La constance de nos martyrs au milieu des
souffrances et des privations et en face des plus
horribles supplices ne doit pas nous faire oublier
qu'ils étaient des hommes sujets aux
mêmes infirmités que nous. Le
martyrologe protestant n'est pas une légende
des saints, qui place une auréole au front
de ses héros. C'est une histoire très
sérieusement documentée et d'une
sincérité absolue. On y trouve donc
le récit des défaillances
momentanées de plusieurs de ces héros
de la foi, mais on y voit aussi comment ils se
relevaient par l'humiliation et par la
prière. Leurs infirmités les
rapprochent de nous et nous ôtent le droit de
déclarer leur exemple inimitable.
Les luttes spirituelles occupent une grande
place dans leurs lettres. On s'aperçoit, en
les lisant, que les plus rudes assauts ne leur
venaient pas des théologiens cauteleux
qu'ils avaient à combattre, mais de cette
lutte de la chair contre l'esprit, à
laquelle nul n'échappe et qui pour eux avait
une intensité poignante.
« La chair bataille
merveilleusement contre l'esprit, »
disait Aymon de la Voye au moment d'aller au
supplice, « mais j'en serai incontinent
dépouillé. Seigneur, en tes mains je
recommande mon âme
(1). »
Cette victoire de l'esprit sur la chair est
admirablement décrite dans une lettre de Christophe de Smet,
le ministre martyr
d'Anvers :
« Ma chair est de telle façon surmontée et vaincue par l'Esprit qui oeuvre en moi, que quand même Jérôme, le geôlier, me dirait : « Regarde, Christophe, voilà la porte de la prison ouverte, sors dehors, » je lui répondrais que je n'en ferais rien ; car j'ai vaincu et surmonté ma chair par la grâce de Dieu, de sorte que j'aime mieux sortir et déloger de ce monde, et aller demeurer avec le Seigneur en son royaume. Par ci-devant ma chair frémissait et tremblait par l'infirmité qui est en elle, pensant combien le combat de la mort, qui m'était bien prochain, était horrible et épouvantable ; car, combien que l'esprit fût prompt et préparé à tout ce qui plairait à Dieu, néanmoins je sentais ma chair résister aux souffrances, et principalement au combat de la mort, faisant toujours, selon sa méchante nature, c'est-à-dire me retirant à toute faiblesse, débilité de courage, doute et défiance... Mais j'ai maintenant obtenu domination et seigneurie sur ma chair, par Celui qui a vaincu la chair et le monde... O Dieu miséricordieux, je te remercie, je te loue de tout mon coeur, que tu as exaucé mon désir et as accompli mon espérance à présent, par-dessus toute la sagesse de la chair. Pour laquelle chose je dis avec saint Paul : Je ne vis plus maintenant, mais Christ vit en moi (2). »
Dans ces luttes de la conscience et de la
volonté contre la chair, c'est-à-dire
contre les affections naturelles et contre
l'horreur des supplices, il y eut des
défaites momentanées, et qui
songerait à s'en étonner ? Ce qui
doit
surprendre plutôt, c'est la rareté de
ces défaillances. Les plus grands n'y
échappèrent pas. Hors de France,
c'est l'archevêque Cranmer qui renie, dans un
moment de faiblesse, la foi
évangélique, mais qui se
relève glorieusement de sa chute, confesse
publiquement sa faute du haut de l'échafaud,
et, quand le bûcher est allumé,
étend la main qui a signé sa
rétractation et la brûle dans la
flamme pour montrer l'horreur que lui inspire sa
faiblesse (3).
En France, c'est l'illustre magistrat Anne du Bourg
qui, vaincu à deux
reprises par les souffrances d'une dure
captivité et par les obsessions de ses amis,
consent à faire une déclaration
équivoque, mais qui se relève et
marche à la mort avec une humble confiance
(4).
