Après avoir jeté un coup d'oeil
d'ensemble sur les héros forts et doux dont
le protestantisme français a le droit et le
devoir d'être fier, nous voulons, en nous
aidant du martyrologe de Crespin et de quelques
autres sources, raconter avec plus de
détails l'histoire de quelques-uns des
martyrs qui ont confessé Jésus-Christ
sous les règnes des deux premiers Valois,
c'est-à-dire
à l'époque héroïque de la
Réforme française.
Les Valois furent intolérants et
cruels envers les réformés ; et
en essayant de les exterminer par le fer et par le
feu, ils ouvrirent au flanc même de la France
une plaie qui saigne encore.
Le premier coupable fut François 1er,
dont l'histoire traditionnelle a voulu faire un
grand monarque, mais dont les vices et les
faiblesses ternirent le caractère. Ce fut ce
roi frivole qui décida quelle attitude la
France allait prendre pour des siècles
vis-à-vis de la Réforme. Ce fut ce
sceptique qui, après quelques
hésitations dues à l'influence de sa
soeur et aux intérêts de sa politique,
se jeta dans les bras de Rome et se fit
l'exécuteur de ses haines contre la
Réforme.
De 1520 à 1534, c'est-à-dire
des premiers jours du mouvement réformateur
jusqu'à l'affaire des Placards, l'attitude
de François 1er à l'égard des
novateurs fut hésitante et variable.
Tantôt il s'intéressait au mouvement
religieux de Meaux, accueillait à sa cour
Michel d'Arande, nommait Le Fèvre d'Etaples
précepteur de son fils, causait
piété et réforme avec sa soeur
Marguerite, protégeait Berquin et Marot
contre les fureurs de la Sorbonne, et faisait
alliance avec Henri VIII d'Angleterre et les
luthériens d'Allemagne contre le pape
allié de Charles-Quint. Tantôt, au
contraire, il se rapprochait du clergé,
laissait à la Sorbonne la liberté de
fulminer contre les hérétiques, et
aux parlements celle de les envoyer au
bûcher, et se livrait aux
plus violents emportements contre les partisans des
nouvelles doctrines.
C'est dans cette période de quatorze ans
que se dressent les premiers bûchers, sur
lesquels montent courageusement les protomartyrs de
la Réforme française, dignes
précurseurs de toute une légion de
confesseurs. Découvrons-nous devant Jean
Le Clerc, l'humble cardeur de laine de Meaux,
qui, tandis que son évêque, le faible
Briçonnet, avait un courage de fille, eut,
lui, un courage d'évêque. Pendant que
celui-ci, cédant à la crainte des
foudres de la Sorbonne, interdisait la
prédication du pur Évangile dans son
diocèse, Jean Le Clerc, que sa connaissance
de l'Écriture et ses talents de parole
avaient fait le chef de la petite communauté
évangélique de Meaux. voulut
protester contre cette réaction, comme
Luther l'avait fait six ans auparavant.
Un jour qu'on avait affiché à
la porte de la cathédrale des placards
annonçant des indulgences octroyées
par le pape, il les lacéra et y substitua un écrit
de sa composition
contre les indulgences, dans lequel le pape
était qualifié d'antéchrist.
Arrêté pour ce fait, Le Clerc fut
traduit devant le Parlement de Paris, qui le
condamna à être fustigé
publiquement dans les rues de Meaux, trois jours
consécutifs, puis marqué au front
avec un fer rouge. Il fut donc promené, le
dos nu, à travers les rues de sa ville
natale et flagellé jusqu'au sang. Le dernier
jour, on l'amena sur la place des
exécutions ; le bourreau fit rougir au
feu un fer en forme de fleur de lis et le marqua au
front comme hérétique. Pendant que sa
chair fumait au contact du fer rouge, un cri se fit
entendre, poussé par la mère de Le
Clerc, non un cri de douleur, mais un cri
d'enthousiasme : Vive Jésus et ses
enseignes ! Cette scène, où
les défenseurs du catholicisme s'essayaient
la main pour des exécutions plus sanglantes,
eut lieu en 1523.
Jean Le Clerc acheva bientôt de
conquérir les palmes du martyre.
Désireux de s'éloigner pour un peu de
temps, il se rendit à Metz, qui était
alors une cité impériale, et
où il espérait pouvoir, tout en
travaillant de son état, professer librement
sa foi. Cette ville renfermait déjà
un grand nombre de luthériens, qui firent le
meilleur accueil au jeune Français ; il
y rencontra même, peu après son
arrivée, Farel et Toussaint, qu'on y avait
appelés pour y seconder le mouvement vers la
Réforme. Mais ils durent repartir devant
l'opposition des magistrats et du clergé. Au
lieu de songer à les imiter, Le Clerc,
toujours fougueux dans les
manifestations de sa foi, voulut protester contre
les superstitions qui asservissaient encore tant
d'âmes. Un jour donc qu'il visitait le
cimetière Saint-Louis, il brisa une statue
de la Vierge et de l'enfant Jésus.
