Notre Père
Car c'est à toi qu'appartiennent,
dans tous les siècles, le règne, la
puissance et la gloire. Amen
LA doxologie qui termine le Notre
Père n'est sans doute pas de la bouche du
Seigneur. Elle est la profession de foi que
l'Eglise primitive a ajoutée à la
prière qui lui fut transmise. Elle est le
sceau de son adoration, elle marque son
intégration dans la prière. Elle dit
bien l'esprit dans lequel l'Eglise a recueilli un
tel enseignement et dans lequel nous avons tous en
tant qu'Eglise a le recevoir. Et il est bon
qu'après nous être
préoccupés de notre pain, de notre
pardon et de notre délivrance, avant de nous
retirer, nos visages une dernière fois se
tournent vers Celui que nous implorons, parce que
notre prière en elle-même, pas plus
que notre foi, n'a la moindre importance. Ce qui
importe, c'est Celui que nous prions, Celui
en qui nous croyons.
Ne vous attachez pas à votre
prière, ni à votre
foi, mais à Celui qui vous entend et qui
vous exauce. Laissez de côté
maintenant toute affirmation de ce que vous
êtes ou n'êtes pas, de ce que vous
demandez ou craignez, pour n'affirmer qu'une chose,
ce qu'il est lui, et Lui seul. Comment une
prière pourrait-elle se terminer sans cet
acte d'adoration, c'est-à-dire de
reconnaissance émerveillée de la
divinité de Dieu et du mystère de sa
souveraineté. Il y a certes un danger
grossier quand on prie, qui est de ne pas penser
à ce qu'on dit, et d'être un automate.
J'espère que vous avez tous la
volonté et les moyens de réagir avec
la dernière énergie contre la
distraction incurable et scandaleuse de notre
nature.
Mais, il y a un autre danger beaucoup moins
sensible et beaucoup plus général,
qui est de bien penser à ce qu'on dit, mais
pas du tout à Celui à qui on le dit,
et par conséquent de prononcer
consciencieusement un monologue, de parler pour
soi-même et d'appeler dans le vide. La
meilleure, la plus fervente prière peut
être une prière sans Dieu, où
l'homme s'épanche en
lui-même, s'apitoie sur lui-même et se
soulage en quelque sorte par sa prière. Il
faut veiller avec le plus grand soin à
n'être rien qu'un homme qui prie et en
aucune façon un Dieu qui écoute et
qui exauce sa propre prière. Il faut
à tout prix que nous soyons en face de Dieu
et non point en face de nous-même; que nous
poursuivions un dialogue et non pas que nous soyons
le païen qui prête à son idole sa
propre voix. Il ne faut pas nous retirer sans nous
être placés une dernière et
décisive fois devant Dieu. Il faut dire
vraiment : « C'est à
Toi ». Notre existence authentique, notre
personnalité véritable n'existe que
dans ce « Toi » que nous
prononçons. Car nous avons été
créés et nous avons été
sauvés pour cela seulement, pour servir
à Dieu de vis-à-vis, de face à
face et pour lui dire : « Toi, c'est
Toi, Tu es mon Dieu. » Nous avons
été créés et
sauvés pour reconnaître ainsi la
divinité de Dieu, pour la louer et pour
l'adorer, pour lui répondre et nous adresser
à elle. Nous ne sommes vivants,
nous ne sommes nous-mêmes
qu'en prononçant dans la foi ce
« Toi » qui constitue notre
présence devant Dieu.
Notre prière n'est qu'un soliloque de
fantôme si elle ne s'incarne pas tout
entière une dernière fois dans cette
reconnaissance et cette adoration : C'est
à toi qu'appartiennent... Il semble que
toutes nos demandes soient englouties dans cette
constatation. Si nous ne mentons pas, si nous ne
faisons pas d'inflation verbale en déclarant
que le règne, la puissance et la gloire sont
à Dieu, à Dieu dès maintenant,
à Dieu pour toujours, et non pas à
quelque chef que ce soit, et non pas à
quelque peuple que ce soit, mais à Dieu
seul, Père, Fils et Saint-Esprit, si nous le
reconnaissons vraiment, pouvons-nous ne pas
être aussitôt transportés dans
une paix qui surpasse toute intelligence et dans
une certitude indescriptible ?...
Ce n'est pas que notre vie en soit
changée. Nous ne sommes que des malheureux
sans pain, sans pardon, et sans liberté.
Mais tout est changé parce que Dieu est
là avec sa puissance et
sa gloire, qui peut ce qu'il veut, et quand il le
veut, qui, déjà, en secret, nous a
accordé tout ce que nous lui demandons, et
qui, au dernier jour, nous l'accordera ouvertement,
car « il peut faire, par la puissance qui
agit en nous, infiniment au delà de ce que
nous demandons et pensons. »
Il faut que notre prière commence,
finisse et se déroule dans cette certitude
prodigieuse, scandaleuse, dangereuse même, si
l'on y réfléchit, puisque nous
décernons à Dieu des attributs
auxquels prétendent
désespérément les puissances
de ce monde et vers lesquels chacun de nous tend
par toutes les fibres de sa nature. C'est parce que
nous ne pouvons nous empêcher de convoiter
cette force et cette gloire, c'est parce que toute
notre vie est dominée par cette convoitise
que nous sommes impuissants à
résister aux tyrans et aux usurpateurs.
