Le premier message.
En 1685, vingt ans après
l'arrivée de Janavel à Genève,
l'existence apparemment paisible que l'on vient de
décrire, devait être agitée par
une nouvelle tempête : le drame qui
bouleversait la France allait réveiller chez
Janavel l'attachement passionné qu'il avait
toujours éprouvé pour son pays et
pour la liberté.
Après avoir longtemps
harcelé les Huguenots par des mesures
toujours plus draconiennes, le roi Louis XIV venait
de révoquer, le 13 octobre, l'Édit de
Nantes accordé par Henri IV à ses
sujets protestants. À dater de ce jour, le
culte réformé cessait d'être
autorisé. Des centaines de milliers de ses
sujets les plus capables et les plus fidèles
étaient condamnés à la ruine,
à l'exil ou au martyre. D'innombrables
cohortes de proscrits, lamentables victimes de
l'immense tragédie, prirent à nouveau
le chemin de Genève, de la Suisse et des
pays protestants.
Janavel en fut profondément
ému.
Dans le flot des réfugiés,
il avait certainement reconnu plusieurs Vaudois de
la vallée du Cluson (qui appartenait alors
à la France), du Pragelat, de
Fénestrelle, de Pérouse, de ce
Pinache qui, trente ans auparavant, s'était
ouvert à lui comme un refuge providentiel.
Informé par eux de la
catastrophe, il entrevit aussitôt le danger
que couraient ses chères Vallées, car
on sait combien étroites étaient les
relations de famille et d'alliance politique
unissant le Roi-Soleil et le jeune duc Victor
Amédée II de Savoie.
Bientôt commencèrent
à lui parvenir des nouvelles directes de ses
compatriotes, qui n'étaient pas sans
inquiétude à la vue de leurs
coreligionnaires fuyant le val Cluson. Craignant
pour eux-mêmes une agression des troupes
françaises, les habitants des basses
Vallées, pris soudain de terreur, avaient en
désordre gagné les hautes
régions du pays. C'est du moins ce que
rapporte un de leurs pasteurs, Sidrac Bastie, de
Saint-Jean, qui fut témoin de cet exode
dû à un effroi irraisonné. Peu
à peu, constatant qu'aucune entreprise du
souverain légitime ne les menaçait,
les esprits s'étaient calmés. Par un
décret daté du 4 novembre, tout en
interdisant aux Vaudois, pour des raisons d'ordre
politique, de venir en aide aux
réfugiés français, le Duc
laissait intactes leurs libertés civiles et
religieuses. Naturellement, préoccupations
et soucis ne cessèrent pas pour autant.
L'avenir apparaissait non seulement incertain, mais
redoutable.
À Genève, Janavel ne
laissait pas de participer ardemment à tant
d'inquiétudes. C'est en ces heures
troublées qu'il sentit se renforcer encore
les liens qui l'unissaient profondément
à la population des Vallées. Les
souvenirs des dures expériences subies
depuis plus de trente ans lui revenaient sans cesse
à la mémoire : ils lui rendaient
d'autant plus clair le sens des nouvelles menaces.
Poussé par la vigueur de sa volonté
et par l'ardeur du sentiment, qui chez lui
étaient restés jeunes, il aurait
désiré de toute son âme
reprendre immédiatement la route de la
Savoie et sa part des dangers menaçant ses
coreligionnaires. Rien ne lui semblait plus
désirable que de leur apporter le secours de son
expérience et de son affection. Mais
hélas ! cela ne lui était plus
possible. Il se sentait définitivement
lié à la terre d'exil par le fardeau
de l'âge et plus encore par la dure entrave
des infirmités. L'esprit demeurait prompt,
mais l'être physique ne pouvait suivre.
Souffrant avec intensité de ce conflit entre
des forces spirituelles restées intactes et
les faiblesses d'un corps usé par la lutte,
il résolut d'envoyer aux Vaudois un message
leur exprimant l'assurance de sa
compréhensive sympathie dans les tourments
qu'il endurait avec eux.
