Les protestants ne se faisaient pas d'illusion
sur le sort qui les attendait, en un temps
où la loi civile considérait
l'hérésie comme un crime et la
punissait de mort. Les juges condamnaient les
hérétiques à la peine capitale
avec beaucoup moins d'hésitation que n'en a
le jury moderne pour envoyer à la mort les
pires assassins. Ce qui les excuse, c'est que
l'Eglise catholique leur avait appris à
considérer l'hérésie comme le
crime inexpiable, comme un crime de
lèse-majesté divine.
Le moyen âge avait brûlé
les Albigeois, les Vaudois et les sorciers ;
cet horrible supplice était alors
considéré comme le prélude de
l'enfer et comme un avant-goût de ses
tortures. Sur ce point, l'époque de la
Renaissance suivit les sombres traditions du moyen
âge, et le bûcher resta le genre de
mort réservé aux
hérétiques. Tout au plus accordait-on
à certains condamnés de marque le
privilège d'être
étranglés avant d'être
livrés aux flammes, mais c'était
là un article secret qu'on se gardait bien
de leur faire connaître avant le moment de
l'exécution, de peur de les encourager
à la résistance. Cet adoucissement de
peine leur était parfois offert comme
récompense d'une abjuration in
extremis, mais bien peu consentirent à
acheter cette faveur à un tel prix.
La populace de Paris s'opposa souvent
à cet adoucissement de
peine et ne tolérait pas volontiers qu'on la
frustrât de la moitié de son plaisir.
Les bûchers d'hérétiques
étaient pour elle ce que furent les combats
du cirque pour la plèbe romaine : un
spectacle plein de charme. On dut, pour lui plaire,
non seulement brûler vifs les
luthériens, mais les brûler à
petit feu.
Pour les empêcher de parler aux
assistants du haut du bûcher, et de propager
ainsi leurs doctrines, on les bâillonnait ou
on leur coupait la langue au moment où ils
quittaient la prison pour marcher au supplice. On
n'épargnait pas même aux femmes cette
aggravation de peine. On se rappelle cette belle
réponse de la jeune dame de Graveron
disant au bourreau qui lui demandait sa langue
« Je ne plains pas mon corps,
plaindrais-je ma langue
(1) » Quand l'exécuteur eut
coupé la langue à Étienne
Mangin, de Meaux, il put encore dire par trois
fois, assez clairement pour être
compris : « Le nom de Dieu soit
béni (2) ! Jean Filleul
et Julien
Leveillé, condamnés à
avoir la langue coupée pour avoir
« blasphémé Dieu et les
saints, » dirent : « Nous
sommes prêts à livrer, non seulement
un membre ou deux, mais tout notre corps, et
à être brûlés pour
soutenir la cause de notre Dieu. » Eux
aussi purent parler, après l'ablation de
leur langue, pour rendre témoignage de leur foi et
louer Dieu (3). Jean Rabec,
menacé
d'avoir la langue coupée s'il n'invoquait
pas la Vierge Marie, dit que plutôt que de
proférer de telles paroles, il la couperait
lui-même avec ses dents. Et quand la sentence
eut été exécutée, il
continua à chanter des psaumes tant que dura
son supplice
(4).
