Revenons à nos troupes
cévenoles.
En mai 1703, le pape Clément XI
lança ses foudres et publia une croisade
contre les protestants qu'il appelle
« une engeance maudite. » Dans
le but d'arrêter la contagion d'une peste si
furieuse, dit-il, il veut suivre le louable exemple
de ses prédécesseurs dans de pareils
cas. Et pour encourager les fidèles
catholiques à exterminer cette race maudite
de méchantes gens qui, dans tous les
âges, ont été en horreur
à Dieu et aux rois, il accorde volontiers
entière absolution de tout
péché à tous ceux qui
s'enrôleront dans cette sainte milice.
L'évêque d'Alais publia
aussitôt la bulle papale en l'accompagnant
d'un mandement dans lequel il exhortait les
catholiques, par les entrailles de notre divin
Sauveur, à ne donner aucun secours aux
protestants, à ne leur fournir ni vivres, ni
provisions, mais d'essayer de
les exterminer par le fer et le feu.
« Ceux qui accompliront ce devoir
légitime recevront indulgence
plénière pour tous leurs
péchés. » Le ciel s'ouvrait
tout grand aux assassins des huguenots, car ce qui
purifiait de tout péché, ce
n'était pas le sang de Jésus-Christ,
mais la destruction de ceux qu'on appelait des
hérétiques.
La guerre continuait donc avec une
énergie et une cruauté plus farouche
que jamais. Montrevel ne cessait d'envoyer des
prisonniers à Bâville qui les envoyait
à la mort.
Ces condamnés moururent
héroïquement. L'un d'eux, Jean Vedel,
chantait des psaumes en allant en prison. En
passant dans les rues de Nîmes, il
criait ; « Frères, le temps
de la délivrance est arrivé !
Que rien ne vous épouvante !
L'Éternel combat pour vous. »
Devant ses juges, il se mit à genoux,
pria avec une grande ferveur, puis il se releva et
raconta courageusement qu'il appartenait à
la troupe de Roland et qu'il avait combattu pour la
gloire de Dieu. « Je suis heureux,
ajouta-t-il, de mourir pour aller recevoir une
récompense au ciel. Je me moque de tous les
supplices auxquels vous
pouvez me condamner. » Ces paroles
n'étaient pas une simple bravade. Il fut
grand et sublime sur l'échafaud comme il
l'avait été pendant sa vie.
Bâville et Montrevel ne comprenaient
rien à un pareil héroïsme. Les
condamnés semblaient renaître et se
multiplier.
Les protestants éprouvaient un
profond besoin de se réunir pour
s'édifier. Ils le faisaient malgré
les dangers qu'ils couraient. Un dimanche, l'une de
ces saintes assemblées composée en
grande partie de vieillards, de femmes et d'enfants
s'était réunie à Nîmes.
Montrevel l'apprend, il y court avec ses dragons et
tombe sur l'assemblée à coups de
sabre. Le sang coule abondamment ; les
victimes se laissent immoler sans se plaindre.
Montrevel trouve que ses soldats ne tuent pas assez
vite ; il ordonne de mettre le feu à la
maison. Les martyrs poussent des cris affreux et
s'efforcent de sortir de la fournaise. Des dragons,
le sabre à la main, les immolent à la
porte.
Une jeune fille, aidée par le valet
de chambre du Maréchal, se sauve à
travers les flammes ;
elle
est arrêtée et mise à mort. Le
valet allait être exécuté quand
les dames de la Miséricorde obtinrent sa
grâce, mais Montrevel le chassa de sa maison.
Comment aurait-il pu supporter la vue d'un homme
qui avait été ému de
compassion !
Quelques catholiques s'amusaient dans un
jardin à côté de la maison qui
brûlait. Montrevel s'imagine que ce sont des
huguenots échappés au massacre :
il ordonne de les passer au fil de
l'épée malgré leurs cris et
leurs protestations. Le tigre était
altéré de sang.
Le lendemain, on trouva sous les
décombres de la maison brûlée
quatre-vingt cadavres.
L'évêque Fléchier ne fit
pas entendre une parole de compassion, ni de
condamnation. Il trouva tout naturel ces crimes qui
déshonoraient son Église.
« Ils osèrent même, dit-il,
le dimanche des Rameaux, tenir une assemblée
dans un moulin, sans aucune précaution, et
dans le temps que nous chantions vêpres,
chanter leurs psaumes et faire prêche !
Cet exemple était nécessaire pour
arrêter l'orgueil de ce peuple. »
Comment l'évêque mondain aurait-il pu
flétrir ce qui faisait la joie du
pape !
