La Glorieuse Rentrée
À peine de retour à
Genève, Janavel dut apprendre que, par
malchance, l'expédition des Vaudois
combinée par Arnaud, Pellenc et Robert avait
échoué dès ses débuts.
En dépit des précautions, les
allées et venues des exilés avaient
éveillé l'attention des
autorités et celle des populations. Le
rassemblement prévu dans la plaine de Bex
n'avait pu passer inaperçu. Aussi vit-on les
catholiques de la Savoie et du Valais courir aux
armes et bloquer de façon menaçante
le pont et les passages du Rhône. Intervenu
sur l'ordre du Gouvernement de Berne, le bailli
d'Aigle s'efforça de convaincre les Valdesi
réunis dans son district de
l'impossibilité où ils étaient
de partir dans d'aussi mauvaises conditions.
À ces exhortations s'ajoutèrent
celles, pleines d'affection, d'Henri Arnaud, leur
chef. Aussi les exilés
renoncèrent-ils à leur projet, et,
mornes et découragés, ils se
dispersèrent à nouveau sur la terre
d'exil.
Janavel en éprouva une
amère déception et cet échec
lui fut d'autant plus dur qu'il devait avoir des
répercussions fort pénibles sur le
sort des Vaudois en général autant
que sur le sien en particulier. D'une part, les
cantons protestants, las de l'obstination des
Vaudois qui leur valait tant d'ennuis d'ordre
politique et même d'ordre économique,
décidèrent d'obliger ces hôtes
inquiétants à passer en Allemagne
où ils contraignirent quelques centaines
d'entre eux à gagner le Palatinat et le
Brandebourg. Un tel éparpillement devait
rendre bien difficiles les rendez-vous
nécessaires à une nouvelle
expédition.
D'autre part, le gouvernement de
Genève, qui s'attendait aux protestations
des résidents de France et de Savoie,
concentra sa mauvaise humeur sur Janavel,
considéré comme l'inspirateur
principal de l'affaire. Sitôt qu'il eut
connaissance des faits, le Conseil décida de
l'expulser avec les autres Vaudois résidant
à Genève. Le vieux capitaine, dont
l'état de santé avait empiré
du fait de ces émotions, se présenta
immédiatement devant le plus haut magistrat,
exprimant « chagrin et surprise de sortir
en l'estat d'infirmité et de faiblesse en
lequel il était ;
cependant », déclarait-il,
« il obéirait ». Le
Conseil s'apitoya et, le 29 juin, retira l'ordre
d'expulsion.
Trois semaines plus tard, nouvel
esclandre : Henri Arnaud, l'inlassable
animateur, arrive à Genève et tient
chez Janavel de nouveaux conciliabules, très
probablement pour s'opposer au danger d'un ordre de
dispersion dont on menace les Vaudois. Cette fois,
c'est au tour d'Arnaud de se voir, le 20 juillet,
l'objet d'une mesure d'expulsion immédiate,
« vu qu'on a des considérations
pour lesquelles on ne peut le souffrir
ici ». Puis le Conseil décide
d'inviter derechef Janavel à sortir
« incessamment » de
l'État ; et, le 28, il lui renouvelle
l'injonction, « pour bonne
considérations qui lui sont
connues ».
Une fois encore, Janavel, dont la
santé est de plus en plus atteinte, obtient
du gouvernement l'ajournement de sa peine.
Il faut reconnaître, que tout en
sauvant les formes, le dit Conseil fit preuve dans
ces circonstances orageuses d'une indulgence non
dissimulée pour le vaillant proscrit et pour
la cause à laquelle il s'était
voué.
À peine le calme revenu, Janavel
en dépit de sa fatigue, reprit pour la
troisième fois l'effort d'organisation de la
Rentrée, à laquelle il allait
consacrer ses dernières énergies.
À vues humaines, tout semblait perdu :
les Vaudois dispersés, les autorités
suisses nettement contraires, les agents
français et piémontais sur le
qui-vive. Mais le vieillard ne perdit ni foi ni
courage. Le corps pouvait fléchir,
l'âme non !
