Un jour de l'année 1540, une foule
grouillante et excitée emplissait jusque
dans ses moindres recoins la place Maubert,
refluait dans les rues avoisinantes, et occupait
les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons,
Le spectacle qu'elle attendait avec impatience
n'avait plus, il est vrai, l'attrait de la
nouveauté ; depuis quinze ans, il se
répétait fréquemment sur cette
même place Maubert, sur la place de
Grève, au parvis Notre-Dame à la
Croix du Trahoir, ailleurs encore.
Mais le peuple de Paris ne s'en lassait jamais, et
il ne témoignait de son
mécontentement que lorsque les pourvoyeurs
ordinaires de ses plaisirs semblaient mettre moins
de zèle à le satisfaire.
Donc, ce jour-là, le lieutenant
criminel du Châtelet, Jean Morin, l'homme le
plus populaire de Paris, envoyait au bûcher
un luthérien. C'était un jeune
compagnon orfèvre du faubourg Saint-Marceau,
nommé Claude le Peintre, qui, en
faisant son tour de France, avait poussé
Jusqu'à Genève, où il avait
été amené à la
connaissance du pur Évangile. De retour
à Paris, il avait propagé ses
convictions autour de lui, avait été
dénoncé au lieutenant criminel, puis
condamné par le Parlement à
être brûlé vif, après
avoir eu la langue coupée. Il eut à
subir, comme c'était l'usage, les outrages
et les avanies d'une populace à laquelle
tout était permis à l'égard
des hérétiques, et quand le bourreau
et ses acolytes l'eurent hissé sur le
bûcher, où il monta « d'un
coeur allègre », il ne dut voir,
du milieu des flammes, que des visages où le
fanatisme et la haine imprimaient leurs
grimaçantes contorsions.
Il y avait pourtant là,
mêlés à la foule, deux jeunes
hommes qui, loin de partager, ses colères,
attachaient sur le visage du martyr,
transfiguré par les glorieuses certitudes de
la foi, des regards pleins d'admiration et presque
d'envie. L'un était un Espagnol, Jacques
Enzinas, qui, six ans après, devait
lui-même mourir martyr à Rome. L'autre
était un jeune avocat
d'Arras, Jean Crespin, qui, réfugié
à Genève, quelques années plus
tard, devint l'historien des martyrs. Voici en
quels termes, trop discrets, il nous raconte
l'impression profonde que fit sur lui la mort du
jeune artisan parisien :
« J'étais au nombre de ceux qui
furent spectateurs de sa mort et issue très
heureuse, laquelle confirma plusieurs qui avaient
commencement et quelque sentiment de la
vérité, de laquelle le Seigneur
rendait devant nos yeux, en la personne de Claude,
un vrai et vif témoignage. Ce fut une chose
admirable de voir la constance et le maintien de ce
jeune homme, qui endura la mort d'un coeur
allègre (1). »
Il n'est pas téméraire de
penser que ce fut au pied du bûcher de la
place Maubert que naquit la vocation du pieux
chroniqueur de nos martyrs. Arrêtons-nous
quelques instants pour faire connaître
l'homme et son oeuvre.
On ignore la date exacte de la naissance de
Jean Crespin. Ce dut être dans les environs
de l'an 1500. Arras, le lieu de sa naissance,
appartenait alors aux Pays-Bas espagnols. Son
père était avocat, et il fut
destiné à la même
carrière. Il étudia le droit pendant
cinq ans, à l'Université de Louvain,
où il se lia d'amitié avec deux
futurs martyrs, Diaz et Enzinas. Vers 1540, il alla
à Paris achever ses études et se
faire recevoir avocat. Il y vit mourir avec une admirable
constance plusieurs
martyrs et fut gagné à leur foi. De
retour dans sa ville natale, il y fut bientôt
suspect d'hérésie et poursuivi pour
avoir pris part à des assemblées
religieuses présidées par Pierre
Bruily, lui aussi un futur martyr. Il se
réfugia à Strasbourg, puis à
Genève, où il arriva en 1548, et
s'établit définitivement en 1551. Il
y ouvrit une imprimerie et se livra
spécialement à la publication
d'ouvrages destinés à propager la foi
évangélique. Il mourut victime de la
peste en 1572.