C'était là un acte que nous ne
saurions approuver, élevés comme nous
le sommes dans le respect des convictions d'autrui,
même quand nous les croyons entachées
de superstition. Mais au seizième
siècle on n'en jugeait pas ainsi, et les
chrétiens réformés se
croyaient appelés à détruire
les « images taillées, »
comme à combattre les fausses
doctrines.
Le Clerc n'ignorait pas que par cet acte il
jouait sa tête. Peut-être avait-il soif
du martyre et pensait-il qu'il prêcherait
plus efficacement l'Évangile par sa mort que
par ses paroles. Arrêté, il s'avoua
seul coupable du bris des statues. Interrogé
sur le motif qui l'avait poussé à
commettre cet acte considéré comme
sacrilège par ses juges, il répondit
que c'était pour obéir à la
Sainte Écriture qui interdit de faire des
images taillées et ordonne de les abattre.
Il défendit ses convictions avec une
fermeté et une présence d'esprit
telles à qu'il n'y avait ni clerc, ni moine,
qui pût le réduire à se taire,
et qu'au contraire il leur fermait la bouche par
ses répliques. » La Chambre dite
des Treize le condamna à être
brûlé vif.
Le samedi matin, 29 juillet 1525, un
échafaud fut dressé sur la principale
place de Metz, et on l'entoura d'un grand
déploiement de la force armée, pour
décourager toute tentative de
délivrer Jean Le Clerc.
Au lieu de l'exposer au pilori, de dix
à deux heures, selon l'usage on ne se mit en
chemin qu'à deux heures. On le savait,
disent les Chroniques messines,
« merveilleusement bien
enlangaigié, bon clerc et instruit dans les
Écritures, », et on eut peur de
lui laisser le temps de « prêcher
chose qu'on n'eût pas voulu. »
Lorsqu'on fut au lieu du supplice, Jean Le
Clerc monta sans faiblir sur le bûcher,
où il fut solidement lié, et on lui
attacha autour de la tête une large feuille
de carton, où un peintre avait
représenté la scène du bris
des images. Après avoir levé les yeux
au clef et recommandé son âme à
Dieu, il dit à la foule :
« Ah ! Messieurs, ne soyez pas
ébahis si vous me voyez ici, moi qui m'en
vais mourir pour la foi et soutenir la
vérité. » Les seigneurs de
la justice se mirent alors à crier si fort
qu'il fut impossible de comprendre ce qu'il disait.
Ils l'engagèrent à penser à sa
conscience, au lieu de discourir. « Vous
ne voulez pas me laisser parler, » leur
répondit-il, « parce que le cas
vous touche, mais Dieu m'a donné une bouche
afin que je parle, et je le prie de me donner la
vraie foi. » Et il se remit à
prier.
Pendant ce temps, le bourreau
préparait les instruments du supplice. Le
greffier donna lecture de la sentence. Quand il eut
achevé, Le Clerc, dont les regards
s'étaient promenés sur l'immense
multitude rassemblée pour le voir mourir,
s'écria :
« Hélas ! le grand regret que
j'ai, dans mon coeur, de voir ce beau peuple s'en
aller à
perdition ! » L'inquisiteur, Nicolas
Savin, debout au pied du bûcher, voulut
l'admonester. Mais Le Clerc l'interrompit :
« Eh ! beau père, vous
êtes de ces prédicateurs qui
séduisent le pauvre peuple.
Hélas ! des milliers sont perdus par
votre faute. » - « C'est toi
qui es le séducteur du peuple, »
lui cria le prêtre. -
« Cependant, » répliqua
Le Clerc, « lorsque nous étions au
Palais, j'ai disputé avec vous sur trois
articles et vous n'avez su que
répondre. » Invité par un
des seigneurs de la justice à demander
à chacun des assistants un Pater et
un Ave, il dit : « Messieurs,
je vous prie, au nom de Dieu, de dire pour moi un
Notre Père, mais quant à l'Ave
Maria, n'en faites rien. »
Le bourreau, après lui avoir
demandé pardon de sa mort, ce que Le Clerc
lui accorda en le baisant « tendrement
sur la bouche, » saisit sa
« triquenoise (ou tenaille)
ardente, » et lui arracha le nez en
expiation pour le nez de la Vierge qu'il avait
brisé. Le martyr se laissa faire, en
disant : « Seigneur, prends ceci de
moi en sacrifice. » L'exécuteur
lui traça ensuite, avec le fer rouge, deux
ou trois cercles autour de la tête pour
venger la couronne brisée de la Vierge.
