Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
Marguerite.
(1)
Histoire de deux martyres
écossaises.
'ÉTAIT par une admirable matinée
de mai. Le ciel était pur ; les jardins
exhalaient une odeur parfumée. Les
montagnes, tout là-bas, étaient
couvertes de bruyères rouges et de
genêts jaunes ; tout parlait de paix, de
joie et de bonheur.
Hélas ! Rien de tout
cela n'existait alors pour le pauvre peuple
d'Écosse. Ceci est une histoire qui se
passait il y a environ deux cents ans, à une
époque où les chrétiens, dans
ce pays aujourd'hui si évangélique,
étaient persécutés parce
qu'ils voulaient adorer Dieu en esprit et en
vérité, selon leur conscience, et
d'une autre manière que celle du parti
régnant.
Ce matin-là, deux femmes
étaient assises dans une étroite
cellule de la prison de Wigtown, dans le
comté de Galloway. Elles s'appelaient toutes
deux Marguerite, mais tandis que l'une approchait
de soixante-dix ans, l'autre comptait à
peine dix-huit printemps.
Cette dernière était
pourtant la plus énergique et la plus
courageuse. Sa compagne, qui avait su, cependant,
rester fidèle à sa foi devant le
tribunal, était maintenant abattue par bien
des craintes et des appréhensions, à
mesure que s'avançait l'heure fatale. Car,
à moins qu'elles ne consentissent à
abjurer leur croyance, toutes les deux devaient
être attachées à des poteaux
à la marée basse et noyées
lentement par le flot montant. C'est l'horrible
supplice qu'elles attendaient dans quelques
heures.
La vieille femme, épuisée
par le besoin de repos et de nourriture,
s'était laissée aller au sommeil, sa
tête grise appuyée sur la pierre dure
derrière elle.
Elle se souleva soudain, avec un cri
perçant et lamentable :
Jean, mon homme, ne me laisse pas noyer,
là, toute seule ! Viens avec moi,
prends-moi par la main, tire-moi hors de
l'eau !
- « Quand tu traverseras les
grandes eaux, je serai avec toi, et les fleuves
mêmes ne te submergeront pas .... Car je suis
l'Éternel ton Dieu, le
Saint d'Israël, ton
Sauveur, » répéta la voix
claire de la jeune fille, tandis qu'elle soutenait
doucement sa compagne et, à genoux devant
elle, la tenait embrassée.
- Ah ! est-ce toi, petite, ma
bonnie Marguerite
(2) ?
Figure-toi que je viens de rêver que
j'étais encore dans ma cabane, près
de la mer, où je logeais autrefois avec mon
pauvre Jean et mes enfants, qui sont tous partis il
y a si longtemps. Tout à coup il m'a
semblé qu'une grande vague montait pour me
noyer, et j'ai crié. 0 ma fille, j'ai bien
peur....
- « C'est moi, c'est moi qui
vous console ; qui es-tu, pour avoir peur de
l'homme qui doit mourir, et du fils de l'homme qui
sera comme l'herbe ? » continua
Marguerite, en citant encore l'Écriture
sainte.
- Chère enfant, tu me fais tant
de bien ! Ne peux-tu me répéter
d'autres paroles bénies du même
livre ? C'est comme du miel tiré des
rayons pour mon pauvre coeur.
- Si je le puis ? cria la jeune
fille, les yeux étincelants. Vous allez
voir, bonne mère. Les soldats ont
jeté ma précieuse Bible dans le lac
profond, quand ils ont dispersé notre
conventicule, comme ils disent,
et nous ont faites prisonnières. Mais ils
n'ont pu arracher les textes de mon coeur et de ma
mémoire.
Et toujours à genoux, elle
répéta la plus grande partie de ce
chapitre si consolant qui commence
ainsi :
Que votre coeur ne se trouble
point ; vous croyez en Dieu, croyez aussi en
moi. Il y a plusieurs demeures dans la maison de
mon Père, si cela n'était pas, je
vous l'aurais dit. Je m'en vais vous y
préparer une place. Et quand je m'en serai
allé et que je vous aurai
préparé une place, je reviendrai et
vous prendrai avec moi, afin que là
où je suis, vous y soyez aussi. »
(Évangile
de saint Jean, Ch.
XIV.)
