La maison des Vallées.
À Genève, durant cette
période orageuse de l'histoire, la maison de
Janavel devint un centre pour le peuple vaudois si
durement éprouvé, peut-être le
centre le plus important : c'était la
véritable maison des Vallées, une
petite oasis détachée de la patrie
lointaine, dans laquelle chacun des
événements de cette époque
tragique éveillait un écho et
où tous ceux qui avaient pu gagner une terre
d'asile retrouvaient la chaleur du foyer
perdu.
Dans le courant du mois de janvier 1686,
alors que tout était encore en suspens mais
que déjà grondait l'orage, on vit
arriver, pour quelques jours, le pasteur Henri
Arnaud ; il était venu mettre en lieu
sûr sa femme, sa fille aînée
ainsi que deux fils cadets et, du même coup,
préciser, au contact d'hommes
expérimentés, l'attitude qu'il aurait
à prendre dans le drame imminent. Jusque
là, en dehors du modeste et fidèle
accomplissement de son ministère, il ne
s'était distingué par aucun acte
notoire. Mais il était dans la pleine
maturité de ses quarante-quatre ans et sa
personnalité morale s'avérait
semblable à celle de Janavel :
Mère, résolue, ardente et pourtant
adroite et réfléchie ; sa foi
était profonde, son dévouement sans
limites. Nous ne savons rien de sa rencontre avec
le Capitaine des Vallées. À n'en pas
douter, grâce à leurs affinités
de caractère, il dut se créer entre eux non
seulement des relations de solide amitié,
mais aussi un accord complet. Au cours de ses
conversations avec le vétéran
d'autrefois, Arnaud put se convaincre de la
nécessité d'une résistance
à tout prix et de l'assurance d'une
victoire, à condition que les Vaudois
sachent rester unis, fidèles et
résolus. À peine de retour à
son poste de combat, Arnaud plaida courageusement
en faveur d'une résistance opiniâtre,
se faisant ainsi l'écho direct des
pensées de Janavel. Puis, le jour de la
catastrophe finale, il en témoigna par son
vivant exemple dans le combat
désespéré de
Saint-Germain.
Pendant ce temps, à
Genève, c'est-à-dire en janvier et
février 1686, les allées et venues
des Vaudois à la maison de la Madeleine
étaient si nombreuses qu'elles
éveillèrent l'attention toujours
inquiète des informateurs du gouvernement
français. Il en reste des traces
intéressantes dans les registres du Conseil
d'État qui deviennent ainsi les
témoins éloquents de l'importance
qu'avait alors l'action de Janavel. Vers la fin de
février, le résident français
remit au premier syndic une lettre du roi Louis XIV
en Personne, exprimant son indignation et
s'opposant à toute aide quelconque de
Genève en faveur des Vaudois des
Vallées. C'était indubitablement une
allusion au ministère du glorieux banni, car
on voit le Conseil, dans la séance du 27
février, traiter sérieusement de ce
cas qui semblait gros de dangers pour l'État
de Genève. On songea même à
l'expulsion du héros de Rora ; ses deux
grands amis, François Turrettini et Fabrice
Burlamacchi, furent invités à
suspendre toute activité portant ombrage
à la France. Le premier dut signaler au
vieux lutteur cette menace d'expulsion et lui
conseilla, pour s'éviter des ennuis, de se
faire oublier. Aussi, le quitta-t-il assez
déprimé. Nous possédons la
réponse de Turrettini au Conseil :
« Si l'on fait sortir de la ville le
sieur Janavel, il en mourra de regret ; mais
que si on le tolère en
cette ville, il se ménagera
fort... ». En conséquence,
l'incriminé dut mettre un frein à son
zèle et, grâce à une attitude
plus réservée, la Seigneurie ne
l'inquiéta point.
Du reste, aux Vallées, les
événements se précipitaient.
On a vu s'y développer les graves
divergences d'opinion et grandir le désarroi
des esprits. Les Instructions du vieux capitaine
étaient - hélas !
oubliées ; sa voix trop lointaine se
perdait dans le tumulte. Toujours avide de
nouvelles, Janavel passait tour à tour de la
confiance à la crainte, de l'espoir à
l'anxiété. Le souvenir des
Pâques Piémontaises demeurait si
vivant en sa mémoire qu'il pouvait
facilement prévoir le sort atroce au devant
duquel marchaient ses compatriotes.
C'est aux premiers jours de mai que
commencèrent d'arriver dans la cité
du Refuge, les tristes épaves du grand
naufrage, les malheureux Vaudois
échappés aux massacres. Ils
étaient dénués de tout et
portaient sur leur personne les traces visibles des
tourments qu'ils venaient d'endurer. De leur nombre
était le pasteur Arnaud, sauvé par
miracle après une fuite aventureuse à
travers le Dauphiné et la Savoie sous un
déguisement fait « d'habit de
toile », si l'on en croit un informateur
du Duc. On imagine combien furent poignantes de
telles rencontres, quels dialogues brisés
par les sanglots, quelles lugubres conversations se
succédèrent sans trêve !
Longues semaines d'attente
désespérée, au cours
desquelles le désastre de son peuple se
présentait à Janavel dans toute sa
tragique horreur.
Les
Invincibles.