Aucun gémissement ne sortit de ses
lèvres. Saisissant alors un couteau, le
bourreau en appuya le tranchant sur le poignet
droit de Le Clerc, posé sur un billot, et
l'abattit d'un coup de maillet. « Mon
Dieu, prends encore cela de moi en
sacrifice, » dit Le Clerc.
Le feu fut ensuite mis au bûcher. Les
flammes enveloppèrent le martyr, qui entonna
le psaume : « Béni soit le Dieu
d'Israël, » qu'il continua
jusqu'à ce que sa voix s'éteignit. On
le vit encore, levant les bras au ciel dans
l'attitude de la prière. « Et
ainsi fut-il, » disent les chroniques,
« le plus ferme et constant martyr que
jamais on vit. »
La psalmodie du martyre commença donc
sur le premier bûcher de la Réforme
française, quinze années avant que
fût publiée la première
édition du psautier de Marot. Elle se
continua pendant deux siècles et demi,
jusqu'au pied de la potence de François
Rochette, le dernier pasteur martyr
(2) Le
bûcher de l'artisan Jean Le Clerc ouvre
dignement le martyrologe français, et le cri
de sa mère : Vive Jésus et
ses enseignes ! est bien le mot d'ordre
qu'il convenait d'entendre au seuil d'une histoire,
où la fidélité au Christ a
inspiré tant d'actes de sacrifice et
d'héroïsme.
Les ouvriers de Meaux n'étaient pas les
seuls à se tourner vers les principes
évangéliques. Parmi les premiers
luthériens (ainsi appelait-on alors les
chrétiens réformés), il y eut
des prêtres et des moines. Plusieurs
payèrent de leur vie leur
fidélité à leurs convictions. De ce nombre
fut Jacques Pavanes, de Boulogne, disciple de Le
Fèvre, qu'il avait accompagné
à Meaux.
« C'était, » dit
Crespin, « un homme de
sincérité et
intégrité. » Accusé
d'avoir écrit des thèses
hérétiques sur le culte de la Vierge
et des saints, le purgatoire et l'eau
bénite, il fut vivement pressé de se
rétracter par quelques-uns de ceux qui
avaient paru d'abord favorables à une
réforme. L'un d'eux, Martial Mazurier, le
tentait à renier ses convictions
évangéliques, en lui disant :
« Vous errez, Jacobé ; vous
n'avez pas vu au fond de la mer, mais seulement
au-dessus des ondes et des vagues. »
Il céda aux instances de ces amis
prudents qui estimaient qu'on peut sacrifier ses
convictions pour sauver sa vie, et il fit amende
honorable le lendemain de Noël 1524. Mais cet
acte, qui lui rendait la sécurité
matérielle, lui ôtait la paix de
l'âme, et dès ce moment il fut en
proie aux plus amers regrets, jusqu'au moment
où, revenant sur sa rétractation, il
déclara hautement sa foi
évangélique. Emprisonné de
nouveau, il fut condamné, comme
hérétique, à être
brûlé vif à Paris sur la place
de Grève. Il mourut en confessant sa foi,
« au grand honneur de la doctrine de
l'Évangile et à l'édification
de plusieurs fidèles. » Un docteur
disait, après l'avoir entendu :
« Je voudrais que Jacques Pavanes
n'eût pas parlé au peuple, quand
même il en eût coûté
à l'Eglise un million d'or. »
D'autres prêtres convertis suivirent
Pavanes à la mort. On cite
un ermite de la forêt de Livry dont le nom, Jean Guyberl, a
été seulement
découvert de nos jours. Il subit le supplice
du feu au parvis Notre-Dame, et ce jour-là
le gros bourdon de la cathédrale de Paris
sonna à pleine volée
(4) Un
cordelier
resté anonyme, fut brûlé
à Grenoble
(5).
En 1526, un
prêtre, Nicolas du Mangin,
était condamné à mort par le
Parlement de Paris comme « dûment
atteint des hérésies de Luther qui
pullulent en ce royaume
(6). »
Un moine, Étienne Renier, qui avait
prêché la Réforme à
Annonay, en Vivarais, fut brûlé vif
à Vienne, en Dauphiné
(7)
Mais il fallait au clergé et à la
Sorbonne des victimes encore plus en vue, et dont
la mort démontrât à tous que
nulle situation sociale, si élevée
fût-elle, ne pouvait soustraire les suspects
au bras prêt à les frapper. Louis
de Berquin fut la victime
désignée. C'était un jeune
gentilhomme, un conseiller du roi, qui, aux dons de
la naissance et de la fortune, avait ajouté
une haute culture littéraire. Ami
d'Érasme, dont il traduisit les oeuvres en
français, il était l'un de ces humanistes qui, au
seizième siècle
réveillèrent les études
classiques et donnèrent à l'esprit
humain un si puissant élan. Mais la lecture
des livres de Luther et de la Bible fit de ce
lettré un protestant et un chrétien.
