pourras y
aller chaque dimanche.
- Et que ferai-je là, petit oncle ; je
vous en prie, renseignez-moi sur ce qu'on y
fait.
- Nous y chantons, mon enfant, mais tu ne pourras
pas chanter, car tu ne sais pas te servir de
livres ; par contre, tu pourras entendre ce
que lit le pasteur, suivre sa prière et
l'écouter prêcher.
- Qu'appelle-t-on prêcher ?
- Vraiment, que tu es ignorant ! En
prêchant, le pasteur nous enseigne ce que
nous devons faire.
- Je suppose aussi qu'il raconte quelque chose de
Dieu.
- Mais certainement ; il nous parle de Lui et
du Seigneur Jésus, suivant les
différentes époques de
l'année ; à Noël, il nous
dit comment le Seigneur Jésus est
né ; au temps de la Passion, comment il
a souffert de la part des hommes, comment les Juifs
l'ont lié, l'ont condamné à
mort ; à Pâques, nous apprenons
comment il est ressuscité le
troisième jour et comment il est sorti
vivant du tombeau ; à l'Ascension, on
nous dit comment il est retourné
auprès de son Père dans le ciel. -
Mais, petit., le temps passe, laisse-moi finir mon
travail.
- Petit oncle, je vous aiderai à le finir,
mais dites-moi encore comment les Juifs l'ont
cloué sur la croix.
- Couche-toi sur la terre, je vais te le
montrer ; maintenant, étends tes mains
aussi loin que tu le peux. Vois, sur ses pieds et
sur ses mains, ils fixèrent de gros clous et
le clouèrent ainsi, en le laissant pendre
jusqu'à ce qu'il meure. »
Martin se releva.
« Mais comme cela dut le faire
souffrir ! Pourquoi l'ont-ils ainsi
martyrisé, qu'avait-il donc fait ?
- Il n'avait fait aucun mal, ni jamais
prononcé aucune mauvaise parole ; il
n'avait fait que du bien aux hommes ; de loin
on accourait auprès de lui, on lui apportait
des malades et il les guérissait. De plus,
il enseignait aux gens à se bien conduire et
à servir Dieu. Ils l'ont tué parce
qu'ils ne voulaient pas entendre la
vérité qui sortait de sa bouche.
- Ah ! comme c'était méchant de
leur part.
- Oh ! oui, bien méchant : il
veillait sur eux comme un berger, tout à
fait comme toi lorsque tu fais paître tes
brebis ; ainsi il nourrissait les hommes de la
Parole de Dieu, et pourtant ils l'ont
tué. »
Le fossoyeur n'en put pas dire davantage, car sa
voix tremblait et cela lui brisait le coeur ;
il semblait se rendre compte de son ingratitude
envers le Sauveur, et se comparait à
quelqu'un qui aurait reçu de grands
bienfaits de la part d'un ami qu'il aurait
aussitôt oublié. Certainement la
Sainte Écriture n'était pas
étrangère au fossoyeur ; il
avait souvent parcouru la Bible dont il avait
hérité de son père ;
à l'école, on lui avait
enseigné l'histoire sainte ; il allait
régulièrement à
l'église et savait tout ce qu'un
chrétien doit savoir du Christ, mais sa
pensée n'allait guère à
Dieu ; il avait oublié son Sauveur et
c'était Martin qui l'en faisait maintenant
ressouvenir.
Lorsqu'ils eurent terminé leur
tâche, tous deux se
séparèrent.