Septembre 1686. Il fait à
Genève un temps d'automne, tiède et
doré. Autour du Temple de la Madeleine, les hirondelles
tournoient
éperdument et les enfants se poursuivent
dans les ruelles avec des cris aussi aigus que ceux
des oiseaux - les échoppes sont ouvertes, on
profite du soleil bienfaisant pour s'établir
sur le seuil, observer les passants, bavarder un
brin :
- Le Capitaine des Vallées
reçoit deux nouveaux amis aujourd'hui, ce me
semble.
- Oui, deux hommes qui ont l'air de
fameux lurons, fiers et hardis ; moins
défaits et déguenillés, en
tout cas, que ces pauvres réfugiés
qu'il héberge sans cesse.
- Ils sont en grande discussion depuis
longtemps déjà : que peuvent-ils
bien projeter encore, ces bouillants
Vaudois ?...
Janavel, en effet, a vu arriver chez lui
deux délégués des
Vallées. Dans le sombre logis une immense
clarté s'est allumée et, les coudes
aux genoux, le vieux capitaine transfiguré
écoute le récit des arrivants
- Un certain nombre d'entre nous sont
demeurés libres, deux cents environ qui ont
échappé au massacre, dit
l'un.
- Ce fut une aventure
extraordinaire ! ajoute l'autre. Remplis d'une
foi inébranlable, nous nous sommes
jetés désespérément
dans la mêlée.
- Nous avons suivi votre méthode
de guerre, capitaine ; nos petits groupes
armés descendaient en trombe de la montagne,
pour assaillir l'ennemi dans la plaine.
- Oui, nous attaquions en rapides coups
de mains, et, en un clin d'oeil,
réussissions à saccager,
brûler, semer la terreur ; puis nous
remontions, vainqueurs et insaisissables, nous
réfugier dans nos cachettes inaccessibles
aux soldats du Duc.
- Et cela a duré plusieurs mois,
continue le premier délégué,
la voix vibrante, jusqu'au moment où le
souverain, désespérant de nous
maîtriser, a suggéré des pourparlers et nous a
permis
d'émigrer librement en Suisse ; il nous
accordait une trêve de deux mois, des vivres
en suffisance et cinq otages en garantie de ses
promesses.
- Mais, reprend le deuxième
envoyé, nous avons fièrement
répondu que nous posions aussi nos
conditions, celle surtout de la libération
de nos frères enfermés dans les
prisons piémontaises. Et voilà,
capitaine, le Duc résiste ; nous sommes
en pleines tractations et nous venons vous demander
votre avis. Que faire ?...
Au cours du récit, Janavel peu
à peu redresse la tête, son regard
s'est fait plus vif ; en imagination il vit
ardemment ce que lui content les
envoyés ; il y a donc encore des
Vaudois libres et saufs, qui savent
résister, forts de leur foi et de ses
méthodes à lui, le chef de jadis,
quel réconfort et quel espoir !...
Mais, en même temps, quel amer regret
à la pensée du résultat si
différent de celui qu'auraient pu arracher
au destin trois mille Vaudois
armés...
Nous ignorons quelles suggestions ou
quelles directions Janavel dut communiquer aux deux
envoyés. Mais on peut présumer
qu'elles tendaient à une résistance
opiniâtre. C'est de cette façon que le
vénéré proscrit devint
l'inspirateur direct de l'attitude qu'après
le retour au pays d'un seul des deux
délégués sut prendre le groupe
héroïque tous déclarèrent
en effet qu'ils préféraient lutter
jusqu'au bout plutôt que de céder
à l'ennemi : ils rendirent loyalement
les otages et reprirent une lutte sans
merci.
Deux mois plus tard, dans la maison de
la Madeleine, les chefs de cette mémorable
épopée rédigèrent le
document que voici. Il porte la signature du vieux
capitaine, tracée de son écriture
irrégulière : rien n'atteste
mieux son rôle d'inspirateur et de
conseiller :
« Nous sommes » -
lit-on dans ce texte -, « de ceux que la
Providence divine a tirés de l'embrasement
qui a dévoré les églises du
Piémont et ceux-là mêmes
qu'elle a conservés par
des miracles continuels pendant cinq ou six mois
que nous avons été exposés
à la rage d'une armée formidable
d'ennemis... Ayant été obligés
de chercher dans une défense naturelle et
permise la conservation de notre vie et de notre
liberté, nous fûmes si bien soutenus
par le bras du Tout-Puissant que nos
persécuteurs ont été
contraints de nous offrir des sauf-conduits et des
otages pour nous retirer en toute
sûreté... ».
Mais, entre temps, par
l'intermédiaire de leurs
représentants, notamment de Bernard de
Muralt, le grand ami des Vaudois, les cantons
protestants de la Suisse avaient ouvert des
négociations à Lucerne avec le comte
de Govône, ambassadeur du Duc, dans le but de
hâter la délivrance des Vaudois et, le
17 octobre, il en était
résulté une convention, selon
laquelle tous les survivants, tant les prisonniers
que ceux qui se défendaient encore dans les
montagnes, seraient transférés en
Suisse aux frais et sous la sauvegarde du Duc, en
échange de quoi, les Cantons s'engageaient
à les éloigner le plus possible de la
frontière de Savoie pour empêcher de
ce fait toute possibilité de retour.
Grâce à cela, un représentant
de la cour de Savoie reprit les pourparlers avec
les Vaudois combattants ; put leur assurer que
tous les prisonniers leur seraient
restitués, leur accorda toute garantie comme
sauf-conduits et comme otages, puis établit
avec eux les conditions de leur
départ.