Puis s'arrêtant, comme pour
tourner les pages d'un livre invisible, elle reprit
ses citations par l'un des passages les plus
admirables que la Bible contienne :
« Qui nous séparera de
l'amour de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou
l'angoisse, ou la persécution, ou la famine,
ou la nudité, ou le péril, ou
l'épée ? Ainsi qu'il est
écrit : Nous sommes mis à mort
tous les jours à cause de toi, on nous
considère comme des brebis à la
boucherie. Au contraire, dans toutes choses nous
sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a
aimés. Car je suis persuadé que ni la
mort, ni la vie, ni les
principautés, ni les puissances, ni les
anges, ni les choses présentes, ni les
choses à venir, ni ce qui est
élevé, ni ce qui est bas, ni aucune
autre créature, ne pourra nous
séparer de l'amour de Dieu qui est en
Jésus-Christ notre Seigneur. »
(Romains
VIII.)
C'est dans ces entretiens que la
matinée s'écoula rapidement. Midi
sonna : c'était l'heure fixée
pour l'exécution. La foule qui
s'était rassemblée depuis le matin
s'entassait aux portes de la prison. Le
Prévôt était arrivé, et
bientôt, en compagnie du major Windram, on
l'entendit à la tête de ses dragons,
qui faisaient résonner le pavé du
trot de leurs chevaux, et s'avançaient le
sabre au poing.
Alors les deux pauvres femmes sortirent
de leur cachot d'un pas tranquille, et furent
placées au milieu des soldats, qui les
accueillirent avec des sarcasmes et des
grossièretés. La procession se forma
et se mit en marche vers la mer.
Nombreux furent les signes de tristesse
et de sympathie pour les prisonnières que
montrèrent les habitants ce jour-là.
Peu de gens avaient eu le courage de manger, ou
même d'allumer le feu chez eux ; tous
les coeurs étaient brisés, tandis que
les deux Marguerite s'avançaient
paisiblement, comme quand elles se rendaient
à l'église le dimanche matin. La plus
jeune soutenait sa compagne; leurs
têtes se
touchaient ;
les cheveux dorés se mêlaient aux
cheveux d'argent. Sur ces deux têtes la
couronne du martyre allait bientôt être
posée.
Quand on fut arrivé sur la rive
où déjà le flot
s'avançait une grâce pleine et
entière fut offerte aux deux femmes si elles
consentaient à faire le serment d'abjurer la
foi des covenanters. (C'est ainsi qu'on appelait
alors, en Écosse, les chrétiens
évangéliques). Mais elles
refusèrent avec fermeté.
« Si nous renions Christ, il
nous reniera aussi, »
répondirent-elles simplement.
On s'empara d'abord de la vieille femme;
on l'attacha au poteau, la face tournée vers
la mer. La vague montait déjà
jusqu'à ses genoux, et l'on espérait
que le spectacle de ses souffrances
ébranlerait la jeune fille. Mais avant qu'on
l'emmenât, la bonnie Marguerite l'avait
embrassée en priant Dieu d'être avec
elle selon sa promesse et en ajoutant comme une
dernière bénédiction, ces
paroles du Seigneur Jésus :
« Sois fidèle
jusqu'à la mort, et je te donnerai la
couronne de vie. »
Elle fut liée à son tour
au poteau fatal, en arrière du premier, de
sorte qu'elle pouvait voir le corps inanimé
de la vieille femme tantôt soulevé,
tantôt abîmé par le flot,
jusqu'à ce que le dernier lambeau de
vêtement fût couvert et que tout
fût terminé.
Mais Marguerite ne fut point
ébranlée par ce spectacle. La
chronique rapporte qu'elle se mit à chanter
d'une voix claire et forte plusieurs versets du
Psaume
- Vers toi monte ma prière,
- Seigneur, je m'assure en toi.
- Fais, ô Dieu, que l'adversaire
- Ne triomphe point de moi ....
Comme elle s'arrêtait pour reprendre
haleine, une voix brisée, une voix de femme
cria dans la foule :
« Marguerite, ma
chérie, mon enfant, laisse-toi
fléchir ! Ne meurs pas ! ...
Prête le serment !
- Mère bien-aimée,
répondit la jeune fille, ne savez-vous pas
que si nous mourons avec Christ, nous vivrons aussi
avec Lui, et que si nous souffrons, nous
régnerons aussi avec Lui ?