Le livre qui a immortalisé son nom
est l'Histoire des Martyrs, qu'il publia en
1554. Ce n'était, à l'origine, qu'un
petit in-octavo de 687 pages, intitulé Livre des Martyrs. Mais
d'édition en
édition, à mesure que les
persécutions multipliaient les martyrs, cet
ouvrage est devenu l'énorme in-folio de
1.760 pages, publié en 1619 et
réimprimé de nos jours, en trois
forts volumes in-8°, par la
Société des livres religieux de
Toulouse (2). « Merveilleux
livre, » dit Michelet, « qui
met dans l'ombré tous les livres
« du temps ; car celui-ci n'est pas
une simple parole, c'est un acte d'un bout à
l'autre, et un acte sublime
(3). »
Ce livre, qui eut une quinzaine
d'éditions, joua un rôle
éminent dans l'éducation morale et
religieuse des huguenots. En
lisant le récit des souffrances de leurs
pères, les enfants se préparaient
à souffrir et à mourir comme eux.
Cette histoire des martyrs fut bien l'école
du martyre. Jean Rabec était absorbé
dans la lecture de ses pages quand il fut
arrêté (4) ; Jean-Louis
Paschale se
reprochait,
dans sa prison, de ne pas retrouver dans son
âme une joie aussi vive que celle des martyrs
dont il avait lu l'histoire
(5) ; Michel
Herlin, avant d'aller au supplice, se consolait en
lisant ce livre
(6).
Chose
étrange ! il se rencontra des juges
qui, ne sachant comment expliquer la fermeté
de leurs victimes, leur reprochèrent de
braver la mort « pour être mis en
ce beau livre des martyrs de Genève
(7). »
Cet ouvrage qui, avec la Bible et le
Psautier, formait le fond de la bibliothèque
de la famille huguenote, ne fut pas seulement une
école de martyre pour quelques-uns, il fut
pour tous une école de rectitude morale, de
fidélité au devoir, de vaillance
indomptable. Ses récits gravèrent sur
la conscience huguenote ce mot.. que la main d'une
pieuse prisonnière grava plus tard sur une
pierre de la tour de Constance :
« RÉSISTEZ ! » ce
mot que le temps n'a pu effacer de la pierre et
qu'il a effacé, hélas de plus d'une
conscience protestante.
Le Martyrologe de Crespin nous fait
connaître la fière attitude des
réformés du seizième
siècle en face de la persécution la
plus violente et la plus acharnée qui fut
jamais. Ces hommes firent honneur à
l'humanité ; ces Français
donnèrent à la France le spectacle
d'une valeur morale qui contrastait
étrangement avec les moeurs corrompues de la
cour des Valois.
Si intéressant et si émouvant
que soit le récit des souffrances des
martyrs, il ne suffit pas qu'il nous fasse
frissonner. Ces hommes avaient une âme
à la fois forte et douce. Il y aurait pour
nous un intérêt de haute
édification à être admis dans
l'intimité de ces âmes, à
pénétrer dans le laboratoire
intérieur ou se préparèrent,
sous l'oeil de Dieu, tant d'actions
héroïques et de saintes morts.
Grâce à l'Histoire des
Martyrs, cette ambition nous est permise. Ce
livre n'est pas en effet le monotone
procès-verbal des souffrances des
persécutés et un long
réquisitoire contre leurs
persécuteurs. Crespin a voulu surtout
conserver et transmettre à la
postérité les actiones et
monimenta
(8),
les lettres
et confessions des martyrs ; il a voulu, comme
il le dit dans la préface de sa
première édition,
« recueillir, non leurs os ou leurs
cendres, mais leur constance, leurs dits et
écrits, leurs réponses, la confession
de leur foi, leurs paroles et adorations
dernières, pour rapporter
le tout au giron de l'Eglise, afin que le fruit en
revienne à la postérité
(9) »
La contagion du martyre ne risque pas de faire beaucoup de victimes de nos jours, et l'héroïsme menace de s'atrophier en nous, comme un organe qui n'a plus d'emploi. Et pourtant, sommes-nous bien sûrs que le martyrologe soit un livre clos, et que l'avenir n'ait pas de nouveaux chapitres à y ajouter ? Et d'ailleurs, l'esprit de sacrifice n'a-t-il pas lieu, plus que jamais, de s'exercer, en présence des redoutables problèmes moraux et sociaux de l'heure actuelle ? Il n'est donc pas inutile que nous feuilletions le vieil annaliste des martyrs pour lui emprunter quelques exemples et quelques leçons.