De ce contraste est né la
première de ses Instructions, document
extraordinairement intéressant, parce que,
comme l'observe l'historien A. Pascal qui l'a
découvert et publié, c'est là
peut-être l'unique, écrit quelque peu
important qui nous soit parvenu de la main de
Janavel. Il est libellé en italien, langue
dont, en dépit d'un quart de siècle
de vie à Genève, Janavel usait avec
le plus de facilité. La forme et
l'orthographe sont assez incorrectes. Nous savons
en effet que Janavel n'avait appris à
écrire qu'assez tard, à l'âge
adulte, et qu'il conserva toujours une
écriture de novice, lente, incertaine,
inégale. En matière de style, on peut
constater qu'aux formes dialectales qui lui avaient
été habituelles, le héros
vaudois entremêlait bon nombre de
gallicismes, ou même de phrases
entièrement françaises. À
celles-ci il donna une forme italienne :
exemples, larme pour lagrime (larmes), regreto pour
rincrescimento (regret), autore pour altezza
(hauteur), assaglenti pour assalitori
(assaillants), et ainsi de suite.
Si, à cela, on ajoute la forme
incorrecte de la phrase et l'absence de
ponctuation, il résulte une langue
grossière, irrégulière,
torteuse, qui pourtant, sous la plume du vieux
soldat, devient un outil étonnamment
efficace pour l'expression spontanée de sa
pensée. Mais c'est le contenu du message qui
est surtout intéressant. Si forte
était l'émotion
ressentie par Janavel, si pressant son désir
d'apporter son aide, que les pensées y sont
jetées pêle-mêle, sans aucun
ordre logique. Au fur et à mesure qu'elles
se présentent à son esprit, elles se
confondent, se pressent les unes les autres,
s'interrompent pour reprendre plus loin, comme
poussées par la passion débordante
qui les anime. Quelles que soient les
irrégularités de la langue au de la
phrase, ces réflexions sont exprimées
clairement, avec vivacité, comme jaillissant
d'un esprit qui, avant de les formuler, les a
profondément vécues. Pour pouvoir en
apprécier la valeur, à la fois
idéale et pratique, il est nécessaire
de les reclasser logiquement.
Le message est adressé au
Carissimo figliuol, au très cher fils, qui
avait à ce moment atteint la quarantaine et
qui ne nous est connu, on l'a déjà
noté, que par les quelques allusions dues
à l'affection du père. Il lui est
recommandé de communiquer de suite ce
message aux pasteurs, aux parents, à tous
ceux qu'il peut intéresser. Pour
compléter ses indications et ses
suggestions, il l'invite à s'adresser
à un réfugié français,
un certain Messer Desmoulins (Jacques-Charles
Desmoulins), auquel lui-même, à
Genève il a eu l'occasion de donner de vive
voix des informations et conseils importants.
« Il vous dira », ajoute
Janavel, « ce que je lui ai
recommandé, bien que je ne doute pas qu'il
n'ait fait son devoir ». Or, notre coeur
se serre en apprenant que ce même Desmoulins,
qui quelques années auparavant, avait
été capitaine des milices vaudoises,
dans l'expédition de Mondovi, lui que les
hommes des Vallées considéraient
comme un des leurs et comme « personne
d'honneur », lui qui, de plus,
était dépositaire des
précieuses, Instructions de Janavel, se
comportait en ce moment en véritable
traître, communiquant au chevalier Vercellis,
commandant du fort de la Tour, des informations
importantes sur l'attitude et les mouvements des
Vaudois. Nous le savons
aujourd'hui grâce aux rapports secrets que
l'inexorable méthode historique a
découverts, dans les archives d'État
de Turin !
Le message ne porte pas de date, mais le contenu
nous fait croire qu'il fut écrit dans le
courant du mois de décembre 1685 : on y
constate que Janavel connaît la
Révocation de l'Édit de Nantes, qu'il
est informé du fait que le Duc de Savoie
maintient jusqu'à ce jour intactes les
libertés religieuses et civiles des Vaudois
et que à cause de cela, le roi de France lui
est hostile et lui adresse des menaces. Janavel est
également informé, à son
« grand chagrin », que dans de
telles circonstances « les pauvres
Vallées sont furieusement
menacées ». De tout son coeur, il
aimerait à s'y trouver, pour collaborer
à leur défense, et il exprime son
inquiétude angoissée :
« Je baigne » - dit-il -
« mon oreiller des larmes de mes yeux du
regret de ne pas être avec vous ».
Mais en effet il ne le peut pas.
