Il était urgent de rétablir
l'accord ; il y allait de l'autorité
même et du bon renom du premier corps de
l'État. Le Parlement se réunissait en
assemblée plénière le
mercredi, d'où vint à ces
réunions le nom de mercuriales. Elles
étaient plus ou moins fréquentes,
suivant le nombre des questions
d'intérêt général et
d'importance majeure qui devaient y être
traitées, Le désaccord qui
s'était produit entre les deux Chambres
chargées de juger les procès en
matière d'hérésie fit l'objet
de solennelles délibérations qui, commencées le 27
avril
1559, se continuèrent, de mercredi en
mercredi, pendant six semaines. Les partisans de la
rigueur et ceux de la clémence s'y
entrechoquèrent. Parmi ces derniers, les uns
demandaient que la peine des
hérétiques fut réduite au
bannissement ; quelques-uns osèrent
même réclamer l'acquittement des
accusés ; d'autres opinaient pour la
convocation d'un concile. À mesure que la
mercuriale se prolongeait, les idées de
modération gagnaient du terrain, et la
majorité semblait devoir se prononcer dans
ce sens.
Le danger grandissait pour les partisans de
l'absolutisme religieux, et ils
décidèrent de recourir aux grands
remèdes. Le cardinal de Lorraine se rendit
à l'une des séances et, après
avoir comblé d'éloges le Parlement,
il critiqua l'arrêt qui avait arraché
à la mort « quatre
sacramentaires » et déclara que le
roi en était offensé et attendait une
réparation. Séguier ayant
protesté contre l'appellation de
« sacramentaires »
donnée aux accusés qu'il avait eu
à juger : « Quoi
donc ! » s'écria le cardinal,
« ne sont-ils pas sacramentaires, ceux
qui répudient la messe ! » -
« C'est une question ! »
répondit hardiment Séguier. Le
cardinal, interdit d'abord, reprit avec
colère : « C'est une question
qui n'en est pas une pour les hommes savants et
pieux depuis treize cents ans
(1) ! »
Les colères du cardinal paraissant
aussi inefficaces que ses flatteries pour ramener
le Parlement dans les voies de la rigueur, il se
décida, d'accord avec le premier
président Gilles Le Maistre, à faire
intervenir le roi en personne. Il ne s'agissait pas
de provoquer un de ces lits de justice, dont
le cérémonial était
réglé d'avance, et que Henri
lui-même avait tenu, dix-huit mois
auparavant, pour obtenir l'enregistrement d'un
édit. Il s'agissait de
« terroriser » les conseillers
timides, selon l'expression d'un contemporain
(2), et
d'amener
les courageux à se dénoncer
eux-mêmes, pour les faire enlever ensuite de
leurs sièges manu militari.
Comme tous les coups d'État, celui-ci
fut comploté dans l'ombre entre quelques
complices, qui furent : le premier
président Le Maistre, le président
Minard, le cardinal de Lorraine et la vieille
favorite du roi, Diane de Poitiers. Henri Il fut
leur instrument.
Le Maistre apporta au roi un mémoire
où, d'après l'historien de Thou, il
dénonçait nominativement ses
collègues suspects de luthéranisme ou
d'indulgence, et il ne manquait pas de donner des
détails sur leur fortune, qui, en cas de
condamnation, serait confisquée au profit
des « sangsues de la cour
(3). »
Le cardinal de Lorraine pressa le roi d'accomplir
un acte de vigueur qui lui ferait le plus grand
honneur auprès de Philippe Il d'Espagne, qui
allait devenir son
gendre
quelques jours plus tard.
