Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE XI.
Ambroise veut sortir
du royaume.
Dans les âmes vives et
ardentes la douleur s'exhale en mouvements violents
et impétueux, et cette violence même
l'évapore et la soulage. Il n'en est pas de
même dans les âmes fortes mais
sensibles: l'objet de leur peine est toujours
présent à leur esprit, et ne parlant
qu'à elles-mêmes de leur douleur,
elles en rendent le sentiment plus profond et plus
durable. Tel était le caractère que
la nature avait donné
à Ambroise; les longues peines l'avaient
encore fortifié, en fournissant toujours
à son esprit de nouveaux sujets de
réflexion.
Il se rappelait
continuellement toutes les aventures de sa vie,
depuis la mort de son père jusqu'à
celle de sa mère; toutes ces
déclarations du roi, qui avaient
été pour lui des sujets de peine, et
qui probablement le seraient encore pendant tout le
reste de ses jours. Il voyait la haine que ces
punitions continuelles excitaient contre ceux de sa
religion, et gémissait profondément.
Il n'avait point oublié l'exhortation que sa
mère lui avait faite, de tâcher de
délivrer ses frères et ses soeurs
pour les faire passer dans un pays de
liberté; et il résolut de ne rien
négliger pour cela. Il se transportait sans
cesse, par la pensée, dans ces heureuses
contrées, où il trouverait enfin la
liberté de conscience et le repos. Cent
lettres qu'il avait lues, de divers
réfugiés, lui avaient dépeint
le plaisir qu'ils avaient éprouvé
lorsqu'ils s'étaient vus hors de la France:
la joie de ces malheureux expatriés
était si vive, qu'aussitôt qu'ils
étaient sortis des frontières, ils
baisaient avec transport cette terre nouvelle qui
leur donnait l'hospitalité; et, se tournant
vers leur patrie, ils versaient des larmes sur ceux
qui y étaient encore
renfermés.
Tous ces
récits échauffaient tellement
l'imagination des protestants français,
qu'ils sortaient par centaines et par milliers: on
voyait des charrues abandonnées au milieu
des campagnes, les bestiaux délaissés
dans les étables, les manufactures
renversées(1)et les fugitifs
s'évader enfin par troupes si
considérables, que ni les corps-de-garde, ni
les archers, m les paysans armés n'osaient
les arrêter. Ambroise chercha donc à
engager ses frères et ses soeurs à
fuir de leurs couvents pour le
suivre.
II eut beaucoup de
peine à avoir de leurs nouvelles, et il
serait trop long de raconter comment il y parvint,
et tout ce qu'il apprit de la manière dont
ils étaient traités (2) . Il attendit
plusieurs mois, afin de leur laisser le temps de
s'échapper; mais
voyant que son
attente était vaine, il se décida
enfin à prendre la route de la Suisse, pour
passer de là en Hollande, où il avait
des parents.
Il ne manqua pas de compagnons de voyage. On venait
précisément alors de renouveler
l'exécution de cette déclaration du
roi (3),
qui
ordonne aux pères et aux mères de
faire baptiser leurs enfants à
l'église dans les premières
vingt-quatre heures. Les convertisseurs
étaient très-ardents à faire
exécuter cette loi, et les protestants ne
purent soutenir ce nouveau genre de
persécution. Ils disaient que
l'église regardant comme siens les enfants
qu'elle avait baptisés, on les leur
enlèverait un jour pour les mettre dans des
couvents; qu'ils ne pouvaient pas consentir
à promettre d'élever leurs enfants
dans la religion romaine, comme ce baptême
forcé les y engageait; qu'ils savaient bien
que ce n'était là qu'un
prétexte pour les soustraire un jour
à l'autorité paternelle. Ils se
rappelaient que, la même violence ayant
été faite il y avait quelques
années, un bruit sourd avait couru que, dans
le débat entre les pères qui
refusaient leurs enfants, et des curés qui
voulaient les leur arracher, les enfants, victimes
de ces violences, étaient morts entre leurs
bras. L'alarme enfin
était si générale partout, que
les familles entières s'expatriaient; et au
lieu que jusque- là on n'avait vu que des
particuliers isolés, aigris par leurs maux,
s'enfuir pour s'y soustraire, ici c'étaient
les pères et les mères ensemble, qui,
frappés dans l'endroit le plus sensible,
entraînaient avec eux, et leurs enfants, et
ce qu'ils pouvaient emporter de leurs
richesses.