Cette nuit-là, Martin ne put dormir, il ne
put fermer les yeux. Il venait d'apprendre quelque
chose de Jésus, et surtout combien il
était bon. « Puisqu'il est le Fils
de Dieu, il doit certainement avoir quelque chose
de divin ; dans son pays, lorsqu'il vint sur
la terre, il devait se trouver beaucoup d'ignorants
comme moi, et il leur a parlé ; et
puisqu'il était un médecin si habile,
il devait aussi apprendre aux gens les
qualités des racines et des herbes qui
guérissent ; il devait savoir mieux que
personne pourquoi son Père a
créé chaque chose ; et lorsqu'il
a quitté ceux de son pays, ceux-ci devaient
certainement savoir comment se guérir des
maladies. Et pour tout cela, hélas, on l'a
tué et si cruellement ! Mais ceux qui
ont ainsi agi, Dieu les fera certainement mourir un
jour. Et maintenant Il a repris son Fils avec
Lui : celui-ci enseigne certainement à
ceux qui sont morts comment ils doivent se
conduire, car vraisemblablement il existe
là-bas des coutumes différentes des
nôtres ; peut-être les fait
paître comme un berger son troupeau ; il
est en effet un berger, mais ce ne sont pas des
hommes ; peut-être m'accueillera-t-il
bien, lorsqu'un jour j'irai à Lui, et me
placera-t-il comme berger de ses brebis, et il
viendra alors me visiter dans la forêt,
puisqu'il est si bon envers les
hommes. »
Le sommeil s'emparait de Martin, mais
celui-ci songeait encore : « Mais
puisque Dieu prend à lui tous les hommes qui
sont morts, prend-il aussi ceux qui ont tué
Jésus ? » L'enfant se souleva
sur son lit : « Je ne pourrai pas
souffrir cela, - et il secouait la tête, -
non, ils ne sont certainement pas là ;
mais où sont-ils alors ? Hélas,
que n'y a-t-il là quelqu'un pour me le dire
? »
L'aube se levait déjà et
Martin dut aller à son travail.
« Plusieurs vont à
l'église, pensait-il, entendre parler de
Dieu et de Jésus, et moi je n'entendrai
rien, puisque je dois aller dans la forêt.
Pourquoi suis-je donc sans Dieu dans le
monde ? »
Les femmes du village remarquèrent combien
Martin était triste et avait
pleuré ; elles lui demandèrent
alors ce qui lui manquait, mais il ne voulut rien
leur avouer car elles ne lui auraient
été d'aucun secours.
Ce jour-là, il ne poussa pas le troupeau
jusqu'à la forêt ; il le fit
paître près du ruisseau, non loin du
village ; il finissait son repas, comme
toujours partagé avec son cher Fidèle
et son agneau favori, lorsqu'il aperçut un
voyageur tout près de lui. C'était un
tout jeune homme, habillé comme on l'est
à la ville ; sur son épaule il
portait un sac de voyage et il tenait un parapluie
à la main.
« Bonjour, petit berger, est-ce bien
là le chemin de Raschovo ? »
questionna-t-il de loin.
Martin souleva sa casquette et
répondit aussitôt :
« Oui, Monsieur, vous pouvez le suivre
sans crainte, mais ne quittez ni les saules ni le
ruisseau, car un peu plus loin le chemin se partage
en trois directions. »
L'étranger sourit. L'enfant lui plaisait
avec son visage bruni et ses grands yeux noirs
« Et tu n'es pas triste d'être
ainsi tout seul ici ? continua-t-il
amicalement.
- Oh ! non, jamais, sauf le dimanche ;
les autres vont à l'église et moi je
dois rester avec le bétail.
- Mais cela doit te toucher bien peu, car il y a
tant de gens qui n'ont pas de bétail
à garder et qui pourtant ne
fréquentent guère
l'église.
- Et vous-même, où allez-vous en ce
moment ?
- D'abord à Raschovo, puis je poursuivrai ma
route au delà.
- Et pourquoi voyagez-vous ainsi
- Parce que je suis étudiant et pour
étudier il faut beaucoup d'argent et nous
devons beaucoup voyager pour faire des
collectes.
- Vraiment, et que vous
enseigne-t-on ? » L'étranger
ne put s'empêcher de rire et sa joie
résonnait dans la solitude.