Avec ses fidèles compagnons, il
reprit inlassablement le projet et le fit de
façon si prudente, si habilement
discrète que les soupçons des
gouvernements n'en furent plus
éveillés. En automne, Henri Arnaud se
rendit en Hollande auprès du plus puissant
ami des Vaudois, Guillaume III d'Orange, alors
à la veille du coup d'État qui
devait, ce même mois de novembre 1688, faire
de lui le souverain de l'Angleterre. Il rapporta de
cette visite non seulement de l'aide et des
encouragements substantiels, mais aussi des
nouvelles considérables ; la cour
batave lui révéla que le moment le
plus favorable à l'organisation d'un retour
semblait imminent, car une rupture entre Louis XIV
et Victor-Amédée II pouvait
être prévue dans un avenir
rapproché. Le Duc de Savoie,
exaspéré des prétentions du
roi de France, était en effet sur le point
de se rapprocher du nouveau roi d'Angleterre et
devait se trouver ainsi lié aux puissances
de la Ligue d'Augsbourg, alors en guerre contre la
France. Une fois cette alliance bien
établie, les Vaudois trouveraient à
la Cour de Turin non plus un adversaire mais un
ami.
Les préparatifs se poursuivirent
durant tout l'hiver et le printemps de 1689, avec
une ardeur jamais lassée. Janavel y
participa activement. L'organisation de cette
troisième tentative étant
achevée, on vit les Vaudois, sous la
direction d'Henri Arnaud, éviter adroitement
la surveillance des
autorités suisses, se réunir à
Prangins, près Nyon et, dans la nuit du 25
au 26 août, traverser sans obstacle la partie
du Léman dénommée Petit Lac
pour inaugurer, à travers la Savoie,
l'expédition dite de la Glorieuse
Rentrée.
Ayant désormais accompli sa
tâche, le vieux Janavel, confiné dans
son logis de la Madeleine que n'animaient plus
d'incessantes allées et venues, ne cessait
de présenter à Dieu son peuple en
route pour la terre promise...
Les premières nouvelles relatives
à la Glorieuse Rentrée
arrivèrent très promptement dans la
cité du Refuge. Déjà, le 12
septembre, comme l'écrivait le
résident de France, le bruit courut que les
Vaudois étaient parvenus aux
Vallées ; ceux qui étaient
restés sur les bords du Léman en
furent enthousiasmés : « Ils
ont repris courage », observait le
résident, « ne croyent plus rien
d'impossible et qu'il n'est point d'entreprise,
quelque téméraire qu'elle puisse
être, à laquelle ils ne soient
capables de se porter dans la confiance que leur
donne le succez de celle des Luzernois ».
Et le représentant du Roi ajoutait comme
malgré lui : « C'est en effet
une chose étonnante que huit cents
misérables, sans discipline et sans chefs,
ayant passé le lac de Genève à
quatre reprises différentes sur de
très chétifs bateaux, aient
réussi dans une entreprise si
difficile... ». Enfin, le 20 septembre,
le même résident annonçait
« qu'était arrivée à
Genève la nouvelle extraordinaire que les
Vaudois avaient battu les Français à
Salbertrand et étaient entrés
victorieux dans les Vallées ». Il
ajoutait même : « Cela a
achevé d'échauffer le courage de nos
réfugiez ; les misérables ne
croient pas que rien soit capable de les
arrester... ».
Janavel, qui continuait à suivre
en pensée et non sans grande
inquiétude la phalange de ses
opiniâtres compatriotes,
fut certainement l'un de ceux qui
manifestèrent hautement leur joie, leur
enthousiasme même. Ce fut pour lui, durant
les derniers mois de sa vie, un très grand
réconfort.
Dernier regard sur le passé
Voyant approcher, la fin, le Capitaine
des Vallées voulut assurer l'expression de
ses dernières volontés. Le 3 janvier
1690, il dicta son testament à maître
Gabriel Grosjean, notaire à Genève.
C'est un document bref et plutôt sec :
à l'exception de l'invocation
initiale : « Après avoir
recommandée son âme à
Dieu », il contient une simple
série de legs, par lesquels le vieux
combattant disposait au bénéfice de
sa parenté des fonds qui lui étaient
restés. Cette pièce nous permet de
reconstituer l'état de sa famille
dispersée par la violence de ces temps
tragiques.
Essayons par l'imagination de nous
représenter la scène, selon les
données du document, tel qu'il peut
être consulté par les amateurs
d'histoire précise.
Au matin de ce jour, sentant la
faiblesse gagner, Janavel cria de son lit à
sa fidèle servante :
- Dorothée, viens un instant
auprès de moi ! Je voudrais
écrire aujourd'hui mon testament ; le
Seigneur ne me réserve peut-être plus
de longs jours, et le peu que je possède, je
veux le distribuer équitablement.