Une autre voix se fit
entendre :
- Marguerite, ne pouvez-vous pas dire
seulement : Dieu sauve le Roi ?
Un frisson passa dans les veines de
Marguerite. Cette voix mâle et sonore fit
affluer le sang à ses joues. Ce fut une
terrible lutte, car l'affection suprême
était en jeu. Mais elle répondit
d'une voix ferme, quoique
voilée :
- Oui, je prie Dieu de sauver le
roi.
- Elle l'a dit, monsieur le
Prévôt, elle a dit :
Dieu sauve le roi !
Délivrez-la, major Windram, crièrent
quelques personnes.
L'officier se pencha et murmura dans
l'oreille de Marguerite :
- Prêtez le serment
demandé, petite folle, et je vous mets en
liberté tout de suite.
Mais Marguerite resta ferme dans son
refus, et l'héroïque fille fut
abandonnée à son sort. On l'entendit
prier et louer Dieu jusqu'au moment où l'eau
toucha ses lèvres. Alors sa face
tournée vers le ciel sembla rayonner d'une
gloire indicible, et quelques instants après
la vierge d'Écosse allait rejoindre
« les âmes de ceux qui ont
été immolés à cause de
la Parole de Dieu et du témoignage qu'ils
ont rendu .... car ils ne
préférèrent pas leur vie, et
furent fidèles jusqu'à la
mort. » Mais à travers les
siècles, mêlée à la
grande voix de l'Océan, la voix des
héroïques femmes nous
crie :
« Nous sommes rachetées
par le sang de l'Agneau ! »
Et toi, lecteur ?
Les aventures de l'esclave Brotos
(3)
I
u plus loin qu'il me souvienne, je me vois
habitant une misérable et solitaire cabane,
en compagnie d'un vieil homme taciturne et
méchant, mon maître Chronos. Je ne
connaissais alors ni le nom de mes parents, ni mon
lieu de naissance. Quelquefois, surtout au
printemps, quand le soleil prêtait à
toutes choses un charme nouveau, une porte semblait
soudain s'ouvrir dans ma mémoire, et je
voyais passer devant moi des images
indécises : une belle maison
entourée de jardins fleuris, tout
peuplés d'êtres aériens aux
voix délicieuses... Mais tout cela
était vague, fugitif, et de plus en plus
lointain. Dans l'abêtissement de ma vie
d'esclavage, ces
réminiscences s'effacèrent peu
à peu, et je fus en proie à
l'affreuse réalité : le fouet du
Sinistre Chronos.
Ce Chronos était un être
bizarre. Il était chauve, ridé, en un
mot, laid à faire peur. Pourtant, à
certains jours, ce hideux vieillard se fardait,
abritait son chef branlant sous une perruque
blonde, se teignait la barbe et les sourcils, et
remplaçait ses haillons ordinaires par une
défroque prétentieuse, puis se
mettait à fredonner des airs guillerets
d'une voix fêlée. Il me contraignait
alors à danser. Je ne sais, en
vérité, s'il ne m'inspirait pas plus
d'horreur en ces moments-là que dans son
humeur habituelle. Ses coups valaient mieux que ses
caresses.... Et pourtant, il frappait dur et
souvent.
Mon travail consistait à labourer
un maigre champ, à paître quelques
brebis, à fendre le bois, à porter
l'eau ; enfin, j'étais l'esclave
à tout faire. La besogne était rude
et incessante ; Chronos ne me laissait
guère chômer. Nous partions
quelquefois pour de mystérieuses
expéditions ; lui, armé d'une
grande faux ; moi, chargé des
provisions de route. Il marchait d'un pas toujours
égal, sans fatigue apparente. Je le suivais,
haletant. Je le suppliais en vain de me donner un
instant de répit - « Marche,
esclave, marche ! » me
répondait-il d'une voix brève, en me
menaçant de sa terrible faux.
Si misérable que fût mon
existence, l'espérance m'aidait à la
supporter : la jeunesse, Dieu merci, ne marche
jamais sans cette agréable compagne. Quelque
chose me disait que je ne serais pas toujours
l'esclave de Chronos. Je voyais me sourire la
destinée dans les fleurs sauvages qui
bordaient la route ou croissaient à
l'orée de la noire forêt près
de laquelle nous habitions. Les étoiles me
parlaient aussi ; une lumineuse et pourtant
obscure prophétie de bonheur semblait tomber
sur moi chaque soir de ces espaces immenses et
silencieux qu'on appelle le ciel. Mais je remarquai
nombre de fois que si mon maître Chronos
survenait en ces moments de rêverie, il
suffisait que son ombre se projetât sur mes
fleurs pour qu'elles se flétrissent
aussitôt, et le ciel même semblait
s'obscurcir dès qu'il se dressait à
mes côtés.
