DOROTHÉE
TRUDEL
II
C'est ainsi que Dorothée fut
préparée à l'oeuvre à
laquelle Dieu la destinait. Son instruction avait
été sans doute fort
incomplète, mais elle avait reçu, en
revanche, une intelligence et des dons
extraordinaires. Ajoutons que, si les paroles et
l'exemple de sa mère lui furent très
salutaires, ils ne suffirent pas toutefois à
changer son coeur. Elle tenait de la nature de son
père ; avec les traits de son visage,
elle avait hérité de lui une violence
qui la faisait souffrir. Dans sa jeunesse, elle se
contentait de dire :
« Je n'y puis rien, c'est un
défaut de race. » Mais sa parfaite
droiture et le sentiment du devoir la
préservèrent des écueils et
des dangers de la jeunesse.
De nature, elle était encore
vaniteuse, preuve en soit ce qu'elle disait plus
tard à une jeune fille qui s'accusait devant
elle de légèreté :
- Tu n'es pas à beaucoup près
aussi vaine que je l'étais avant ma
conversion ; je me rappelle, en effet, que le
samedi, en me coiffant, lorsque j'avais
terminé les quatre larges tresses, alors
à la mode, je ne me contentais pas de me
regarder dans un miroir, il m'en fallait un second
derrière moi...
Désirant détourner ses enfants
de tout ce qui est contraire à une conduite
pieuse, Mme Trudel défendait à
Dorothée la danse, à laquelle elle
était très portée. Mais
celle-ci lui désobéissait souvent en
ce point, non qu'elle dansât avec les
garçons du village, elle repoussait bien
plutôt leurs avances, et l'un d'eux ayant un
jour voulu l'embrasser, elle fit pour
lui échapper un effort qui
lui laissa une faiblesse au dos et qu'elle
considéra toujours comme la cause
première de la maladie qui la rendit plus
tard bossue. Elle aimait, en revanche, beaucoup
à danser avec une amie qui demeurait chez sa
mère, et elle l'avait fait souvent le
dimanche, ce qui était contraire à la
volonté expresse de sa mère. Cette
jeune fille mourut subitement et laissa
Dorothée inconsolable. À la vue de ce
départ inattendu, elle se reprocha
amèrement de n'avoir jamais parlé
à son amie de ses intérêts
éternels. Au lieu de confier sa
préoccupation à sa mère, elle
se consuma dans un chagrin silencieux et finit par
en tomber gravement malade. Cette crise corporelle
dura de longs mois, pendant lesquels, enfin,
s'opéra dans son coeur un changement
décisif ; elle s'humilia,
résolut de renoncer entièrement au
monde et de ne plus vivre que pour Dieu.
Durant sa maladie, elle n'avait pu recevoir
personne à cause de sa grande faiblesse.
Quand elle revit ses amies, elle leur raconta
dès le premier jour son changement, ajoutant
que, si elles comptaient se réunir comme par
le passé pour répéter des
bavardages, elle ne se sentirait plus libre de se
joindre à elles ; que, en revanche,
elle était très disposée
à les voir pour parler du salut. C'est
d'alors aussi que date sa maladie de dos, qui dura
sept ans et ensuite de laquelle sa stature,
jusque-là grande et svelte, devint peu
à peu petite et contrefaite. Sa personne
n'avait du reste rien de disgracieux.
Habillée de noir et couverte de la grande
pèlerine qui lui descendait jusqu'à
la ceinture, elle conserva dans
tout son être un frappant
cachet de modestie et de distinction.
Dorothée avait vingt-deux ans lors de
sa conversion et demeurait chez ses parents
à Hombrechtikon, sur la hauteur, à
quelques lieues de Maennedorf.
Ce n'est que plus tard, après la mort
de sa mère, en 1840, qu'avec son
frère et ses deux soeurs elle vint se fixer
chez son oncle de Hollande, à Maennedorf
(1). Là
elle se mit à fréquenter
assidûment le culte des Frères
moraves, qui réunissait les gens pieux du
village ; bientôt elle s'y fit
connaître par sa décision et son
zèle religieux.