Une première escouade à
qui l'on fit les honneurs de la guerre, partit
escortée par les troupes ducales et arriva
à Genève vers le milieu de novembre.
Elle trouva en Janavel non seulement un compatriote
et un ami, mais un père. En ces
premières semaines, sa maison fut plus que
jamais le foyer de tous.
Mais en dépit de la joie que lui
apporta ce premier élargissement, il
éprouva plus fortement le désir de dérequête à
leur puissant ami de Muralt, lui demandant de
livrer ses compatriotes enfermés dans les
prisons du Piémont. Car elle était
restée lettre morte la promesse de
libération, solennellement donné par
l'ambassadeur Govone aux cantons protestants et
catégoriquement renouvelée devant les
combattants, afin de hâter leur départ
pour la Suisse. Dans leurs geôles, les
malheureux Vaudois continuaient à souffrir
et à mourir. Groupés autour de
Janavel, les exilés se jugèrent
trompés et exprimèrent leur vive
désillusion. Le vieux lutteur voulut alors
faire jouer le seul moyen qui fût à sa
portée peu de jours après leur venue
à Genève, il réunit les chefs
des « Invincibles », Paul
Pellenc, David Mondon, Daniel Bertin, Pierre Vigne,
Joseph Meille, Étienne Armand, d'autres
encore.
Parmi eux se trouvait un de ses neveux,
Josué Janavel, fils de Joseph, son
frère défunt. Entre eux tous, ils
rédigèrent une pourvoir sans tarder
à l'envoi d'un délégué
des Cantons protestants pour rappeler le
gouvernement ducal à la prompte et
fidèle exécution du pacte. Ce
précieux témoignage de
dévouement patriotique existe encore. Il est
daté du 22 novembre 1686. Après avoir
rapporté les détails que l'on sait
sur l'épopée des
« Invincibles », il exprime la
profonde amertume de ces exilés et, en
même temps, leur ferme décision de
surmonter toute épreuve, si dure soit-elle.
« Au moment des pourparlers
engagés aux Vallées (est-il
écrit), encore que nous fussions
privés de tout secours humain et
exposés à des dangers innombrables,
nous aurions préféré la mort
à la retraite, parce que la vie nous
étoit plus amère que le plus cruel
trépas, tandis que nos pères et nos
mères, nos femmes et nos enfants
étoient exposés à une
rigoureuse captivité... On avait enfin
accepté de cesser la résistance
lorsqu'on nous assura que notre retraite les
retireroit infailliblement... ».
Puis les
« Invincibles » signalaient que
la délivrance tardait encore.
Peut-être les persécuteurs
entendaient-ils traîner les pourparlers en
longueur, afin de laisser mourir en prison le plus
grand nombre de captifs ; ils insistaient donc
pour qu'un ambassadeur fût envoyé
d'urgence et obtint au plus tôt
l'exécution des promesses. Le document
s'achève sur ces mots : « les
Vaudois réchappés... » Le
premier, Josué Janavel. Suivent les noms que
l'on sait.
La longue attente reprit jusqu'au 26
novembre, jour où arriva à
Genève, en provenance du Val Saint-Martin un
détachement de quatre-vingts combattants. Le
3 décembre, lueur d'espoir : le
gouvernement genevois est averti par le duc de
Savoie que quatre mille prisonniers vaudois vont
être délivrés. On prend
d'urgence des mesures pour les recevoir. Mais rien
ne se produit. Nouvelle période de
douloureuse attente ! Les Vaudois de
Genève frémissent d'impatience. Une
fois encore, le 28 décembre, plusieurs de
leurs chefs se réunissent autour de Janavel,
pour adresser à Muralt une nouvelle
requête en demandant derechef l'envoi d'un
ambassadeur à Turin : d'après
leurs informations, ce retard angoissant n'est
dû qu'à la volonté des
persécuteurs de réduire à
l'abjuration les infortunés captifs. Ils
prient donc avec instance qu'on les sauve de cet
extrême danger. Une fois encore, Josué
Janavel signa le premier, en tant que chef et
inspirateur de la démarche ; suivaient
les noms de Michel Michelin, Pierre Favout,
Barthélemy Rivoir, Paul Reynaudin et David
Mondon.
Exaucement inespéré,
l'année 1687 devait s'ouvrir par une
heureuse nouvelle : le 3 janvier, le Duc
publia le décret de libération ;
ouvertes les prisons ! On sut bientôt
que le premier groupe des survivants se
préparait à prendre, le chemin de
Genève.
Les
Exilés.
Ces rescapés arrivèrent le
14 janvier au nombre de soixante-dix. D'autres
suivirent de près : deux cent huit le
24 janvier, trois cent quarante le 26 ; le
dernier groupe et le plus nombreux (huit cents) ne
fut signalé que le 31 août. On
comptait au total deux mille cinq cents Vaudois
sauvés.
Mais ils étaient tous dans des
conditions de santé désastreuses,
dues à la sous-alimentation et aux tourments
tant physiques que moraux endurés dans les
prisons. Rien ne leur avait été
épargné, froid, fatigue, privations.
