SANS DIEU DANS LE MONDE
Épisode de la vie du peuple
Slovaque
VII
Puis le printemps arriva et l'heureux temps de
Martin tira à sa fin ; mais avec le
printemps survint à Raschovo un colporteur
étranger qui vendait la Sainte
Écriture et différents volumes ;
après avoir parcouru le village, il arriva
jusqu'à la maison des jeunes bergers ;
voyant que les enfants habitaient seuls, il
s'arrêta un moment chez eux ; il lui
offrirent du pain que la veille au soir leur avait
donné la femme du fossoyeur ; en
remerciement, il montra aux enfants tous ses livres
et différentes belles gravures ;
s'étant aperçu des regards d'envie
que Martin jetait sur un petit Nouveau Testament
commode pour emporter au pâturage, il lui fit
cadeau du volume convoité et, en outre,
donna à chacun une belle image ; celle
de Martin représentait le ciel avec une
colombe blanche qui portait dans son bec une petite
lettre avec cette inscription en lettres
d'or : « J'aime ceux qui m'aiment,
et ceux qui me cherchent de bonne heure me
trouvent. » Sur l'image de Joseph on
voyait une guirlande de fleurs des champs entourant
ces paroles : « Mon fils, donne-moi
ton coeur. » Martin ne pouvait s'arracher
à la contemplation de ces images et à
la lecture de ces belles paroles.
« N'est-ce pas, dit-il au colporteur,
cela signifie que le Seigneur Jésus
m'aime ; si je le cherche du fond du coeur, il
se fera trouver à moi ; et il nous
demande de lui donner notre coeur. »
Longtemps encore le colporteur s'entretint avec les
enfants ; il pouvait à peine
répondre à toutes les questions que
lui posait Martin, et celui-ci se
réjouissait d'apprendre quelque chose de
nouveau sur le Seigneur Jésus, les nouveaux
cieux et la vie éternelle.
Trois jours durant, le colporteur séjourna
au village ; chaque soir il venait retrouver
les jeunes bergers, et lorsque enfin il dut
s'éloigner, - c'était un samedi, -
Martin voulut se charger de son gros sac
jusqu'à la ville voisine ; quoiqu'il
pliât sous le lourd fardeau, il était
trop heureux de porter sur ses épaules la
Sainte Écriture.
« Pèlerin de Dieu »,
dit-il au colporteur en le quittant,
« puisse le Seigneur Jésus vous
aider à vendre tous ces volumes ;
puissent beaucoup de gens acheter la Sainte
Écriture, afin de la lire et de ne plus
vivre sans Dieu dans le
monde. »
- « Que Dieu t'exauce, mon fils ;
marche fidèlement sur les pas du Seigneur
Jésus jusqu'à ce qu'Il revienne, de
sorte que nous puissions nous présens ter
sans crainte devant lui. Encore ceci, Martin :
lorsque tu auras des moments de
découragement, pense à cette parole
du Seigneur Jésus : « Il y a
plusieurs demeures dans la maison de mon
Père ; je vais vous y préparer
une place, et lorsque je vous aurai
préparé cette place, je reviendrai et
je vous prendrai avec moi, afin que vous soyez
là où je suis. »
Martin se promit de retenir cette parole ;
mais, lorsque le colporteur voulut le payer de sa
peine, il se mit presque à pleurer.
« Vous m'avez fait tant de bien, vous
nous avez donné le Saint Livre et des
images, et je ne pourrais en retour vous rendre ce
léger service ? »
Le colporteur l'attira à lui, le regarda
dans ses beaux yeux noirs et l'embrassa sur le
front, comme un bon père son cher enfant,
puis ils se séparèrent l'un de
l'autre.
Longtemps encore Martin resta assis sur un tas de
pierres au bord de la route et le regarda
s'éloigner ; il croyait que le
Père Céleste le serrerait un jour sur
sa poitrine, comme ce cher homme venait de le
faire ; il savait bien maintenant comment cela
se passerait.