À cette époque et sur le
conseil de son oncle, elle renonça à
son métier de tisseuse de soie, trop
fatigant pour elle, et entreprit la fabrication des
fleurs artificielles. Un neveu de Dorothée
fonda vers le même temps un atelier de
passementerie dans lequel il occupait nombre
d'ouvriers et d'ouvrières ; plusieurs
logeaient et prenaient pension dans
l'établissement même, et
Dorothée eut bientôt dans cette maison
industrieuse sa place toute trouvée. Elle
s'occupait comme une tendre mère du bien
matériel et spirituel des ouvriers,
apprentis et apprenties. Pleine d'énergie,
d'ardeur et de sympathie, elle passa là par
des luttes et des déceptions nombreuses, et
souvent il lui arriva de s'aigrir contre ceux qui
résistaient à ses conseils et
à son influence.
Elle avait alors près de trente-sept
ans ; on parlait beaucoup, dans le petit
cercle qu'elle fréquentait, d'une nouvelle
réunion plymouthiste, fondée à
Zurich et où, disait-on, l'enseignement
était bien plus intéressant et
spirituel que dans la réunion morave.
Après avoir résisté un temps
à l'attrait de cette apparition nouvelle,
elle se décida enfin à y
céder. Elle aimait à raconter cette
expérience, à peu près en ces
termes :
« Avide d'entendre quelque chose
de nouveau, j'allais donc prendre place dans cette
petite assemblée. Nous avions à
Maennedorf toujours les mêmes frères
pour nous édifier, et leur
prédication avait un caractère
très vague et général ;
aussi n'avais-je, depuis des années, entendu
expliquer la Bible qu'à un seul point de
vue, assez monotone. Celui qui dirigeait ce
jour-là la réunion lut dans le
chapitre XXIV de la Genèse
l'histoire du mariage d'Isaac.
Il allégorisa ce beau récit, y
faisant voir l'union de l'âme avec le Sauveur
et insistant sur le rôle d'Eliézer,
qui représentait à ses yeux
l'activité du Saint-Esprit préparant
l'âme à se décider pour Christ.
Tout cela était pour moi très
nouveau ; ce fut une fête spirituelle,
comme je n'en avais jamais eue ; je bus les
paroles du prédicateur. Quand le discours
fut achevé, voyant qu'on se préparait
à prendre la cène, je gardai ma
place, me trouvant heureuse au milieu de ces
frères. Mais quand vint mon tour, celui qui
offrait le pain et le vin me laissa de
côté, ce qui m'attrista fort. Il
s'approcha près de moi et me dit :
- Ne vous connaissant pas, je ne pouvais
vous donner la cène. Dites-moi, avez-vous
reçu le Saint-Esprit ?
Cette question m'embarrassa d'abord ;
je me sentais confuse d'être ainsi
interpellée et de voir suspectée ma
qualité d'enfant de Dieu, moi qui, à
Maennedorf, était connue pour une des plus
zélées. Je répondis pourtant
qu'on ne m'avait pas beaucoup parlé du
Saint-Esprit, mais que je croyais avoir, par le
sang de Christ, le pardon de mes
péchés.
- Ce n'est pas là ma question, il
faut que vous sachiez si vous avez reçu le
Saint-Esprit, et celui qui l'a reçu le
sait ; lisez seulement à ce sujet le
1er chapitre des
Éphésiens et le
VIIIe des Romains.
Je connaissais bien ces deux chapitres, et
restai vivement impressionnée de ce court
entretien. Ce que souvent j'avais vaguement
supposé m'était devenu clair :
il y avait des lacunes dans ce qui m'avait
été enseigné, et mon
développement spirituel s'en était
ressenti ! Mon retour fut occupé d'une
seule pensée : « Il faut, me
disais-je, à tout prix arriver à une
pleine clarté. »
Rentrée à la maison, je me
couchai en même temps que les autres, mais
quand tout le monde se fut endormi, je me relevai
et passai la nuit en prières et en
supplications, luttant avec mon Dieu pour obtenir
les lumières qui me manquaient. Pleine
d'anxiété, mais en même temps
d'espoir, je connaissais la fidélité
de mon Dieu et je savais qu'il
m'exaucerait. »
A cette époque vient se placer une
nouvelle expérience
spirituelle, qui transforma la vie de
Dorothée. Elle y attachait une très
grande importance. Nous l'avons entendue la
raconter plus d'une fois, à peu près
en ces termes :
« Un de mes principaux sujets de
préoccupation, au temps où j'habitais
chez mon neveu, était sa conversion. Il
avait un caractère emporté et, tout
en ayant une conduite honorable et des habitudes de
piété, il aimait le monde et ne
connaissait pas la nouvelle vie. Je l'avais souvent
exhorté et je priais journellement pour
lui.