« Quand cela ne servirait, » lui dit-il « qu'à faire paraître au roi d'Espagne que vous êtes ferme en la foi et que ne voulez tolérer en votre royaume chose quelconque qui puisse apporter aucune tache à votre très excellent titre de roi très chrétien, encore y devez-vous aller franchement et de grand courage, afin aussi de donner curée à tous ces princes et seigneurs d'Espagne qui ont accompagné le duc d'Alve, pour solenniser et honorer le mariage de leur roi avec Madame votre fille, de la mort d'une demi-douzaine de conseillers pour le moins, qu'il faut brûler en place publique comme hérétiques luthériens qu'ils sont et qui gâtent ce très sacré corps de Parlement. Que si vous n'y pourvoyez par ce moyen, et bientôt, toute la cour en général en sera infectée et contaminée, jusqu'aux huissiers, procureurs et clercs du palais (4). »
Le maréchal de Vieilleville, qui entendit
ces conseils peu évangéliques qu'un
prince de l'Eglise donnait au roi de France, et qui
nous les a conservés dans ses
Mémoires, s'efforça de dissuader
Henri Il d'aller au parlement « faire
l'office d'un théologien ou d'un inquisiteur
de la foi. » Mais, dès le
lendemain, le cardinal revint à la charge,
escorté de prélats et de docteurs, et
« ils tinrent au roi tant de langages
comminatoires de l'ire de Dieu, qu'il pensait
déjà être damné, s'il
n'allait au parlement
(5). »
Il y arriva en effet le 10 Juin, et alors se
passa cette scène, si souvent
racontée, et qui est comme un avant-goût d'autres
violations de parlements réservées
à notre siècle. « Alors
s'accomplit, » dit un éminent
magistrat de nos jours, le comte Jules Delaborde,
« le scandale d'une violence
jusque-là sans exemple dans les annales des
cours de justice. Brutale atteinte au secret et
à la liberté des
délibérations, outrages subis par des
magistrats arrachés de leurs sièges
et arbitrairement arrêtés, mutilation
d'un grand corps judiciaire : tel fut le
résultat des excitations perverses
auxquelles Henri Il obéissait, et des haines
dont il était devenu l'instrument
(6). »
Lorsque le roi fut entré dans la
salle du couvent des Augustins, où
siégeait provisoirement le Parlement, et
quand il se fut assis, entouré de sa suite,
le garde des sceaux Bertrandi demanda au Parlement,
de la part du roi, de continuer, en toute
liberté, la discussion commencée sur
les affaires religieuses. Plusieurs conseillers,
prenant au sérieux ces paroles qui
semblaient garantir la liberté de leurs
délibérations, parlèrent dans
un sens favorable à la liberté de
conscience. Claude Viole, « homme de
grandes lettres, de bonne vie et conversation
(7), » parla au nom de ceux
qui
pensaient
que la réunion d'un concile était le
seul moyen de rendre la paix à l'Eglise.
Louis du Faur, « homme jeune, mais de bon
entendement et bien éloquent
(8), »
signala les abus qui régnaient dans
l'Église, et osa appliquer à d'autres
qu'aux luthériens la parole d'Elie à
Achab : « C'est toi qui troubles
Israël. »
Anne du Bourg prit ensuite la parole, et
« bien qu'il connût, »
dit Crespin, « quelle pouvait être
l'issue des pratiques et menées de ses
adversaires, si ne laissa-t-il de se
résoudre d'en dire franchement son avis, et
en saine conscience. Et ainsi remettant
l'événement en la main du Seigneur,
il parla au roi en telle humilité,
révérence et modestie qu'est tenu de
faire un bon conseiller craignant Dieu
(9). » Il commença, selon
l'usage,
par faire trois ou quatre grandes
révérences au roi, puis, levant les
yeux en haut, il rendit grâces à Dieu
pour le privilège qui lui était
accordé de prendre la parole
« devant un si grand roi, pour le
conseiller en une matière de telle
conséquence. » Il exprima le voeu
qu' « à l'exemple du bon roi
Josias, il donnât ordre à ce que le
pur et vrai service de Dieu fût
rétabli. » Puis il entra hardiment
au coeur du débat, en exposant quelle
était la règle de foi « de
ceux qu'on appelle Luthériens ou nouveaux
évangélistes, que l'on tenait en
France pour hérétiques, et auxquels
on courait sus par cruels tourments,
géhennes et feux, disant qu'ils croyaient purement
et simplement les
saintes Escritures canoniques du Vieil et du
Nouveau Testament, le symbole des Apôtres et
avaient la Parole de Dieu en telle recommandation,
que la mort leur était plus tolérable
que de souffrir qu'aucune chose y fût
ajoutée ou en fût
diminuée. » Si donc les
luthériens repoussaient
« certaines choses ordonnées par
les papes et les derniers conciles, » il
ne fallait pas s'en étonner, puisque ces
choses étaient contraires aux
Écritures.
