À Genève.
Arrivé sain et sauf à Genève, Josué Janavel y fut l'objet
d'un affectueux et généreux accueil. La cité de Calvin s'était
victorieusement défendue contre ses ennemis, tant extérieurs
qu'intérieurs. Ayant édifié sa constitution politique et
ecclésiastique sur le roc de la foi, elle était considérée comme la
terre d'asile de tous les protestants persécutés. Ils accouraient par
milliers de France, d'Italie, des Flandres où des pays germaniques.
Depuis plus d'un siècle les réfugiés y affluaient sans trêve et,
cependant, l'hospitalité des Genevois ne cessait de s'exercer à leur
endroit. Bien que la ville fût souvent surpeuplée et qu'à certains
moments sa situation économique en ait subi le contre-coup, les
nouveaux venus n'en étaient pas moins reçus comme des frères.
Ce fut le cas pour Janavel et ses compagnons.
À vrai dire, ses expéditions libératrices l'avaient fait
connaître en dehors des Vallées. Il fut, de ce fait, entouré de
respect et de cordialité. On saluait en lui le « Capitaine des
Vaudois ». Un subside régulier (« une pension
considérable », nous assure un contemporain), fût accordé aux
« Bannis » et principalement à leur chef. Janavel élut
domicile chez un maître du Collège de Calvin. Dans l'un de ses
rapports, l'informateur du duc de Savoie donne à ce
dernier le nom de Plan qui ne figure pas dans la liste des maîtres. En
revanche, on y trouve un Jacques Planchan, lequel, domicilié rue
Verdaine, à peu de distance du Collège, habitait l'une des maisons que
les autorités réservaient aux maîtres, après les avoir autorisés à
arrondir leur maigre traitement en recevant des pensionnaires. C'est
là sans doute que vécut Janavel, jusqu'en 1667, date de la mort de
Planchamp. Puis, il fixa ses pénates à peu de distance, dans une
maison du quartier de la Madeleine où s'écoulèrent les vingt-quatre
dernières années de sa vie.
Bien qu'elle ait subi, à travers les siècles,
d'inévitables transformations, cette place de la Madeleine qui
existait, à l'époque romaine comme entrepôt du port, devint plus tard
le bourg de Villeneuve et fut reconstituée au XIIe siècle, conserve
encore le caractère de simplicité propre au milieu dans lequel vécut
le proscrit. L'église dite de la Madeleine dresse du côté est sa sobre
façade de pierre et son portail gothique surmonté d'une grande rosace
circulaire. À gauche et à droite couraient deux étroites ruelles aux
noms pittoresques, la rue d'Enfer, et la rue du Purgatoire, que
rejoignaient la rue Toutes Âmes et celle du Paradis. Du côté de
l'abside un clocher quadrangulaire, l'un des plus anciens de la ville.
Autour de la petite place, les maisons hautes, étroites et nues,
brunies par le temps, au rez-de-chaussée desquelles alternaient
échoppes et auberges. Parmi celles-ci, droit en face de l'église, la
célèbre Auberge de la Mule que la tradition faisait remonter à l'an
mille. Tel était le milieu modeste et populaire dans lequel vivrait
désormais le « Capitaine des Vallées ».
C'est dans l'une de ces obscures et profondes boutiques
qu'il avait installé un petit commerce d'eau-de-vie pour compléter la
modeste pension que continuait à lui verser la Seigneurie. Il
fournissait sans doute les auberges du quartier, non seulement la
Mule, mais aussi le Chamois, et même le Croissant,
où d'autres exilés avaient trouvé logis. Mais un informateur rapporte
que sa tenue n'avait plus rien de celle d'un soldat : « Il
était vêtu de gentilhomme, portait perruque et la barbe bien
mise ». Encore qu'entouré de l'estime de tous, Janavel frayait
peu avec la population, ce que confirme le même informateur qui
continuait à le surveiller de près : « Car »,
mandait-il au gouvernement de Turin « ceux de la ville lui font
caresses et particulièrement les ministres, mais il apparaît rarement
par la ville... ».
