Devenir protestant, dans la France du
seizième siècle, c'était se
mettre hors la loi, c'était se
déclarer candidat au martyre. Des millions
d'hommes embrassèrent sans hésitation
une religion qui leur apportait toutes sortes de
misères matérielles et accroissait
considérablement leurs chances de mourir de
mort violente. Le huguenot devait, dès
l'enfance, se familiariser avec la perspective de
la prison, des galères, des massacres, du
bûcher ou de la potence. Il estimait que ce
n'était pas payer trop cher le
privilège d'être un chrétien
réformé que de lui sacrifier sa
sécurité matérielle, sa
fortune, et souvent sa liberté et sa
vie.
Le jour venait enfin où son
attachement à l'Évangile était
mis à l'épreuve. Arrêté
comme hérétique sur la
dénonciation d'un espion à gage, ou
d'un parent désireux de le dépouiller
de ses biens, il était jeté en
prison. C'était déjà un
affreux supplice que le séjour dans ces
cachots, où suintait l'humidité,
où pullulait la vermine, et où
parfois le prisonnier ne pouvait ni s'asseoir, ni
se tenir debout, ni se coucher. Telle était
la Poche d'hypocras, cachot en forme
d'entonnoir, où la plupart des
détenus devenaient fous, disait-on, au bout
de quelques jours. D'autres cachots portaient les
sobriquets significatifs de Find'aise. l'Oublielle,
Brunain ; ils étaient l'effroi
des prisonniers de droit commun, et, pour cette
raison, furent souvent réservés aux
hérétiques. Il était entendu
que, pour ces derniers, on n'était tenu
à aucun égard, même envers les
plus illustres. Anne du Bourg, par exemple, tout
membre du Parlement qu'il était, fut,
à un certain moment, enfermé dans
l'une des horribles cages de fer de la Bastille,
inventées par le cardinal Balue pour son
maître Louis XI.
Le séjour dans ces affreuses
geôles était un martyre avant le
martyre proprement dit. Qu'on y ajoute les
cruautés et les vexations que les
geôliers croyaient légitimes à
l'égard des hérétiques, et
l'on ne s'étonnera pas qu'il se soit
trouvé des prisonniers dont la
volonté ait fini par fléchir. Ce qui
est plutôt surprenant, c'est que les
défaillances aient été si
rares. Il semble qu'à ceux qui furent fidèles jusqu'à la mort,
Dieu
ait accordé, comme compensation à
leurs maux, une joie et une
sérénité vraiment
surnaturelles. Il vaut la peine d'en recueillir le
témoignage dans les lettres de ces
prisonniers pour l'Évangile.
Voici ce qu'écrivait de sa prison de
Lyon, Pierre Navihères, l'un des cinq
étudiants martyrs :
« Je me délecte en mes afflictions : Le temps ne m'est point long aux prisons, encore qu'un an entier soit déjà écoulé entre les ceps, fers et liens. Les fosses et lieux obscurs me sont plus délectables que les salles tapissées. Le son des clefs du geôlier me plaît plus que le son du tambourin, du lut et de la musique lubrique, accoutumée entre les grands seigneurs et le commun populaire (1). »
Voici le témoignage d'un autre jeune homme de moins de vingt ans, Jean Morel, faisant l'éloge de la vie de prison, où il languit plusieurs années, et où il mourut, probablement empoisonné :
« Ne craignons pas les prisons, vu que ce sont collèges où les enfants de Dieu apprennent la leçon de leur Père et Maître. Es prisons, on connaît Dieu être véritable en ses promesses... Là il leur donne force pour surmonter les ténèbres, la puanteur, les liens, la faim, la soif, le froid, les injures, les moqueries, les coups, les subtilités des ennemis de la vérité, les tourments, les tortures, la question ... Bref, ces prisons sont des salles d'escrime, où l'on connaît tous les coups que savent ruer la chair, le diable, le monde, et on y apprend du grand Maître le vouloir, la science et le pouvoir de les repousser. Que personne donc ne craigne plus d'être emmené en prison, vu que c'est le lieu où Dieu déploie pleinement ses grâces... En prison, vous n'avez pas les tentations du monde devant les yeux, vous y pouvez librement prier Dieu et chanter psaumes au Seigneur, tellement que les prisons sont bien souvent plutôt églises que prisons... Aux prisons, on est accompagné des apôtres et prophètes, qui sont avec nous condamnés, traînés au supplice, tués, moqués, voire même Jésus-Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs (2).