Il envoie donc son message
passionné, espérant que ses
compatriotes suivront ses traces. Il est certain de
l'hostilité du puissant Louis XIV à
l'égard du Duc de Savoie :
« le roi de France cherche la ruine
totale de notre prince souverain ». La
persécution religieuse contre les Vaudois
n'est qu'un prétexte, « pour
ajouter les Vallées à sa domination,
pour renforcer son pouvoir ». Il
prévoit une attaque pour l'hiver qui
vient ; c'est pour cela qu'il recommande aux
Vaudois un respect absolu à l'endroit du
Duc : « Il vaudrait mieux perdre
tous votre vie que d'abandonner votre
souverain ». Il sait que les cantons
suisses et la Hollande exercent une vigoureuse
action sur le Duc en leur faveur. N'a-t-il pas en
effet vu de ses yeux la copie d'une lettre
écrite par eux dans ce but :
« On ne peut rien voir de mieux fait ni
de mieux composé ; j'espère que cela
adoucira le coeur de son Altesse et des
Autorités supérieures, S'il
plaît à Dieu... ».
Si donc on considère la situation
à ce point de vue, le conseil qu'il
répète avec instance de se mettre
d'accord avec les catholiques de la plaire pour la
défense commune se trouve entièrement
justifié. Et il est curieux et significatif
de voir qu'il désigne pour réaliser
l'entente, en vue, d'une « étroite
alliance », précisément les
localités qui, trente ans auparavant,
s'étaient montrées les plus hostiles
aux Vaudois et qu'il avait lui-même le plus
durement frappées : Bricheraisio,
Saint-Second, Bibiana, Bagnolo, jusqu'à
Crissolo et aux communes de la Vallée du
Pô. Il recommande d'éviter
« tout froissement avec les voisins
papistes», même s'il en coûte
quelque sacrifice. Patience ! Il conseille
à tel effet de mettre des hommes de garde
aux couvents qui se sont dernièrement
établis dans les Vallées, au Villar,
à Angrogne, à Saint-Germain, au
Perrier, afin de « garder messieurs les
moines pour qu'il ne leur soit fait aucun
tort... ».
Mais, dans son anxieuse sollicitude,
Janavel prévoit aussi le pire ; trop
d'amères expériences d'antan lui
rappellent « qu'il ne faut pas se fier
à quiconque ». Aussi
suggère-t-il à ses compatriotes une
série d'indications utiles en vue de la
défense du pays. Il désigne les lieux
les plus favorables à des fortifications et
conseille d'élever un bastion du fond de la
vallée jusqu'à la crête. Il
donne des renseignements sur la façon de le
construire et insiste sur de menus détails
techniques. En ce qui regarde le combat, il propose
des moyens pour que le tir soit efficace et frappe
spécialement les officiers. Il
préconise l'achat d'arquebuses,
« car - dit-il - vingt pièces
d'arquebuses vous vaudront autant que cinquante
hommes de secours ». En ce qui touche les
pourparlers éventuels avec l'ennemi, il n'a
garde d'oublier les tromperies dont les Vaudois ont
autrefois souffert, aussi
recommande-t-il la plus grande
circonspection : « Que es
délégués vaudois ne se
laissent jamais conduire en un lieu
fermé ». Puis considérant
combien les pasteurs sont nécessaires
à la vie du peuple, il invite ses
compatriotes à ne pas les abandonner aux
mains de l'ennemi. « Vous ne les
laisserez plus sortir des Vallées ni pour
promesses ni pour belles paroles qu'ils (les
ennemis) sachent dire... ».
Enfin, il recommande à plusieurs
reprises de « tenir ferme »,
« de veiller à
l'union », ci de prendre
courage », rappelant l'exemple des
ancêtres, qui « avaient bien
réussi » dans la défense
des Vallées, « quoiqu'elles ne
fussent pas en aussi bon état qu'elles le
sont à présent ». En
conclusion, il élève l'âme vers
Celui qui est la forteresse inébranlable des
Vaudois : « Au nom de Dieu, prenez
courage et je vous informe que petits et grands ici
prient pour vous ; et nous vous
déclarons qu'il n'y a jamais eu ville ni
lieu au monde qui se soit acquis un honneur tel que
les Vallées pour soutenir le nom de Dieu et
le Saint Évangile de notre Seigneur
Jésus-Christ... ».
Tel est, dans sa forme rude et inculte,
le contenu du premier message de Janavel. Le
caractère de l'homme qui l'écrivit
s'y révèle clairement :
simplicité, courage, loyauté,
fermeté, foi en Dieu, dévouement
à la patrie et solidarité avec ses
compatriotes. Le message partit de Genève et
parvint aux Vallées. On le reçut et
on le lut. Il constitua certainement pour les
Vaudois un élément précieux de
la résistance à laquelle on se
préparait.