Les premiers martyrs de la réforme
française furent un artisan, Jean Le
Clerc ; un étudiant, Jacques
Pavanes ; un prêtre, Jean
Guybert, et un gentilhomme, Louis de
Berquin. En faisant périr ces hommes
dans les flammes, les ennemis des nouvelles
doctrines crurent terroriser toutes les classes de
la société ; ils ne firent que
prouver la puissance d'un mouvement qui recrutait
des martyrs dans tous les rangs.
Si les bûchers du seizième
siècle furent la négation violente de
la liberté, ils furent, pour le protestantisme
français,
une grande école d'égalité et
de fraternité évangéliques.
Longtemps avant que le sang du noble et celui du
manant se fussent mêlés sur les champs
de bataille des guerres de religion et dans les
massacres de 1572, leurs cendres s'étaient
mêlées sur les bûchers.
Cette égalité,
créée par une commune foi et par de
communes souffrances, se manifestait sous des
formes bien touchantes. Anne du Bourg,
membre du Parlement de Paris et neveu d'un
chancelier de France, fut fortifié dans sa
foi par les exhortations de la femme d'un libraire, Marguerite Le
Riche, dont le cachot
était voisin du sien à la
Conciergerie. « Une femme, »
disait-il, « m'a montré ma
leçon et enseigné comment je me dois
porter en cette vocation
(10).
Le même bûcher réunissait
parfois le maître et son serviteur. C'est ce
qui eut lieu à Toulouse en 1551, sur cette
même place Saint-Georges, où Jean
Calas, devait périr sur la roue, deux cent
onze ans plus tard. Jean Joëry, jeune
homme d'une bonne famille de l'Albigeois, et son
valet, y expièrent dans les flammes le crime
d'avoir ensemble propagé la foi
évangélique.
Il y eut, parmi les premiers martyrs, de
riches marchands, comme Étienne de la
Forge, qui avait eu l'honneur d'exercer une
influence marquée sur le
développement religieux de Calvin, pendant
son séjour à
Paris ; des avocats, comme le jeune Taurin
Gravelle, qui périt sur le même
bûcher que la noble Philippe de
Luns ; des professeurs
d'université, comme Jean de Caturce,
qui prêcha le pur Évangile au peuple
de Toulouse, accouru pour le voir mourir ; des
officiers publics, comme le notaire Étienne Le Roy et son
clerc. Pierre Denocheau, brûlés
à Chartres sur le même
bûcher ; des médecins, comme Nicolas Le Cène, l'une des
victimes
du guet-apens de la rue Saint-Jacques ; des
étudiants, comme François
Rébétiès et Frédéric Danville, dont la
généreuse soif du martyre
étonnait le président de
Saint-André ; des artistes enfin, comme Claude La Canesière,
qui chantait en
marchant au bûcher.
Mais ce fut surtout parmi les artisans que
la Réforme recruta ses martyrs; presque tous
les métiers fournirent leur contingent. Les
cardeurs de Meaux ont droit toutefois à une
mention spéciale. Le premier martyr, Jean
Le Clerc, sortit de leurs rangs, en 1524, et
vingt-deux ans après, quatorze bûchers
dévoraient un nombre égal de
victimes, la plupart cardeurs de laine, et deux
d'entre eux appartenant à la famille Le
Clerc. La place du marché de Meaux, qui vit
cet autodafé, digne de l'Espagne, retentit
de la psalmodie entonnée par les mourants et
qui s'éteignit peu à peu, à
mesure que le feu les réduisait au silence
(11).