Pour rendre sa fuite plus
secrète et plus sûre, Ambroise
s'associa avec une douzaine de personnes seulement,
passant dans les lieux les plus difficiles, et ne
marchant que la nuit, pour éviter les
corps-de-garde et même tout catholique; car
il n'en était point, particulièrement
les paysans, qui ne crussent avoir, aussi bien que
les soldats et les dragons, le droit
d'égorger et voler leurs compatriotes. Les
bons sujets, disaient-ils, doivent s'empresser
à l'envi de travailler au bien de
l'état.
CHAPITRE
XII.
Ambroise est
arrêté.
Après avoir
erré long-temps dans des chemins perdus, et
traversé des montagnes escarpées,
Ambroise et ses compagnons arrivèrent enfin
à quelques lieues au-dessous de Lyon,
où leurs guides leur avaient dit qu'il
fallait traverser le Rhône. Ils eurent le
bonheur de gagner, avec de l'argent,un patron, qui
les passa dans sa barque et les mit à
l'autre bord. Mais il était grand jour, et
ayant été aperçus d'un village
voisin, ils entendirent sonner le tocsin.
Bientôt une vingtaine de paysans armés
vinrent fondre sur eux, animés par deux
motifs, la religion et l'espoir du butin. Les
ordonnances du roi (4) donnent le tiers
des effets des fugitifs
à ceux qui pourront les capturer, et ces
lois arment ainsi continuellement une partie des
Français contre l'autre. Un autre tiers
appartient, par les mêmes ordonnances, aux
délateurs; et si quelqu'un s'avisait d'avoir
la charité de dérober ces fugitifs
aux poursuites, ou de les favoriser
lemoins du monde dans leur
évasion, une autre loi (5) condamne cet homme
charitable aux galères. Il est vrai que le
législateur la commua, le douzième
jour d'octobre de l'an de grâce 1687, en la
peine de mort. Ces ordonnances avaient
échauffé toutes les têtes, en
sorte que les paysans eux-mêmes,
animés espoir du
butin, et pour ne pas encourir les peines
portées par les ordonnances, étaient
partout aux aguets pour arrêter les fugitifs.
Les compagnons d'Ambroise résolurent de se
défendre; et, feignant de se ranger dans un
certain ordre de bataille, ils marchèrent
droit à eux. Les paysans, effrayés
à leur tour, prirent la fuite, et
laissèrent ces protestants libres de
continuer leur route. Mais leur infortune
n'était que retardée: ils furent
guettés, suivis, et, deux jours
après, arrêtés en
Dauphiné avec leurs guides.
Pour le coup, Ambroise n'ignorait point les
déclarations du roi, et la peine qui
l'attendait; aussi dès ce moment se
regarda-t-il comme destiné à finir
ses jours sur les galères, et il se
résigna à son sort, comme un homme
qui n'a aucun espoir de le voir changer. Le
lendemain on le conduisit avec ses compagnons dans
l'endroit de la route où ils devaient
joindre la chaîne. On leur mit au cou des
fers du poids de quarante ou cinquante livres, on
les attacha avec des voleurs; on ne leur donna
qu'une nourriture grossière et en
très-petite quantité, et quand ils
tombaient de lassitude, on les faisait relever
à grands coups de bâton.
Au rendez-vous de la
chaîne, ils trouvèrent une foule de
gens de considération (6) ,
négociants, avocats, gentilshommes, qui
avaient été arrêtés
comme eux, et dont plusieurs étaient
vénérables par leur âge, leurs
infirmités et leurs longs services. Ils
arrivèrent avec eux à Valence.
Cependant on écrivait de Marseille que
les galères et
les prisons étaient pleines, qu'on avait
encore garni de prisonniers toutes les maisons
fortes des environs, et qu'on ne savait où
loger ces nouveaux hôtes. Il' fut
résolu d'abord de les mettre, en attendant,
dans des cachots; et comme il convenait de les
choisir aussi horribles qu'il se pourrait, on
hésitait entre beaucoup de prisons
célèbres, dont les cachots sont
infects et puants.