Un matin (il pouvait être neuf
heures), assise près de la fenêtre de
ma chambre, je l'entends frapper une porte en
prononçant des paroles violentes. Je me
remets alors à prier pour lui,
m'écriant : « 0 Dieu quand
enfin convertiras-tu ce pauvre Jacob ?
À peine avais-je parlé qu'à
mon tour j'entendis ces mots : Convertis-toi
toi-même avant de vouloir convertir les
autres !
Ces paroles étaient prononcées
d'une voix solennelle, pleine de douceur et de
reproche, qui me laissa comme foudroyée et
anéantie. Ma vie entière passa en un
clin d'oeil devant moi ; tout y était
souillure et péché ; mon orgueil
et ma recherche de moi-même, en particulier,
m'accusaient d'une manière terrifiante. Tout
ce que j'avais fait m'apparaissait comme
anéanti, et j'étais
pulvérisée. Il me semblait qu'on me
mettait à nu. Puis, je vis passer sous mes
yeux toute ma Bible. Sur chaque page resplendissait
un seul mot : Moi, l'Éternel,
moi, c'est moi, il n'y en
a pas
d'autre que moi !
Je restai pendant longtemps dans un trouble
profond et ma soeur crut que j'avais perdu la
raison.
Cet état dura plusieurs jours ;
je m'échappais souvent de la maison pour
errer dans la forêt : c'est là
qu'après de longues angoisses la
clarté se fit enfin dans mon âme. La
conviction que Jésus, le Crucifié, ne
m'abandonnerait pas me rendit la paix.
Revenue à moi-même, je me
trouvais dans un état de paix et de bonheur,
de béatitude et de ravissement difficile
à décrire. Je vivais dans un autre
monde, dans une communion intense et non
interrompue avec mon Dieu ; la vie terrestre
me paraissait presque impossible, et je me sentais
transformée. Au bout de trois semaines,
j'étais encore tellement absorbée par
l'intensité de ma vie intérieure, que
je dus demander à Dieu de faire diminuer la
vivacité de mes impressions et de me mettre
à même de vaquer à ma
tâche journalière.
À dater de cette crise
mémorable, la vie spirituelle de
Dorothée Trudel fut entièrement
renouvelée. Jugeant sévèrement
son passé, elle reconnut que pendant quinze
années, depuis sa première
conversion, elle avait conservé trop de
recherche propre et d'orgueil spirituel. Dès
lors, pleine d'humilité et débordante
d'amour, elle reprit courageusement sa tâche
avec foi et reconnaissance.
L'influence qu'elle exerçait
déjà sur son entourage et en
particulier sur la jeunesse employée dans la
maison de son neveu s'accentua de plus en plus, et
de cette époque datent des changements
décisifs dans mainte existence.
Un de ses amis qui l'a connue dès sa
jeunesse nous écrit :
« Celui qui allait voir
Dorothée Trudel vers 1850, lorsqu'elle
était occupée dans l'atelier de
passementerie de son neveu, remarquait en elle,
à côté d'une vigoureuse
intelligence et d'une rare perspicacité, une
soif de connaissance et un amour pour les
âmes qui surmontait tous les obstacles. Elle
ne se contentait pas de connaître les
vérités du salut, mais s'empressait
de les mettre en pratique et de conformer toute sa
conduite à ses convictions. »
C'est quelque temps après cette
transformation intérieure que se manifesta
chez elle le don de guérison. Quatre
ouvriers de son neveu étant tombés
gravement malades, elle se sentit poussée
à suivre la ligne tracée par saint
Jacques et à leur imposer les mains au nom
du Seigneur. Ne connaissant pas d'ancien
qualifié à appeler auprès de
ses malades, elle dit naïvement au
Seigneur : « Sois toi-même
l'ancien ! » Elle pria et obtint la
guérison. Il en fut de même dans un
second cas, et bientôt elle était
couramment appelée auprès des malades
du village pour leur imposer les mains et prier
avec eux. De nombreuses guérisons
répandirent sa réputation de proche
en proche.