Les lettres des martyrs nous font
connaître dans quelles dispositions ils
allaient à la mort : « O
l'heureuse journée, »
s'écriait Martin Oguier,
« en laquelle le Seigneur nous donnera
à boire au calice de son Fils et en laquelle
nous serons couronnés de la couronne du
martyre ! Oh ! que tu es bien
désirée ! ... Nous nous reposons
maintenant en grand repos de conscience et avec une
joie indicible, sachant que demain, après
dîner, nous partirons de ce monde, pour
régner avec notre chef et époux
Jésus-Christ
(5). »
Nos martyrs se préparaient à
la mort par la prière, par le chant des
psaumes ou par de pieux entretiens avec leurs
compagnons. Le recueillement de leurs
dernières heures était toutefois
souvent troublé par les importunités
des prêtres qui tentaient un suprême
effort pour les faire abjurer. -
« Consens à aller à la
messe et tu auras la vie sauve, »
dirent-ils à Nicolas du Chêne. -
« Plutôt mourir que de commettre un tel
acte, » répondit-il
(6)
On essayait,
pour sauver les apparences, de leur placer une
croix de bois entre les mains. Ils s'y refusaient,
ne voulant pas paraître, par ce signe
extérieur, infidèles à leur
foi. « Vous me faites assez porter ma
croix, » dit Philippe de Luns
à ses tourmenteurs, « en m'ayant
injustement condamnée et en m'envoyant
à la mort pour la querelle de notre Seigneur
Jésus-Christ
(7). »
Dans la charrette qui les portait au lieu du
supplice, les martyrs avaient souvent à
subir toutes sortes d'avanies de la part de la
foule fanatisée. Ils avaient parfois la
douleur de reconnaître, parmi leurs
insulteurs, des amis d'autrefois et même des
parents. Comme on menait à la mort Nicolas, de Joinville, que
son propre
père avait livré à la justice,
on vit s'approcher de lui ce vieillard qui le
frappa au visage. Un officier l'ayant
repoussé rudement, le martyr lui dit :
« Je vous en prie, au nom de Dieu, ne
l'outragez pas. Il est mon père, et il a
droit de faire de moi tout ce qu'il lui
plaît. Frappez-moi plutôt que lui
(8) »
Il arrivait toutefois aux martyrs, dans
cette via dolorosa, de recueillir autre
chose que des insultes. Leurs frères en la
foi étaient mêlés à la
foule, et par leurs regards, sinon par leurs
paroles, ils leur adressaient un
message d'amour et une exhortation à la
fidélité. Une jeune fille
réussit à s'approcher de Guillaume
Cornu et lui dit en pleurant :
« Mon frère, nous ne vous verrons
plus. » - « Si
ferons, » lui répondit-il,
« nous nous reverrons en la vie
éternelle (9) » Comme on
conduisait à la
mort les quatorze de Meaux, un artisan leur
cria : « Prenez courage, mes
frères et amis, et ne vous lassez point de
rendre témoignage à la
vérité de l'Évangile. Mes
frères, ayez souvenance de Celui qui est
là-haut au ciel. » On arrêta
cet homme qui osait encourager ses frères
à la fidélité et on le
condamna à partager leur sort
(10). Agrippa
d'Aubigné a conservé, dans ses Tragiques, le souvenir de cet
émouvant épisode :
- Il (Dieu) éveilla celui dont les discours si beaux
- Donnèrent coeur aux coeurs des quatorze de Meaux,
- Qui, en voyant passer la charrette enchaînée,
- En qui la sainte troupe à la mort fut menée,
- Quitta là son métier, vint les voir, s'enquérir,
- Puis, instruit de leur droit, les voulut secourir,
- Se fit leur compagnon, et enfin il se jette,
- Pour mourir avec eux, lui-même en la charrette.
Pendant les persécutions violentes qui
accompagnèrent la réaction catholique
en Angleterre, sous le règne de Marie Tudor,
les parents d'un jeune gentilhomme, William
Hunter, vinrent assister à son supplice pour
l'encourager
à la fidélité. Ils lui firent
boire, au pied du bûcher, un cordial pour
l'empêcher de défaillir dans le
dernier combat. Crespin, qui raconte ce trait
touchant, ajoute : « On n'eût
pu dire qui était le plus digne
d'admiration, du père, de la mère ou
du fils. Le fils, en son tourment, récita le
psaume 84 et mourut avec grande constance. Le
père et la mère qui, eux aussi,
enduraient un martyre en la mort de leur fils,
surmontèrent leurs affections naturelles. Le
fils, exposant son corps à la mort, surmonta
la mort et vainquit les tourments et toute la
cruauté des tyrans. Les tourments que le
fils endurait en son corps les parents les
endurèrent en leur âme
(11). »
On vit, pendant la même
persécution, des enfants encourager leur
père pendant son supplice. Le duc de
Noailles, ambassadeur de France en Angleterre,
racontait ainsi ce fait qui l'avait surpris :
« Aujourd'hui a été
accomplie la confirmation de l'alliance entre le
pape et ce royaume par le sacrifice public et
solennel d'un prédicant docteur nommé
Rogerus (John Rogers), qui a
été brûlé vif comme
luthérien, mais il est mort en persistant
dans son opinion. La plus grande partie du peuple
prenait un tel plaisir à sa conduite qu'il
ne craignait pas de lui faire plusieurs
acclamations pour fortifier son courage. Même
ses enfants étaient présents, le
consolant d'une telle
façon, qu'il semblait qu'on le conduisit
à une noce
(12). »
Nous ne pouvons songer à décrire
le supplice du bûcher, déjà
horrible par lui-même et
qu'aggravèrent souvent, par des raffinements
de cruauté, les bourreaux,
aiguillonnés par les exigences d'une
populace fanatique. Les lecteurs d'aujourd'hui ne
supporteraient pas les détails que
supportaient les nerfs moins délicats de nos
pères. Si l'on veut savoir jusqu'où
peut aller la brute humaine, quand sa
férocité naturelle est
réveillée et aiguillonnée par
le fanatisme, il suffit d'ouvrir le Martyrologe de
Crespin. Et c'est aussi là qu'il faut aller
pour apprendre comment la foi peut triompher des
plus atroces tortures.