Le second
message.
Janavel continua d'attendre avec
anxiété les nouvelles des
Vallées. Elles arrivaient sans cesse. Un
informateur, nommé
Martin, étudiant allemand, qui se trouvait
à Genève à ce moment et eut
l'occasion de se rencontrer avec le vieux
combattant chez un pasteur ami, rapporte que
« durant les quinze jours qu'il
s'arrêta en cette ville, il ne s'en passa
aucun qu'il n'arrivât ou courrier ou
estaffette de la part des Vallées de
Luserne, tant pour demander aide et conseil que
pour avoir avec eux le capitaine
Janavel ». Celui-ci quoique
éloigné, pouvait donc suivre en
pensée ses frères dans la
détresse, presque vivre avec eux.
Toujours davantage s'assombrissait
l'horizon.
Les Vaudois n'étaient pas
à même de connaître la forte
pression exercée, dès le mois
d'octobre, par le roi de France sur le Duc de
Savoie : Louis XIV n'avait-il pas
été jusqu'à lui offrir le
concours de ses trouves, afin qu'à son
exemple, Victor-Amédée Il se
décidât à supprimer par la
violence « la religion prétendue
réformée » ! Ils ne
pouvaient savoir que le Duc, après une
résistance de trois longs mois, allait
être obligé de céder, car la
pression se transformait graduellement en menaces
et les menaces en ordres péremptoires
vis-à-vis desquels il n'était
malheureusement pas d'autre issue que la
soumission. Mais, à bien des signes, les
Vaudois voyaient empirer leur situation :
requêtes et députations n'obtenaient
à Turin que des réponses
ambiguës ; à leur endroit, mesures
restrictives et vexatoires ne cessaient
d'être prises : aux Vallées, les
garnisons ducales étaient renforcées.
Bien que vagues encore, des bruits circulaient de
persécutions prochaines. L'agitation ne
faisait qu'augmenter.
Aussi bien, les Valdesi
commençaient-ils à éprouver le
besoin de s'organiser, de faire face au
danger ; mais sans idées nettes sur
l'attitude qu'ils devraient observer, on les
sentait déprimés et anxieux. Leur
état d'âme est ainsi
résumé par A. Pascal :
« perplexité et inquiétude
sur leur sort, indécision
et discordances, sur la voie à
suivre ». Ils ressentaient surtout la
nécessité d'avoir quelqu'un qui les
guidât, qui sût leur donner
unité de décision et d'action, et
comme nul ne s'imposait par ses qualités et
son autorité, ce fut au capitaine
exilé qu'ils s'adressèrent, car
auprès d'eux son prestige, était
demeuré grand. Josué Janavel
était le seul homme qui pût s'imposer
à eux et les diriger dans ces circonstances
difficiles. C'est pourquoi, dès avant la fin
de l'année, lui parvinrent, non seulement de
multiples consultations, mais aussi d'instantes
requêtes : on le suppliait de retourner
lui-même aux Vallées, pour redevenir
le Chef.
Très malheureusement, son mauvais
état de santé ne pouvait
qu'entraîner un nouveau refus. Il se sentit
appelé a rédiger pour ses
compatriotes un second message, plus
général et plus complet, qui, outre
les dispositions pratiques dictées par les
circonstances, leur apportât le
témoignage de son affection et de sa
sollicitude fraternelle.
« ... Ces peu de
mots », écrit-il, « sont
pour vous saluer de tout mon coeur et vous donner
des témoignages de l'amour que je vous
porte : vous ne serez pas fâchés
de savoir mes sentiments sur plusieurs choses qui
vous regardent. C'est que si Dieu vouloit mettre
votre foi à l'épreuve comme l'on dit
et comme l'on croit, je vous prie de prendre en
bonne part ce que vous apprendra la
présente... ».
Tel est le but de la seconde de ses
Instructions. Cette fois, celles-ci sont en
français. un français populaire mais
correct, écrit par une personne habitude
à rédiger, par l'un de ses amis
genevois, qui, lui servant de secrétaire,
exprime pour lui ses pensées avec ordre.
Mais l'inspiration impétueuse,
passionnée même, est vraiment de
Janavel. Un post-scriptum de onze lignes, remarque
Muston, est écrit de sa
main, également en français ;
c'est un, conseil important ajouté à
la hâte et au dernier moment.