En 1852, Dorothée vint habiter la
maison de son oncle ; elle continuait à
faire des fleurs pour vivre, mais elle avait
consacré sa vie au Seigneur ; visitant
les malades et les aliénés dans ses
heures de loisir, elle réunissait aussi les
enfants du village pour leur lire la Bible et prier
avec eux. Son mot d'ordre était :
- Que mon nom, disparu de la scène
du monde,
- Soit un jour répété
par l'écho du saint lieu :
- Qu'il dorme enseveli dans une nuit
profonde,
- Pourvu qu'il soit inscrit dans le livre
de Dieu.
Une jeune fille de Maennedorf, en service dans
un village voisin, y fut atteinte d'une violente
nostalgie. Dorothée l'ayant appris, alla la
voir, pria beaucoup avec elle et la guérit.
La maîtresse de cette jeune fille fut la
première à engager Mlle Trudel
à prendre des malades chez elle, mais elle
répondit qu'elle ne s'y sentait point
appelée. Malgré ce refus, cette dame
lui adressa plusieurs malades, entre autres la
veuve d'un pasteur, mère de douze enfants,
que la mort de son mari avait rendue folle.
Remise de son mal après sept semaines
et rentrée dans sa famille, cette veuve
engagea à son tour Dorothée à
s'établir de manière à
recevoir des malades, ce qu'elle fit enfin non sans
avoir demandé à Dieu de lui montrer
sa volonté.
En 1856, des plaintes furent portées
contre elle pour exercice illégal de la
médecine et elle dut payer 60 francs
d'amende avec ordre de fermer sa maison.
Plus tard, le gouvernement cessa son
opposition contre l'hospice, le nombre des malades
augmenta, et il fallut acheter une nouvelle
maison ; la soeur de Dorothée
renonça, en vue de cet achat, à
l'héritage de son oncle.
C'est dans ces deux maisons que Mlle Trudel
déploya pendant six ans environ une
activité extraordinairement bénie. On
cherchait auprès d'elle le soulagement du
corps, mais son coeur se
préoccupait avant tout de
l'âme de ses malades. Voici un exemple de
l'originalité franche et aimable avec
laquelle elle accueillait ceux qui venaient
à elle. Un soir, comme elle était sur
sa porte, arrive M. X., le fils d'un
chrétien distingué. Il était
malade depuis longtemps et profondément
triste. À l'ouïe de son nom :
- Comment ! s'écria-t-elle, vous
êtes le fils de M. X. et vous faites une
pareille figure ! Ah ! quand la maladie
du péché sera sortie du coeur, la
maladie du corps cédera aussi bien
vite.
Au bout de dix jours ce jeune homme
repartait, après avoir passé par une
profonde conversion et en bonne voie de
guérison.
La force principale de Dorothée
était la Parole de Dieu, qu'on
méditait après chaque repas ;
l'usage zuricois étant de prendre quatre
repas par jour, on avait aussi quatre cultes,
à huit heures et demie, à une heure,
à cinq heures et à huit heures du
soir. Le culte de cinq heures était
spécialement consacré à la
prière. Chacun de ces cultes durait une
heure, et celui du matin souvent plus longtemps.
Comme mère de famille, Mlle Trudel
présidait. Longtemps elle s'était
bornée à lire un sermon de Hofacker
ou quelques pages de Kolb, un disciple de Michael
Hahn. Plus tard, elle se mit à faire
elle-même quelques réflexions sur ce
qu'elle avait lu. Elle prenait en
général le chapitre indiqué
par le livre de textes moraves et le lisait en
entier ; ou bien, se recueillant et dirigeant
son regard vers le ciel, elle tirait son texte
d'une boîte renfermant une collection
d'environ mille passages
bibliques. À peine la lecture finie, elle
parlait près d'une heure avec une
liberté, une verve et une charité
difficiles à se représenter.
Elle ne se sentait pas appelée
à expliquer la Bible ou à enseigner,
mais les versets du chapitre qui passaient tour
à tour sous ses yeux lui servaient comme de
point de départ pour parler des sujets qui
lui tenaient à coeur. Son discours n'avait
pas tant le caractère d'un enseignement que
celui d'un témoignage rendu à la
fidélité, à la sainteté
et à la puissance de Dieu.