La fureur de Montrevel et la bulle du pape
amenèrent sur les Cévennes un nouveau
déluge de maux. Ce n'était plus la
guerre, mais des massacres continuels. Des villages
protestants étaient brûlés,
leurs populations mises à mort ou
envoyées à Bâville qui les
faisait exécuter. Les prisons étant
toutes pleines, on n'avait plus d'autre ressource
que de tuer ceux qu'on arrêtait.
Au milieu de ces horreurs, un homme vivait
tranquille en apparence dans son château.
C'était François Petit, baron de
Salgas. D'un caractère doux et timide, il
avait abjuré, des lèvres, mais non de
coeur. Sa femme, Lucrèce de Briguac, l'avait
imité. Bourrelée de remords, elle
résolut de fuir à l'étranger.
Un jour que son mari était à la
chasse, elle s'échappa et se réfugia
à Genève. Dès que le baron sut
sa femme à l'abri de tout danger, il
s'empressa de la dénoncer à
Bâville. Il redoutait d'être
arrêté. La peur le rendait
lâche. Le 11 février 1703, il assista
à une assemblée
religieuse à Vébron. Effrayé
des conséquences que cet acte pouvait avoir
pour lui, il écrivit à Bâville
qu'il y était allé par contrainte, et
en même temps, il offrit ses services
à Montrevel contre ses
coreligionnaires.
Sur ses sollicitations, deux chefs
cévenols déposèrent les armes.
Montrevel parut content et le manda à
Nîmes. Effrayé, Salgas n'osa s'y
rendre, il s'excusa. Le malheureux fut
arrêté, enfermé dans le fort de
Saint-Hippolyte, puis à Alais.
Cet homme, jusque-là timide et
traître, va devenir un héros.
Désormais, il manifestera autant de courage
qu'il a montré de lâcheté.
Devant les magistrats, il se défendit
noblement et fièrement. Il aurait
gagné cent fois sa cause, s'il avait eu de
vrais juges, au lieu d'avoir des accusateurs
décidés à le condamner. Le 27
juin 1708, Montrevel fit rendre un arrêt qui
condamnait Salgas aux galères à
perpétuité et le dégradait de
sa noblesse. Ses biens furent confisqués et
son château des Rousses démoli.
Conduit à Cette, on ôta au
baron ses habits de gentilhomme pour le
revêtir de la casaque des
forçats. Désormais, il ramera sur les
galères royales. Le vieillard montra dans
son infortune une grandeur d'âme qui fit
l'admiration de ses gardiens. Dieu devint de plus
en plus pour lui la grande réalité.
Son caractère se transformait de jour en
jour à l'image du caractère de
Jésus-Christ.
Un jour, les évêques de
Lodève et de Montpellier eurent le triste
courage de s'amuser aux dépens de ce noble
vieillard. Pour l'humilier, ils demandèrent
au capitaine de la galère de faire ramer le
malheureux condamné en leur présence.
Les prélats se souriaient l'un à
l'autre d'un air moqueur pendant que le saint
vieillard saisissait la rame de ses mains
débiles et en frappait l'eau trois fois. Il
allait continuer, quand le surveillant,
indigné de la cruauté des
prélats, cria :
« C'est assez, à bas les
rames. »
Pendant huit ans, le pieux galérien
supporta la chaleur du jour, le froid de la nuit et
la misérable nourriture qu'il recevait. De
jour en jour, son âme, en communion avec
Dieu, se purifiait et se fortifiait. La mort de
Louis XIV le délivra. En 1716, il eut la
joie de retrouver son épouse à
Genève. Quelques mois
après, Dieu le recueillit dans ses demeures
éternelles.
Cependant la guerre continuait. Les
Cévenols, privés de maisons et de
biens, n'ayant plus rien à perdre,
réduits au désespoir, se joignirent
tous aux troupes camisardes. Les
détachements de Montrevel étaient
battus presque toujours. Dans l'hiver 1703 à
1704, ils furent défaits à Nages, aux
rochers d'Aubais, à Martignarques et au pont
de Salindre. Le colonel de La Jonquière
pillait, tuait les protestants de tout âge et
de tout sexe. Il cherchait Cavalier,
décidé, disait-il, à le
poursuivre jusqu'au jour du jugement. Les
infortunés habitants de la plaine du Gard,
venaient chaque jour raconter leurs
détresses au chef camisard. C'étaient
les lamentations sans fin d'un père, d'une
mère, d'un frère, d'une soeur, dont
les parents avaient été tués.