Vêtus de haillons, courbés par
l'âge ou la maladie, atteints d'anciennes
blessures, tous semblaient abattus par l'immense
misère. Les plus faibles étaient
entassés sur des charrettes, d'autres
partageaient la même monture. Ils arrivaient
à bout de forces, parfois mourants ;
plusieurs expirèrent dès
l'arrivée.
Ils furent accueillis par les Genevois
avec une cordialité, une affection, une
générosité vraiment
extraordinaires. Foule de bourgeois les attendaient
au pont d'Arve, qui marquait la frontière
entre l'État de Genève et la Savoie,
les recevant comme des frères et multipliant
les manifestations d'entr'aide. Les uns
s'empressaient au secours des malades et des
blessés, d'autres s'efforçaient de
réconforter les plus abattus. D'autres
encore prenaient les enfants dans leurs bras ou
distribuaient vivres et liquides. Puis ils les
conduisaient dans leurs maisons comme des
hôtes attendus. Henri Arnaud, qui
était présent, dit
expressément. « Les Genevois
s'entrebattoient à qui amèneroit chez
soy les plus misérables, plusieurs
même les y portoient dans leurs
bras ». Après leur avoir ouvert
leurs foyers, ils les habillaient, les
nourrissaient, les comblaient de dons.
Au premier rang de ceux qui faisaient le
guet au pont d'Arve, on peut supposer Janavel. Avec
quel amour fraternel, avec quelle anxieuse
sollicitude n'accueillait-il pas ses
infortunés compatriotes, les encourageant,
les soutenant, les secourant sans cesse !
Aussitôt signalé, salué,
entouré, il paraissait à tous
l'expression vivante de la patrie. Un informateur
rapporte qu'il était « reconnu et
vénéré comme le père
commun ». Et le même informateur,
décrivant le cortège funèbre
de quatre-vingts Vaudois qui accompagnaient au
cimetière la dépouille mortelle de
deux compatriotes morts quelques heures
après leur arrivée, ajoute
qu'à leur tête figurait Janavel, suivi
par ses amis marchant deux par deux :
après la cérémonie, on le vit
rentrer en ville, dans le même ordre,
exprimant ainsi leur unité dans la
douleur.
Comme bien on pense, la maison de la
Madeleine était devenue le pôle
d'attraction de ces pitoyables exilés.
Durant toute cette année, ce fut un afflux
continuel de ces enfants des Alpes, chacun y
retrouvant l'atmosphère des Vallées
perdues avant que de se disperser dans les
différents cantons qui s'étaient
offerts à les hospitaliser. On voyait les
chefs s'y réunir pour prendre des
décisions relatives à
l'établissement des Vaudois expulsés,
pour créer entre eux des liens solides et
surtout pour préparer l'avenir. C'est
là que, la première fois, on fit
allusion à un retour éventuel au
pays.
En effet, à peine ; les
Vaudois arrivés en terre
étrangère, ce projet surgit
spontanément dans leur pensée. Comme
l'observait le Résident de France à
Genève, ils étaient
« amoureux à la folie de leur
pays ». Quoiqu'ils eussent trouvé
en Suisse l'habitat, le travail, la liberté
religieuse, une ambiance amie, ils s'y sentaient
perdus, malheureux, comme en exil ; on les
devinait atteints d'une inextinguible nostalgie.
Ils se rendaient compte que leurs rudes et ingrates
Vallées étaient, malgré tout,
la seule terre où ils pussent en tant que peuple,
vivre pleinement leur vie matérielle et
morale. Henri Arnaud, qui, à cette
époque, était devenu un de leurs
conducteurs, observait « qu'ils auroient
bien eu sujet d'être satisfaits de leur sort
si l'envie de revoir leur pays n'avoit incessamment
agité leurs esprits. En effet, comptant pour
rien la vie s'ils ne la passoient là
où ils l'avoient reçue, ils
résolurent d'y retourner à quelque
prix que ce fût... ».
Ainsi celui qui avait été
dans le passé le promoteur d'une
résistance opiniâtre contre les
ennemis de la foi évangélique devint,
dès ce moment, l'organisateur inlassable de
la Rentrée. L'une et l'autre entreprise
pouvaient apparaître folles à des
étrangers ou à des spectateurs
superficiels : elles étaient
réellement, pour les Vaudois, des tentatives
justes, logiques et sacrées, parce qu'elles
correspondaient aux nécessités
essentielles de leur vie.
Dans cette initiative, Janavel eut en
Henri Arnaud un collaborateur infiniment
précieux. L'un, selon l'observation de
Muston, fut l'âme de l'affaire, l'autre le
bras ; l'un, comme l'ajoute Lantaret, devait
en être l'initiateur, l'autre l'infatigable
artisan ; la rencontre de ces deux hommes,
conclut Bosio, peut-être
considérée comme providentielle,
leurs affinités de tempérament et de
caractère leur permettant de travailler
ensemble dans une complète harmonie et leurs
qualifications différentes se
complétant de la façon la plus
utile.
Ne nous semble-t-il pas les voir, ces
deux animateurs de leur peuple, réunis dans
l'humble logis que l'on connait, et vibrant aux
mêmes espoirs ? La nuit tombe,
Dorothée, la servante, apporte la lampe
à huile ; au dehors le clocher voisin
s'estompe peu à peu dans le ciel
assombri.
- Ah ! soupire Janavel, que ne
suis-je encore jeune ! je marcherais avec vous
à la tête de nos gens pour
reconquérir le pays bien-aimé.
