L'ORAISON
DOMINICALE
Considérée comme un
résumé du christianisme
ATHANASE COQUEREL
l'un des Pasteurs
de l'Église réformée de
Paris
1850
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III
LE RÈGNE DE DIEU
Que ton règne vienne !
(Saint Matthieu, VI, 10.)
Mes Frères,
Demander à Dieu que son règne vienne,
c'est reconnaître que ce règne n'est
pas venu. Quelle puissance manque donc au
Tout-Puissant ; quel empire peut-on ajouter
à son empire, immense en étendue,
éternel en durée, infini en sagesse,
en justice, en bonté ?
Dans quel sens est-il permis, est-il raisonnable de
souhaiter que ce règne vienne encore,
puisqu'il est vrai qu'il n'a eu de commencement que
la création et n'aura point de
fin ?
S'il s'agissait de cette souveraineté
tempérée et conditionnelle que Dieu
exerce sur la conscience humaine,
la foi et la raison s'accorderaient facilement
à redire cette prière ; mais
c'est là le sujet, dans l'Oraison
Dominicale, de la demande qui suit : Que ta
volonté soit faite sur la terre comme au
ciel, et il est impossible de donner ce sens
à celle que nous étudions
aujourd'hui.
Dans la prière du Seigneur, si courte et si
remplie, on ne peut admettre une redite
stérile, surtout s'il est convenu d'y voir
un résumé du Christianisme. De quel
règne s'agit-il donc, pour que la
créature puisse demander au Créateur
que son règne vienne ?...
Du règne de Dieu dans la
nature ?
Ce règne, depuis le premier moment qui a
suivi la création du monde, ce règne
est venu ; chaque astre du firmament
étoilé se lève en son
rang ; chaque brin d'herbe, que le pied de
l'homme foule en passant, croît à sa
place et atteint sa juste hauteur ; le
mouvement diurne du globe ne varie pas à
travers les siècles d'un centième de
seconde ; le lendemain du déluge, la
voix divine a promis que, tant que la terre
sera, les semailles et les moissons, le froid et le
chaud, l'été et l'hiver, le jour et
la nuit ne cesseront point, immense
et bienfaisante promesse qui
s'est accomplie avec une merveilleuse
fidélité...
S'agit-il du règne de Dieu dans cette
providence à laquelle nous sommes plus
intéressés, dans cette providence qui
départit à chaque homme sa
destinée, lui trace sa marche du berceau
à la tombe, mesure sa tâche, balance
sa part de tristesses et de joies, et règle
les peines ou les facilités de sa
mort ?
Depuis la première respiration du premier
homme sur la terre, ce règne est venu ;
Jésus lui-même nous assure qu'il ne
tombe pas de notre tête un cheveu qui ne soit
compté, et en tout lieu du monde
où l'homme dresse sa tente d'un jour et
gravit la montagne de son sacrifice, il peut dire
avec sécurité, quelque sacrifice
qu'il doive présenter : En la
montagne de l'Éternel il y sera
pourvu !
Aussi, dans le cours de ces méditations,
à deux reprises déjà, s'est
rencontrée l'idée de la Providence,
conséquence irrésistible de celle de
la création...
Il est vrai, mes Frères, qu'entre les trois
premières demandes de l'Oraison Dominicale
il y a plutôt des nuances que des
distinctions
tranchées ;
néanmoins, si l'idée
générale est la même, on
reconnaît dans chacune un point de vue
spécial qui domine. Écartez de votre
esprit le règne de Dieu sur la conscience,
sur la nature, sur la destinée : il
reste le gouvernement de l'être intellectuel
et religieux ; il reste le règne de
l'esprit de Dieu sur l'esprit de l'homme, le
triomphe et l'empire de la vérité, la
légitime domination de la
révélation sur la raison.
En prononçant la deuxième demande de
l'Oraison Dominicale, vous exprimez le voeu que la
vérité religieuse se manifeste et se
répande de plus en plus parmi les hommes.
Quand la vérité règne sur
l'esprit humain, c'est Dieu qui règne ;
car la vérité n'est que la
pensée de Dieu.
Résumé de la Religion
chrétienne qui s'adresse à toutes nos
facultés et veut toutes les régir,
les féconder, les étendre, la
prière du Seigneur ne pouvait passer sous
silence cette puissante faculté de penser,
d'apprendre et de croire qui fait de l'homme un
être intellectuel. Le lien entre Dieu et
nous, qui constitue l'essence de la Religion et
dont le culte est la forme, suppose des croyances,
des convictions, auxquelles la
raison se soumet... O Dieu, que ton règne
vienne et qu'à ta vérité
toute intelligence parmi les hommes soit
soumise ! Il suffira de développer une
à une ces considérations pour en
faire ressortir et l'évidence et l'usage.