De presque tous les bûchers
s'élève vers le ciel la voix de la
prière ou le chant des psaumes, parfois
inarticulés, lorsque la langue du
condamné a été coupée
avant le supplice, mais reconnaissables pourtant.
Et le supplice se prolonge souvent pendant de
longues heures, sans que les horribles morsures du
feu, qui carbonisent les membres inférieurs
du corps avant d'atteindre les parties vitales,
arrachent aux patients, je ne dis pas ces
hurlements de douleur qui
sembleraient naturels, mais même des
gémissements.
Jean Rabec, plonge et replongé
dans le feu jusqu'à ce qu'il n'eût
« quasi plus figure d'homme, »
continue à chanter son psaume et invoque
Jésus-Christ (13). Les quatorze
de Meaux,
brûlés en un autodafé digne de
l'Espagne, chantent à l'unisson,
jusqu'à ce que leur psalmodie
s'éteigne peu à peu, à mesure
que l'action du feu les réduit au silence
(14).
D'autres,
au milieu des flammes, ne prononcent pas une parole
et ne font pas un geste, leur visage n'a pas les
contractions qu'y imprime la douleur. C'est Louis de Berquin,
dont Érasme, son
ami, dit : « Aucun signe de trouble
ne parut sur son visage ni dans l'attitude de son
corps. Il avait le maintien d'un homme qui
médite dans son cabinet sur l'objet de ses
études, ou dans un temple sur les choses
célestes (15). » C'est Pierre
Serre
qui,
dès qu'il fut attaché au poteau,
« leva les yeux au ciel et les tint
là fixés jusqu'à la mort,
tellement que, malgré l'ardeur et la
véhémence du feu, il ne remua pas
plus que s'il eût été
insensible
(16). »
C'est Guillaume d'Alençon, qui,
raconte un témoin oculaire,
« s'élança sur le
bûcher et s'assit au milieu ; il ne fit
plus un mouvement et son corps fut réduit en
cendres
(17). »
Ce sont Rébéziès et Danville
qui, dit le
ministre Chandieu, « rendirent leurs
esprits au Seigneur, doucement, comme s'ils
n'eussent aucunement souffert
(18). »
C'est Adrien Daussi, dont Crespin dit :
« Bien qu'on le brûlât
à petit feu, il demeura immobile et ne se
plaignait non plus que s'il n'eût aucunement
senti le feu (19). » C'est Jean
Hooper
qui, au
milieu des flammes, « sans bouger son
corps, rendit l'esprit fort paisiblement, sans se
tourmenter en aucune façon
(20). »
Ces faits, que l'on pourrait multiplier,
suggèrent la pensée que
l'intensité de la foi et de
l'espérance chrétienne amenait chez
les martyrs une sorte d'anesthésie, de
suppression de la souffrance. L'esprit dominait la
chair, à un tel point que la souffrance
était vaincue.
Quand le même bûcher
réunissait plusieurs martyrs, ils
s'encourageaient les uns les autres, et les forts
aidaient aux faibles. Lorsque Jean Joëry et son jeune
domestique furent ensemble
liés sur leur commun bûcher, le
maître s'aperçut que son serviteur
pleurait : « Il n'est pas temps de
pleurer, » lui dit-il, « mais
de chanter au Seigneur. » Et ils
chantèrent un psaume ; puis,
jusqu'à la fin, le maître ne cessa de
prodiguer de tendres consolations à son
compagnon (21)
Citons quelques-unes des dernières
paroles des martyrs qui, tombant
du haut du bûcher, et
répétées de bouche en bouche,
germaient et fructifiaient dans les âmes
comme une semence de vie.