- Capitaine, répond Arnaud, vous
serez notre inspirateur ; vous serez
Moïse priant sur la montagne, les bras
levés, tandis que le peuple combat
âprement dans la plaine. Votre foi
conquérante, votre enthousiasme inlassable
nous stimuleront et je m'efforcerai de vaincre
l'ennemi avec vos méthodes, votre
ardeur...
- Il faut, oui, il faut que nos
Vallées nous soient rendues ; elles ne
sont pas seulement notre terre natale mais le lieu
que Dieu nous a donné pour accomplir sa
mission ; voilà pourquoi nous ne
pouvons faire autrement, que d'y retourner ;
là, nous le servirons et non pas ailleurs.
Heureux serez-vous, Arnaud, d'être celui qui
pourvoira au rétablissement de l'Eglise,
pour y allumer le flambeau de la vraie
lumière de l'Évangile. Au
travail !
Et, tête brune contre tête
blanche, le futur chef et le vainqueur d'autrefois,
se penchent attentivement sur les lettres
reçues du pays lointain, sur des plans des
Vallées ou des régions du
Léman et des Alpes ; ils discutent,
préparent des projets précis,
à la fois sages ce hardis, unis en leur
certitude commune d'une réussite voulue
d'En-Haut.
À l'heure où va sonner le
couvre-feu, Janavel redresse son dos
fatigué, croise les mains et,
lentement :
- Assez besogné,
frère ! Avant de nous séparer
pour la nuit, vaquons maintenant ensemble à
la prière. Elle est la force toute puissante
à laquelle aucun ennemi ne pourra
résister !
L'effort de Janavel pour préparer
et assurer le retour des Vaudois aux Vallées
commença dès que l'on vit les troupes
d'infortunés prisonniers arriver de Savoie,
lamentables débris d'un peuple qui semblait
à jamais anéanti. Tout en constatant,
le coeur déchiré, la situation
quasi-désespérée de ses
compatriotes, il agit en homme sûr de
l'avenir, en homme véritablement invincible
et qu'aucune catastrophe ne
pouvait abattre, parce qu'il puisait aux sources du
plus pur idéal la forte et sereine confiance
d'une inaltérable ardeur.
Déjà, le 23 mars 1687, le
gouvernement de Genève fut averti par celui
de Zurich que les Vaudois complotaient en vue d'un
retour. Pressé par les représentants
des deux grandes nations voisines, la France et la
Savoie, le Conseil d'État redoubla de
vigilance. Les incessantes allées et venues
qui avaient pour théâtre la maison de
Janavel devinrent si manifestes qu'on fut
obligé d'agir. Le 10 juin, « pour
empêcher la retraite des Vaudois en leur
patrie et de peur que l'on ne nous blasme d'y avoir
contribué » - lit-on dans le
verbal de cette séance, - le Conseil pria
les frères Turrettini de persuader les
Vaudois de se tenir tranquilles et cita le
« Sieur capitaine Janavel »
devant les Syndics pour l'inviter à quitter
le territoire de l'État. N'était-il
pas l'auteur d'une dangereuse agitation ?
L'inculpé renouvela sans-doute la
prière de bien vouloir tenir compte de ses
infirmités et sa promesse de conserver
à l'avenir une attitude plus
réservée : c'est ainsi qu'une
fois encore il réussit à
éviter l'expulsion.
Mais l'impatience de plusieurs groupes
de Vaudois allait motiver de nouvelles mesures. On
parla de nouveau à Genève de
complots, d'agitation, voire de coups de mains.
Derechef, le canton de Berne adressa des
avertissements et des protestations visant
directement le proscrit. Ainsi, le 28 juin, le
Conseil, « ayant appris que le sieur
Janavel étoit en santé, allant et
venant par la ville, a mandé le Sautier
(1) pour
lui
signifier un arrest et commandement de se retirer
de la ville dans les trois jours prochains,
à peine de cent escus et de prison, et
ordonné au sieur Major
Chouet de visiter cette maison honnestement, s'il
n'y a point de provisions
d'armes ».
Cette attitude rigoureuse du
gouvernement genevois envers les Vaudois en
général et Janavel en particulier
n'avait point pour cause un esprit
d'hostilité à leur égard. De
bien des manières, Genève leur avait
prouvé sa bienveillance et sa
générosité. Mais, à ce
moment, la sûreté même du petit
État était en jeu. Janavel le
comprit. Le 30 juin, il se présenta devant
le premier Syndic, pour lui exprimer sa profonde
reconnaissance « de tant de support et de
bonté qu'il a pour lui de si long
temps », et déclarant qu'afin
d'éviter à l'État de
Genève tout embarras de caractère
politique, il partirait le lendemain pour le pays
de Vaud, et y resterait « coy et
caché ».
Effectivement, il quitta Genève,
le 1er juillet, pour se réfugier, non sans
tristesse, dans une des petites villes du pays de
Vaud, sur les bords du Léman. C'est à
ce moment qu'un groupe de trois cents Vaudois se
mit à préparer assez imprudemment une
expédition dirigée vers les
Vallées, qui devait débuter, le 26
juillet, par la traversée du lac entre Ouchy
et la Savoie. Une telle tentative
s'annonçait malheureuse et destinée
à l'insuccès, parce que
« faite à l'aventure » -
observe Arnaud -, « sans chefs, presque
sans armes, sans la participation de ceux qui
prenaient soin de leur conduite ». Il fut
facile au bailli de Lausanne, agissant au nom du
gouvernement de Berne, d'arrêter les Vaudois
au moment où ils allaient s'embarquer, de
les désarmer pacifiquement et de les
renvoyer en leurs demeures.