Sitôt, ma bonne, que tu auras terminé
ton ouvrage, tu iras donc quérir
Maître Gabriel Grosjean, le notaire, et le
prieras de passer à mon domicile cet
après-midi. Je resterai au lit ce matin, car
mes jambes sont enflées et mon souffle est
court, mais je me lèverai ensuite pour
recevoir dignement l'homme de loi et lui dicter mes
dernières volontés...
Tandis que la servante s'affaire, lui,
adossé à ses oreillers et les yeux
mi-clos, se prend à dresser en sa tête
les brèves instructions qui seront son
testament. Après avoir recommandé son
âme à Dieu, il passera en revue les
membres de sa famille dispersée par la
violence des temps. Hélas ! sa, femme,
si vaillante, si aimée, l'a
précédé depuis quinze ans dans
l'au-delà : quel réconfort ce
fut de l'avoir auprès de lui dans son logis
d'exile où elle a pu, malgré un trop
court séjour, laisser sa douce
empreinte ! Tournant son regard vers la petite
fenêtre par laquelle entrent les bruits
familiers de la rue, grincement de charrettes,
sifflet d'un compagnon au travail, coups sourds du
tonnelier frappant sur le bois, Janavel croit un
instant voir s'y encadrer la silhouette de celle
qui cousait là, assise, un peu
voûtée, au plus près de la
lumière...
« Il ne se passera plus si
longtemps que je ne la rejoigne dans la vraie,
l'éternelle
clarté ! », songe-t-il.
« Là-haut aussi, je retrouverai
mon fils, ce malheureux, disparu on ne sait trop
où, mort dans le massacre de 1686 ou dans
une prison du Piémont. Mes enfants !
Leurs destins furent singulièrement durs,
comme ceux de la plupart des habitants des
Vallées, mais, le Christ l'a promis, ils
auront la vie éternelle, car ils ont tout
sacrifié ici-bas ! Jeanne, morte la
même année que son frère... Et
son mari, Jean Muston : quel fidèle
compagnon d'exil ne fut-il pas pour moi ?
jeté en prison, il en est sorti brisé
par la maladie pour venir mourir en Suisse. Leur
fils, Pierre, lui que j'ai vu avec fierté se
joindre à l'expédition de la
Rentrée, il a aussi été fait
prisonnier par les Français. Où
peut-il se trouver désormais ?
Enchaîné sur les galères de
France ? Que Dieu le garde
fidèle ! Et si jamais il est rendu
à la liberté, ce sera peut-être
grâce aux huit cents écus que son,
grand-père va lui léguer
aujourd'hui ! Marguerite, ma fille, veuve de
Barthélemy Marauda, vit encore, et Marie
aussi, : femme d'Etienne
Bonnet ; mais je ne les reverrai pas, car
elles sont quelque part en exil en Suisse avec les
leurs ; elles seront mentionnées, bien
sûr et parmi les premières, quand
Maître Grosjean écrira mes
volontés.
« ... Ne pas oublier non plus
mes trois neveux : Josué et Jean, fils
de Joseph mon frère, tombé si jeune
en 1663, sont tous deux des Vaudois dignes de ce
nom - Josué a signé avec le chef des
« Invincibles » et
moi-même le message envoyé à de
Muralt en 1686 ; Jean, hélas ! un
de plus qui languit dans les prisons du
Piémont ! Mais il en sortira, si Dieu
le veut ! Enfin, le fils de mon frère
Jacques, un Jean aussi, sera mon dernier
héritier, sans compter les pauvres de
l'hôpital de Genève et les
protégés de la Bourse
italienne...
« ... Naturellement, je ne
veux pas négliger Dorothée Malblanc,
ma vieille servante qui me soigne avec tant de
fidélité... Mais, le temps a
passé durant ma rêverie : je
pense qu'elle ne va pas tarder à
rentrer.
« Me voici prêt pour
l'arrivée du tabellion. Puissé-je
être prêt aussi quand le Maître
viendra me chercher... Et qu'il ne tarde plus
trop !... »
Message inespéré.
Peu de temps après, Janavel eut
encore l'ultime et grande joie de recevoir, d'une
manière vraiment providentielle, des
nouvelles directes des Vaudois rentrés dans
ses chères Vallées.