Pour arrêter tant de cruautés, il
fallait infliger une sanglante défaite aux
ennemis. Cavalier rencontra le colonel de La
Jonquière aux Devois-de-Martignargues et lui
tua plusieurs centaines d'hommes et vingt-quatre
officiers.
C'est
surtout avec des bâtons que les Camisards
combattaient. De La Jonquière dut abandonner
son cheval pour sauver sa vie. C'était une
bête de très grande valeur qui servit
à Cavalier pendant trois ans. Les
Cévenols n'eurent pas un homme de tué
dans cette rencontre, mais deux des leurs,
blessés, moururent. Ils s'emparèrent
de toutes les armes et munitions abandonnées
par leurs ennemis, et ils recueillirent une somme
considérable en argent et en or. Quand le
lieutenant-général de La Lande arriva
avec quinze cents hommes sur le champ de bataille,
les Camisards avaient disparu. Il alla pour se
consoler, attaquer Roland au Pont-de-Salindres,
entre Auduze et Saint-Jean-du-Gard. Les troupes de
Roland battirent l'armée royale à
coups de pierre. De La Lande dût se sauver
tête nue ; il laissa tomber son chapeau
et n'eut pas le temps de le ramasser, ce qui amusa
fort ses officiers.
Ces victoires n'arrêtaient pas les
atrocités. À
Saint-André-de-Valborgne, il se passa une
scène étrange, horrible. Un grand
nombre de protestants, dont les
maisons avaient été
incendiées, s'étaient retirés
à Aussilargues, paroisse de
Saint-André. La faim leur fit franchir les
barrières qu'on leur avait prescrites.
Planque l'apprit, les fit surprendre au lit et
conduire à l'église.
Quelques moments après, cinq femmes
ou filles franchirent le seuil de
l'église.
« Faites votre devoir »,
dit Planque à ses soldats. Ceux-ci
portèrent la main à la poignée
de leur sabre.
Deux jeunes filles, l'aînée
n'avait pas huit ans, s'écrièrent, en
jetant des cris perçants :
« Grâce !
Grâce ! pour notre mère, ne la
tuez pas ! Au nom de Dieu, ne la tuez
pas. »
La pauvre mère jeta sur ses enfants
un regard de tristesse indicible.
« Grâce !
Grâce ! » crient les
enfants.
Planque n'est pas touché, mais
importuné ; à ses soldats qui
hésitent, il dit brutalement :
« Dépêchez-vous. »
Un officier et des soldats emmenèrent
la mère ; les deux enfants se jettent
alors sur eux, furieuses comme des lionnes, en
criant :
« Non, vous ne la tuerez
pas ! nous vous
l'arracherons ! »
« Une bête sauvage eût
compris leurs cris de douleur. Planque ne les
comprit pas ; la mère fut
assassinée sous les yeux de ses enfants.
Quelques moments après, il y avait trente
victimes qui gisaient par terre, baignées
dans leur sang. On ne daigna pas même leur
donner un coin de terre pour y reposer en paix,
c'eût été trop de peine et
d'honneur ; on les jeta comme des chiens
immondes, dans le Gardon, qui les emporta dans sa
course rapide et les déposa le long de ses
bords, où elles furent rongées par
les oiseaux de proie et dévorées par
les bêtes sauvages
(1). »
Impuissant à vaincre et à
soumettre les Camisards, Montrevel reçut du
ministre d'État Chamillard une lettre
très sévère et fut
rappelé. Avant de partir, il infligea
à Jean Cavalier une sanglante
défaite, près de Nages. Le chef
camisard fut trahi par un de ses espions et tomba
dans un piège que lui tendit le
Maréchal. Jamais la vie de Cavalier n'avait encore
couru de si
grands dangers. Après examen de la
situation, il comprit qu'il n'avait plus à
attendre que la mort. Le combat fut si
acharné, si sanglant, et les soldats se
serraient de si près qu'ils se prenaient aux
cheveux et se tuaient à coups de
baïonnette. Nous ne raconterons pas les
détails de cette lutte acharnée
d'où Cavalier sortit presque miraculeusement
vivant, mais il avait perdu dans ce jour
infortuné, en une seule fois, plus d'hommes
que dans tous les combats précédents
- quatre cents soldats cévenols, dit le chef
huguenot, six cents. dit Bâville,
restèrent sur le terrain.
Un second malheur suivit ce premier.
Quelques traîtres informèrent le
général La Lande que les Camisards
avaient leurs magasins, munitions et hôpitaux
dans les bois, et par la terreur on obligea une
vieille femme à tout révéler.