« Mais il m'est impossible de te dire
tout ce que nous apprenons ; je vais te
raconter ce que nous serons quand nos études
seront terminées.
- Et que serez-vous ?
- Les uns seront médecins, d'autres avocats,
les troisièmes seront pasteurs, les
quatrièmes professeurs, d'autres encore
notaires.
- Et vous-même que serez-vous ?
- Je serai pasteur.
- Ah ! fit joyeusement Martin, alors vous
pourrez prêcher ! Certainement on doit
vous parler beaucoup de Dieu et de son Fils
Jésus. Vous savez certainement beaucoup sur
ce sujet ?
L'étranger sourit de
nouveau :
« Oh ! oui, je sais
déjà beaucoup et je pourrais bien
prêcher dès aujourd'hui ; je dois
du reste ce soir même remplir les fonctions
de prédicateur.
- Je vous en prie, je n'ai encore jamais entendu
prêcher, prêchez-moi un peu pour moi
seul ; je vous en serai reconnaissant toute ma
vie
- Pour toi ? Bien, mais d'abord, je dois
savoir si tu connais quelque chose sur le Seigneur
Jésus. »
Le garçon raconta le peu qu'il avait
appris des femmes et du fossoyeur.
L'étranger s'étonna :
« Mais, mon petit, es-tu vraiment sans
Dieu et sans Christ dans le monde ? je vais te
prêcher sur ce que tu ne sais
pas. »
Martin dut à ce moment courir après
ses vaches ; celle du garde-champêtre se
battait avec une autre, et il dut les
séparer. Lorsqu'il fut de retour,
l'étranger était assis sur un bloc de
rocher et lisait, un livre à la main ;
l'enfant se plaça à ses pieds et
attendit plein d'impatience.
« Ainsi te voilà de retour, dit
l'étranger, vois-tu le titre de ce
livre : Le Nouveau Testament de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Dans ce livre se
trouve écrit tout ce que le Seigneur
Jésus-Christ a fait et ce qu'il a
enseigné, comment il est né et
comment il est mort, comment il est monté au
ciel et comment il en reviendra.
- Et maintenant se trouve-t-il dans le pays
où il reçoit les hommes à leur
mort ?
- Oui, et cela jusqu'à la fin du monde.
- Et tous sont-ils ensemble près de Lui, les
bons et les méchants ?
- Hélas !
non ; les bons sont bien dans le ciel,
mais les méchants sont à jamais
éloignés de Dieu ; tous les
hommes sont méchants ; Dieu serait
irrité contre eux et les condamnerait
à l'enfer, mais le Christ est venu, le Fils
de Dieu, qui se laissa clouer sur la croix pour les
hommes et, en mourant, nous a ainsi rachetés
de l'enfer. Dieu lui-même ne voulait pas que
les hommes soient perdus, il voulait les recevoir
auprès de lui dans le ciel, car en
effet : « Dieu a tellement
aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique, afin que quiconque croit en lui ne
périsse point, mais qu'il ait la vie
éternelle. » Vois-tu à quel
point Dieu t'a aimé ; pour que tu
n'aies pas, après la mort, à endurer
les tourments de l'enfer, il a laissé son
Fils unique souffrir pour toi sur la croix. Si tu
crois cela, tu iras auprès de lui, en
quittant cette terre.
Ah ! je vous en prie,
répétez encore cette
parole », supplia l'enfant.