Deux jours après, Janavel
rentrait à Genève. Certainement, il
n'avait eu aucun rapport, direct avec eux et ne
pouvait. que désapprouver leur
malencontreuse initiative. Il se présenta de
suite au premier Syndic, et lui fit connaître
que « le dessein de quelques-uns des
Vallées de retourner en
leur patrie a été entièrement
dissipé » ; puis il l'assura
une fois encore de ses bonnes intentions.
Le
troisième
message.
Mais le projet interrompu par cette
tentative inconsidérée fut
bientôt repris avec autant de prudence que
d'énergie. À la Madeleine, les chefs
des Vaudois, Henri Arnaud, Paul Pellenc, Jean
Robert, Daniel Bertin, David Mondon, Philippe
Tron-Poulat se groupèrent à nouveau
autour de Janavel. On s'occupa de l'achat d'armes,
de munitions, de subsistances. On entretint des
rapports continuels avec les différents
groupes de Vaudois répandus dans tous les
cantons protestants et en Allemagne. À tous
on transmit de fréquentes informations, de
façon à les maintenir unis,
vigilants, spirituellement prêts. On chercha
à maintenir entre eux le plus de
cohésion possible. On encouragea la
résistance aux ordres des Cantons qui
voulaient les repousser peu à peu en
direction de l'Allemagne. On recueillit les fonds
indispensables, fournis surtout par Covenant,
l'ambassadeur en Suisse de Guillaume III d'Orange,
qui, en avril 1688, ouvrit en secret à
Genève des négociations avec les
chefs des exilés. Enfin, an envoya au pays
trois informateurs qualifiés, originaires
des trois différentes vallées du
Cluson, de Saint-Martin et du Queyras, afin de
trouver la route la plus sûre. Ce serait
à eux de faire une enquête prudente et
complète sur l'état des esprits et
les dispositions des Vaudois demeurés sur
place, grâce à l'abjuration.
Ces informateurs revinrent sains et
saufs à Genève avec un rapport
entièrement favorable. Aussi
l'expédition fut-elle définitivement
arrêtée et rendez-vous pris pour le
soir du 23 Juin 1687, dans la plaine de Bex,
dernière commune du pays
de Vaud dans la Vallée du Rhône,
à la frontière du Valais. Le parcours
avait été établi par le Grand
Saint-Bernard, la haute vallée de la Doire,
le Petit Saint-Bernard, la Haute Savoie, le Mont
Cenis : on se tiendrait constamment dans la
partie supérieure des vallées pour
éviter les grands centres, le passage des
fleuves et les résistances ennemis.
Tout était prêt, Janavel
qui se sentait fortement lié à
l'entreprise en raison de l'énergie qu'il
avait consacrée à sa
préparation, mais qui, d'autre part,
était contraint de demeurer à
Genève en raison de son âge et du
mauvais état de sa santé, voulut
encore accompagner spirituellement ses camarades et
leur apporter son aide dans un nouveau message qui
exprimât ses sentiments de vigilante
sollicitude.
C'est la troisième de ses Instructions,
la plus longue et la plus complète, celle
qui réunit les éléments vitaux
de sa pensée. Elle est écrite en
français. Cette fois encore, il recourut aux
services d'un ami qualifié, le même
que celui de la précédente
Instruction datée de 1685 - on retrouve non
seulement son style, mais aussi, çà
et là, les mêmes phrases, les
mêmes expressions particulières. Le
ton du message en est pareil ; il
révèle le même désir
nostalgique de l'auteur de prendre part à
l'entreprise, d'y apporter l'aide de son
expérience, le même amour pour les
Vallées, le même sentiment
d'étroite solidarité qui l'unit
à ses compatriotes, la même foi
illimitée en Dieu, le même
dévouement absolu au but sacré de
l'expédition :
« Le Seigneur ne me permettant
pas, à cause de mon infirmité, que je
vous puisse suivre, à mon grand regret j'ai
cru ne devoir rien négliger pour le bien de
ma pauvre patrie. C'est pourquoi j'ay fait mettre
mes sentiments par écrit touchant la
conduite que vous devez tenir tant dans les chemins
que dans les attaques et combats, si le Seigneur
vous fait la grâce de vous porter dans vos
montagnes, comme telle est
mon
espérance, priant Dieu de tout mon coeur
qu'il fasse réussir tous vos efforts
à sa gloire pour le rétablissement de
son Église... Je vous prie donc de prendre
tous en bonne part le contenu de la
présente, ainsi que je l'espère, le
tout venant de la part d'un de vos serviteurs qui
vous est et sera fidèle jusqu'à la
mort, moyennant la grâce de
Dieu... ».
Paroles toutes simples, faites de
piété, d'amour, de
dévouement.
Toute une partie du message est
nouvelle : c'est celle qui se rapporte non
plus à une défense du pays, mais
à une expédition, disons mieux
à une conquête : on y insiste sur
la nécessité de prendre des otages,
de s'en servir comme garantie pour la
sûreté du passage, de respecter et
traiter cordialement la population, de se procurer,
par des paiements réguliers, tout ce dont on
aura besoin : « Vous vous
comporterez aussi sagement que faire se
pourra ».