« A Bourgoing
(7), disait-on, les
cachots sont si profonds, si étroits et si
humides, qu'il faut y dévaler un homme
par-dessous les aisselles, et que le plus
robuste ne peut pas y rester deux heures sans
s'évanouir.
Ceux de Grenoble ont bien leur mérite;
car le froid et l'humidité y sont tels,
qu'au bout de quelques semaines ou y perd les
cheveux et les dents.
Nous avons les cachots de la
Hosselière, où passent toutes les
ordures d'un couvent voisin, et où les gens
du lieu ont la charité de porter des
charognes pour augmenter la puanteur. Mais au fond,
dans quelque lieu que l'on mette les
prisonniers, n'avons-nous pas cette
précieuse invention de nos dragons,
qui jettent des ventres de moutons pourris
dans les cachots, et qui appellent cela
jeter des
bombes.»
En attendant de nouveaux
ordres, Ambroise fut jeté, avec deux de ses
compagnons, dans un cachot
très-étroit, où il leur fut
impossible de dormir de toute la nuit, parce qu'on
leur avait laissé leurs chaînes. Dans
la nuit, ils entendirent des cris
plaintifs, et comme des voix
de femmes, qui poussaient des gémissements
affreux: bientôt elles entonnèrent des
psaumes, auxquels d'autres voix: se joignirent de
divers endroits de la prison. Nos trois
forçats émus de ce concert s'y
joignirent aussi, et pendant une heure cet horrible
séjour retentit des hymnes de ceux qui y
étaient renfermés. Mais à ces
cantiques succédèrent ensuite, dans
un cachot qui était au-dessous de celui
d'Ambroise, les cris perçants de deux femmes
que quelqu'un maltraitait à grands coups de
nerfs de boeuf. Cette horrible exécution
dura près d'une demi-heure, et la porte
s'étant refermée avec bruit, ils
n'entendirent plus que des gémissements et
des sanglots.
Nos prisonniers étaient impatients de savoir
qui étaient ces femmes, dont la situation
semblait encore plus déplorable que la leur:
ils parvinrent à ôter quelques briques
du pavé, et s'étant fait entendre
à ces femmes, ils leur apprirent qui ils
étaient, où ils allaient, et leur
demandèrent ensuite qui elles étaient
elles-mêmes, car ils comprenaient bien que la
religion seule pouvait être la cause des
horribles traitements qu'elles enduraient. Elles
leur apprirent qu'elles étaient filles de M.
Ducros, avocat de Languedoc; qu'ayant refusé
de changer de religion, on les avait conduites
à l'hôpital général de
Valence, en vertu d'une déclaration du roi
du 3 septembre 1685 (8) qui ordonne que les
femmes qui ne voudront pas se
convertir, recevront la discipline dans les
couvents; que, par une interprétation pire
encore que la loi, on les avait mises entre les
mains du directeur de cet hôpital,
nommé d'Hérapine; que ce
scélérat ne laissait point passer de
jour qu'il ne les fît pendre toutes nues, par
les mains, pour les faire déchirer de coups
de gaules et de verges en sa présence;
qu'à peine leur donnait-on de quoi se
couvrir, ou qu'on leur faisait porter des chemises
pleines de sang et de pus que l'on ôtait aux
malades; qu'elles couchaient sur la terre dans des
cachots infects, et ne mangeaient que du pain, plus
propre à les empoisonner qu'à les
nourrir; que les quatre filles d'un
négociant de Languedoc étaient
renfermées dans la même maison et
exposées aux mêmes
tourments; que, depuis peu de jours, M. Menuret,
avocat de Montélimart, qu'on y avait
renfermé aussi pour avoir voulu sortir du
royaume, y était expiré sous le
bâton, et qu'il leur faudrait des
journées entières pour raconter les
affreux traitements qu'on leur faisait
subir....
Les prisonniers s'encouragèrent
réciproquement; ils se consolèrent
par quelques passages de l'Écriture; et le
point du jour approchant, on ouvrit le cachot
où étaient Ambroise et ses
compagnons: on les fit lever à grands coups
de bâton, tant pour les punir d'avoir
chanté des psaumes dans la nuit, que pour
faire plus de diligence; mais nos forçats,
loin de murmurer de ces traitements, priaient pour
leurs bourreaux, ce qui leur valut encore quelques
coups avant que de sortir du cachot.
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