Parlant de ses propres expériences,
la richesse de sa vie intérieure donnait une
grande autorité à sa parole. Elle
était sévère et cependant
très encourageante, poursuivant jusqu'en ses
derniers retranchements la piété
alanguie et à demi mondaine. Elle voulait
à tout prix amener les âmes à
des rapports personnels avec un Sauveur vivant,
sans craindre de troubler dans ce but une paix
factice et de dissiper des espérances
illusoires. Le souvenir des quinze années
qui avaient précédé pour elle
la crise qu'elle appelait sa vraie conversion et
pendant lesquelles sa vie chrétienne
était restée stérile, la
pressait d'encourager chacun à prendre les
promesses de Dieu plus au sérieux, à
rechercher un entier affranchissement du
péché, une vie sainte et
bénie.
Ce qu'elle recommandait à l'individu,
elle aurait voulu le voir réaliser par
l'Eglise entière ; elle s'affligeait du
manque de dons spirituels dont elle voyait partout
la preuve, proclamant la nécessité
d'un christianisme apostolique et d'une abondante
effusion du Saint-Esprit en
des
coeurs vraiment transformés.
Il y avait dans ses allocutions tant de vie
émue, qu'on assistait sans lassitude
à ces quatre cultes par jour ; c'est
avec joie et avec une attente toujours
renouvelée que jeunes et vieux venaient
reprendre leurs places d'abord autour de la table
commune, et plus tard, quand le nombre des malades
eut augmenté, dans une petite salle
adaptée à cet usage.
Faisant placer des malades l'un à sa
droite et l'autre à sa gauche pendant le
culte, elle leur imposait les mains tant que
duraient son discours et sa prière ;
aussi n'avons-nous jamais vu aucun geste
accompagner ses discours, ce qui contribuait
à l'austérité et à la
dignité de son attitude.
Ce témoignage puissant et d'un genre
si particulier ne tardait pas à agir sur les
hôtes de la maison hospitalière. Les
domestiques, aussi bien que les malades, y vivaient
sous une forte discipline spirituelle ; les
paroles inutiles, l'esprit volage et badin
étaient comme bannis de cette petite
société ; on se sentait repris
et intérieurement travaillé ;
bien des illusions s'évanouissaient et l'on
en venait à aspirer avec angoisse à
la lumière et au pardon. Chacun, du reste,
était individuellement pris à partie
et dans le secret des coeurs se livraient des
luttes, s'opéraient des
dépouillements, dont les heureux effets se
font encore sentir dans mainte famille. Dans le
village aussi il se produisit de nombreuses
conversions, surtout parmi les jeunes gens.
Une telle influence ne pouvait s'exercer
sans provoquer d'opposition,
aussi les persécutions ne furent pas
épargnées à Mlle Trudel.
Un ouvrier forgeron, vexé de voir
plusieurs de ses camarades gagnés par le
mouvement, projeta d'y mettre ordre ; et dans
ce but, un soir qu'on était réuni
pour le culte, il s'approcha de la maison les
poches garnies de cailloux, décidé
à casser les vitres et à tout
disperser. Mais c'était l'été,
les fenêtres étaient grandes ouvertes
et il n'y avait par conséquent rien à
briser ; en revanche, on entendait du dehors
chaque mot, et tandis que notre homme cherchait un
nouveau moyen d'en venir à ses fins, les
paroles de Dorothée
pénétrèrent son coeur comme
des traits brûlants. Il fut saisi par une
force invisible, ses yeux s'ouvrirent sur son
état moral et il se sentit un
misérable pécheur. Peu à peu,
laissant tomber ses cailloux, il écouta le
discours jusqu'au bout. Puis il entra dans la
salle, confessa à Dorothée son
péché et sa folie, se
déclarant résolu à commencer
une nouvelle vie. Rayonnante de joie, elle pria
aussitôt avec le jeune homme, qui ne tarda
pas à devenir un disciple zélé
de Jésus-Christ et, par la suite, un
missionnaire en Afrique.
Un jour, Dorothée fut la victime
d'une odieuse calomnie qu'un jeune homme
s'était amusé à
répandre. Le village fut en émoi, le
monde s'empara avec avidité de cette arme,
et la pauvre femme, qui alors n'avait pas encore
les nombreux amis qu'elle eut plus tard, fut
pendant quelque temps l'objet des imputations les
plus blessantes. Dans sa perplexité, elle
s'adressa à son Dieu et passa des heures et
des nuits à prier pour le
salut du malheureux calomniateur. Quelle surprise,
lorsqu'un soir, elle voit arriver chez elle un
jeune homme en proie à une grande angoisse,
se déclarant l'auteur de ces bruits
calomnieux et la suppliant de lui
pardonner !