On ne devait pas non plus être surpris
de l'insistance que mettaient « les
prisonniers accusés
d'hérésie » à tout
ramener « à la règle de la
Parole de Dieu, » puisque
« Dieu a donné à son
Église les saintes Écritures pour
forme de doctrine, à laquelle toutes les
autres doivent être
réglées. »
Comme du Bourg parlait à ce propos
des abus introduits par la papauté, le
premier président Le Maistre l'interrompit,
en lui disant que la Mercuriale n'avait pas
à s'occuper de tout cela. Mais le roi, qui
était résolu à l'entendre
jusqu'au bout, commanda avec impatience qu'on le
laissât achever. Du Bourg poursuivit donc
« avec grande assurance pendant plus
d'une heure et demie. » Il dit au roi
que, puisque ses édits les plus rigoureux,
pas plus que ceux de son père, n'avaient eu
raison des nouvelles doctrines, « il
était plus que raisonnable que l'on
avisât à d'autres moyens, et que l'on
se réglât à l'avenir par les
saintes Escritures pour juger de cette
cause. »
« Quant à lui, »
ajouta-t-il, « il avait vu diligemment les
livres et raisons
allégués de toutes parts et les avait
comparés aux Escritures, afin de pouvoir en
parler assurément. » Et le
résultat de ses recherches avait
été que les doctrines des
luthériens étaient conformés
aux Écritures, tandis que celles du pape
n'étaient « fondées que sur
des apparences humaines et éloignées
de la vraie règle des chrétiens, et
le plus souvent y répugnant ouvertement. Sur
quoi il exhorta le roi à se garder
d'être déçu et de faire
alliance avec l'Antéchrist décrit en
l'Apocalypse, lequel, aux derniers temps, devait
mettre des troubles en la terre, comme ceux que le
pape y a de toute mémoire engendrés,
nourris et entretenus, tant entre les rois et
princes que contre leurs sujets et peuples, pour le
fait de la religion. » N'était-il
pas à craindre que, si les rois continuaient
à envoyer au feu leurs sujets pour plaire au
pape, le sang innocent ne leur fût
redemandé ? Toutefois, ajoutait-il, il
est temps encore de changer de voie, et
« Jésus-Christ a les bras
étendus pour recevoir à merci ceux
qui l'ont offensé. »
Quant aux nouveaux édits de sang qui
avaient soulevé l'opposition du Parlement,
du Bourg en parla avec la plus mâle
franchise, et il déclara sans ambages que
ceux qui les avaient conçus avaient dû
s'enivrer d'abord du poison de celle que saint Jean
appelle « la grande
paillarde. »
« Sire, » s'écria-t-il avec véhémence, « ces édits font de vous à la fois l'accusateur, le dénonciateur, le juge et la partie ; et quant à votre cour de Parlement, on lui laisse le rôle de simple exécuteur. Car quand on fait le procès à un pauvre chrétien, on dit : « Entre le procureur général du roi, demandeur en crime d'hérésie, d'une part, et un tel prisonnier accusé, d'autre part, etc. » Sire, vous voilà partie ! Puis, vous nous mandez par vos édits : « Nous voulons qu'il meure de » telle mort. » Vous voilà donc aussi juge ! Il ne reste plus à votre Parlement que le rôle d'exécuteur, en envoyant l'accusé à la mort. »
Il ajouta que des édits relatifs à
la religion n'étaient légitimes,
à ses yeux, que s'ils étaient
« fondés sur la Parole de
Dieu, » et il montra combien les derniers
édits en étaient
éloignés.