Dans une lettre datée du 15 septembre 1667 Janavel écrivait aux
siens :
« Je suis en bonne santé, j'en loue Dieu... mais,
pour ce qui me regarde, je languis profondément où je me
trouve »... Communiant avec ses compatriotes dans la bonne et la
mauvaise fortune, il les suivait en pensée et constamment gardait avec
eux de multiples relations épistolaires. Il recevait chez lui, pour
les réconforter, tous ceux qui passaient à Genève. Chose remarquable,
il ne donna jamais cours à, l'amertume ou au ressentiment lorsqu'on
faisait allusion à l'égoïste froideur avec laquelle ses compatriotes
l'avaient laissé partir pour l'exil. Dans l'éloignement, toute
considération personnelle disparaissait devant le devoir de la
solidarité patriotique.
Dans cette vie sédentaire et strictement vouée au
travail, le culte domestique devait prendre une place considérable. En
bon Vaudois habitué aux deux ou trois prêches par semaine que
réclamait l'entretien de sa vie spirituelle, on le voyait fréquenter
assidûment les services religieux de la Madeleine, où le 22 juillet
1535, l'impétueux réformateur Farel avait célébré pour la première
fois le culte réformé. Mais peut-être lui préférait-il le culte
italien que de nombreux compatriotes, accourus de toutes les régions
de la Péninsule, aimaient à suivre tous ensemble. À cet effet, au
sortir de la place de la Madeleine, il gravissait
la colline par l'étroit et rapide passage des Barrières qui débouche
près de la Cour Saint-Pierre. Passant, sans y entrer, devant la
cathédrale, dont la beauté n'était pas sans l'impressionner quelque
peu, lui, l'humble montagnard, il trouvait, à l'autre extrémité de la
place, le petit temple de l'Auditoire où, sous les voûtes éclairées
par trois fenêtres en ogives, se groupaient ses compatriotes, les
Turrettini, les Burlamaqui, les Micheli, les Diodati, gens de haute
naissance, ainsi que les nombreux Vaudois, de plus modeste origine,
qu'unissaient étroitement les liens de la foi et les souffrances de
l'exil. Janavel se sentait à l'aise ici comme il l'aurait été dans
l'un des temples des Vallées. Du haut de l'antique chaire placée au
centre de la nef, Calvin et Théodore de Bèze avaient exposé leurs
doctrines. Des pasteurs chers à son coeur s'y étaient également fait
entendre tel le Vaudois Antoine Léger, oncle du Modérateur, mort en
1661.
Au sortir de l'Auditoire, il suffisait de quelques pas
pour arriver, à travers la Taconnerie, à la maison du pasteur et
professeur François Turrettini que les documents nous désignent comme
son ami et protecteur. Le grand-père de François Turrettini était
originaire de Lucques en Toscane. Industriel riche et cultivé, il
avait dû, pour rester fidèle à sa foi, abandonner sa ville natale en
1574 pour s'établir à Genève et y fonder une florissante industrie de
la soie. Reçu citoyen, il était devenu le généreux banquier de l'État
et l'un des soutiens de l'Eglise réformée. François Turrettini, son
petit-fils, avait hérité de son caractère : c'était un protestant
convaincu, d'une vaste culture et inspiré d'une foi ardente. Devenu
l'un des pasteurs et professeurs de théologie les plus renommés de
Genève, ce grand ami des Vaudois avait témoigné à ceux-ci, après le
massacre des Pâques Piémontaises, un très vif intérêt et avait fait
preuve à leur endroit d'une générosité telle que
la Seigneurie n'hésita pas à lui confier les fonds considérables
recueillis en Hollande et en Angleterre en faveur des persécutés.
Lui-même, aidé du pasteur Antoine Léger, son collègue dans
l'enseignement de la théologie, avait pourvu à la distribution, de ces
subsides, apportant à ce peuple malheureux l'aide matérielle et morale
la plus large. Comment aurait-il pu ignorer les exploits de Josué
Janavel ? Aussi l'accueillit-il avec une affection toute
fraternelle. Tous deux devinrent amis et cette intimité régnant entre
le docte et opulent pasteur et le simple paysan-soldat revêt une haute
signification. N'étaient-ils pas unis par les liens solides d'une
piété commune, d'une absolue consécration à l'idéal chrétien, d'une
profonde connaissance de la Parole de Dieu et surtout par un
indéfectible amour de la patrie lointaine ?