I.
L'homme aspire à la vérité.
Quelque nom qu'il lui donne, qu'il l'appelle
philosophie ou religion, qu'il la poursuive avec
indépendance ou l'accepte formulée et
mesurée par une autorité qui se
déifie, qu'il l'écoute comme le
retentissement plus ou moins vague d'une tradition
héréditaire, qu'il la cherche au ciel
ou sur terre, l'homme aspire à la
vérité.
Il a besoin de croire, au point de croire toujours
quelque chose, au point que c'est encore un
système de n'en préférer
aucun ; c'est une sorte de foi de n'avoir
point de foi. On peut dire que la recherche de la
vérité est aussi naturelle à
l'homme que celle du bonheur, et que, s'il semble
en général s'intéresser
davantage à ses félicités
qu'à ses connaissances,
c'est que la poursuite des jouissances fait plus de
bruit et cause plus d'agitation que celle des
croyances, et que, pour jouir, il faut souvent
être plusieurs, tandis que, pour croire, on
peut rester seul.
Dieu a arrangé notre destinée en ce
monde et implanté la raison dans notre
âme, de telle manière que croire est
en effet un de nos plus impérieux
besoins.
Regardez à notre destinée,
pressée entre ce mystérieux berceau
où nous dormons d'un sommeil instinctif qui
n'annonce pas au premier jour l'éveil futur
de l'intelligence, et cette tombe plus
mystérieuse encore où il nous faut
descendre comme à tâtons pour un autre
sommeil qui semble éternel ; regardez
à notre destinée si incertaine, si
rapide, si tumultueuse, et aussi inexpliquée
dans son cours que dans son commencement ou sa fin
; regardez à notre destinée, si
différente, si inégale d'homme
à homme, à tel point que
l'humanité n'a jamais été
témoin de deux naissances, deux vies, deux
morts pareilles, et dites si un seul homme
échappe à se poser
ces problèmes familiers et terribles :
Pourquoi naître, pourquoi vivre, pourquoi
mourir ? qui suis-je, d'où viens-je et
où vais-je... où vais-je surtout? Car
l'avenir pèse sur nous de tout le poids que
le passé n'a plus ; et ainsi, mes
Frères, notre destinée nous pousse
vers la recherche de la vérité, vers
une réponse à ces questions
solennelles.
L'homme ne vit point sans penser ; il ne peut
penser sans penser à lui-même, et
dès qu'il se met à s'occuper de
lui-même, il s'occupe bientôt,
fût-ce tout à coup, et du monde et de
Dieu.
Notre raison est conforme à notre
destinée ; elle déteste l'ignorance,
comme l'oeil du corps l'obscurité ; c'est
que la cécité de l'âme
entraîne par moments dans le monde
intellectuel les mêmes désavantages
que la cécité du corps dans le monde
physique.
La raison répugne tellement à
l'ignorance qu'elle ignore toujours à regret
; elle ne préfère point ignorer, et
le passage d'une idée à une autre
idée, c'est-à-dire d'une connaissance
à une autre, est tellement son allure
naturelle que la vie s'écoule dans ce
travail, et qu'au lieu de là
compter par moments, on la
compterait mieux par pensées, si leur marche
n'était pas trop rapide pour laisser le
temps de les noter. Aussi, notre raison est
organisée de façon à s'exercer
toujours, quelquefois sans effort de
volonté; nous pouvons penser, comme nous
respirons, sans le vouloir, tant nous sommes
naturellement intellectuels.
Et ce n'est pas tout. De ces mystères de
l'existence toujours suspendus pour ainsi dire
devant notre regard, de ces efforts incessants de
notre entendement qui a des idées comme
notre corps a des sensations, il résulte que
l'infini, sous tous ses aspects éclatants et
formidables, s'offre à notre esprit,
l'oppresse, l'envahit et nous force à nous
élancer du monde dans l'immensité, du
temps dans l'éternité, du réel
dans le possible, du positif dans l'idéal,
de la création vers le Créateur.
On ne peut réfléchir sur la vie, sur
la mort, sans se demander où elles
mènent toutes deux, et l'immortalité
est cachée dans la question ; on ne peut
lever les yeux vers le firmament innombrable et ses
globes lumineux sans se demander où
tombent leurs plus lointains
rayons, et dans la question l'immensité est
sous-entendue.