Citons un dernier extrait, emprunté aux lettres qu'écrivait de sa prison de Valenciennes le pasteur-martyr Guy de Brès :
« Dieu me fortifie et me console d'une façon incroyable ; même je suis mieux à mon aise que les ennemis de l'Évangile. Je suis logé en la plus forte prison et la plus méchante qui soit, obscure et ténébreuse, laquelle pour son obscurité on nomme Brunain, et n'ai l'air que par un petit trou puant. J'ai des fers aux pieds et aux mains, gros et pesants, qui me sont une géhenne continuelle, me cavant jusque dedans mes pauvres os... Mais pour tout cela, mon Dieu ne laisse pas de tenir sa promesse et de consoler mon coeur, me donnant très grand contentement (3). »
Pour comprendre comment pouvait s'alimenter Ce
« très grand
contentement, » dont parlent nos martyrs,
essayons de pénétrer dans leurs
prisons, autant, du moins que nos documents nous le
permettent. Qu'y faisaient-ils ? À quoi
y employaient-ils leur temps ?
Tout d'abord, comme Paul et Silas dans la
prison de Philippes, ils « chantaient les
louanges de Dieu, et les autres prisonniers les
entendaient. » On chantait beaucoup, au
seizième siècle, dans les prisons des
Valois. Les psaumes de Marot, qui eurent un moment
de vogue à la cour de François 1er,
obtinrent un succès de meilleur aloi parmi
les protestants persécutés ;
leurs graves accents apportèrent de la lumière dans
les noirs
cachots, et de la joie dans les coeurs
brisés.
Les prisonniers se nourrissaient de la
Bible, soit qu'ils eussent réussi à
en cacher un exemplaire, soit qu'ils fussent
réduits à s'en remémorer les
textes les plus consolants. Philippe de
Luns, dame de Graveron, adressait cette
touchante supplique au lieutenant criminel :
« Monsieur, vous m'avez ôté
ma soeur et avez commandé que je fusse
enfermée seule ; je vois bien que ma
mort approche ; et pourtant, si jamais j'ai eu
besoin de consolation, c'est à
présent, Je vous prie de m'octroyer que
j'aie une Bible ou un Nouveau Testament pour me
conforter
(4). » Jean Rabec se
plaignait que l'inquisiteur
Ory lui eut enlevé sa Bible,
« faisant en cela, » dit-il,
« l'office du diable, en le privant de la
lecture et de l'usage de la sainte Parole de Dieu,
qui ne peut être déniée
à personne que contre l'exprès
commandement de Dieu
(5), »
Enfin, les prisonniers
évangélisaient leurs compagnons
d'infortune. Marguerite le Riche
« chantait assidûment des psaumes
et exhortait et consolait les femmes
prisonnières avec elle. Les martyrs qui
partaient de la Conciergerie pour aller à la
mort passaient devant sa cellule, et elle les
exhortait à supporter patiemment les
opprobres pour Jésus-Christ
(6) » Pierre Gabart,
au lieu de
se désespérer dans le cachot
« plein d'ordures et de bêtes,
où on l'avait jeté, y chantait
à pleine voix les louanges de Dieu et
prêchait l'Évangile, de façon
à être entendu des autres prisonniers
(7). »
Dans la prison du Châtelet, à
Paris, ceux qui y furent mis, après la
surprise de l'assemblée de la rue
Saint-Jacques, célébraient ensemble
le culte, « faisaient les prières
qui sont ordinaires aux Églises, chantaient
des psaumes et exposaient quelques points de
l'Écriture, » de façon
à être entendus des allants et des
venants dans les galeries du Palais
(8).