En quittant parfois l'humble quartier de la Madeleine,
Janavel devait éprouver une joie bien naturelle à pénétrer, rue de
l'Hôtel-de-Ville, dans l'une des plus belles demeures privées de
l'ancienne Genève : c'était un hôtel, édifié dans le style de la
Renaissance toscane, qu'ornaient un porche cintré à double colonne,
des fenêtres encadrées de délicates sculptures décoratives et une cour
intérieure semblable à celles qui caractérisent les demeures
aristocratiques de la Péninsule. Tout y rappelait les lignes simples
et harmonieuses d'un palais italien du Quattrocento. Au sommet du
porche se lit encore l'inscription - Via, Veritas, Vita, et,
au-dessous, cette parole de l'Évangile de St-Jean : In domo
Patris mei multae mansiones sunt (1). Quiconque
passera dans cette rue de la haute ville admirera cette demeure,
témoin des temps où la foi était vive non sans évoquer, par la pensée,
la robuste carrure de Janavel qui, s'étant approché, relit au-dessus
de la porte les paroles de Jésus, s'arrête comme
pour y réfléchir un instant, puis entre sans hésitation dans la maison
amie.
Au seuil du vestibule vitré, quelqu'un s'avance, mains
tendues : c'est le maître de céans, François Turrettini :
- Ah ! vous voilà, ami Janavel ! Quel bon vent
vous amène ?
- Une fois de plus, Monsieur, c'est une requête à vous
adresser.
- Parlez donc ! Il s'agit de vos amis vaudois sans
doute...
- Oui ; j'ai reçu des nouvelles des Vallées. À
chaque message, mon coeur se serre : je me sens loin d'eux tous
et si peu utile à notre cause...
- Voyons ! Et cette pension de cent écus à laquelle
vous renoncez pour venir en aide à ceux de là-bas ?
- Bah ! je n'ai guère besoin de cet argent ;
que je vive en pauvreté pourvu que Dieu soit servi !
- Et ces malheureux auxquels vous offrez la plus large
hospitalité en votre logis de la Madeleine ?
- C'est à ce propos, Monsieur, que je vous demande une
faveur. Quatre de nos chers compagnons exilés en Hollande viennent
d'arriver à Genève sous la conduite du ministre : Guérin (2).
J'ai hâte de les amener auprès de vous sitôt qu'ils
se seront restaurés. Consentiriez-vous à nous réunir sous votre toit
cet après-midi ?
- Bien entendu, cher ami, je vous attendrai tous et avec
joie. Nous feuilletterons ensemble les volumes récemment parus de
Morland et Jean Léger : nous évoquerons le passé et... des
projets s'échafauderont, n'est-il pas vrai ?
- J'ai besoin de ces projets, Monsieur, sinon je
languirais trop. Ma santé a beau être bonne, je me sens toujours le
coeur oppressé et je vis davantage là-bas qu'ici-même !
- Oui, Capitaine des Vallées, je le comprends et de tout
coeur vous admire de rester si vaillant au cours de ce long exil. Mais
encore, que savez-vous de votre compagne et de Liorato ?
- Ma femme veille toujours sur notre maisonnette, à la
fois pour y sauvegarder nos intérêts et pour vivre de notre terre.
C'est miracle que ce modeste clos ne lui soit pas confisqué comme le
furent les biens des « Bannis » ! Par bonheur, le comte
Louis Compans de Brichanteau, gouverneur des Vallées et le marquis
d'Angrogne, Amédée Manfredi de Luserne, revendiquent tous deux le
droit d'occuper cette parcelle, de même que les habitants du Quartier
des Vignes...
- Et Dieu se sert de leur querelle pour favoriser ses
enfants ! J'en suis bien heureux pour Madame Janavel, si
courageuse et prudente !
- Certes, elle est vaillante. Je connais sa forte
volonté, sa patience et sa perspicacité.
Se levant alors et prenant une lettre sur son bureau,
Turrettini la place sous les yeux de Janavel :
- Regardez ce que j'étais en train d'écrire au moment où
l'on vous annonça.. « Je dois lui rendre ce témoignage que,
quoiqu'il soit loin des Vallées, il ne laisse pas de rendre aux
Vaudois continuellement tous les services qu'il peut et sa maison a
esté comme la retraite et le refuge de quantité de ces misérables qui
sont venus ici, auxquels il a toujours fait beaucoup de
charité... »
- Quel fidèle et précieux appui je trouve en vous,
Monsieur Turrettini ! articule avec émotion l'exilé. Si je
n'avais de tels amis à Genève, ma vie serait singulièrement
dépouillée.
- Allons, allons ! Votre cause, vos amis et
vous-même méritez bien qu'on vous aime et soutienne ! Il me tarde
de voir nos hôtes de passage et de parler avec eux de tout ce qui nous
tient à coeur. À cet après-midi, capitaine !...