Les écrits que nous a laissés Jean Morel, un jeune
homme de moins de vingt
ans, nous font assister aux luttes morales qui
avaient pour théâtre l'âme du
confesseur de Jésus-Christ qui, dans une
heure de lassitude, avait renié sa foi. Son
frère, imprimeur du roi pour la langue
grecque, voulant le sauver de la mort, lui
conseilla de donner aux juges des réponses
évasives, qui leur permettraient de le
mettre hors de cause. Il lui représenta
qu'une fois libre, il pourrait se réfugier
à Genève et y continuer ses
études. Morel, après avoir longtemps
résisté, finit par céder.
Il dissimula ses convictions et fit semblant
d'adhérer aux doctrines de l'Eglise romaine.
« Incontinent, » dit-il, « que j'eus signé mes blasphèmes de ma main, ma signature me fut comme le chant du coq à saint Pierre, car incontinent que je fus ramené en mon cachot, ma conscience commença à m'accuser, si que je ne savais faire autre chose, sinon pleurer et lamenter mon péché... Durant tels assauts, le jugement de Dieu me toucha si vivement, que je ne savais de quel côté me tourner, qu'il ne s'apparut devant mes yeux, et sentais déjà en moi une géhenne qui me tourmentait ; je sentais toutes les créatures m'être contraires. Ma conscience me rédarguait en cette manière : Tu as renoncé Jésus-Christ, usant de cette hypocrisie de laquelle tu as usé ; il te renoncera devant Dieu son Père. Tu as voulu sauver ta vie, tu la perdras, non point comme tu l'eusses perdue, mais à jamais... Tant plus j'y pensais, tant plus je sentais l'horrible jugement de Dieu. En ces tourments de l'esprit, j'ai été plus de deux fois vingt-quatre heures que je n'eusse osé lever mes yeux au ciel ; mais j'étais toujours comme collé contre la terre. Et soyez assurés que ces deux jours m'ont duré plus que n'ont fait les deux mois suivants. »
Ces heures d'amer désespoir, dont nous abrégeons la description, eurent un terme. Dieu eut pitié de son jeune serviteur, abattu à ses pieds, et lui envoya la délivrance. Son récit prend ici l'accent ému d'un cantique au divin Libérateur :
« Mais celui qui est toujours tant propice aux siens et ne souffre pas qu'ils soient froissés, encore qu'ils tombent, m'a conduit jusqu'aux abîmes des trésors de sa miséricorde, m'assurant qu'il m'avait pardonné mes exécrables péchés, et encore qu'ils fussent plus rouges que l'écarlate, toutefois qu'ils étaient devant lui plus blancs que neige. O la douce et aimable voix ! oh ! que mon coeur s'est réjoui, en voyant ce bon Père m'embrasser, encore que j'eusse été enfant prodigue et débauché ! Incontinent que j'ouis cette voix, en mon esprit, mes os et ma force déclinée commencèrent à se renforcer. Lors je commençai à lever mes yeux au ciel, et à chasser loin de moi tous mes ennemis, voyant que Dieu me voulait être doux et propice, et au lieu qu'auparavant je n'osais m'adresser au Seigneur, alors (s'il faut ainsi dire), je devisais privément avec lui, le connaissant être mon Père. Je ne doutais de lui confesser mes offenses franchement, et lui me consolait comme un bon Père, m'avertissant que dorénavant il soutiendrait ma main, et que cela m'était advenu afin que je connusse mieux que ce n'était par la force de mon bras que je gagnerais la bataille, mais par sa seule puissance ( 5). »
Les hommes dont les luttes morales viennent de passer sous nos yeux furent les héros de la conscience. Leur exemple nous apprend que la vraie grandeur est celle que l'on conquiert dans ces batailles intimes qui n'ont que Dieu pour témoin et dont l'enjeu est une bonne conscience. Il est bon d'entendre sur ce sujet les fortes paroles du ministre Guy, de Brès, le martyr de Valenciennes : « Gardez-vous bien de faire chose contre votre conscience... Car vous auriez puis après un bourreau que vous nourririez en vos propres consciences, qui vous serait une géhenne continuelle. O mes frères, que c'est une chose bonne de nourrir une bonne conscience (6) ! »
Ces luttes de la chair contre l'esprit avaient
le plus souvent pour cause, comme dit Crespin,
« le grand regret que ces hommes avaient
de leurs petits enfants et de leurs
femmes. » Ils n'étaient pas des
moines sans famille et vivant hors du monde :
ils étaient époux, pères, fils
ou frères. Ces hommes, au coeur de lion pour
le service de Dieu et le combat pour la
vérité, avaient des tendresses et des
délicatesses de femmes pour leurs familles.