Et mes nuits ! Elles se passaient
en alternatives de rêves agréables et
de frayeurs atroces.
Il faut que vous sachiez que la
forêt voisine était hantée par
un loup, terreur de la contrée, un loup
formidable auquel mon maître donnait le nom
de Thanatos. Entre ces deux êtres existait un
rapport que je ne parvenais pas à
m'expliquer. Tantôt Chronos parlait du loup
en plaisantant, comme d'une bête
familière et inoffensive, tantôt il ne
le nommait qu'à voix basse et en
tremblant : « je
sais, me disait-il en ses
rares
moments d'abandon, que je finirai sous ses
crocs.... Mais toi aussi, Brotos » !
ajoutait-il avec un rire méchant. L'hiver
surtout, Thanatos hurlait, la nuit, dans le vent
des tempêtes, et tout mon corps se
glaçait sur mon grabat, lorsque je
l'entendais rôder autour de la cabane.
Plusieurs fois je vis à travers la porte mal
jointe briller ses yeux de flamme ; il
grattait le sol avec frénésie ;
il allait entrer ! Ces nuits-là,
Chronos se levait, prenait tour à tour une
voix emportée et caressante :
« Pas encore, Thanatos, calme-toi !
L'heure n'est pas venue. » Et, pour
apaiser la bête sanguinaire, il allait
à l'étable, prenait l'agneau le plus
tendre et le plus blanc, et le jetait au loup, qui
s'enfuyait dans les bois avec cette proie dans la
gueule.... C'était même à cet
usage presque exclusif que notre troupeau
était destiné : à part le
peu de laine et de lait que nous en retirions, il
ne nous servait guère qu'à nourrir
Thanatos.
II
Un soir, comme je rentrais des champs plus
harassé, plus découragé
qu'à l'ordinaire, je trouvai, dans la
cabane, le repas déjà
préparé. Un air d'ordre et de
propreté était répandu dans
notre masure; Chronos, satisfait, était
assis près du foyer, tandis
qu'un beau jeune homme, sa
robe
ramassée autour des reins comme les
esclaves, achevait la besogne que j'aurais dû
faire en rentrant.
- Réjouis-toi, Brotos, me dit mon
maître. Voici un compagnon que je t'ai
donné. Il s'appelle Christos.
Le nouveau venu se tourna vers moi, et
me regarda en souriant. Tout de suite, je me sentis
conquis par ce sourire, et mon coeur vola à
ce compagnon d'infortune qui m'arrivait si
mystérieusement. J'aurais voulu
l'interroger, savoir son histoire ; mais je
craignais Chronos, et je me tus.
Le lendemain, Christos, levé
avant l'aube, avait déjà fait la
moitié de mon travail lorsque je le
rejoignis. Il me salua d'une cordiale
étreinte :
« Nous sommes
frères, » me dit-il, et bien que
je ne crusse pas ces paroles littéralement
vraies, elles me réconfortèrent
étrangement. « je ne suis donc
plus seul, pensai-je. J'aurai donc désormais
un confident de mes peines et de mes
espérances ! »
- Sois béni, Christos,
répondis-je, quelle que soit l'aventure qui
t'a conduit en ce triste lieu. Il est moins triste
depuis ton arrivée. Mais, dis-moi comment un
homme tel que toi a pu se laisser réduire en
servitude par un maître tel que
Chronos ?
- Plus tard, plus tard, me dit-il. Pour
aujourd'hui, allons
labourer, car
tu sais que le maître n'est pas
tendre. »
Nous partîmes, et Chronos, qui ne
nous avait pas entendus (car les esclaves ont un
langage à eux, une façon de
s'entendre en parlant du bout des lèvres),
Chronos nous suivit du regard, l'air à la
fois soupçonneux et content. Ce nouvel
esclave, évidemment, faisait son affaire,
mais il ne l'aimait pas, et l'accablait de plus de
coups que moi. Christos les recevait sans se
plaindre, et sa patience m'étonnait.