Les prisonniers huguenots accomplirent un
véritable apostolat dans les prisons du
royaume. Ils en furent les aumôniers
bénévoles et arrachèrent au
péché et au désespoir beaucoup
de misérables, tels que Jean Chambon,
ce brigand qui fut amené à la
repentance et à la conversion par les
exhortations et l'exemple de Pierre Bergier,
qu'il rencontra dans les prisons de Lyon
(9). Voici
le
témoignage rendu par Crespin à
l'influence de Jean Morel sur ses compagnons
de prison : « Incontinent toutes
noises, toutes dissolutions, tous blasphèmes
étaient chassés du milieu d'eux par
ses remontrances
(10). »
Voici comment un martyr, Richard Le
Fèvre, explique la joie et la
sérénité dont il jouit au
milieu des misères et des privations de la
captivité :
« Si, en attendant cette heureuse journée, je suis exercé par fers, ceps, géhennes, froidures, ordures, ténèbres, faim, soif et autres choses semblables, cela ne me doit étonner, car les jambes enferrées aux ceps ne sentent pas grand mal, quand la main touche déjà le ciel (11) »
Cette déclaration n'est-elle pas tout simplement sublime ?
La Chambre de torture était alors une
dépendance de la prison,
généralement placée dans les
sous-sols. Quelques marches à descendre, et
le prisonnier, qui y était appelé, se
trouvait dans une salle pourvue d'un étrange
mobilier. On nous dispensera d'en dresser
l'inventaire. Nous ne parlerons ni de la question
par l'eau ni de la question par le feu, et nous ne
décrirons ni les brodequins, ni les
chevalets, ni l'estrapade, ni tant d'autres
instruments de supplice, que la justice employait
alors pour arracher aux accusés l'aveu de
crimes qu'ils n'avaient pas toujours commis.
On se servit de ces effroyables moyens d'intimidation,
non pour
faire
avouer à nos martyrs leurs prétendues
hérésies, - ils ne cherchaient pas
à les dissimuler, - mais pour les
contraindre à dénoncer leurs
frères, et surtout leurs pasteurs.
Constatons à l'honneur de la nature humaine
régénérée par la
grâce divine, que la torture fut
habituellement impuissante à faire de ces
pieux confesseurs des délateurs. Le ministre Aymon de la Voye,
condamné au feu par
le Parlement de Bordeaux, fut d'abord soumis
à la question extraordinaire. Pendant deux
heures, on le tortura, au point de lui faire perdre
connaissance. Sommé de dénoncer
« ses complices, » il
répondit : « Je n'ai point
d'autres complices que ceux qui savent et font la
volonté de Dieu mon Père, qu'ils
soient gentilshommes, marchands, laboureurs, ou
autres. » Puis, regardant son pauvre
corps brisé par la torture, il dit :
« Ce corps périra, mais l'esprit
vivra, et le royaume de Dieu demeurera
éternellement. »
« Pourquoi me tourmentez-vous
tant ? » disait-il à ses
juges. « Seigneur, veuille leur
pardonner, car ils ne savent ce qu'ils font
(12) »
Macé Moreau, un colporteur de
livres saints, mis à la question par le
lieutenant criminel, refusa de dénoncer ses
frères ; il se borna à lui
dire : « Juge, tu me tourmentes
bien, mais tu n'y gagneras guère
(13). »
Thomas de Saint-Paul, un
adolescent
de dix-huit ans, fut mis à
la question : « Pourquoi me
tourmentez-vous, » demanda-t-il à
ses juges, « pour vous nommer tant de
gens de bien ? Que gagneriez-vous à les
tourmenter comme vous me faites maintenant ?
Si je pensais que leur exemple vous dût
servir d'imitation, je vous les nommerais
volontiers ; mais je sais que, s'il vous
était possible, vous leur feriez pis que
vous ne me faites. » Le calme de ce jeune
chrétien exaspéra ses tourmenteurs
qui le menacèrent de le démembrer en
pièces s'il ne nommait pas ses complices.