Cette Instruction est adressée
non plus à une personne en particulier, mais
à tous les Vaudois engagés dans la
lutte, « aux très chers amis et
frères en Christ » et,
déjà dans cette introduction, vibre
le sentiment de solidarité, d'affection et
de consécration religieuse qui inspire tout
l'écrit.
Il ne porte pas de date, mais le contenu
permet de le rapporter aux premières
semaines de l'hiver, entre la fin de l'année
1685 et le commencement de 1686, alors que le Duc
n'a pas encore pris de décision ; le
danger approche, se précise, rend
nécessaire une ferme attitude d'esprit, une
préparation matérielle et spirituelle
sûre.
C'est un message long et mûri,
dans lequel est exposé tout un plan d'action
pratique on y trouve, inspiré de
l'élément religieux, un
règlement pour l'organisation de la troupe,
un plan pour les fortifications et les dispositions
du terrain, une méthode de combat, des
ordres pour la défense, la résistance
et les négociations avec l'ennemi.
L'exposé est suivi de notes ajoutées
ça et là :
« J'avois oublié de
vous dire... ».
Ce sont là des conseils, des
suggestions, des avertissements, non sans valeur,
qui traversent l'esprit de Janavel et lui
paraissent nécessaires à l'ensemble
du tableau.
Mais, ce qui surtout caractérise
le message, c'est le souvenir continuel des
expériences vécues. À
plusieurs reprises, l'auteur se reporte aux faits
du passé :
« Souvenez-vous du massacre de
l'année 1655... ».
« L'année 1655, nous
battîmes l'ennemi avec peu
d'hommes... ».
« Ceux de Saint-Jean, qui
avoient discouvert leurs maisons selon mon
advis... ».
Développant de telles
pensées dans l'isolement de sa chambre de
malade, Janavel évoque sa bouillante
activité de guerre, ses habiles mouvements
tactiques, son dévouement passionné
pour la religion et la patrie ; sa noble
personnalité revit toute entière,
forte, hardie, généreuse. Son message
devient une admirable tranche de vie.
Examinons-en rapidement les points
essentiels.
Trois principes fondamentaux sont
nécessaires au peuple vaudois, pour
résister et vaincre.
D'abord la
solidarité :
« La première chose que
vous avez à faire est d'être tous bien
unis... ».
Puis la présence et l'aide, de
Dieu :
« Des hommes qui craignent
Dieu et combattent pour sa cause... Le Seigneur
vous donne l'esprit de conseil et la crainte de Son
nom ».
La conduite honnête,
sérieuse, austère de la
vie :
« Ainsi faisant »,
conclut-il, « vous verrès que
l'épée de l'Éternel nostre
Dieu sera de vostre
costé ».
Parmi le peuple appelé à
combattre, une tâche particulièrement
importante est assignée aux pasteurs, qui
sont « les serviteurs du Seigneur sur la
terre », pour maintenir le sentiment de
Dieu, l'union, l'honnêteté de la
conduite. Il faut donc les entourer de respect et
d'honneur, les sauver des dangers du combat. En ces
temps de guerre si sérieux, les tâches
des pasteurs sont indiquées avec
précision : « Suivre leur
peuple jour et nuict, donner courage aux
combattants, consoler les mourans, faire mettre en
lieu de seureté les blessés et les
povres familles ». C'est eux qui
convoqueront le peuple en de grandes
assemblées et, « après les
exhortations nécessaires, selon la parole de
Dieu, ils obligeront grands et petits de lever leur
main à Dieu et de luy jurer
fidélité et à son
église et à leur patrie, quand
même il s'agiroit de la dernière
goutte de leur sang et du
dernier soupir de leur vie ». C'est le
souvenir des assemblées solennelles de la
Pentecôte de 1663 qui revient à la
pensée du vieux capitaine ; et l'on a
là comme une vision prophétique du
serment de Sibaud.
En second lieu, après
l'obéissance à Dieu, Janavel
recommande la fidélité au
souverain : « il n'y a point d'autre
après Dieu que luy sur la terre ».
Et dans la situation actuelle toujours si
grave : « la première chose
que j'ay à vous dire », -
écrit-il - « c'est de
présenter des requêtes à votre
souverain, les plus humbles qu'il se
pourra... ».