Nouveaux sont aussi les conseils
regardant le respect et les soins affectueux dont
doivent être entourés les officiers
étrangers qui accompagnent
l'expédition, puisqu'ils constituent le lien
vivant entre eux et les pays protestants
amis.
Les dispositions qui se rapportent
à la conquête des Vallées sont
particulièrement intéressantes au
point de vue historique, car on a pu constater,
lors de la Rentrée de 1689, qu'elles furent
fidèlement observées et l'on en a
ainsi démontré l'excellence et
l'opportunité. « Il faut avant
tout », déclare Janavel,
« se fortifier dans des refuges
sûrs, protégés par la
nature : pour la vallée de
Saint-Martin, la Balsille ; pour la
vallée du Pellice, les deux gorges sauvages
qui débouchent au nord de Bobbio, la Combe
de Giaussarand, la Combe de Subiasc avec les
rochers de l'Aguglia et de Barmadaut ».
On retrouve ici le souvenir des positions où
récemment s'étaient établis
les deux cents
« Invincibles ».
Et Janavel poursuit :
« Une vigilance continuelle doit
être exercée du haut des cimes, avec
de torts corps de garde pour éviter des
surprises, les passages sûrs en une
vallée et l'autre doivent être tenus
libres. Et si l'ennemi déchaîne ses
puissantes forces, les Vaudois doivent rester bien
groupés et unis, se fortifier dans les
positions indiquées, et spécialement
à la Balsille ».
Fait à noter, cette position est
désignée par des expressions
particulièrement heureuses qui font
prévoir de façon quasi
prophétique le fameux siège de
1689-90: « Vous ne quitterés
jamais la Balciglia qu'à
l'extrémité et, lorsqu'ils vous
menaceront le plus vous craindrés le moins.
Ils ne manqueront pas de vous dire que plutôt
de n'en venir à bout, toute la France,
l'Italie et autres puissances de leur part se
banderont contre vous : mais vous leur
répondrés que vous ne craignes rien,
pas mesme la mort et que quand tout le monde seroit
contre vous et vous contre tous, vous ne
craindrés que le Tout-Puissant, qui est
votre sauvegarde... ».
Au message est ajouté une
Instruction pour attaquer les Vallées avec
les armes, dans laquelle, avec une parfaite
connaissance des lieux et des possibilités,
il indique le meilleur moyen de conquérir
les parties les plus basses du pays en partant des
hauteurs et propose la tactique la plus sûre,
avec détails parfois très minutieux.
Il prescrit comme nécessaire la destruction
impitoyable, par le fer et par le feu, de tout ce
qui peut servir à l'ennemi. Il s'attarde
à expliquer la manière facile et
rapide de livrer aux flammes un village,
« fort commodément et avec peu de
personnes, en moins d'une heure ». Il
désigne les endroits les plus sûrs et
les plus opportuns pour y placer le quartier
général, l'état major et les
pasteurs, d'abord Serre Cruel, puis le Taillarert,
enfin le Pra du Tour. Il recommande avec
insistance
de
faire prisonniers des personnages importants et
spécialement des ecclésiastiques,
afin de pouvoir les échanger avec les
Vaudois se trouvant entre les mains de
l'ennemi : il s'agit de « sauver la
vie à nos pauvres ministres et autres
prisonniers », qui souffrent encore dans
les prisons du Piémont,
Mais ce qui caractérise
spécialement ces Instructions, c'est la
pensée religieuse profonde qui les inspire.
La foi chrétienne sur laquelle, dès
les premières années, s'est
fondée la vie de ce belliqueux montagnard,
est devenue, à travers les épreuves,
les souffrances et les méditations, plus
consciente, plus ferme et plus mûre. On y
trouve un sentiment très fort de la
présence de Dieu, la certitude que notre vie
est tout entière une mission sacrée
à son service, la persuasion absolue que la
terrible entreprise à laquelle les Vaudois
se préparent est un acte entièrement
religieux et que, plus elle est dangereuse et
difficile, plus l'intervention de Dieu y est
nécessaire.
Le but que l'expédition se
propose (la reconstitution de l'Eglise
évangélique dans les Vallées),
est répété avec
constance : « Voyant que vous estes
remplis de zèle et de courage pour allumer
le flambeau de la vraie lumière de
l'Évangile dans le lieu de vostre naissance,
où jamais l'Eglise du Seigneur n'a
été réduite à une si
grande extrémité, comme à
présent... Parce que ç'a toujours
esté par petit nombre que l'Eglise du
Seigneur s'est maintenue en ces endroits,
j'espère que vous serés encore le
petit nombre dont Dieu se voudra servir de rechef
pour allumer le vray chandelier dans notre
patrie... ».
Dieu est donc l'organisateur, le
conducteur, le chef de l'entreprise à
laquelle les Vaudois se préparent :
« Si le Seigneur vous fait la grâce
de vous porter dans nos montagnes...
L'épée du Seigneur sera toujours avec
vous de mesme que sa grâce... ». Le
motif revient constamment :
si les Vaudois veulent réussir dans leur
expédition, ils doivent se mettre
entièrement au service de Dieu.