Bientôt il l'eut lui-même apprise par
coeur et demanda encore :
« Lisez-moi, je vous prie, comment
Jésus est mort pour moi. »
L'étranger lut et relut ; dans
le silence matinal de ce saint jour, cette lecture
lui paraissait toute nouvelle ; il lut comment
le Seigneur Jésus a souffert pour nous en
Gethsémané, comment on procéda
à son arrestation, comment il fut trahi par
Judas, enchaîné et
emmené ; comment tous ses disciples
l'abandonnèrent ; comment les
méchants et hypocrites prêtres juifs
le condamnèrent à mort ; comment
il fut flagellé et bafoué. On le
conduisit d'abord à Pilate, puis à
Hérode ; celui-ci se moqua de lui, et
Pilate, quoique persuadé de son innocence,
le fit fouetter et le condamna enfin à
mourir sur la croix les soldats le revêtirent
par dérision d'un vieux manteau rouge et
posèrent sur sa tête une couronne
d'épines qui inondait de sang son
visage ; oui, il fut ainsi martyrisé et
personne ne prit sa défense, on le conduisit
ensuite sur la montagne de Golgotha et il dut
lui-même charger de la croix ses
épaules meurtries ; il le fit,
malgré sa faiblesse et sa souffrance, puis
Simon de Cyrène, venant à passer,
reçut l'ordre de l'aider.
Ensuite, on le cloua sur la croix par les
mains et les pieds et on le suspendit entre ciel et
terre ; la terre le repoussait et le ciel ne
s'ouvrait pas pour lui. Le soleil brûlant
enflammait ses plaies et son sang coulait sur le
pied de la croix lorsque, dans cette chaleur
étouffante, il s'écria
« J'ai soif », on lui
présenta pour toute boisson du vinaigre et
du fiel, et non de l'eau. Durant trois heures, il
demeura dans ces tourments, priant pour ceux qui
l'avaient cloué à la croix ; sa
mère s'étant presque évanouie
de désespoir à ses pieds, il la
consola ; un brigand crucifié à
son côté ayant cru en lui, il lui
pardonna ses nombreux péchés et le
reçut en grâce ; et lorsque ses
souffrances atteignirent leur plus haut
degré d'intensité, alors que sous la
croix ces hommes cruels le raillaient toujours, il
s'écria : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné »
Alors il remit son esprit à son père
et, courbant la tête, il expira.
L'étranger continua sa lecture ;
il dit comment la terre commença à
trembler et le soleil à s'obscurcir, comment
les rochers se fendirent et les tombes s'ouvrirent,
comment ensuite Joseph d'Arimathée et
Nicodème, deux hommes riches, ensevelirent
le Fils de Dieu, et comment, pour fermer
l'entrée du sépulcre, ils
roulèrent une grosse pierre que les Juifs
scellèrent ensuite afin que Jésus ne
puisse sortir du tombeau.
Il dut, à ce passage, suspendre sa lecture,
car Martin s'était jeté à
terre et sanglotait à fendre l'âme, en
songeant que le Fils de Dieu était mort pour
lui, afin de le délivrer de l'enfer. Et
l'étranger, voyant l'enfant pleurer si
amèrement, ferma le livre et baissa la
tête ; s'il l'avait osé, il aurait
pleuré lui aussi, oui pleuré de ce
qu'il savait cela depuis si longtemps, mais ne
l'avait pas reçu dans son coeur,
pleuré sur ses propres péchés,
qui ont causé la mort du Fils de Dieu. Pour
consoler l'enfant, il continua sa lecture.
Qui aurait prédit tout cela, ce matin
même, à Martin ; qui lui aurait
dit qu'il entendrait ce même jour une
prédication sur la Parole de Dieu, et qu'il
apprendrait tant de choses à la fois sur son
Fils Jésus-Christ ? Mais, comme le
jeune prédicateur continuait sa lecture,
Martin sentait le sommeil s'emparer de lui ;
il rêvait qu'il voyait Jésus mourant
sur la croix et tournant vers lui sa tête
pour lui dire : « C'est pour toi que
je meurs, Martin. » Il rêvait
ensuite qu'il se trouvait avec Marie au
sépulcre vide lorsque Jésus apparut
vivant à son côté, puis ensuite
il vit Jésus marchant sur la route avec ses
disciples, puis ceux-ci restant debout pendant
qu'il prenait congé d'eux et
s'élevait seul, dans les airs, toujours plus
haut ; il semblait ensuite être comme
porté par le soleil jusqu'à ce qu'un
nuage le fit disparaître à ses yeux.