Les critiques ne firent naturellement pas
défaut, et elle dut entendre plus d'une fois
des remontrances très sévères
sur la liberté qu'elle prenait, elle femme,
contre la défense formelle de saint Paul
d'annoncer l'Évangile dans sa maison, devant
un auditoire devenu de plus en plus nombreux et
s'élevant le dimanche après-midi
jusqu'à quelques centaines de personnes.
Elle répondait à ces observations en
racontant comment, peu à peu, elle avait
été amenée, à en agir
ainsi, et en montrant les
bénédictions que Dieu avait
accordées à cette partie de son
activité.
Un soir, après avoir discuté
de nouveau la chose tout au long avec un pasteur
allemand, elle se coucha inquiète, et, au
milieu de la nuit, se réveilla
préoccupée par ce passage :
« L'obéissance vaut mieux que le
sacrifice et la désobéissance est
autant que le péché de
divination. »
(1 Sam. XV, 22, 23.) Elle se dit que
si réellement elle
désobéissait à Dieu en
continuant ses cultes, elle était pire
qu'une sorcière. Agitée par cette
pensée, elle se leva immédiatement
et, dans une prière ardente, elle
déclara à Dieu sa décision de
ne lui désobéir en aucun point, le
suppliant de lui accorder un signe positif de sa
volonté par le passage biblique qu'elle
tirerait au sort le lendemain matin, et
s'engageant, si ce passage contenait une seule
allusion à la repentance ou
un seul mot de
désapprobation, à cesser de parler en
public et de recevoir des confessions.
Le lendemain matin, à son
réveil, elle va à sa boîte de
passages, où bien des fois
déjà elle avait trouvé, en
réponse à sa confiance naïve et
absolue, des consolations et de précieuses
directions. Le premier qu'elle tira fut celui-ci
(Esaïe
LXI, 6) :
« Mais vous, vous serez appelés
les sacrificateurs de l'Éternel ; on
vous nommera les ministres de notre
Dieu. »
Priant encore une fois, elle demanda
à Dieu de lui donner une seconde parole
propre à lui communiquer une pleine
clarté dans cette affaire si importante et
si contestée. Cette parole fut (I Pierre II,
9) : « Mais vous, vous êtes la
race élue, la sacrificature royale, la
nation sainte, le peuple acquis pour annoncer les
vertus de Celui qui vous a appelés des
ténèbres à sa merveilleuse
lumière. »
Par une troisième prière, elle
demanda une dernière confirmation, puis,
mettant de nouveau la main dans la boîte,
elle en tira le passage suivant ou un autre d'un
sens tout à fait analogue :
« Il ne tomba pas un seul mot de toutes
les bonnes paroles que l'Éternel avait
dites... »
(Jos. XXI, 45.)
Dès ce jour-là,
entièrement tranquillisée à
cet égard, elle estima que tout en
respectant la règle posée par saint
Paul, on pouvait admettre que Dieu trouvât
bon de créer certaines exceptions.
Ce qui conférait à sa parole
une grande autorité, c'était
l'exemple de complète abnégation et
de charité inépuisable qu'elle
donnait à chacun.
Sa réputation s'étendant
toujours plus loin à cause
de ses nombreuses
guérisons, l'affluence devint toujours plus
grande, et sa compassion pour les malheureux ne lui
permettant pas de repousser ceux qui s'adressaient
à elle, elle prit le parti de s'en remettre
aussi pour cela à Dieu, lui demandant
régulièrement de ne lui envoyer que
ceux qui devaient réellement venir et de
fermer la voie à ceux qu'il ne lui destinait
pas lui-même.
Forte de cette prière
réitérée chaque jour avec la
même confiance, elle recevait chacun,
annoncé ou pas, et trouvait toujours moyen
de caser ceux que son amour ne pouvait repousser.
Ses aides étaient souvent
alarmées en voyant les chambres se
transformer en dortoirs, mais sa foi relevait leur
courage et semblait dissiper des difficultés
en apparence insurmontables.