VIII
Plein du parfum des roses et de
l'éclat du soleil,
Le printemps d'or avance à grands
pas ;
Il pénètre dans les plus sombres
forêts
Et sourit en réveillant les petites
fleurs ;
Les petits oiseaux chantent ; Voyez, quelle
magnificence,
Vous tous, chers amis, réveillez-vous,
réveillez-vous
Les villageois se réjouissaient en
pensant que le bétail pourrait revenir
bientôt au pâturage, car, dans les
granges et les hangars, les meules de foin
diminuaient à vue d'oeil. Martin se
consolait en pensant à la chère
forêt qu'il allait retrouver, mais il
était très en souci au sujet de
Joseph ; il ne voulait pas le
retirer de l'école avant l'examen, mais
comment le nourrir s'il ne venait pas au
pâturage ? Ce lundi, tous deux devaient
conduire le bétail pour la première
fois ; le dimanche après-midi, il se
tint devant la porte en songeant :
« Où donc le Seigneur Dieu a-t-il
serré toute la glace et la neige ? Hier
encore nous apercevions d'ici la montagne
entièrement recouverte et blanche, et
maintenant ce n'est que de l'herbe verte ; et
sur la prairie, il y a à peine deux
semaines, les enfants avaient élevé
un grand bonhomme de neige et maintenant ils ne
jouent plus qu'à la balle et au
cerceau. »
Comme Martin réfléchissait à
cela, il ne s'aperçut pas que la femme du
bourgmestre s'était approchée de
lui.
« Je vais chez la femme du fossoyeur,
dit-elle ; il faut que je te dise, Martin, que
tu ne mérites que des compliments pour
t'être si, bien occupé de Joseph
pendant l'hiver ; du haut du ciel, sa
mère peut te bénir ; et comme
certainement elle doit désirer autant que
toi que son fils fréquente l'école,
nous avons décidé, dans le village,
de nous charger de le nourrir pour lui permettre de
rester en classe jusqu'à son examen ;
pendant une semaine il mangera chez moi, pendant
une autre chez la meunière, en haut du
village, puis chez
Mme Huda. »
Martin ne savait comment remercier cette excellente
femme.
« Dieu vous récompense mille fois,
petite tante. »
Tous ses soucis avaient subitement disparu.
En vain aurait-on cherché ce
jour-là dans le village quelqu'un de plus
heureux que lui ; Joseph l'accompagna avec le
bétail jusqu'à l'entrée de la
forêt, puis Martin le suivit des yeux pendant
qu'il courait à l'école. Dans
l'après-midi, Joseph revint comme une
flèche ; Martin lui avait
réservé, de son repas du matin, du
pain et quelques légumes, que Joseph accepta
vite sans se faire prier.
Les villageoises tinrent leur promesse ; elles
nourrirent le garçon jusqu'à l'examen
final ; aucune n'en fut moins riche pour cela,
car on sait que Dieu récompense largement
ceux qui font le bien.
« Pauvre Martin, comme tu dois te sentir
seul, sans Joseph avec toi », lui dirent
les femmes l'une après l'autre, mais Martin
n'avait guère le temps de gémir sur
sa solitude ; il lui fallait d'abord un bon
moment pour prendre soin de son troupeau et pour
séparer les animaux batailleurs ;
ensuite il tirait de sa poche le petit Nouveau
Testament et lisait ; parfois il ne
dépassait pas la lecture de deux versets,
car il ne lisait pas aussi couramment que
Joseph ; mais ce qu'il avait lu, il le
méditait pendant son travail et il y
trouvait toujours une idée nouvelle. Il lut
une fois le passage dans lequel il est dit comment
le Seigneur Jésus, à sa naissance, ne
trouva de place que dans l'étable. Cela lui
fit une peine extrême de penser que le Fils
de Dieu dut reposer sur la paille dans une
crèche, parmi les bestiaux, comme autrefois
lui-même chez le bourgmestre.