Martin apercevait à travers les
nuages Dieu lui-même ouvrant la porte des
cieux et souhaitant la bienvenue à son Fils
en lui accordant tout ce que celui-ci
désirait.
Lorsqu'il se réveilla, il eut peine
à croire que tout cela n'eût
été qu'un songe. Trois passages
bibliques l'avaient surtout frappé :
« Dieu a tellement aimé le
monde » : « - Voici, je
suis avec vous jusqu'à la fin du
monde » ; et
« Jésus reviendra ». Ce
dernier surtout le remplissait de foie et
dès ce jour il n'eut pas de plus vif
désir que de pouvoir apprendre à
lire, car l'étranger lui avait dit :
« Si tu sais lire un jour, je te ferai
cadeau de ce livre. » C'était un
volume tout petit, mais épais, et tout s'y
trouvait renfermé. Ce qu'il venait
d'entendre lire remplissait seulement quelques
pages. « Ah ! si je possédais
ce livre et si je savais lire ! »
Mais il était déjà trop grand
pour qu'on le reçut en hiver à
l'école, et la lecture devait être une
chose difficile à apprendre ; il
pensait en lui-même : « Si le
Seigneur Jésus (il ne pouvait se
résoudre à dire :
Jésus tout court), m'entend toujours,
je le prierai et il m'aidera. » Il
s'agenouilla, joignit ses mains et, regardant en
haut où se trouvait Jésus, pria
ainsi :
« Je suis un enfant si ignorant, Seigneur
Jésus, tu le sais ; on ne m'a jamais
appris à lire ; je ne serai
certainement pas admis à l'école
parce que je suis trop âgé ; je
t'en prie, envoie-moi un homme charitable qui
m'enseigne à lire, afin que je puisse
apprendre quelque chose de toi. »
Martin était certain que le Fils de Dieu
avait entendu sa prière et
l'exaucerait ; de quelle manière, il
n'en savait rien ; il croyait cela avec
simplicité et en était tout
heureux ! si je puis un jour lire le
Nouveau-Testament de notre Seigneur
Jésus-Christ ! ah ! si je le puis
un jour ! »
Lorsque, le jeudi soir, il revint de la
montagne, il apporta à la femme du
garde-champêtre un panier pour les poules.
Plusieurs femmes étaient réunies dans
cette maison et se racontaient entre elles la
nouvelle du jour : on venait d'enterrer la
pauvre Anna, une veuve dont le petit garçon,
Joseph, devrait aller mendier, si on ne lui
trouvait pas une place de gardeur d'oies. Martin
avait connu cette femme et aussi l'enfant ;
elle demeurait dans une pièce louée
et était très rangée ;
elle avait épousé, environ dix ans
auparavant, un maçon de Budapest, et,
lorsque celui-ci mourut victime d'un accident, elle
revint avec son enfant habiter son pays
d'origine ; elle travaillait à la
journée et gagnait péniblement sa
vie, tout en envoyant son enfant à
l'école dès l'âge de cinq ans.
Martin ressentit beaucoup de pitié pour cet
enfant. « Son sort est semblable au mien,
pensa-t-il ; puisqu'il n'a plus de
mère, on l'enverra mendier ou on le prendra
pour garder les oies ; de toute façon,
il oubliera ce qu'il a appris à
l'école et il deviendra aussi ignorant que
moi. »
De jour en jour, Martin pensait davantage à
l'enfant et souffrait de plus en plus à son
sujet.
Le samedi soir, il s'habilla avec soin et se
dirigea vers la maison du nouveau
bourgmestre ; la femme de celui-ci se trouvait
dans la cour.
« Viens-tu m'annoncer tes
fiançailles, Petit-Martin,
s'écria-t-elle. Où vas-tu donc ainsi
attifé ?
- Justement chez vous, petite tante ; le
bourgmestre est-il chez lui ?