Les soldats ennemis découvrirent d'abord
l'hôpital avec douze blessés qu'ils
massacrèrent, puis les magasins d'armes et
de munitions dont ils s'emparèrent, et les
moulins à poudre qu'ils mirent en
pièces. C'était, pour les
Cévenols, la ruine. Peut-on s'étonner
qu'un jeune homme de 22 ans, qui
luttait depuis longtemps, se soit
découragé et ait prêté
l'oreille à des propositions de paix ?
Le Maréchal de Villars, qui
succéda à Montrevel comme
général en chef des troupes qui
luttaient contre les Camisards, était un des
meilleurs généraux de Louis XIV,
Aussi habile diplomate que grand capitaine, il fit
faire des propositions de paix au chef camisard,
Puis il l'invita, le 16 mai 1704, à venir
à Nîmes.
Les protestants, qui croyaient au
rétablissement de l'Édit de Nantes,
pleuraient de joie. Cavalier arriva à
Nîmes, salué par une population
enthousiaste. Tout le monde voulait voir ce jeune
héros qui traitait avec le plus grand roi de
la terre.
L'entrevue eut lieu dans le jardin des
Récollets. Bâville, Villars et La
Lande reçurent Cavalier et s'entretinrent
avec lui.
Le chef camisard entendit des paroles
flatteuses, mais peu de promesses précises.
Villars l'invita à mettre ses demandes par
écrit et qu'il les enverrait à la
Cour. En attendant la
réponse, les hostilités furent
suspendues et la liberté de conscience
accordée.
Les protestants étaient dans une
grande joie ; ils voyaient en Cavalier le
restaurateur de leur culte. Sans crainte des
dragons, on lisait la Parole de Dieu, on chantait,
on prêchait, on célébrait la
sainte Cène. C'était une
résurrection. Une ère de
liberté commençait.
Voilà ce que pensait le peuple.
C'était une illusion.
La réponse de la Cour fut très
peu satisfaisante. La liberté de conscience
était accordée, mais non la
permission de rebâtir des temples. Les
galériens pour la foi devaient être
mis en liberté dans les six semaines et les
exilés pour cause de religion pouvaient
rentrer en France avec promesse d'être remis
en possession de leurs biens.
Le Maréchal et Bâville
signèrent ce traité au nom du
roi ; Cavalier et son lieutenant Billard le
signèrent au nom des Camisards.
Tout n'était pas fini. Roland refusa
de signer le traité. « Tu es fou,
dit-il à Cavalier, tu
oublies que je suis ton chef ; tu as trahi tes
frères et tu devrais en mourir de
honte ! Je ne veux plus avoir affaire avec
toi, car tu n'es plus qu'un vil agent du
Maréchal. Va lui dire que je suis
résolu à mourir l'épée
à la main jusqu'à l'entier
rétablissement de l'Édit de
Nantes. »
Roland finit pourtant par accepter que
Salomon Couderc allât avec Cavalier trouver
Villars pour demander une amélioration du
traité qui le rendit acceptable. À
Nîmes, Cavalier fit son rapport à
Villars, lui déclarant que le seul moyen de
ramener Roland à la raison était
d'exécuter fidèlement le
traître. Le Maréchal parut très
inquiet et fâché. Puis Salomon Couderc
prit la parole.
Le prophète cévenol ne se
laissa pas intimider par le Maréchal de
Villars entouré de Bâville et de La
Lande. Il parla avec le courage d'un croyant qui
n'a d'autre crainte que la crainte de
déplaire à Dieu. « En
échange de notre soumission, dit-il, nous
voulons le rétablissement de l'Édit
de Nantes. »
Villars étonné s'emporta. Il
se sentait en face d'un homme plus grand moralement
que lui et il était humilié.
Salomon demeura ferme. Il quitta Villars
sans lui donner la lettre de Roland. Le lendemain,
il demanda à La Lande de vouloir bien la lui
remettre en lui disant :
« Général, sans
liberté de conscience, point de
paix. »
- « Il serait cependant temps,
après vos échecs multipliés,
de vous rendre, lui répondit d'un ton
brusque La Lande,
dépêchez-vous. »
Le prophète garda une attitude
royale. Regardant fixement La Lande, il lui
dit : « Les défenseurs ne
manqueront pas à l'Éternel. Je
monterai sur la montagne et douze mille hommes se
lèveront à ma voix. »
La Lande porta au Maréchal la lettre
de Roland. Le chef des enfants de Dieu demandait la
délivrance des prisonniers et des
forçats, la restitution des biens
confisqués, la diminution des impôts
et le rétablissement de l'Édit de
Nantes.