Mais le passage qui convint le plus à Martin
fut celui où il était parlé de
Jésus lorsqu'il se rendit, à
l'âge de douze ans, pour la première
fois dans le temple, car à Nazareth,
où il demeurait avec ses parents, il n'y
avait point de temple ; à cause de la
grande foule qui se trouvait à
Jérusalem en ces jours-là, le
Seigneur Jésus fut séparé de
sa mère et celle-ci, pleine d'angoisse, le
chercha pendant trois longs jours, demandant
partout si on l'avait vu. Déjà Martin
s'épouvantait à l'idée qu'elle
ne le retrouverait point, mais quelle joie quand il
lut que Jésus fut rejoint dans le
temple ; pourquoi ses parents ne l'avaient-ils
pas cherché là tout d'abord, ils
auraient dû se douter qu'il ne pouvait
être nulle part ailleurs ; très
souvent, dès ce jour, Martin songeait
à ce premier voyage de Jésus ;
il supposait que, dans ce long parcours qui
séparait la Galilée de
Jérusalem, Jésus devait certainement
cueillir beaucoup de fleurs le long du chemin et,
s'il passait dans une forêt, il devait se
reposer sous l'ombrage.
Ainsi l'imagination de Martin se donnait libre
cours et il chantait de joie, au point que la
forêt retentissait de ses cantiques.
Un certain jour, comme il chantait :
Où, cher Sauveur,
demeures-tu ?
Où te trouverai-je, toi et ta douce
paix ?...
Le chant résonna sur la montagne, se
répercuta d'une forêt à
l'autre, à tel point que Jésus devait
certainement l'entendre, ce qui était le
plus cher désir de Martin. Cet écho
le frappa ; il lui sembla que la nature
entière venait à son aide, il cessa
de chanter, disant : « Je sais
déjà où tu es, Seigneur
Jésus, mais combien je
préférerais te contempler ! je
sais aussi que tu reviendras un jour, mais quand
sera-ce : un soir ou un
matin ? »
« Un matin », répondit
solennellement la forêt qui
répéta encore une fois :
« Un matin. »
« Alors tu viendras
certainement ? » demanda Martin tout
joyeux, et la forêt répondit à
demi-voix :
« Certainement ! »
IX
Cette année-là, Martin cessa de
tresser des corbeilles le dimanche. « Je
suis obligé de paître le bétail
parce que j'en suis chargé par la commune et
aussi parce que les animaux ne peuvent cesser de
manger ce jour-là, dit-il à Joseph,
mais si je tressais des corbeilles, je ferais cela
de ma propre volonté et j'offenserais
Dieu ; si je ne puis pas aller à
l'église, je veux du moins
célébrer ce saint jour dans la
forêt, selon mes moyens ; là
aussi, le Seigneur Jésus
m'entendra. »
Lorsque les femmes le virent endimanché,
elles lui reprochèrent d'abîmer ses
meilleurs vêtements.
« Petite tante, dans la forêt c'est
aussi dimanche », répondit-il
à la femme du fossoyeur.
- C'est vrai, mais là personne ne te
voit.
- Dieu me voit, petite tante, et depuis que je sais
que Dieu a commandé de sanctifier ce jour,
je ne peux pas le déshonorer avec des habits
tout usés. »
La femme du fossoyeur dut s'incliner devant le
raisonnement de l'enfant et souvent ces paroles lui
vinrent à l'esprit lorsqu'elle voulait
ceindre un tablier sale le dimanche ; alors
elle en prenait un propre.
Tout au bout du village mourut la vieille
meunière ; elle léguait à
Martin un foulard de laine qui n'était pas
neuf mais qui fit la joie des enfants parce qu'il
était parsemé de feuillage et de
roses. Martin le prenait souvent à la
forêt, l'étendait sur le rocher et y
déposait le Nouveau Testament ; il
formait une sorte d'autel. Là il priait,
chantait et lisait, célébrant ainsi
son dimanche, seul le matin, avec Joseph
l'après-midi.
Lorsque l'examen de l'école fut enfin
passé, les garçons reprirent comme
précédemment leur vie commune ;
ils allèrent ensemble couper des joncs dont
Martin fabriquait des corbeilles ; Joseph,
lorsqu'il n'avait pas à prendre soin du
troupeau, cherchait des fraises, des champignons,
des framboises, des mûres, bref les produits
de la saison, qu'il allait vendre ensuite ;
pendant près de deux semaines, il porta dans
un sac le produit de ses récoltes à
un vieux monsieur qui lui donna deux écus en
échange ; les garçons
ajoutèrent cette somme à leurs
économies déjà
réalisées par la vente des
champignons et des framboises et chargèrent
la femme du fossoyeur de leur acheter avec cela un
nouveau costume ; on put aussi faire
raccommoder les chaussures de Joseph. La joie des
garçons était indicible, tout le
monde se réjouit avec eux et Fidèle,
tout étonné d'abord de tant de luxe,
reconnut vite ses vieux amis.