Mais, de toutes façons, il faut
veiller et être prêt. Pendant les
pourparlers, des hommes doivent être
placés de façon à surveiller
les tentatives de violence ou de trahison de
l'ennemi. Qu'on ne se laisse pas prendre ou
attendrir par des assurances de paix, par des
menaces ou des promesses. « Lorsqu'on
vous menace le plus, c'est alors qu'il faut
craindre le moins ». Qu'on n'admette
à aucune condition des garnisons militaires
dans les Vallées, « autrement vous
estes asseurément perdus. Souvenez-vous du
massacre de l'année 1655 et de toutes les
perfidies dont on sa sert aujourd'hui : tout
cela vous doit servir
d'exemple... ».
En troisième lieu, Janavel trace
un règlement pour l'organisation des
troupes, la construction et la disposition des
fortifications, ainsi que pour la conduite de la
guerre. C'est le valeureux capitaine de 1655 et de
1663 qui revit ici, clair et précis dans son
jugement, prompt dans l'action, et habile à
obtenir d'heureux résultats. Il s'y montre
mûri par sa connaissance profonde des hommes
et des lieux, par les dures expériences du
passé, par les longues méditations de
l'exil. Dans ces Instructions, c'est bien le manuel
de la guerre vaudoise qui se trouve
définitivement formulé.
En ce qui touche la tactique, Janavel ne
s'étend guère : les indications
très sobres qu'il ordonne s'appuient sur ses
propres expériences, dont l'issue favorable
a pleinement démontré la
justesse. Pour l'attaque, il conseille d'assaillir
l'ennemi le soir, afin de profiter des avantages de
la nuit ; dans la poursuite, de
procéder avec élan en divisant la
troupe « en deux bandes, l'une par flanc
et l'autre par pointe, afin de vous garantir des
embûches ». Pour le tir, il faut
attendre que l'ennemi approche, et viser surtout
les officiers, reconnaissables à leurs
insignes distinctifs ; « eux
abattus, la troupe est perdue ». Ne
jamais commander la retraite, qui encourage
l'adversaire et décourage les nôtres.
Ne jamais craindre l'ennemi : quelque
formidable que soient ses artifices de guerre, il
sera certainement arrêté et vaincu par
des hommes craignant Dieu et combattant en Son
Nom... ».
Ce second message, expression de
l'âme même de Janavel, partit, comme le
premier, de Genève. Comme le premier, il
arriva aux Vallées. Comme le premier, on le
lut.
Mais nous ne possédons aucun
témoignage direct de l'impression qu'il
produisit là-bas : nul rapport du temps
n'y fait allusion. Toutefois, deux constatations
très intéressantes nous permettent
d'en attester non seulement l'existence mais les
résultats : la première est le
fait qu'un exemplaire du message repose aux
Archives de Turin, muni de l'annotation que nous
traduisons de l'italien : Mémoires et
avis donnés aux Religionnaires pour se
défendre en cas d'attaque. On aimerait
reconstruire l'histoire de ce manuscrit pas mal
détérioré, certainement
parvenu chez des Vaudois. et consulté par
eux dans les premiers mois de l'année 1686,
puis dérobé par un persécuteur
lors du massacre d'avril ou durant la
débâcle de mai, enfin porté
à Turin comme une preuve de la soi-disant
révolte du peuple
persécuté.
La seconde constatation est de nature
bien différente : elle résulte
de l'attitude particulière du peuple vaudois
ainsi que de son comportement
entre janvier et mars de cette même
année, lorsque, précisément,
il put prendre connaissance du dit message. Cette
attitude et cette manière d'agir semblent
répondre de façon si impressionnante
aux Instructions de Janavel qu'on ne peut croire
à une simple coïncidence.
A. Pascal constate en effet que les
Vaudois qui, dans les dernières semaines de
l'année 1685, s'étaient
montrés hésitants et timorés,
adoptèrent au contraire, dès le mois
de janvier de l'année suivante, une position
infiniment plus ferme et se
préparèrent courageusement à
la défense, comme s'ils eussent subi l'effet
d'une inspiration éminemment tonique. C'est
ainsi qu'ils firent preuve d'une réelle
vaillance lorsque parut l'édit du 31 janvier
1686, publié dans les Vallées le 7
février, édit par lequel leur
religion était officiellement interdite et
impitoyablement supprimée : aucun
désordre, nulle panique, mais un accueil
plein de froideur et de dignité, venant
d'hommes qui, ayant prévu le danger, ont
clairement établi leur ligne de conduite. Et
c'est précisément en cela
qu'apparaît la conformité de leur
attitude avec les Instructions de Janavel.