Ces fortes paroles causèrent une vive
émotion dans l'assemblée.
« Le roi, » dit Crespin,
« fut autant ému que les autres
étonnés du courage et de la
dextérité de ce petit
homme. » Du Bourg, conclut en opinant
pour « un bon, saint et libre
concile, » et demanda qu'en attendant sa
convocation on suspendit les exécutions et
persécutions contre les fidèles,
parmi lesquels il déclara d'ailleurs ne pas
comprendre « les anabaptistes,
servetistes et autres
hérétiques. » Cette
réserve, que nous aimerions mieux ne pas
trouver sur les lèvres d'un homme qui allait
bientôt mourir comme hérétique,
prouve simplement que du Bourg était de son
temps et non du nôtre. Pas plus que Calvin,
son maître, et que les meilleurs esprits de
son siècle, il n'avait compris que la
liberté de l'erreur est la garantie de la
liberté de la vérité.
Henri II sut dominer la colère qui
grondait en lui, et demanda l'opinion des
présidents Séguier, de Thou et du
Harlay, soupçonnés de pactiser avec
l'hérésie. Ils émirent l'avis
« que la Cour avait toujours fait devoir
de bien juger, et mettrait peine d'y continuer, au
contentement de Dieu, du roi et de son
peuple. »
Le président Minard opina qu'il
fallait faire observer les édits. Enfin, le
premier président Le Maistre recommanda au
roi l'exemple de Philippe-Auguste faisant
brûler en un jour six cents Albigeois.
L'orage éclata enfin. Le roi,
après avoir pris l'avis de ses conseillers,
ordonna au connétable de Montmorency
d'arrêter sur l'heure Louis du Faur et Anne
du Bourg. Le connétable s'avança vers
les deux conseillers et leur dit :
« Suivez-moi, Messieurs. » Du
Bourg, avec une contenance assurée,
répondit :
« Si ferai-je,
Monsieur. » Et criant à Dieu, les
yeux au ciel, il dit tout haut ces mots Seigneur,
c'est ta querelle ; je te recommande et moi et
mon affaire (11). » Le
connétable livra les
deux conseillers au comte de Montgommery, capitaine
des gardes, qui les conduisit à la Bastille.
Trois autres les y rejoignirent dans la
journée. C'étaient Antoine
Fumée, Paul de Foix et Eustache de la Porte.
Trois autres, du Val, du Ferrier et Viole,
échappèrent à la prison par la
fuite. De tous ces hommes, un seul, Anne du Bourg,
devait payer de sa vie sa fidélité
inviolable à ses
convictions. Aussi bien était-ce lui dont la
courageuse harangue avait
déchaîné la colère du
roi, à qui il échappa de dire qu'il
le verrait brûler tout vif, de ses propres
yeux, avant six jours.
C'était là une coupable
jactance, qui ne tarda pas à être
châtiée. Quelques jours après,
Henri Il tombait dans un tournoi, frappé
mortellement par la lance de Montgommery, l'homme
qui, sur son ordre, avait arrêté du
Bourg. Les protestants virent une intervention de
la justice divine dans cette mort du roi
persécuteur, dont le dernier acte politique
avait été de violer le sanctuaire des
lois et de jeter en prison des magistrats
intègres, coupables d'avoir eu pitié
des persécutés.
Quant à du Bourg, en entrant dans sa
prison, il y fut accompagné de l'estime des
gens de bien de tous les partis et de l'admiration
de ses coreligionnaires. L'un des pasteurs de
Paris, François de Morel, écrivait
à Calvin, en lui racontant la visite du roi
au Parlement et l'attitude de du Bourg :
« Jamais le Parlement n'entendit un
langage plus magnifique, plus libre, plus
respectueux ni plus saint que celui-là
(11). »
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