Les paysans de France, moins ouverts que les
artisans des villes aux nouveautés
religieuses, eurent aussi leurs martyrs. L'un
d'eux, Étienne Brun, du
Dauphiné, dit aux Juges qui l'envoyaient au
bûcher :
« Pauvres gens, que pensez-vous
faire ? Vous me voulez condamner à la
mort ; vous vous trompez, ce sera à la
vie
(12). »
Cette égalité devant le
péril qu'établit la
persécution dans la société,
elle la réalisa aussi dans la famille. Le
sexe faible rivalisa de vaillance avec le sexe
fort, les enfants réclamèrent plus
d'une fois le privilège de mourir avec leurs
parents. Jeanne Bailly, de Langres, allant
au supplice avec son mari, lui disait :
« Mon ami, si nous avons
été conjoints par mariage quant au
corps, estimez que cela n'était que comme
promesses de fiançailles ; mais le
Seigneur Jésus-Christ nous épousera
au jour de notre martyre
(13). » Anne Le Fèvre,
de Valenciennes, fut
condamnée à la mort, en même
temps que son mari, son père et son
frère. Ceux-ci furent exécutés
les premiers, et, comme elle était enceinte,
on la garda en prison jusqu'après ses
couches. À peine fut-elle sur pied, qu'elle
envoya ce message aux juges :
« Messieurs, c'est trop languir, pourquoi
me gardez-vous davantage ? Je suis assez
forte, grâce à mon Dieu, pour aller
après mon père, mon mari et mon
frère. » Les juges, ne pouvant obtenir d'elle
un
désaveu de sa foi, l'envoya au supplice
(14).
La famille des Oguier, de Lille,
fut
également envoyée, en deux fois,
à la mort ; le père et le fils
aîné, d'abord ; et quelques jours
après, la mère et le fils cadet. Rien
n'est beau comme le récit de leur supplice.
« Mon père, » disait Baudechon Oguier à son père,
enchaîné à côté de
lui sur le bûcher, « prenez
courage, encore un peu, et nous entrerons en la
maison éternelle. » Puis, pendant
que les flammes dévoraient leurs corps, on
les entendit dire :
« Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous
te recommandons nos esprits
(15). »
Quelques jours plus tard, un second bûcher
réunissait Martin Oguier et sa
mère. Cette vaillante chrétienne,
parvenue sur l'échafaud, dit à son
fils : « Monte, Martin, monte, mon
fils. » Et elle ajouta :
« Parle haut, Martin, afin qu'on voie que
nous ne sommes pas
hérétiques. » Quand il eut
parlé au peuple, elle éleva la voix
à son tour et dit : « Nous
sommes chrétiens, et ce que nous souffrons
n'est point pour meurtre ni pour larcin, mais
pource que nous ne voulons rien croire que la
Parole de Dieu (16). »
Dans cette galerie de héros du
Martyrologe, les héroïnes ne manquent
pas. La plus connue est la dame de Graveron, cette
jeune et belle Philippe de Luns, qui
déposa ses habits de veuve, le jour de son
supplice, et reprit
« le chaperon de velours et autres
accoutrements de joie, » et qui, lorsque
le bourreau lui demanda sa langue pour la couper,
lui dit : « Puisque je ne plains pas
mon corps, plaindrai-je ma langue ? Non, non
(17) ! »
Mais que d'autres noms mériteraient
d'être mentionnés ! Celui, par
exemple, d'Anne Audebert, s'écriant,
comme on la liait d'une corde pour la mener au
bûcher : « Mon Dieu ! la
belle ceinture que mon époux me
baille ! Par un samedi je fus fiancée
pour mes premières noces ; mais en ces
secondes noces, je serai mariée, ce samedi,
à mon époux Jésus-Christ
(18). » Michelle de
Caignoncle, jeune femme de bonne
maison, de Valenciennes, disait à ses
compagnons de bûcher, en leur montrant les
juges. qui s'étaient mis à une
fenêtre pour assister à leur
supplice : « Voyez-vous
ceux-là ! ils ont bien d'autres
tourments que nous, car ils ont un bourreau en leur
conscience ; mais nous, en souffrant pour
Jésus-Christ, avons repos et certitude de
notre salut. » À une pauvre femme
qui lui disait, comme elle allait au
supplice : « Hélas !
Mademoiselle, vous ne nous donnerez plus
l'aumône, » elle répondit en
lui donnant ses souliers:
« Tenez, je n'en ai plus que faire
(19). »
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