C'est parce que nous sommes tous de petits tyrans
et de petits potentats que les grandes tyrannies et
les grandes puissances découvrent une
complicité universelle et
se déchaînent dans le monde. C'est
parce que la soif du pouvoir nous dévore
secrètement que nous sommes sans force
devant la brutalité et le cynisme d'un bon
nombre d'hommes qui paraissent tenir les
rênes de l'histoire.
L'anarchie foncière de notre
époque, c'est-à-dire le fait que des
hommes, par millions, sont prêts à
suivre n'importe qui, pour faire n'importe quoi,
qu'ils poussent même l'audace jusqu'à
baptiser discipline, ordre et obéissance
cette abdication démoniaque de leur vocation
d'hommes et de leur responsabilité, et
trouvent moyen d'ériger en vertu cet
aveuglement volontaire, - n'est-il pas des gens
pour vous demander de marcher en fermant les yeux
comme des automates ou des crétins, comme si
le devoir élémentaire de la foi
n'était pas de confronter tout ordre humain
avec l'ordre de Dieu et pour cela d'ouvrir des yeux
attentifs et de demander le discernement
nécessaire - oui, cet état d'anarchie
et de décomposition politique, sociale et
morale dans lequel nous vivons, tout cela n'est
rien d'autre que le fruit direct
et fatal de notre usurpation secrète de la
puissance et de la gloire de Dieu. Il est
impossible qu'un monde d'usurpateurs, un monde
composé d'hommes qui s'attribuent le
règne et la place du Créateur, qui
convoitent sa puissance, puisse finir autrement que
dans cette anarchie, dans cet aveuglement et dans
cette turpitude.
C'est pourquoi le salut accompli en
Jésus-Christ s'élabore dans notre
prière. Tout, absolument tout dans le monde
d'aujourd'hui et de demain et
d'après-demain, dépend de la
manière vraie ou fausse dont nous
reconnaîtrons que le règne et la
gloire sont à Dieu, et où nous
subordonnerons tout à cette connaissance. Ce
qui revient à dire que tout dépend de
la manière dont nous prierons et dont notre
prière témoignera d'une authentique
adoration et d'une repentance de tout notre
être.
C'est là le dernier mot : que
Dieu soit reconnu pour ce qu'il est. Nous sommes
sauvés, nous avons la vie éternelle,
nous avons tout ce que nous demandons et bien
au delà, dans la mesure
où Dieu possède en
vérité pour nous la force et la
gloire, dans la mesure où il règne et
où nous cessons de revendiquer quoi que ce
soit de cette gloire.
Maintenant donc, notre joie, notre paix, le
sens de notre destinée sont contenus dans ce
fait que Dieu règne et que nous existons
uniquement pour célébrer sa gloire,
c'est-à-dire la perfection infinie de tout
ce qu'il fait et de tout ce qu'il est, de son
amour, de sa justice et de sa puissance. Il n'est
pas d'autre but à quoi que ce soit, que
celui-ci : glorifier Dieu. Si nous dormons et
si nous travaillons, si nous
réfléchissons et si nous parlons, si
nous mangeons et si nous jouons, c'est pour la
gloire de Dieu. Si nous prions et si nous
l'écoutons en ce moment c'est pour sa
gloire, pour être un écho, pour
être un reflet de sa gloire. Nous ne
manquerons de rien si nous savons cela. Tout ce qui
nous manque n'est jamais qu'une
méconnaissance de sa gloire. Il suffirait
donc en ce moment à n'importe qui de tourner
la tête et d'ouvrir les
yeux pour connaître le
sens de sa vie et pour entrer dans la
plénitude.
La béatitude éternelle est
à la distance de nos paupières qui se
lèvent sur la gloire du Seigneur et des
paroles que nous prononçons à la fin
de notre prière. Il suffit que nous soyons
présents dans ces paroles, il suffit que
notre coeur suive nos lèvres, et que notre
vie ne s'écoule pas plus longtemps sous la
menace du prophète : « Ce
peuple m'honore des lèvres, mais son coeur
est éloigné de moi. Son coeur n'est
pas dans ce qu'il dit. » Il faut
seulement que nous ne restions pas à
côté de notre prière, retenus
en dehors d'elle par la renommée des autres
dieux. Si nous prions en vérité, nous
n'avons alors qu'un seul souci : celui de la
renommée de Dieu, celui du retentissement
que doit avoir sur toute la terre le miracle de son
amour et de notre salut. Car, dit saint Paul,
« nous avons été rendus
participants de l'héritage, afin que nous
servions à célébrer sa
gloire ». Aussi la prière des
héritiers du Royaume finit-elle dans cette
célébration qui est le but de tout ce
que Dieu a accompli pour eux,
qui est la raison d'être de leur vie dans
l'Eglise.
Nous avons terminé cette étude
de la prière du Seigneur. Peut-être
resterait-il quelques conseils pratiques à
recevoir sur l'utilisation de cette prière.
Sans doute, il serait bon que chaque jour nous
trouvions le moyen de l'adresser à Dieu du
fond de notre coeur ; toutefois, mieux vaut
l'oublier quelques jours que de risquer qu'elle
devienne une récitation vidée de son
contenu. Mieux vaut taire le nom de Dieu que de le
prendre en vain. Nous nous sommes
arrêté longuement sur ce texte pour
qu'il ne demeure pas un lieu commun de la
piété chrétienne, mais qu'il
reste au contraire, pour nous tous et pour chaque
jour de notre vie, dans la servitude et la
liberté, dans le bonheur et dans
l'épreuve, l'expression véritable de
notre coeur d'enfant de Dieu.
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