La nostalgie des Vallées.
Rien d'étonnant à ce que Janavel recherchât toute
occasion de revoir les siens. Déjà, le 14 juin 1664, quelques semaines
après son arrivée à Genève, l'informateur habituel du duc de Savoie
écrivait à son sujet : « Il prétend retourner bientôt aux
Vallées... ». En effet, un an après, en juin 1665, poussé par une
nostalgie irrésistible, il y rentra, affrontant de mortels dangers.
Dans un rapport daté du 15 juin, le gouverneur Compans de Brichanteau
en informa le Duc. Il fut même arrêté en Savoie par les officiers de
santé et relâché sans être reconnu, après avoir passé par des moments
de terrible anxiété. Arrivé à Massel (vallée de la Germanasca) il put
visiter la Balsille et se rendre compte en personne de la formidable
position stratégique que constituait cette montagne. Aussi le rappellera-t-il
dans ses Instructions. Puis il s'entretint avec le pasteur David
Léger, de Villesèche, et se rendit à Villaret chez le pasteur Guérin
qui avait été son hôte à Genève. Quoique le rapport déjà cité n'y
fasse pas allusion il poussa certainement jusqu'à Liorato, y
retrouvant sa femme ses enfants, y respirant de nouveau à pleins
poumons l'air de son vallon natal. Instants trop courts d'anxieuse et
profonde joie ! Fait admirable, il réussit à rentrer sain et sauf
à Genève.
Au retour, il eut sans doute pour compagnon de voyage son
propre fils, qui, pendant quelque temps, resta avec lui dans la maison
de la Madeleine afin d'adoucir la tristesse de son exil. De ce jeune
homme (à ce moment il devait avoir à peu près dix-huit ans) nous
savons si peu de chose qu'il est à peine possible d'en imaginer
l'apparence : sa fuite aventureuse au val Queyras, en 1655, le
voyage à Genève dont il vient d'être question, un message du père dans
la tragique année 1685, telles sont, en ce qui le concerne, trois
données assez vagues. Modeste agriculteur dominé par l'ombre du père,
il connut cependant, lui aussi, les tempêtes de cet âge tragique. On
sait seulement qu'en 1667, à son retour aux Vallées, il habitait à
Rora la maison d'un oncle, nommé Rivet ; on sait aussi que le
gouverneur Compans de Brichanteau le cita pour l'interroger sur les
allées et venues de son père ; on sait enfin que ce dernier,
longtemps privé de nouvelles, exprimait à son sujet, dans une lettre à
son beau-frère, la plus affectueuse inquiétude. Rien d'autre. Mais
dans ces quelques traits apparaît cependant toute la sollicitude
paternelle du lion de Rora.
Comme bien on pense, ses rapports répétés avec les
Vallées, ses voyages, ses préoccupations constantes au sujet de ses
compatriotes devaient avoir de fâcheuses conséquences en éveillant
l'attention de ses persécuteurs. Ceux-ci, qui n'ignoraient rien de son
indomptable énergie, de son courage, de son amour
du terroir, de l'autorité dont il continuait à jouir parmi ses
coreligionnaires, l'accusèrent de préparer on ne sait quelle atteinte
à la sûreté de l'État et, de près comme de loin, continuèrent à le
surveiller de plus en plus étroitement. Pis que cela, ils cherchèrent
à s'en débarrasser par traîtrise. Un historien récent, Arthur Pascal,
observe que, « de nombreux espions veillaient partout, sur la
terre d'exil, sur les routes de la Savoie, aux voies d'accès du
Piémont, pour arrêter Janavel ou ses mandataires présumés, et chaque
lettre venant de Genève était anxieusement recherchée, retenue,
déchiffrée, de peur qu'elle ne cachât quelque manoeuvre
insidieuse... ».
Une intéressante correspondance, remontant à l'automne 1667, entre
Compans de Brichanteau et le comte de Buttigliera, adjudant de la
suite du Duc, a été publiée à ce propos. Le premier, chargé de trouver
quelque moyen de faire disparaître Janavel, proposait au second de
présenter au Duc un sicaire, prêt, moyennant une forte récompense, à
tuer le capitaine Janavel d'un coup d'arquebuse, à Genève même.
Compans faisait à ce sujet la remarque suivante : « Il lui
est plus facile qu'à aucun autre parce qu'il est fort familier avec
lui ». C'est ainsi que Janavel était menacé de bien près. Pour
une raison demeurée inconnue, le complot échoua. Mais, trois ans plus
tard, Compans revenait à la charge, proposant de rechef la louche
intervention de deux Savoyards, qui garantissaient remettre Janavel
mort ou vif entre les mains du Duc.