François d'Augy dit, du milieu
des flammes, comme saint Étienne :
« Je vois les cieux ouverts, et le Fils
de Dieu qui s'apprête à me recevoir
(22). »
Les dernières paroles de Godefroy
Hamelle furent : « Père
éternel, reçois mon esprit entre tes
mains
(23). »
Thomas de Saint-Paul, que l'on
retira
du feu pour lui offrir la vie sauve, s'il
consentait à abjurer, répondit :
« Puisque je suis en train d'aller
à Dieu, remettez-moi et me laissez aller
(24). »
« Mon Dieu, disait Jean
Bertrand sur le bûcher, donne la main
à ton serviteur, je te recommande mon
âme
(25). »
« Que je suis heureux ! que
je suis heureux ! » s'écriait Pierre Chevet pendant
qu'on allumait son
bûcher (26)
- »
On offrit à Pierre Milet, s'il
voulait faire acte de catholicisme, de ne pas le
brûler vif. « Non, »
répondit-il, « J'aime mieux
souffrir une heure et m'en aller en
paradis. » Et se tournant vers le
bourreau, il lui dit : « Passons
outre et allons à Dieu
(27). »
Mentionnons enfin les dernières
paroles des deux plus grands
martyrs de la France protestante au seizième
siècle.
C'est d'abord Anne du Bourg,
l'intègre magistrat qui avait osé
plaider, en plein Parlement, devant Henri II, la
cause de ses frères
persécutés. Lorsqu'après six
mois de la plus dure captivité, il fut
conduit à la place de Grève pour y
être mis à mort, il dit à la
multitude qui se pressait pour voir mourir un
conseiller au Parlement : « Mes
amis, je ne suis point ici comme un larron, ou un
meurtrier, ou un autre malfaiteur, mais j'y suis
pour avoir maintenu l'Évangile de notre
Seigneur Jésus-Christ. » Il refusa
de baiser le crucifix que lui présentait un
prêtre, mais il se mit à genoux pour
recommander son âme à Dieu, et on
l'entendit répéter cette simple
prière : « Seigneur, mon
Dieu, ne m'abandonne point, afin que je ne
t'abandonne. » Puis il se livra aux mains
du bourreau (28).
Gaspard de Coligny fut un martyr,
lui
aussi, quoiqu'il n'ait pas eu les honneurs du
bûcher, et qu'il soit mort sous les coups des
assassins de la Saint-Barthélemy. Au moment
de tomber sous le poignard des émissaires de
Charles IX et de sa mère, il dit à
ses amis, en les engageant à fuir :
« Pour moi, il y a longtemps que je me
suis disposé à mourir. Je recommande
mon âme à la miséricorde de
Dieu (29). »
C'est ainsi que savaient mourir nos
pères. Leur exemple nous donne une admirable
leçon de courage moral et de
fidélité à
Jésus-Christ. Leur foi leur apprit à
résister à l'erreur et au mal, et
à souffrir jusqu'à la mort pour le
service de leur Maître. Cette foi
était contagieuse. Il arriva plus d'une fois
que des prêtres chargés de convertir
à la foi catholique les condamnés
protestants furent eux-mêmes gagnés
à la foi évangélique. Ce fut
le cas du moine Jean d'Espina, que la
constance admirable de Jean Rabec,
brûlé à Angers en 1556, avec
d'atroces raffinements de barbarie, convertit
à l'Évangile dont il devint un
ministre distingué, sous le nom de Jean de
l'Espine (30).
Les bourreaux eux-mêmes étaient
parfois émus jusqu'aux larmes par le
spectacle de la mort des martyrs, et imploraient
leur pardon, avant de mettre les mains sur eux.
L'un d'eux, touché par la mort de Simon
Laloé, partit pour Genève,
« pour y vivre selon la
réformation de l'Évangile
(31). »
C'est qu'en effet, il n'y eut rien de plus
grand, dans ce seizième siècle, si
grand pourtant, que le spectacle que
donnèrent à la France les
bûchers de nos martyrs. Ce furent là
les grands prêches
évangéliques, d'où la parole
de vie se répandit au milieu des multitudes.
La terrible mise en scène, imaginée
pour terroriser les masses, ne servait qu'à
produire au grand jour la
fidélité et la patience des victimes,
et qu'à poser devant la conscience populaire
cette question : La vraie religion du Christ
n'est-elle pas celle qui fait des martyrs
plutôt que celle qui fait des
bourreaux ?
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