Sa soeur aînée, qui aidait aux
soins du ménage et apportait à ce
travail un esprit quelque peu soucieux, soulevait
souvent des objections et des
réclamations ; un jour, au milieu d'une
affluence extraordinaire d'arrivants,
Dorothée ne sut faire autre chose que de
consulter son Dieu par le sort. Elle revint
rayonnante, montrant à sa soeur le passage
suivant (2 Rois IV, 42-44) :
« Donnerais-je ceci à cent
hommes ? Mais il lui répondit :
Donne-le à ces gens et qu'ils mangent. Car
ainsi a dit l'Éternel : On en mangera
et on en aura de reste... »
Chose étonnante, dans ces trois
maisons remplies de malades, elle ne
possédait elle-même pas un coin, pas
un lit en propre. La chambre qu'on appelait la
Chambre de Mütterli était une sorte de
salle d'attente sans lit, dans laquelle on
introduisait les nouveaux
arrivants et ceux qui
voulaient
lui parler. C'est là que le soir, quand tout
le monde était allé se reposer, elle
réunissait ses aides, ses servantes
volontaires et quelques intimes. On causait encore
un moment, on mangeait une pomme ou une
croûte de pain, chacun tirait encore pour soi
un passage de la Bible, puis elle
disait :
- Maintenant, enfants, à genoux.
Et alors recommençaient les
supplications et intercessions pour les cas les
plus graves, pour les sujets les plus
pressants ; chacun avait son fardeau à
remettre aux soins du Maître souverain.
À la fin, s'adressant à son aide
principale, elle disait :
- Où me faut-il aller cette
nuit ?
Après une courte consultation, on se
décidait pour la femme la plus souffrante ou
la plus dangereusement atteinte, pour la folle la
plus agitée.
Alors, s'avançant vers son buffet,
elle en sortait ses vêtements de nuit, et
avec ce paquet sous le bras, elle montait dans
quelque mansarde ou traversait la route et allait
se coucher auprès d'une de ses pauvres
malades, la soutenant dans ses bras et lui
prodiguant encore pendant le sommeil des
consolations et des soins. Il lui est arrivé
de passer une nuit entière couchée
entre deux femmes aliénées qu'elle
cherchait à tranquilliser. Le lendemain,
avant sept heures, elle était assise
radieuse, pleine d'entrain et d'affection, au bout
de la table du déjeuner, agitant sa petite
sonnette pour obtenir le silence avant de faire la
prière et de rompre le pain.
Quant il s'agissait d'un homme gravement
atteint, il lui arrivait de
passer des nuits entières à son
chevet ou à ses pieds, assise sur un
escabeau et imposant les mains au malade. Ceci
cependant était une exception.
Nous nous rappelons l'avoir vue plusieurs
nuits de suite accroupie sur un tabouret au pied
d'un lit de camp où gisait un pauvre
misérable atteint de gangrène au pied
et dont l'orteil finit par tomber.
Une nuit, entre autres, harassée,
exténuée, à moitié
suffoquée par l'odeur fétide
qu'exhalait cette plaie, il lui arriva de se
laisser aller à une plainte et de soupirer
après un peu de repos ; au même
instant, elle sentit toute son énergie
s'évanouir et fut sur le point de
défaillir. Mais, surmontant cette
défaillance et voyant dans sa plainte une
affreuse tentation, elle s'indigna de sa faiblesse
et se dit : « Si je me plains, je
suis perdue ! » Puis, regardant
à son Sauveur avec un nouvel élan de
foi, elle reconnut que c'était pour elle un
privilège de pouvoir souffrir, et que, dans
son infirmité, Dieu voulait accomplir sa
force. Cet acte de foi dissipa soudain toute son
angoisse, même toute sa fatigue, de sorte
que, merveilleusement soutenue pendant le reste de
cette nuit, elle se remit le lendemain au travail
aussi restaurée qu'après une nuit
paisible, et le malade fut guéri.
Le nombre des demandes allant sans cesse en
augmentant, Mlle Trudel finit par éprouver,
c'était vers la fin de 1860, un désir
toujours plus marqué de se voir soutenue par
des aides doués comme elle du don de
guérison et se sentant vocation d'imposer
les mains aux malades.