Leur premier devoir est celui de la
fidélité aux principes de
l'Évangile : « ... Si
l'Eglise des Vallées est si durement
éprouvée », avait-il dit
trente ans plus tôt et reprend-il ici,
« nos péchés en sont la
véritable cause ; il faut donc
s'humilier tous les jours de plus en plus devant
Dieu et Luy demander pardon de bon coeur de tant de
péchés que nous avons commis et
commettons contre Sa Sainte
Majesté... ».
Toute la vie morale des Vaudois doit se
conformer à de tels principes :
être honnête, sobre,
équilibrée, austère. Leur
devoir est évidemment de se montrer des
combattants forts, courageux, tenaces ; de
frapper l'ennemi durement, implacablement :
« Mais », ajoute-t-il,
« vous prendrés bien garde, en
tous rencontres et combats, de réserver le
sang innocent, soit ceux qui sont incapables de
vous faire du mal, de ne vous jamais laisser saizir
à la peur et à la colère ni
à votre intérêt
particulier ». L'unité d'esprit
leur est surtout nécessaire : que
« l'union, qui est le principal, soit
conservée au milieu de vous, vous traitant
comme frères en Jésus-Christ,
conformément à ce que dit
l'Écriture sainte, laquelle ne manquera
jamais, étant plus ferme que le ciel et la
terre, et que toutes les choses changeront plutost
qu'une seule parole de Dieu. Assurés-vous
toujours en Lui et soyés assurés
qu'il ne vous oubliera jamais, mais qu'il sera une
muraille de feu contre vos
ennemis... ».
Le message est daté en Suisse, ce
moy de juin 1688. Et comme alors Genève ne
faisait pas partie de la Suisse, tandis que
c'était le cas du pays de Vaud, soumis au
canton de Berne, nous en déduisons que
Janavel, à la veille de l'expédition,
voulut accompagner ses compatriotes pendant une
partie du chemin, lorsque tout à coup, comme sur
un mot d'ordre, ils
quittèrent Genève, se dirigeant sur
Bex, à l'autre extrémité de la
région du Léman. Le vieux capitaine
s'arrêta donc quelques jours dans un des
riants villages du bord du lac, pour mettre la
dernière main à son message.
Un soir, très tard, car selon
l'information d'Arnaud, les Vaudois voyageaient
nuitamment par petits groupes, il tint à
saluer ses compatriotes, leur remit le document et
leur recommanda d'en observer fidèlement le
contenu, comme il l'avait fait dans les termes
suivants :
« L'auteur de cet
écrit, qui est le capitaine Janavel, vous
prie d'observer au nom de Dieu tout ce qui vous a
esté et sera encore
représenté, autant que faire se
pourra... ». Puis il les suivit de son
regard fatigué, les confiant de toute son
âme à la divine Providence, jusqu'au
moment où ils disparurent dans
l'obscurité.
Sur quoi il s'en retourna seul à
Genève.
À travers les pages des trois
Instructions, et particulièrement de cette
dernière, la personnalité de
Josué Janavel apparaît dans toute sa
limpide simplicité, dans son total
équilibre, dans l'intégrité
morale de la pensée, des sentiments et des
moeurs. Mieux que n'importe quoi, elles
résument les péripéties et les
vicissitudes de son existence et pas seulement
celles de sa vieillesse mais aussi de son âge
mûr. Car, au cours des années, Janavel
est demeuré égal à
lui-même dans les éléments
essentiels de son caractère. Les principes,
les sentiments, les intuitions du Capitaine des
Vallées à l'automne de sa vie, nous
les avons trouvés trente ans plus tôt
dans leur plénitude chez le
cultivateur-soldat qui, à deux reprises,
avait rendu leur patrie aux Vaudois prêts
à désespérer.
C'est un mystique, mais non un
visionnaire ni un exalté. Ainsi que l'a bien
observé Muston, plusieurs peuples ont
possédé des conducteurs fanatiques
qui poussèrent aux actes impétueux,
aux entreprises parfois les plus
inconsidérées. Par bonheur, le peuple
vaudois n'eut pas de tels chefs. Le prophète
qui leur fut donné dans la plus terrible des
crises, Josué Janavel, sut réunir
à la ferveur de la foi, à la
conscience du divin, à la chaleur de
l'inspiration, un sens très net des
réalités, une vision exacte des
circonstances et des nécessités
pratiques, un jugement clair et
pondéré, un remarquable
équilibre de la pensée et de
l'action ; c'est bien cet ensemble de vertus
qui lui assura auprès, de ses compatriotes
une autorité et une influence
considérables.
S'il en fallait la preuve, on n'aurait
qu'à souligner une forme
caractéristique de son équilibre
spirituel, savoir son attitude envers l'ennemi,
attitude calme, raisonnée, sans passion et
sans esprit de vengeance. Dans tous ses actes de
guerre, comme dans ses Instructions, on ne trouve
aucune trace de haine ni de mépris. Certes,
chez ses adversaires, il découvre de
l'injustice, de la cruauté, de la
traîtrise et il stigmatise leurs sauvages
méthodes de persécution et de
combat ; mais toujours avec sang-froid il juge
ces choses, comme de maux nécessaires qu'il
faut avant tout écarter et surmonter. S'il a
traité l'ennemi avec une dureté
inflexible, il sait considérer la lutte
comme l'accomplissement d'un devoir
inévitable et non comme le fruit de la haine
ou de la vengeance.
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