En se donnant sans réserve à
Jésus-Christ, ils avaient pleinement
accepté cette condition posée par le
Maître : « Celui qui aime son
père ou sa mère, son fils ou sa fille
plus que moi, n'est pas digne de moi. »
Mais de cette lutte entre les affections naturelles
et l'amour de Dieu, l'homme sortait habituellement
vainqueur, bien que tout meurtri.
Pendant la nuit qui précéda
son supplice, François
Rébéziès s'écria
deux ou trois fois : « Va
arrière de moi, Satan ! » Son
ami Danville lui demanda :
« Que vous propose-t-il ? Veut-il
vous détourner de la
course ? »
Rébéziès
répondit : « Ce
méchant me propose mes
parents ; mais, par la grâce de Dieu, il
ne gagnera rien sur moi
(8).
Les magistrats tentèrent souvent de
faire intervenir les parents des prisonniers, dans
l'espoir de faire fléchir leur
résolution. Michel Robillard,
d'Arras, reçut dans sa prison la visite de
sa mère, de son frère, de sa soeur et
de son beau-frère, qui tentèrent
d'amollir son coeur par leurs larmes.
« Mon coeur était
serré, » dit le martyr,
« en les voyant tous pleurer. »
Toutefois il leur déclara qu'il ne pouvait
pas, pour leur être agréable, renier
son Sauveur
(9).
Muldere, d'Oudenarde, à qui
les prêtres, à bout d'arguments,
demandèrent s'il n'aimait pas sa femme et
ses enfants, répondit ;
« Messieurs, vous savez bien que je les
aime de grande affection, et que c'est cela qui me
presse le plus. Je vous dis à la
vérité que si le monde était
tout d'or et qu'il fût à moi, je le
donnerais très volontiers pour avoir ma
femme et mes enfants, avec du pain sec et de l'eau,
en prison et déshonneur. »
- « Si ainsi est, »
répliquèrent-ils, « que
vous les aimez comme vous dites, quittez donc vos
fausses opinions. Il ne faut dire qu'un mot,
à savoir que vous vous repentez, et vous
serez avec votre femme et vos enfants comme
auparavant. »
- « Je ferais volontiers
cela, » répondit-il,
« si ce n'était
chose contre Dieu et contre ma conscience. Par
quoi, ni pour femme, ni pour enfants, ni pour
créature du monde, je ne renoncerai à
ma religion que je sais être vraie, moyennant
la grâce et assistance de Dieu
(10) »
Le pasteur Pierre Brully,
après avoir annoncé à sa femme
qu'il vient d'être condamné à
être brûlé vif, ajoute :
« Réjouis-toi donc, ma
chère soeur en Dieu ; et, du temps que
tu seras veuve, espère en lui, et vaque
à de saintes prières et autres bonnes
oeuvres (11). »
Antoine Laborie, l'un des cinq
martyrs de Chambéry, écrivit à
sa femme, qui s'était réfugiée
à Genève, d'admirables lettres,
où il lui recommande d'être
fidèle à Dieu, d'élever leur
fille dans sa crainte, et de consulter en toutes
circonstances leur bon ami, « Monsieur
Calvin, lequel, ajoute-t-il, « est
conduit par l'Esprit de Dieu. »
« Si ton père est averti de ma mort, je ne doute pas qu'il ne te vienne quérir pour te ramener à la papauté. Mais je te supplie, au nom du Seigneur, que tu ne l'écoutes point. Repousse-le, et tiens-toi aux grâces que Dieu t'a faites, de t'amener en sa maison. Hélas ! pauvrette, ne serais-tu pas malheureuse de laisser la maison de Dieu pour retourner au diable ? ... Mes père et mère aussi tâcheront de recouvrer notre petite fille, pour l'emmener avec eux ; mais je te prie et te commande au nom