Elle présenta cette requête
avec foi et constance à son Dieu, et
bientôt une jeune personne qui s'était
convertie quelques années auparavant
à Maennedorf, donnant des preuves d'une
piété, vivante et de dons
réels, se décida, sur un appel,
à se consacrer avec Mlle Trudel au soin des
malades. À son entrée dans la maison,
le passage tiré, suivant l'habitude, pour
marquer cet événement, fut Exode
XVII, 12 : « Et Aaron et Hur
soutinrent ses mains, l'un d'un côté,
l'autre de l'autre. »
« Bon, dit alors Mlle Trudel,
voilà Hur, nous verrons bientôt quel
Aaron Dieu me destine. »
Peu de temps après, M. Samuel Zeller,
qui, guéri et converti à Dieu quatre
ans auparavant à Maennedorf, partageait en
tout point les vues de Mlle Trudel sur la maladie
et sur l'imposition des mains, répondant
à un appel, se décida, lui aussi,
à consacrer sa vie au service de Dieu dans
la maison où il avait appris à le
connaître comme son Sauveur et son
médecin.
À son arrivée, Dorothée
consulta de nouveau ses passages de
l'Écriture et en tira le suivant :
« Ainsi Aaron portera les noms des
enfants d'Israël, au pectoral du jugement, sur
son coeur, quand il entrera dans le lieu saint
... »
(Ex. XXVIII, 29.) Cette douce
confirmation fut pour Mlle Trudel, pour ses aides
et pour toute son heureuse famille un puissant
encouragement.
Mais sa plus grande force était
toujours dans la prière. C'est dans cette
arme qu'elle trouvait le secret de toutes ses
victoires, et Dieu lui répondait de la
manière la plus variée.
Les uns n'obtenaient de soulagement que
lorsque, rentrant en eux-mêmes, ils
confessaient leurs fautes et se repentaient, se
demandant comme les frères de Joseph :
« Pourquoi ceci nous
arrive-t-il ? » D'autres
étaient arrachés à leur
état d'indifférence et
d'incrédulité par un secours
immédiat du Seigneur. Ce fut le cas, par
exemple, d'un jeune ouvrier gravement malade par
suite d'inconduite : du jour où il eut
confessé ses péchés, non
seulement à Dieu, mais devant les hommes, il
se sentit soulagé dans son corps. Et quand
il eut déchargé sa conscience par
l'aveu de son plus grand péché, il
alla de mieux en mieux jusqu'à
guérison complète et
inespérée.
Dorothée ne vit pas toujours ses
efforts récompensés : parfois,
après avoir été guéris,
ses malades retournaient au mal, mais jamais sa
charité ne se laissa décourager. Elle
redoublait d'ardeur lorsqu'elle voyait quelqu'un
approcher de la mort sans posséder la foi.
Elle rappelait alors hardiment au Seigneur ses
promesses, et lui demandait de prolonger la vie de
ces malheureux, jusqu'à ce qu'ils eussent
trouvé le salut de Christ.
De l'abondance du coeur, la bouche parle.
Aussi retrouvait-on toujours dans les explications
bibliques de Mlle Trudel, dans ses entretiens
particuliers, dans sa correspondance, cette
même pensée : « Une
seule chose est nécessaire. »
S'adressait-on à elle pour avoir quelques
conseils, elle répondait par des paroles
aussi pleines de droiture que d'amour. Toute
pénétrée de la puissance que
donne la communion vivante avec Jésus, elle
en communiquait en quelque
degré l'influence à
tous ceux qui l'approchaient. Si la première
impression qu'elle produisait n'était pas
agréable, on ne tardait pas à en
ressentir d'heureux effets pour le corps et pour
l'âme.
Dorothée s'était donnée
au Seigneur corps et biens dans la personne de ceux
qui venaient à elle, et cette grande
affluence ne l'a certes pas enrichie. Dans ses
maisons, tout était propre, mais de la plus
grande simplicité. La table aussi, quoique
frugale, était toujours abondante et les
mets bien apprêtés.
Elle demandait 10 francs par semaine aux
gens riches, et 5 à ceux qui ne
l'étaient pas. Beaucoup de pauvres
étaient reçus pour rien. On ne
faisait rien pour les attirer, mais on les
accueillait avec simplicité. Pour se tirer
d'affaire, il fallait économiser la
main-d'oeuvre : aussi Dorothée
employait-elle, comme dans une famille, les
personnes valides, surtout les jeunes. L'une lavait
la vaisselle, une autre pliait le linge, etc., et
elle se faisait tant aimer, que travailler pour
elle était un doux privilège.
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