Un peuple
apparemment
anéanti.
Comme le chef avait recommandé
une fidélité absolue à Dieu et
à la Parole de l'Évangile, ils se
montrèrent inflexibles devant toute
tentative visant à faire taire la voix de
leur conscience. Leurs actes publics le
démontrent nettement, Preuve en soit un
certain Malanot, personnage important de la
vallée de Saint-Martin, qu'on vit
s'entretenir sur la place de Luserne avec le
commandant De la Roche et lui déclarer tout
uniment « qu'ils étoient
résolus de périr tous plustost que de
changer de religion ».
Aussi le gouverneur Morozzo pouvait-il
écrire au Duc :
« Ces hérétiques
sont obstinés et parlent entre eux
hardiment ; ils déclarent de vouloir
plus tôt perdre la vie que la
religion... ».
Comme Janavel l'avait conseillé,
ils cherchèrent avec une insistance toute
particulière à retenir les pasteurs
auprès d'eux en réclamant les secours
de leur ministère : « Les
ministres sont encore tous dans les
Vallées », écrivait
Morozzo, le 17 février, « retenus,
comme on le suppose, par force par les
hérétiques » (il ne pouvait
naturellement pas croire qu'ils pussent demeurer
là par devoir), « lesquels
prétendent ne pas pouvoir vivre sans ceux
qui leur prêchent leurs faux dogmes et leur
administrent leurs prétendus
sacrements ».
Également comme Janavel l'avait
recommandé, après avoir
adressé au peuple de chaleureuses
exhortations, les pasteurs demandèrent
à celui-ci d'une façon solennelle, le
dimanche 6 mars, la promesse d'une absolue
fidélité à la religion et
à la patrie. De la Roche, dans une lettre
datée du 7, signale particulièrement
le pasteur Jean Giraud, de la Tour qui, dans le
Temple des Coppiers, alors qu'il invitait ses
paroissiens au serment, serrait avec fierté
dans sa main une épée nue. La foule
assistait sérieuse, recueillie, unanime,
toute armée et prête à la
résistance.
Encore comme Janavel l'avait
suggéré, les Vaudois
envoyèrent immédiatement au Duc une
délégation chargée d'une
requête dans laquelle, après avoir
exprimé leur dévouement et leur
fidélité au souverain, ils
imploraient sa protection et en même temps le
priaient ouvertement de révoquer
l'édit. N'avant obtenu aucune réponse
favorable, ils envoyèrent avec constance le
mois suivant deux autres requêtes
analogues.
Et toujours, comme Janavel l'avait
prescrit, ils renforcèrent la surveillance
du pays, afin de prévenir une surprise de
l'ennemi : tous les accès, de la plaine
aux hauteurs, furent
contrôlés et pourvus de corps de
gardes armés. Les habitants du fond de la
vallée abandonnèrent leurs maisons et
se retirèrent dans les montagnes avec tout
ce qu'ils pouvaient transporter. Rora fut
complètement délaissée, selon
les indications de celui qui avait si
héroïquement défendu ce haut
village.
Ils se mirent à construire des
fortifications aux lieux mêmes
indiqués par Janavel et s'efforcèrent
d'y accumuler vivres et munitions. « Ce
ne sont tout autour d'Angrogne, aux Geymets, au col
du Taillaret, et, pour la vallée de
Saint-Martin, au pont de la Tour »,
écrivait Morozzo le 24 février,
« que murailles de pierre sèche de
la hauteur d'un homme, avec fosse derrière,
murailles de pierre et de terre, fournies
d'ouvertures, et fossés en forme de
tranchées ». Bon gré mal
gré, la population catholique dut
s'éloigner de divers points des hautes
Vallées.
Enfin, et toujours sur le conseil de
Janavel, les Valdesi distribuèrent leurs
hommes d'armes en compagnies légères,
agiles, bien préparées, avec
capitaines et subalternes. Ainsi le commandant De
la Roche en informât-il le Duc, dans une
lettre datée du 4 mars. L'effectif total des
troupes vaudoises pouvait s'élever à
quelque deux mille cinq cents ou trois mille
hommes, tous prêts et résolus. Le 6
mars, par un heureux coup de main, ils firent
prisonniers un groupe de catholiques entre la Tour
et le Villar et s'emparèrent de leurs
armes.