- Que lui veux-tu ?... Jules, arrive donc,
Martin vient faire une réclamation.
- Est-ce possible ? » s'écria
le magistrat du fond de la cuisine.
Le bourgmestre défunt était
physiquement très maigre ; mais
celui-ci, par contre, était d'un embonpoint
excessif ; il invita l'enfant à
pénétrer dans la cuisine.
- Eh bien, que dis-tu de bon ? Sois le
bienvenu et assieds-toi.
- Merci, Monsieur, je puis rester debout.
- Viens-tu te plaindre des femmes du village ;
est-ce qu'elles ne te soignent pas assez
bien ? ta cabane est-elle sur le point de
s'écrouler ou encore as-tu perdu quelque
vache ? » plaisanta-t-il en riant,
tandis que l'enfant rougissait jusqu'aux
oreilles.
Se plaindre, lui, Martin, des femmes du
village ? Il était vrai que parfois
certaines d'entre elles lui donnaient une soupe par
trop allongée d'eau, ou des tranches de pain
si minces que l'on pouvait distinguer la tour de
l'église à travers, mais il aurait
préféré mourir plutôt
que de se plaindre de cela ; puis, par contre,
d'autres étaient pins
généreuses et lui donnaient des repas
si copieux qu'il pouvait faire des réserves
pour le jour suivant.
« Je ne suis pas venu pour me plaindre,
dit-il modestement ; je reçois, Dieu en
soit béni, suffisamment pour ma
nourriture.
- Alors qu'est-ce qui t'amène ?
- Je suis venu pour vous demander ce que la commune
pense faire du petit Joseph, le fils de la
veuve.
-En quoi cela t'intéresse-t-il, questionna
le magistrat. Nous te le donnons si tu le veux,
ajouta-t-il en riant ; tu témoigneras
ainsi ta reconnaissance à la commune de ce
qu'elle a fait pour toi. »
Martin devint rouge comme un coquelicot.
« C'est justement pour cela que je suis
venu, pour vous prier de me le confier ; vous
avez raison, en effet, je dois témoigner ma
reconnaissance à la commune. C'est pourquoi,
je vous en prie, ne l'envoyez pas mendier, n'en
faites pas non plus un gardeur d'oies, mais
donnez-le moi.
- Enfant, ne vois-tu pas que je plaisante et tu
prends cela au sérieux ! Mais, petit
maître de maison, avec quoi veux-tu le
nourrir ? »
Au bruit de la conversation, la femme du
bourgmestre s'était approchée et
lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait, elle devint
furieuse.
« Que cet enfant est stupide ! Il
s'imagine que nous devons entretenir deux bergers
au lieu d'un et lui fournir un valet de
chambre !
- Oh ! non, ce n'est pas cela que je demande,
petite tante, protesta l'enfant ; j'ai
déjà épargné deux
écus sur la vente de mes balais et j'en
gagnerai d'autres encore ; et Dieu, qui veille
sur les hommes et les animaux, ne nous abandonnera
pas il nous donnera certainement le
nécessaire. »
En vain le respectable couple chercha-t-il
à dissuader l'enfant ; en vain lui
prédit-il des souffrances pour tous les
deux ; tout fut inutile.
« Vous mourrez de faim », fut
la dernière prédiction, mais Martin
n'y prit pas garde et supplia toujours le
bourgmestre ; celui-ci le renvoya enfin,
demandant à prendre le temps de la
réflexion.
Presque toutes les femmes du village furent
irritées de cette prétention de
Martin à faire la charité chacune
injuriait le pauvre garçon :
qu'avait-il donc dans l'esprit ? Elles se
concertèrent pour réduire encore sa
ration de pain, puisqu'il donnait tant de preuves
d'indépendance. Mais cela ne servit à
rien jour après jour, Martin revenait sans
se lasser chez le bourgmestre et le pria tellement
qu'on se rendit enfin à son
désir.
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