du Seigneur, que tu ne permettes une telle méchanceté, pour quelque chose qu'il t'advienne. Car je proteste que je redemanderai son sang devant Dieu d'entre tes mains, et que tu répondras de sa perte, si elle se perd par ta faute. Donc, pour l'obéissance que tu dois à Dieu, et d'autant que tu es sa mère, d'autant aussi que tu m'aimes comme ton mari et son père, je te prie que tu la fasses bien instruire en la crainte de Dieu, incontinent qu'elle sera en âge pour le faire (12). »
Voici quelques lignes d'une admirable lettre que Guy de Brès, le martyr de Valenciennes, écrivait à sa femme :
« Ma chère et bien-aimée épouse et soeur en notre Seigneur Jésus, votre angoisse et votre douleur troublant en quelque mesure ma joie, me font vous écrire la présente, tant pour votre consolation que pour la mienne. Je dis notamment pour la vôtre, d'autant que vous m'avez toujours aimé d'une affection très ardente, et qu'à présent il plaît au Seigneur que la séparation se fasse de nous deux, pour laquelle séparation je sens votre amertume plus que la mienne. Et je vous prie, autant que je puis, de ne vous troubler outre mesure, craignant d'offenser Dieu. Vous savez assez que, quand vous m'avez épousé, vous avez pris un mari mortel, lequel était incertain de vivre une minute de temps ; et cependant il a plu à notre bon Dieu de nous laisser vivre ensemble l'espace d'environ sept ans, nous donnant cinq enfants. Si le Seigneur eût voulu nous laisser vivre plus longtemps ensemble, il en avait bien le moyen, mais il ne lui plaît pas ; parquoi son bon plaisir soit fait, et vous soit pour toute raison...
» Considérez à bon escient l'honneur que Dieu vous fait, de vous avoir donné un mari qui soit non seulement ministre du saint Évangile, mais aussi qui est tant estimé et prisé de Dieu qu'il le daigne faire participant de la couronne des martyrs. C'est un tel honneur que Dieu n'en fait pas de semblable à ses anges. Je suis joyeux, mon coeur est allègre, il ne me défaut rien en mes afflictions. Je suis rempli de l'abondance des richesses de mon Dieu... Je sens à présent la fidélité de mon Seigneur Jésus-Christ. Je pratique à présent ce que j'ai tant prêché aux autres. Et certes il faut que je confesse cela, assavoir que quand j'ai prêché, je parlais comme un aveugle des couleurs, au regard de ce que je sens par pratique. J'ai plus profité et appris depuis que je suis prisonnier, que je n'ai fait toute ma vie ; je suis en une très bonne école ; j'ai le Saint-Esprit qui m'inspire continuellement et qui m'enseigne à manier les armes en ce combat. »
Dans une lettre à sa vieille mère, qui allait avoir la douleur de lui survivre, Guy de Brès lui rappelle l'honneur que Dieu lui fait d'appeler son fils au martyre, et il lui propose l'exemple de « cette vertueuse mère, dont il est parlé au deuxième livre des Maccabées, laquelle voyant martyriser ses sept fils en une journée, et mourir d'une très cruelle mort, la langue coupée, la tête écorchée, les bras et les jambes coupés, pour être ensuite rôtis sur le feu, montra un courage vraiment viril, consolant et fortifiant ses propres enfants, pour endurer la mort pour la loi de Dieu (13) »
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