Mais on put briser son corps, on ne brisa pas sa
volonté
(14).
Rébéziès et Danville, étudiants à Paris,
subirent avec le même courage la question par
l'eau et la question par le feu. Quand le premier
fut sur le banc de torture, il dit les paroles du
psaume IX : « Viens, Seigneur,
montre ton effort : que l'homme ne soit le
plus fort. » À toutes les
obsessions de ses tourmenteurs, il
répondait : « Je ne vous
dirai rien. » Puis, quand, de guerre
lasse, ils le laissèrent, il leur
dit :
« Est-ce ainsi que vous traitez
les enfants de Dieu
(15) ? »
Les interrogatoires des accusés
devant les cours civiles et ecclésiastiques
tiennent une grande place dans l'Histoire des
martyrs. C'est la partie de ce vaste monument
qui a le plus vieilli, et la plupart des lecteurs
d'aujourd'hui
ne
parcourent que d'un regard distrait ces pages,
où les mêmes questions de controverse
reviennent constamment. Quand on a surmonté
cette première impression, on en vient
à éprouver un puissant et tragique
intérêt. Derrière toutes ces
questions si vivement discutées,
apparaît une question d'un
intérêt suprême : A qui
appartiendra l'âme de la France ?
Sera-ce Rome ou Genève, ou pour mieux dire,
sera-ce la tradition ou l'Évangile qui
remportera la victoire et qui formera les
générations encore à
naître ? N'en doutons pas, ce qui
soutenait l'âme de nos martyrs dans ces
discussions, où ils avaient à faire
le plus souvent à des adversaires peu
loyaux, c'est qu'ils se savaient les soldats
obscurs d'une grande cause, la cause de Dieu et de
l'avenir. Sauver l'honneur de Dieu et de sa Parole
était la première de leurs
préoccupations ; sauver leur vie ne
venait qu'on seconde ligne.
« Ne sais-tu pas, »
demanda un juge au pasteur Jean Vernou,
« ne sais-tu pas ce qu'on a fait à
plusieurs autres tels que toi, et qu'on les a faits
mourir comme
hérétiques ! » -
« C'est, » répondit le
martyr, « la première leçon
que mon souverain Docteur et Maître
Jésus-Christ m'a apprise, que quiconque veut
être son disciple porte sa croix et le suive,
qu'il renonce à soi-même et abandonne
volontiers sa vie pour lui
(16). »
Il arrivait parfois que, avant de
répondre aux questions des juges et de
rendre compte de leur foi, les accusés
demandaient la permission de prier Dieu en plein
tribunal (17). C'est ce que
firent
notamment Jean Caillou, de Tours, et Baudechon
Oguier, de Lille. Ce dernier pria avec une
telle ferveur que « plusieurs des
magistrats fondaient en larmes
(18). »
Sur le désir que lui en exprimèrent
ses juges, il leur décrivit le culte public
tel qu'on le célébrait à Lille
en 1556 : « Messieurs, »
dit-il, « quand nous sommes
assemblés au nom de Notre Seigneur, pour sa
sainte parole, nous nous prosternons là tous
ensemble à deux genoux en terre, et, en
humilité de coeur, nous confessons nos
péchés devant la majesté de
Dieu. Après, nous tous faisons
prière, afin que la parole de Dieu soit
droitement annoncée et purement
prêchée. Nous faisons aussi les
prières pour notre sire l'Empereur
(19) et
pour
tout son conseil afin que la chose publique soit
gouvernée en paix à la gloire de
Dieu, et aussi vous n'y êtes pas
oubliés, Messieurs, comme nos
supérieurs, priant notre bon Dieu pour vous
et pour toute la ville, afin qu'il vous maintienne
en tous biens. Voilà en partie ce que, nous
y faisions. Vous semble-t-il que nous ayons commis
un si grand crime en nous assemblant ainsi
(20) ? »
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |