(1). Un jacobin,
devenu prédicateur de l'Évangile, Alexandre Canus, donna le
même spectacle à Paris que Caturce à Toulouse. Il s'était retiré à
Genève et dans le comté de Neuchâtel, où il servit la cause de la
Réformation, « étant mû d'un grand zèle, » au dire de
Froment (2). Mais il dut fuir
Genève, pour avoir réfuté un sermon du dominicain Furbity (juillet
1533). Revenu en France, il évangélisa le Mâconnais et Lyon, où il fut
arrêté et condamné à mort, Il en appela à la Cour du Parlement de
Paris. Mettant à profit toutes les occasions de rendre témoignage de
sa foi, il convertit à l'Évangile le capitaine qui l'escorta de Lyon à
Paris.
On le soumit à la torture avec une telle cruauté, que l'une de
ses jambes fut rompue. Au milieu de ses souffrances, il priait
ainsi : « Mon Dieu, puisque je n'ai nulle
pitié à attendre de ces hommes, fais que je la trouve auprès de
toi. » Il dit encore - « N'y a-t-il pas ici quelque
Gamaliel, qui trouve moyen d'adoucir cette cruauté ? » Quand
ses juges virent qu'ils n'obtenaient pas de lui les dénonciations
qu'ils espéraient, ils le renvoyèrent en prison. Il ne tarda pas à en
sortir pour être conduit au supplice, après avoir été dégradé de
l'ordre de prêtrise, et revêtu d'une robe de bouffon, selon
l'usage : « O Dieu, » s'écria-t-il, « y a-t-il
grâce et honneur plus grands que de m'avoir aujourd'hui donné la même
livrée que ton Fils unique reçut en la maison d'Hérode ! »
Du haut du tombereau qui le conduisit à la place Maubert, et
sur l'échafaud, il prêcha au peuple avec une puissance extraordinaire
(3) Comme la flamme commençait à
l'envelopper, il dit : « Prions Jésus-Christ qu'il ait pitié
de nous, et qu'il reçoive mon esprit. » Les dernières paroles que
l'on entendit de lui furent : « Mon Rédempteur, aie pitié de
moi (4). » Ces paroles pieuses
et ces exhortations émouvaient le peuple et en convertirent plus d'un
aux doctrines qui donnaient une telle sérénité à ces hommes en
présence de la plus horrible des morts. C'était aller contre le but
que l'on poursuivait, et l'on décida que désormais on couperait la
langue aux condamnés avant de les conduire au supplice.
Avant 1534, les exécutions pour crime d'hérésie restèrent toutefois
assez clairsemées, et François 1er paraît alors un persécuteur presque
bénin, et qui le serait davantage encore s'il n'avait la main forcée
par les remontrances continuelles et parfois menaçantes des prêtres.
Mais, à partir de cette année-là, ses hésitations cessent, et avec
elles ses velléités réformatrices, et il s'emploie, pendant les quinze
dernières années de son règne, à l'extirpation de l'hérésie. La cause,
ou plutôt l'occasion, de cette recrudescence de la persécution, ce fut
l'affaire des Placards. Des affiches, où la messe était
dénoncée comme une idolâtrie, furent apposées, pendant la nuit du 17
au 18 octobre 1534, sur les portes des églises de Paris et dans tous
les carrefours (5). Cet acte, assurément imprudent,
exaspéra le roi, et comme les intérêts de sa politique ne le
rapprochaient plus des princes protestants, il jura d'en finir avec
ceux qu'on lui représentait comme des factieux. Les prisons se
remplirent, et les exécutions commencèrent.
Dans les six mois qui suivirent cette malheureuse affaire,
voici quel fut le bilan de la persécution pour Paris seulement. Tandis
que Crespin ne nous parle que de six luthériens
brûlés, le Journal d'un bourgeois (très catholique) de Paris,
écrit au jour le jour, enregistre : 27 condamnations par le feu,
suivies d'exécution ; 2 condamnations à la même peine, non
exécutées, à cause de la rétractation de ceux qui devaient la
subir ; 73 condamnations également au feu contre des luthériens
qui avaient réussi à s'enfuir (6) ; soit,
en tout, à Paris seulement, et en moins de six mois, 102 condamnations
à mort, dont 27 exécutées. À quel chiffre n'arriverions-nous pas si
nous avions des détails aussi précis pour le reste de la France !
« On ne voyait dans Paris, » dit un auteur du temps,
« que potences dressées en divers lieux, ce qui épouvantait fort
le peuple (7). »
Pour inaugurer l'ère nouvelle de répression à outrance qui s'ouvrait,
on organisa, le 29 janvier 1535, une procession solennelle en
expiation de l'outrage fait au Saint-Sacrement par les placards contre
la messe. Tout le clergé de la capitale y figurait, vêtu de
ses plus riches vêtements et portant en grande pompe les reliques des
saints et le Saint-Sacrement. François 1er suivait, tête nue, une
torche de cire à la main. Après le roi venaient les princes, les
princesses, les grands du royaume. Tout le peuple était dans les rues
pour voir un spectacle dont nul n'avait vu le pareil. Le cortège
parcourut les principaux quartiers de la ville et fit une halte dans
ses six principales places. Là le clergé, cet incomparable metteur en
scène, avait organisé un spectacle tout à fait émouvant. À côté d'un
magnifique reposoir pour le Saint-Sacrement, se dressait un bûcher, et
pour chacun de ces bûchers, le lieutenant criminel Morin avait livré
un luthérien. Le malheureux condamné était lié à une solive qui
s'abaissait pour le plonger dans les flammes du bûcher et qui se
relevait aussitôt pour prolonger son supplice, jusqu'à ce qu'enfin, la
flamme consumant les cordes qui le garrottaient, il tombât au milieu
du feu. C'était le supplice de l'estrapade. Dès que le roi arrivait à
l'une des stations, on faisait fonctionner l'horrible machine, et
François 1er joignait les mains et, humblement prosterné, demeurait en
prières jusqu'à ce que la flamme eût achevé son oeuvre.
Aucun de ces confesseurs de la vérité ne faiblit, et
François 1er aurait appris ce jour-là à estimer ces hommes au coeur de
lion, si son âme frivole eût été capable d'apprécier la vraie grandeur
morale.
L'un d'eux, Barthélemy Milon, avait eu une adolescence fort
dissipée. Mais Dieu, qui voulait l'amener à la foi, permit qu'en se
livrant à quelque folie de jeunesse, il fit une chute qui, non
seulement lui dévia la taille, mais amena une paralysie complète des
membres inférieurs. Jusqu'alors, Berthelot, comme on l'appelait, se
moquait de la religion et surtout de celle de ces novateurs, dont on
parlait tant autour de lui, qui se distinguaient par l'austérité de
leurs principes et par la pureté de leurs moeurs. Même après son
accident, alors qu'il était condamné à passer ses jours près de la
fenêtre de la boutique de son père, il se divertissait en lançant des
brocards aux passants qu'il savait favorables aux nouvelles doctrines.
Un de ceux-ci, interpellé par le jeune moqueur, entra et lui dit d'une
voix pleine d'affection - « Pauvre jeune homme, pourquoi te
moques-tu des passants ? Ne vois-tu pas que Dieu a, de cette
façon, courbé ton corps pour redresser ton âme ? » Milon fut
ému par ces paroles, et il écouta volontiers le visiteur qui le
reprenait avec tant d'amour. Celui-ci, en le quittant, lui laissa un
Nouveau Testament, en lui disant : « Prends ce livre, et
dans quelques jours tu me diras ce que tu en penses. »
Il prit si bien goût à la lecture du saint livre qu'il
« ne cessa, nuit et jour, » dit Crespin, « de continuer
en icelle et d'enseigner la famille de son père et ceux qui venaient
le voir. Le changement si grand et si subit de ce personnage donna
occasion à plusieurs de s'en émerveiller. Ceux qui avaient l'habitude
de le visiter pour entendre les chants de musique et les instruments
qu'il touchait avec une grâce singulière, étaient ravis en entendant
cet homme parler un tout autre langage qu'il n'avait fait auparavant.
Retenu dans son lit, il enseignait à la jeunesse l'art de l'écriture
où il n'avait pas son pareil. Fort habile aussi dans l'art de graver
sur métaux, il employait ses profits à secourir ses frères chrétiens
nécessiteux. Il ne se lassait d'instruire et d'admonester ceux qui le
venaient voir, à raison des choses exquises et rares qu'il faisait.
Bref, sa chambre était une vraie école de piété, en laquelle la gloire
de Dieu retentissait soir et matin. »
Dénoncé au lieutenant criminel Morin comme un propagateur
d'hérésie, Barthélemy Milon fut arrêté. Quand le lieutenant criminel
fit irruption dans la chambre du jeune paralytique et lui ordonna de
le suivre, celui-ci lui répondit avec calme : « Hélas !
Monsieur, il faudrait un maître plus grand que vous pour me faire
lever. » Enlevé par les sergents, il fut jeté en prison, où il
endura toutes sortes de mauvais traitements avec une patience
admirable. Condamné à être brûlé à petit feu en la place de Grève, il
étonna ses juges et ses bourreaux par la sérénité et
la constance de sa foi, au milieu du plus affreux supplice.