Nous formions, lui et moi, un parfait
contraste. Il était grand, bien fait,
robuste ; un air de santé et de joie
était répandu sur son visage. Moi,
j'étais malingre et chétif, comme un
enfant arraché trop tôt à la
tendresse maternelle.
Nous nous mîmes à la
besogne, et Christos en fit la plus grande part.
À chaque instant il m'obligeait au repos,
travaillant pour deux. Il ne gémissait pas
comme moi ; la seule ombre de tristesse que
j'aperçus dans ses yeux lui vint en me
regardant, débile, penché sur mon
sillon, que j'arrosais de ma sueur.
« Pauvre enfant, pauvre
enfant ! » murmurait-il avec une
douceur infinie. Et même, lorsque à
travers mes haillons déchirés il vit
la trace des coups de fouet dont Chronos m'avait
frappé depuis tant
d'années, un sanglot lui échappa. Au
bout de quelques jours, je n'eus plus de secrets
pour mon ami Christos. Je lui racontai tout :
mes terreurs aux hurlements de Thanatos, les propos
cruels de notre maître, et mon espoir, mon
invincible espoir, si insensé pourtant, de
voir un jour finir mon esclavage.
Tu as raison, me dit-il. Espère,
espère, et crois en moi !
- En toi ! m'écriai-je. Oui,
je sais, tu es grand et fort, tu es doux, et ta
présence est pour moi meilleure que la vie.
Pourtant tu n'es, comme moi, que l'esclave de
Chronos. Ta soumission m'étonne et ne me
promet guère la liberté. Ah ! si
j'avais ta force ! Mais puisque tu acceptes
pour toi la servitude, comment m'en
affranchirais-tu ?
Alors Christos, me menant à
l'écart, sur un siège de mousse
à l'abri d'un rocher, me
révéla l'ineffable mystère de
son être. Et quand il eut parlé, je me
jetai à ses genoux, puis relevé par
lui, je l'embrassai avec des pleurs de joie.
III
Quelques jours plus tard, en arrivant aux champs
sur les pas de Christos, je trouvai notre travail
déjà fait, et mon ami prêt
à se mettre en route :
- Nous partons, me dit-il.
Il y eut dans ce mot, dit d'une voix
brève et assurée, une force qui se
communiqua à moi. Et d'ailleurs, à
quoi eussent servi mes objections ? Mon coeur
était gagné à ce frère
mystérieux : Chronos était bien
le maître de mon corps, mais Christos
possédait mon âme tout
entière.
Il se dirigea vers la
forêt.
- Pas par là, Christos, je t'en
supplie ! m'écriai-je presque
involontairement. Ce ne peut être le chemin
de la liberté, car le loup Thanatos y
rôde incessamment, et jamais aucun voyageur
n'est revenu de ces solitudes
impénétrables !
- Je sais tout cela, me répondit
Christos. Écoute, enfant : crois-tu en
moi ?
- Je te suivrai jusqu'à la
mort ! dis-je résolument.
- Eh bien, en route,
s'écria-t-il.
Nous marchâmes longtemps, à
travers les fourrés, sous la voûte
sombre des chênes. Christos allait devant,
écartant de ses deux mains qui furent
bientôt toutes sanglantes, les ronces et les
épines pour me frayer le passage. Il allait
avec assurance, comme quelqu'un qui connaît
le chemin. Devant nous fuyaient toutes les
créatures farouches qui peuplent la
forêt, et qui n'avaient jamais vu jusqu'alors
le visage de l'homme. De temps en temps, nous
entendions les hurlements de
Thanatos. Mon compagnon me
prenait alors par la main ; sa taille se
redressait, son regard prenait une fixité
étrange en se dirigeant vers les halliers
d'où partaient les hurlements, qui se
changeaient presque aussitôt en grondements
sourds comme ceux d'une bête
domptée.
- Ne crains rien, je suis avec
toi ! me disait-il ; et ses paroles
soutenaient mon courage.
Enfin, le soir venu, nous
atteignîmes une grande clairière.
Depuis un moment les broussailles avaient
disparu ; la forêt était devenue
majestueuse et accueillante à la fois, et
nous marchions sur une belle avenue de
cèdres qui aboutissait là-bas,
là-bas, à une maison magnifique, dont
toutes les fenêtres étincelaient de
lumière.