Un certain dimanche, comme Martin tenait à
la main son Nouveau Testament, celui-ci s'ouvrit de
lui-même aux dernières pages ; il
lut le titre :
XXIe chapitre et ensuite : Jean voit une
nouvelle terre et un nouveau ciel ; il
devint tout joyeux.
C'était là enfin ce qu'il cherchait
depuis longtemps, ce après quoi il
soupirait. En effet, cet étranger qui lui
avait enseigné la parole :
« Dieu a tellement aimé le
monde », avait dit que la fin du
Nouveau Testament contenait bien des choses sur la
nouvelle terre. Cette fois, Martin continua sa
lecture jusqu'à la fin du chapitre.
Oh ! quelle magnificence dans cette nouvelle
terre ! Jamais jusque-là il n'avait
pensé que cela pût être si beau,
le lieu où Dieu demeure et reçoit les
hommes ; cette lecture lui parlait d'une
grande ville de ce pays, qui est construite en
pierres précieuses ; cette ville a
douze porte, formées chacune d'une grosse
perle ; les rues sont pavées
d'or ; au milieu de la ville coule une
rivière sur les bords de laquelle croissent
des arbres qui portent des fruits douze fois
l'année ; dans cette ville ne se trouve
aucune église, car le Seigneur Dieu marche
lui-même dans les rues et parle aux
habitants ; et là le Seigneur
Jésus siège sur son trône d'or
et règne sur tous les hommes que Dieu a
repris à lui ; ceux-ci marchent, le
servent et le voient ainsi que Dieu : et il
demeurera avec eux et avec Lui durant toute
l'éternité. Quelle
magnificence !
Martin leva les yeux vers le ciel ; les nuages
montaient sur la montagne, le soleil brillait
au-dessus et le tout scintillait comme la porte
d'or d'une glorieuse cité dans une terre
nouvelle. Martin avait aussi découvert dans
son Nouveau Testament que seuls entraient dans
cette ville ceux dont le nom était inscrit
dans le Livre de vie ; cette pensée
l'angoissa vivement : « Qui sait si
j'y suis inscrit » Il se jeta à
genoux et pria : « Seigneur
Jésus, tu as dit que tu nous accorderais
tout ce que nous te demanderions ; aussi je
viens te prier de regarder dans ton Livre de vie si
mon nom s'y trouve, et, s'il n'y est pas, je te
prie de l'y inscrire : Martin, et aussi
le nom qu'a porté mon père et que tu
dois connaître, car, au jour où les
anges appelleront les hommes, il ne faudra aucune
confusion ; il y a plusieurs Martin
à Raschovo et je ne saurais pas comment
m'annoncer. Je veux pourtant venir à toi et
te servir toute l'éternité, et cela
parce que tu m'as aimé et que tu es mort
pour moi. Amen. »
« Amen », répondit
solennellement la forêt et Martin crut
sûrement que son nom venait d'être
inscrit et qu'il aurait maintenant le droit de
pénétrer un jour dans la ville aux
portes de perles et aux pavés d'or. Depuis
ce jour, il ne cessa de se demander comment le
Seigneur allait et venait près du fleuve et
sous les arbres en fleurs, comment les anges
faisaient entendre leur musique et leurs chants,
tandis que de tous les bouts de la terre on
accourait par les portes d'or pour le servir.
« Ah ! pensa Martin tout joyeux,
comment cela sera-ce quand moi aussi je serai
là ? Me verra-t-il et me
reconnaîtra-t-il ? Je le
reconnaîtrai certainement, car il sera le
plus beau de tous et portera une
couronne. »
« Ne crains rien, dit Martin à
Joseph qui éprouvait une grande frayeur
lorsqu'un jour, sans autre forme de procès,
une partie du mur de la cuisine ; s'affaissa
lourdement, nous ne demeurerons pas longtemps
ici ; le Seigneur Jésus est venu
lui-même pour nous préparer une place
dans sa belle ville ; s'il n'y a pas de place
pour nous deux, je te prendrai avec moi et nous
demeurerons toujours ensemble. »
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