Un jour, vers la fin de l'hiver, un ami
genevois, un homme de lettres dont nous ignorons le
nom, lui fit cadeau d'un manuscrit
chiffonné, qui portait les traces
évidentes de bien des aventures. Le vieux
capitaine en reconnut l'écriture avec
émotion, c'était celle d'un de ses
jeunes amis,
Étienne Reynaudin, qui se trouvait parmi
les combattants de la Glorieuse Rentrée. Il
l'avait plusieurs fois reçu en ces
dernières années comme collaborateur
zélé, d'abord pour la
délivrance des prisonniers puis pour la
préparation de la grande entreprise. Il
l'avait vu partir. Et voilà qu'arrivait
soudain ce précieux document, dans lequel
l'auteur narrait les événements des
premières semaines de
l'expédition.
Le manuscrit original de Pierre
Reynaudin, son journal de l'expédition des
Vaudois, n'existe plus ; mais dans les
archives de la Société
d'Études Vaudoises, on en trouve une copie,
sur cahier de papier usé et jauni dont la
calligraphie haute, claire,
régulière, a permis à Muston
de le considérer comme écrit à
Genève dans cette même année
1690. Or, d'après une note ajoutée
à la copie même et par une remarque
d'Arnaud en personne, nous apprenons que le dit
manuscrit fut retrouvé, le 13 novembre 1689,
par un officier piémontais le comte de
Blegnac, sur les rochers de l'Aiguille, tout au
haut de la sauvage combe de Subiasc, dans un refuge
presque inaccessible où un groupe de
soixante Vaudois s'étaient fortifiés
quelque temps. Parmi eux se trouvait le jeune
Reynaudin qui, dans les moments de relâche,
entre une incursion et un combat, avait, jusqu'au
18 octobre écrit son journal de guerre. Le
texte s'interrompait à cette date ;
puis, le 12 novembre, ces Vaudois avaient
quitté leur refuge pour éviter d'y
être encerclés par les ennemis. C'est
en y pénétrant le lendemain que
ceux-ci avaient découvert le cahier au
milieu de vivres et d'objets abandonnés. Ils
l'avaient porté à Turin ; de
là, par des voies ignorées, ce texte
était arrivé de main en main,
jusqu'à Genève.
En feuilletant ces pages jaunies, si
semblables dans la forme et l'apparence à ce
que devait être l'original, on évoque
naturellement
l'image de Janavel, le corps épuisé
par la maladie, mais l'esprit toujours alerte et
vif et un croit le voir penché sur le
manuscrit, tout à la lecture de l'admirable
épopée. Il revécut alors, jour
après jour, les laborieuses étapes
à travers la Savoie, le terrible passage des
Alpes, la rencontre sanglante de Salbertrand,
l'arrivée aux Vallées, les
incursions, les combats, les attaques, les
ripostes, les efforts infinis que soutint, avec une
foi et une ténacité
inébranlables, cette poignée de
héros. La narration s'interrompait
brusquement ; mais l'imagination du vieux
capitaine ne cessait de reconstituer dans le cadre
bien connu des Vallées le tableau de ces
luttes inouïes qui devaient aboutir à
la victoire finale...
Henri Arnaud, racontant
l'épisode, rapporte, qu'en dévorant
ce manuscrit, « le bon vieillard
Josué Janavel, peu de jours avant sa fin...
versa comme un torrent de larmes, en partie
considérant tant de merveilles que ces
pauvres gens avoient faites, et en partie
pénétré de douleur,
voïant que leurs souffrances n'avoient point
encore pris fin, quoique son courage ordinaire, et
qui l'a accompagné jusqu'à sa mort,
et sa confiance en Dieu lui fissent espérer
qu'elles cesseroient infailliblement
bientôt... ».
C'est le dernier témoignage que
nous possédons sur notre héros ce
vivant parmi les vivants.
Peu de jours plus tard, devait s'achever
une vie si admirablement remplie
(1).
Au même moment, les contingents
faisant partie de la Glorieuse Rentrée
étaient en train de se retrancher avec
l'opiniâtreté
qu'on leur connaît derrière les
remparts escarpés et sauvages de la
Balsille, cette puissante forteresse naturelle que
Janavel leur avait indiquée comme
suprême refuge.
L'homme et le lieu sont les symboles
incomparables d'une fermeté de
caractère et d'une fidélité
à la foi des ancêtres qui
perpétuent à travers les
siècles l'action d'un peuple
prédestiné.
Ce n'est pas sans raison qu'on a pu
l'appeler l'Israël des Alpes, car,
taillée dans leur granit, une nation qui
s'affermit en Dieu peut se dire éternelle.
Chapitre précédent | Table des matières | - |