La Sorbonne eut donc contre lui deux motifs de
haine : sa science indépendante et son
luthéranisme. Dès 1523, Berquin est
arrêté et ses livres sont
confisqués. L'intervention du roi et de sa
soeur, Marguerite d'Angoulême, le sauve une
première fois du bûcher. Mais,
après le désastre de Pavie,
François 1er étant détenu
prisonnier hors du royaume, les ennemis de Berquin
et de l'Évangile jugèrent le moment
propice pour ressaisir leur proie. Ils obtinrent de
la régente Louise de Savoie qu'elle
sollicitât du pape Clément VII la
création d'un tribunal extraordinaire,
composé de quatre prêtres,
chargés de juger sans appel les suspects
d'hérésie. C'était un essai
d'établissement de l'inquisition en France.
Berquin fut livré à ce tribunal mais
une fois encore il fut sauvé par
François 1er et par l'intercession de la
soeur du roi.
Malheureusement le roi était
changeant, et les ennemis de la Réforme
réussirent à lui persuader que les
progrès du protestantisme en France auraient
pour résultat, d'affaiblir son
autorité. Fort tiède en
matière religieuse, il était jaloux
de son pouvoir, et il devint persécuteur,
non par fanatisme, mais par politique. Berquin fut
de nouveau saisi, et cette fois la sentence de mort
eut son exécution. Il eut pu échapper au bûcher
en se rétractant, mais il ne craignait pas
la mort.
Le 17 avril 1529, il fut conduit dans un
tombereau sur la place de Grève, où
le bûcher était préparé.
« Aucun signe de trouble, »
raconte Érasme, « ne parut ni sur
son visage ni dans l'attitude de son corps. Il
avait le maintien d'un homme qui médite dans
son cabinet sur l'objet de ses études ou
dans un temple sur les choses célestes...
Avant de mourir, il fit un discours au peuple, mais
personne n'en put rien entendre, si grand
était le bruit que faisaient les soldats,
suivant les ordres qu'ils avaient reçus
(9). »
Le grand pénitencier de Paris, Merlin, avoua
qu'il avait jamais vu personne mourir plus
chrétiennement. Et Théodore de
Bèze a dit de lui : « La
France eût pu recouvrer un second Luther en
Louis de Berquin, s'il eût trouvé
cette faveur auprès du roi François
1er que trouva Luther auprès du duc de Saxe
(10). »
Le fanatisme du Midi rivalisait avec celui du
Nord. Jean de Caturce était professeur de
droit à l'Université de Toulouse.
Gagné à la cause de
l'Évangile, il chercha à la propager.
On l'accusa d'avoir tenu une assemblée
religieuse à Limoux et d'avoir
proposé, la veille de la
fête des Rois, d'y lire l'Écriture
sainte et de remplacer le cri
consacré : Le roi boit ! par cette parole :
« Christ
règne en nos coeurs ! »
Condamné à périr par le
feu, il fut dégradé de sa tonsure,
puis de son titre de licencié. Pendant cette
cérémonie, qui dura trois heures, il
expliquait la Bible aux assistants. Un dominicain,
chargé, selon les usages de l'Inquisition
fort respectés à Toulouse, de
prononcer ce qu'on appelait le sermon de la foi
catholique, prit pour texte ces paroles de
saint Paul « L'Esprit dit
expressément qu'aux derniers temps
quelques-uns se révolteront de la foi,
s'adonnant aux esprits séducteurs et aux
démons... » et il s'arrêta
là. - « Suivez, suivez au
texte, » lui cria Caturce. Mais le moine
restant court, le martyr lui dit :
« Si vous ne voulez pas achever, je le
ferai, » et il reprit Enseignant des
mensonges par hypocrisie, ayant la conscience
cautérisée, défendant de se
marier, ordonnant de s'abstenir des viandes que
Dieu a créées pour les
fidèles. » Et prenant ces paroles
pour texte, Caturce fit un sermon de la foi
évangélique à la place du
sermon de la foi catholique que le moine, muet de
confusion, n'osait pas faire. Il mourut en louant
Dieu et en exhortant le peuple, et sa mort fit
encore plus de bien que sa vie. Son exemple
affermit dans la foi trente-deux luthériens
que l'on avait extraits des prisons pour le voir
mourir (12)
« On ne saurait
exprimer, » dit Crespin, « le
grand fruit que fit sa mort, spécialement
vers les écoliers, qui lors étaient
dans cette Université de Toulouse
(13). »
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