Étienne de la Forge était un riche marchand, natif de Tournay en
Flandre, mais établi à Paris, en la rue Saint-Martin, « bien fort
riche homme et non moins charitable, » dit Th. de Bèze (10),
« en grande affluence de biens, » dit Crespin, « et
bénédiction de Dieu, de laquelle il n'était méconnaissant ni
ingrat ; car, outre que son bien ne fût jamais épargné aux
pauvres, il avait en singulière recommandation l'avancement de
l'Évangile, jusqu'à faire imprimer à ses dépens livres de la sainte
Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes
qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants. » Sa maison
parait avoir été le premier lieu de rassemblement des chrétiens
réformés de Paris, et ce fut là sans doute que, dès 1523, Farel groupa
quelques disciples. Calvin y séjourna probablement aussi, dans le
court séjour qu'il fit à Paris en 1534 (11). Le
réformateur parle de lui avec une admiration dans laquelle il y avait
de la reconnaissance : « Sa mémoire doit être bénie entre
les fidèles comme d'un vrai martyr de la doctrine
de Jésus-Christ (12). »
« Quand Calvin parlait de ce personnage-là, » dit Th. de
Bèze, « c'était toujours en lui rendant témoignage de grande
piété, de bonne simplicité et sans feintise ; que c'était un
marchand bien prudent et diligent, mais néanmoins de fort bonne
conscience et vrai chrétien (13). »
Étienne de la Forge avait-il pris part à la manifestation
des Placards ? Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il fut
l'une des victimes de la persécution qui suivit cette affaire, en
1534. Il subit le martyre le 13 novembre ; « il fut pendu,
étranglé et puis brûlé en une poterne, au cimetière Saint-Jean (14). »
Parmi les nombreux martyrs évangéliques de cette seconde période du
règne de François 1er, il y eut plusieurs ministres de l'Évangile. Ces
premiers missionnaires de la Réforme, qui s'en allaient, à travers
mille périls, porter la parole de vie aux groupes de chrétiens qui se
formaient sur divers points de la France, leur donnaient l'exemple de
l'héroïsme en face de la mort aussi bien que de la sainteté de la vie.
Le premier pasteur exécuté en France appartenait aux
Églises vaudoises, qui venaient de se rallier à la Réforme. Il se
nommait Martin Gonin. Il avait été l'un des ministres vaudois
envoyés par leurs compatriotes, vers les Églises réformées,
« pour reconnaître cette oeuvre de Dieu, » comme s'exprime
l'historien Gilles (16). Il était
revenu aux Vallées en 1526, apportant avec lui une quantité de livres
de piété. En 1532, il alla en Suisse, inviter Farel au synode
d'Angrogne, qui eut lieu le 12 septembre. Arrêté dans les montagnes du
Haut-Dauphiné, comme il se rendait de Genève en Piémont, il fut jeté
dans un cachot à Grenoble, et interrogé. Les lettres de Farel et
d'autres ministres de Genève que l'on trouva sur lui le dénoncèrent.
« Ces lettres montrent que tu es luthérien, » lui dit un
juge. - « Je ne suis nullement luthérien, » répondit-il,
« ni ne voudrais l'être, attendu que Luther n'est point mort pour
moi, mais Jésus-Christ, duquel je porte le nom, et pour lequel je veux
vivre et mourir. »
Le lendemain, on lui envoya des docteurs pour disputer
contre lui, mais il leur résista en leur opposant les déclarations de
la Bible. Comme il était étranger, on se dispensa avec lui des formes
ordinaires de la justice et on décida de le faire mourir par l'eau.
« Puisqu'il n'est pas de France, » dit l'inquisiteur,
« il serait bon de le jeter de nuit dans la
rivière, de peur que le monde ne l'entende parler car il parle bien,
et il y aurait danger que ceux qui l'entendraient ne devinssent pires
que lui. »
Deux jours après, le 26 avril 1536, à neuf heures du
soir, un officier de justice et quelques soldats, accompagnés du
bourreau, vinrent le prendre dans sa prison. « Je vois bien ce
que vous voulez, » leur dit-il ; « vous voulez me jeter
dans la rivière, afin que personne ne me voie ; mais Dieu qui
voit tout vous verra bien. Quant à moi, je m'en vais vivre avec lui,
et je le prie qu'il vous donne à connaître ce que vous faites, et
l'injure que vous faites à Dieu et à moi. Allons au nom de Dieu,
puisqu'il lui plaît ainsi. »
Quelques personnes ayant été prévenues de l'heure de
l'exécution, accoururent au bord de l'Isère, et Gonin profita de
l'occasion pour leur prêcher l'Évangile. Puis au milieu de ses
auditeurs en larmes, il se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, et
se remit entre les mains du bourreau. « Doux Jésus, je te
recommande mon âme, » disait-il, tandis que l'exécuteur, lui
ayant passé une petite corde autour du cou, « la tournait avec un
bâton, jusqu'à ce qu'il tomba à terre. » Alors il poussa du pied
le corps dans la rivière, et le courant l'emporta.
Quelle scène, que cette exécution de nuit ! Quelques
personnes rassemblées auprès d'une rivière au cours, rapide et
profond, quelques spectateurs, un vaillant ministre de Jésus-Christ et
un bourreau ! Le ministre de Jésus-Christ fait son devoir :
il parle à ces âmes de leur salut et il parle à
Dieu de ces âmes et lui recommande la sienne. Et puis, le bourreau
intervient, et bientôt le bruit d'un corps qui tombe à l'eau et le
clapotement sinistre de l'Isère annoncent que tout est fini et qu'un
nouveau martyr s'en est allé recevoir de Dieu la couronne promise aux
confesseurs fidèles du nom de Jésus.
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