Alors, un phénomène
étrange se passa dans mon esprit. Il me
sembla être revenu à une époque
lointaine, bien avant Chronos, et l'esclavage, et
les coups. Je reconnus les lieux, et
m'écriai éperdu :
- Mon père ! La maison de
mon père !
Christos se pencha vers moi en souriant.
Oh ! ce sourire ! Et il me
dit :
- Ne t'avais-je pas promis de grandes
choses ?
- Mais je ne m'attendais pas à
celle-ci ! répondis-je.
- Marchons, me dit-il. Tu vas voir mieux
encore.
Alors, quand nous fûmes tout
près de la maison, m'apparut la plus
idéale vision qu'il puisse être
donné aux hommes de contempler.
Sur le perron de la noble demeure,
debout dans un rayon de lumière qui semblait
tomber des cieux exprès pour l'envelopper,
une forme blanche en qui la femme et l'ange
unissaient leurs beautés, nous regardait
approcher en souriant. Son sourire était
celui de Christos. Elle chantait, une lyre d'ivoire
entre les mains, et voici les paroles de son
chant :
- Pauvre enfant, longtemps
égaré,
- Accours à la voix qui t'appelle
- C'est moi qui te consolerai,
- Aïonia, la Vie
éternelle !
En finissant cette strophe, que j'écoutai
avec ravissement, Aïonia descendit les
degrés et s'avança vers nous.
Je m'élançai, j'allais
franchir d'un bond l'étroit fossé qui
me séparait d'elle... Lorsque tout à
coup une lourde main s'abattit sur mon
épaule, et je vis briller sur ma tête
la faux terrible de Chronos.
- Ah ! ah ! dit-il.
J'arrive
à temps, esclaves, pour vous réduire,
ou vous tuer. Rentrez au logis ou vous
périrez de ma main !
Mais Christos, de sa poigne vigoureuse,
écarta le vieillard.
- Laisse-nous, dit-il, et reconnais ton
Maître. Je suis le Fils du
roi, et celui-ci est mon frère, que tu as
dérobé pour l'asservir !
Fou de rage déçue, Chronos
fit tournoyer sa faux tranchante, et en frappa mon
frère Christos. Je vis celui-ci chanceler et
s'abattre, mais pour un instant à peine.
Tout couvert de sang, il se releva, saisit Chronos,
et lançant la faux au loin, terrassa le
misérable.
- À moi, Thanatos, à
moi ! cria celui-ci d'une voix
étouffée.
Un bruit se fit parmi les feuilles, et
le loup bondit à mes pieds. Je ne l'avais
jamais vu ; il était gigantesque.
Détournant ses yeux farouches pour ne pas
rencontrer le regard de Christos, il se jeta sur
lui. Je crus notre dernière heure
venue.
Horrible situation ! Là,
tout près, Aïonia, sa lyre à la
main, toujours environnée de lumière,
regardait le combat comme si elle était
sûre de la victoire de Christos. Son
assurance me rendit du courage ; cependant le
loup hurlait, mordait à pleines dents mon
frère bien-aimé, tandis que je ne
pouvais rien pour lui venir en aide !
Mais Christos triompha pour nous
deux.
Un moment, Thanatos et lui
roulèrent ensemble dans la poudre, mais
bientôt je vis Christos couvert de plaies,
pâle et rayonnant, debout : il serrait
d'une main la gorge haletante du loup, de l'autre
il tenait Chronos. Sa force
était miraculeuse.
- À l'abîme tous
deux ! cria-t-il.
Et il les entraîna vers un trou
noir et profond qui s'ouvrait entre des rochers,
à quelques pas de l'endroit où
s'était livrée la bataille.
On entendit les deux corps rouler dans
des profondeurs infinies.
Alors, Christos revint vers moi. Sa
face, naguère terrible, était
redevenue souriante. Sa main, qui venait
d'étrangler Thanatos, se posa sur mon front,
y imprimant une trace de sang que je garderai aux
siècles des siècles.
- Viens ! me dit-il.
Alors le palais devint plus
resplendissant que jamais, des êtres
aériens pareils à ceux qui me
visitaient dans mes rêves d'enfance
peuplèrent les jardins fleuris, et par la
porte qu'Aïonia venait d'ouvrir toute grande
en chantant, nous entrâmes, Christos et moi,
dans la maison de notre Père.
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