Bien qu'ignorant dans le détail les manoeuvres de ses
ennemis, l'exilé se rendit parfaitement compte de leur persistante
hostilité et des dangers auxquels il était exposé. Il n'en aura
cure ! N'était-il pas robuste encore, agile et dans la pleine
vigueur de ses cinquante ans ? Avait-il jamais craint le
danger ? Ah ! dans ce cadre limité de la
Madeleine au milieu de ses occupations de petit bourgeois, comme il se
sentait souvent oppressé ! À lui il aurait fallu les vastes
horizons de ses Alpes, les cimes neigeuses, l'air vivifiant, les
libres travaux de la montagne ! C'est ainsi que, dans les années
qui suivirent, il renouvela plusieurs fois l'aventure d'un voyage aux
Vallées. Et chaque fois avec le même succès !
La paix de l'exil.
Les premiers mois de 1670, on vit aboutir les langues et
multiples opérations relatives à la confiscation et à la liquidation
de ses biens à Liorato. Ils furent finalement attribués au gouverneur
Compans de Brichanteau. Tandis que les Vaudois des Vignes étaient
dispersés dans d'autres parties des Vallées, Catherine Janavel, qui
avait obtenu non sans peine, le remboursement de sa dot, abandonna
l'humble demeure, jadis berceau de son bonheur, témoin fidèle de tant
de joies et de tant de douleurs...
La ferme fut occupée par une famille d'agriculteurs
catholiques de Bagnolo. Puis elle passa de main en main. Mais
l'empreinte de Janavel ne pouvait en être effacée. Le souvenir de
l'énergique capitaine demeura gravé perpétuellement sur les murs et
dans la terre de Liorato et tout autant dans l'esprit des habitants.
Son nom prit forme de légende et c'est précisément pour cela que le
nom de Liorato tomba peu à peu dans l'oubli, pour faire place à celui
de Gianavella, que le lieu a conservé jusqu'à ce jour. C'est là un
monument spontané et indestructible élevé à la mémoire du héros.
Après six ans de séparation, à peine interrompus par de
rares et passagères visites, Catherine Janavel rejoignit enfin son
mari. Malheureusement, ce fut dans la vie de l'exilé, un bonheur de
bien courte durée, car cette épouse ferme et
fidèle s'éteignit bientôt, on ne sait dans quelles circonstances, le
laissant d'autant plus seul qu'il avait cru reconstituer durablement
son foyer.
Jusqu'en 1685, son existence se déroula sans incidents
nouveaux, dans le rythme monotone des occupations quotidiennes. Par la
pensée, il continuait à vivre au pays natal et sa maison était
toujours le centre des Vaudois de passage. Plus rassurantes étaient
les nouvelles qui lui parvenaient des Vallées : bonnes récoltes,
travaux satisfaisants, ambiance paisible, bienveillance du souverain.
On louait avec raison la fidélité, la bravoure des troupes vaudoises
entrées au service du Duc. On, sait qu'à cette époque, la
Duchesse-régente, Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, répondit
négativement à une requête du Pape tendant à reprendre la persécution
contre les Vaudois. Elle lui fit savoir que « si l'on n'avait
égard qu'à la seule politique et à l'intérêt temporel, il conviendrait
aux Altesses royales de laisser se répandre et se multiplier les
hommes des Vallées, qui sont fidèles, affectionnés, travailleurs et
utiles au pays ». Janavel pouvait donc se convaincre que son
sacrifice n'avait pas été vain.
Malheureusement, ses dernières années devaient être
assombries par des infirmités, telles que maladie de coeur et
hydropisie, signes précurseurs de la vieillesse. Obligé de renoncer à
son négoce, il obtint, grâce à l'affectueux intérêt de son ami
Turrettini, la pension annuelle de cent écus (versés par les cantons
protestants de la Suisse) à laquelle, jusqu'alors, il avait renoncé en
faveur de ses compatriotes indigents. De temps en temps, des soins lui
étaient accordés par l'un ou l'autre des membres de sa famille. En
1685, on vit s'établir chez lui un neveu qui portait intégralement son
nom : Josué Janavel. Et l'on sait aussi qu'une fidèle domestique,
Dorothée Malblanc, lui tenait sa maison.
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