Les Instructions du Capitaine des
Vallées furent ainsi suivies avec une
fidélité scrupuleuse, comme si
lui-même avait été
présent. Et pour en rendre le contenu plus
clair et plus précis, ses subordonnés
le résumèrent en un Règlement,
admirable dans son austère simplicité
et son inflexible rigueur. Il nous plaît d'en
rapporter l'introduction telle qu'elle est
citée par Muston : « Puisque
la guerre que l'on intente contre nous est un effet
de la haine contre notre
religion et que nos péchés en sont la
cause, il faut que chacun s'amende et que les
officiers aient soin de faire lire de bons livres
dans les corps de garde à ceux qui demeurent
en repos, et de faire dire la prière soir et
matin... ».
C'est ainsi Janavel qui parle en
personne, dans les Vallées livrées
aux tourments, et c'est sa pensée qui, comme
trente ans auparavant, va guider et inspirer les
combattants.
Malheureusement il manqua à ces
dernier chef qui les réunit tous sous une
seule volonté, qui les dirigeât en,
une action unique. Ils en avaient pleinement
conscience. Personne à ce moment-là
ne pouvait remplacer le chef d'autrefois. Cette
carence devait fatalement produire au moment de la
crise, la désunion et la ruine.
Or, chose étrange, la crise fut
provoquée par l'intervention même des
ambassadeurs des cantons protestants de la Suisse,
Gaspard et Bernard de Muralt, qui, chargés
de la défense des Vaudois auprès de
la Cour de Turin, se rendirent compte que rien ne
pouvait sauver les Vallées d'une ruine
complète. Ils obtinrent donc du Duc
l'autorisation de proposer aux Vaudois une
émigration générale. Ce projet
fut présenté, le 23 mars, par leurs
auteurs au cours d'une grande assemblée dans
le temple du Chabas. Les Vaudois en furent d'abord
consternés, presque offensés :
n'étaient-ils pas prêts à
lutter jusqu'au bout pour conserver leur
Église et leur patrie ? Or, la chose
qu'avec les intentions les plus
généreuses, on venait leur proposer,
ce n'était rien moins que la perte de cette
patrie, la ruine de l'Eglise, la fin de leur
peuple !
Leur premier mouvement fut un refus
catégorique. Mais à la suite de
longues et pénibles
délibérations qui remplirent
plusieurs assemblées consécutives,
l'argumentation pressante des représentants
de la Suisse finit par convaincre une partie
d'entre eux. On accepta l'exil. Hélas ! des
divisions, des
scissions en
résultèrent ; on perdit la belle
ardeur des jours précédents, la foi
dans la résistance armée et dans la
force de la solidarité.
Survint alors le deuxième
édit, daté du 9 avril, où le
Duc de Savoie établissait
définitivement les modalités de
l'émigration et fixait
l'échéance entre le 21 et le 23
avril. Ces conditions parurent inacceptables aux
Vaudois, principalement l'ordre d'abandonner leurs
armes avant le départ. Une assemblée
générale, réunie le 14 avril
au Temple de Rocheplate, se montra unanime à
repousser l'offre d'émigration et
décida de résister jusqu'au bout. On
le devait surtout à l'intervention
passionnée du pasteur Henri Arnaud.
Malheureusement, cette unanimité ne fut
qu'éphémère. Privés de
l'autorité d'un chef unique capable de
réunir toutes les forces du peuple en un
seul bloc, chaque vallée, chaque commune ou
peu s'en faut, voulut agir par elle-même. Un
dernier appel des ambassadeurs (qui
présentaient l'exil comme l'unique moyen
d'échapper à l'extermination)
contribua à diviser davantage les esprits.
Bien que, le 19 avril, une nouvelle
assemblée convoquée à
Rocheplate ait confirmé la décision
du 14 tendant à la résistance
opiniâtre, nombre d'assistants
manifestèrent une opinion contraire. Les
débats se prolongèrent, mais lorsque
les habitants du Val Saint-Martin se furent
déclarés prêts au
départ, il n'était déjà
plus temps...
Le 22 avril, les puissantes
armées des souverains de Savoie et de France
se lancèrent à l'assaut de cette
poignée de montagnards irrésolus et
désunis. Ils n'eurent pas de peine à
anéantir de rares foyers de
résistance. En quelques jours, les Vaudois
écrasés subirent le sort fatal ;
les survivants furent dispersés dans les
prisons du Piémont et les Vallées
vendues aux enchères à des
étrangers.
Apparemment, tout semblait perdu et le
peuple vaudois à jamais anéanti.
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