En quittant le Maréchal, Cavalier
s'était dirigé vers Calvisson
où il arriva le 28 mai. Ses soldats
l'attendaient avec une vive
impatience. Quant à lui, il éprouvait
un grand malaise. Sa conscience ne lui donnait plus
de repos. Ravanel alla au-devant de lui avec ses
principaux officiers.
- « À quelle condition
as-tu traité ? » lui
dit-il.
Cavalier donne une réponse
évasive.
Son lieutenant insiste.
- « On prépare les
habits », répond Cavalier, il faut
aller en Portugal.
En entendant ces paroles, les officiers sont
consternés et lui crient :
« Lâche ! traître !
tu nous as vendus. » Et ses soldats
l'accueillent avec des huées.
Un Camisard, ému de pitié,
plaide la cause de son ancien chef.
« Frères, dit-il, vous traitez
Cavalier comme un larron et un brigand ; il
faut lui pardonner s'il a mal fait dans le
passé ; dans l'avenir il fera
mieux. »
Les soldats cévenols ne
l'écoutent pas et poursuivent leur
route ; Cavalier les suit et tente un dernier
effort au moment où on le couche en
joue : « Qui m'aime me
suive », s'écrie-t-il en
pleurant.
Ces larmes, cette voix tant aimée
émeuvent quelques Camisards qui
s'arrêtent, hésitent, rompent les
rangs et se joignent à leur chef.
Ravanel et sa troupe, indignés de ce
qu'ils regardent comme une désertion,
continuent leur marche en criant :
« Vive l'épée de
l'Éternel. »
Dans ses Mémoires de la guerre des
Cévennes, Cavalier passe à peu
près sous silence tous ces faits. Sa
situation était horriblement difficile. Il
n'avait avec lui qu'une quarantaine d'hommes qui le
suivaient par affection plus que par conviction. Il
n'osait ni retourner au camp des enfants de Dieu
où il était regardé comme un
traître, ni se présenter devant
Villars aux yeux duquel il n'avait plus de valeur.
Il lui avait promis la soumission des Camisards et
ceux-ci étaient plus que jamais
décidés à lutter et à
verser leur sang pour conquérir la
liberté de conscience.
Découragé il se retira à
Gardès où le baron d'Aigaliers vint
le trouver. « Le Maréchal est
content de vous, lui dit-il, il ne doute pas de
votre fidélité. »
En réalité, Villars
était fort embarrassé ; il avait le coeur
navré. Il
avait écrit à la Cour que la guerre
était finie et tout était à
recommencer. Son roi orgueilleux et puissant, tant
de fois vainqueur de l'Europe, ne pouvait vaincre
une poignée de paysans.
Cavalier était encore plus
malheureux. L'inquiétude le rongeait. Toutes
les promesses qui lui avaient été
faites étaient violées. Quant
à lui, il était prisonnier et on se
proposait de l'enfermer dans la forteresse de
Brisach. Il le comprit à temps,
s'évada avec ses hommes et arriva à
Montbéliard, d'où il se dirigea vers
Lausanne. En arrivant, il se rendit à la
cathédrale pour bénir Dieu qui les
avait délivrés, ses fidèles
soldats et lui, des griffes de leurs ennemis.
C'était le 1er Septembre 1704. Le chef
camisard ne devait jamais revoir ses chères
Cévennes. Il avait 23 ans.
Prenons ici congé de lui. Il arrivait
en Suisse, d'où il se rendit en Hollande,
puis en Angleterre, précédé
d'une immense réputation. Sa fière
résistance à Bâville et
à deux maréchaux de France, ses
négociations avec Villars avaient fait de
lui un héros. Ses admirateurs étaient
souvent déçus en le voyant.
Il avait gardé un air paysan, il
était petit et semblait avoir 18 ans.
Sa mission héroïque était
terminée. Réfugié en Irlande,
il fit un mariage malheureux. À l'âge
de 57 ans, il évoquait dans une lettre les
jours lointains de la guerre des Cévennes et
il citait les vers d'un psaume qu'il avait souvent
chanté, à l'heure des batailles, avec
ses Camisards :
- Ah ! souviens-toi d'un peuple racheté
- Qui de tout temps t'échut en partage,
- Et du saint Mont qui fut son héritage
- Que l'on a vu par toi-même habité.
- Hâte tes pas, viens confondre à jamais
- Ses ennemis.
Le vieux guerrier « qui était un grand général par le seul don de la nature », était aussi, malgré ses fautes, un grand chrétien, un inspiré. Il mourut à l'âge de 58 ans à Chelsea, dans le comté de Middlesex, en Angleterre, en 1740. Il était gouverneur de l'île de Jersey.
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