Le moindre effet amené par la plus faible
cause peut conduire à l'idée de la
cause première ; une émotion de
tendresse, à l'idée de l'amour
suprême; un bon sentiment au fond de notre
coeur peut élever à l'idée de
la perfection divine, et alors, la raison,
étonnée à la fois de sa force
et de sa faiblesse, excitée et
subjuguée à la fois par la notion de
l'infini, s'y heurte de tous les côtés
où elle se dirige, et s'effraie, mais aussi
s'applaudit et s'émerveille de se voir ainsi
élancée tout à coup vers cette
lumière inaccessible où Dieu
réside et que nul homme n'a vue ni ne peut
voir.
II.
Chacun de nous, selon la richesse de ses
facultés , selon les facilités que sa
destinée apporte ou enlève à
leur développement, chacun de nous, de
toutes ces pensées qu'il ramasse dans le
cours de sa vie, se fait un système; chacun
se choisit des principes, des croyances, des
règles, où tantôt la
vérité, tantôt l'erreur domine,
et ces principes forment un règne dont il
devient le sujet ; en adoptant
un système, il s'est donné un
maître, un maître le plus souvent
obéi.
Qui ne sait avec quelle puissance les convictions
gouvernent les âmes ?
Quand la superstition s'est emparée de
l'esprit, comme elle l'aveugle, et d'erreurs en
erreurs comme elle le dégrade ! Alors
les plus petites choses du monde apparaissent comme
étant les plus grandes ; l'importance
est déplacée ; elle passe de ce
qui est vraiment sérieux à ce qui ne
l'est pas ; les observances les plus vaines,
quelquefois les plus insensées et les plus
ridicules, usurpent la place des devoirs les plus
saints ; des pratiques, des coutumes, des
privations, qui ne sont que des mesquineries de
piété et d'adoration, sont prises
pour des saintetés ; l'extase viendra
jeter sa fausse et ténébreuse
lumière sur tout cet abaissement de
l'intelligence et de la foi, et ne disputez pas
contre l'homme ainsi circonvenu par ses
erreurs ; vous argumenteriez en vain : il
a un système ; il est
superstitieux...
Et quand le fanatisme, tout aussi absurde, mais
plus dur, plus triste que la superstition, est venu
s'asseoir au foyer de
l'âme, comme il éteint toute
sensibilité ; comme il étouffe
toute pure et douce tendresse ; comme il rend
pieusement cruel ; à quelles
sévérités il fait que l'on se
condamne, et lorsque la nature se révolte un
moment ou que les victimes font entendre des cris
trop déchirants, qu'il est ingénieux
et froid dans les excuses, dans les
prétextes dont il se couvre, et avec quelle
habileté il met obstacle à ce qu'on
redevienne pitoyable et bon !...
À cet homme, que direz-vous qu'il ne sache,
et que lui direz-vous qui le détrompe ?
rien ; il a un système ; il est
fanatique.
Cet empire de nos pensées sur nos âmes
n'existe pas seulement dans le monde
religieux ; il est le même dans le monde
mondain, si l'on peut ainsi parler. Qu'est-ce que
le faux honneur, sinon un tyran dont on accepte la
tyrannie ? Vous avez fait ou reçu une
offense, et quand le faux honneur vous crie d'aller
en demander ou en rendre raison,
c'est-à-dire d'aller exposer votre vie, dont
votre mère, votre femme, vos enfants ont
besoin, ou d'aller vous exposer au remords et au
désespoir de vivre la main
tachée du sang d'un de vos frères,
abdiquez-vous alors votre raison ?
devenez-vous insensé comme de plein
gré et en temps opportun ?...
Non, vous gardez toute votre intelligence, et vous
la soumettez comme une esclave à un
maître qui la domine, qu'elle récuse
au moment où il l'opprime, et qui lui
dit : Tue ou meurs, lorsque toutes les voix
dignes d'être entendues, celle de la raison,
celle de la religion, celle de l'amour, crient au
contraire : Pardonne ou fais-toi
pardonner.
Et vous ne souffrez même pas alors qu'on
discute ; il faut céder,
répondez-vous, au
préjugé ; je serais
déshonoré ; cédez donc,
mais reconnaissez que Dieu vous avait donné
une conscience et une raison pour les laisser
libres, non pour les rendre esclaves, et que ce
prétendu déshonneur que vous redoutez
n'est qu'un système qui vous tyrannise, lors
même que vous en savez la
fausseté.
Mes Frères, le sage a dit : II y a
telle voie qui semble droite à l'homme, et
qui cependant conduit à la mort. Nous
n'avons jamais de maîtres plus absolus que
nos propres pensées.
III.
À ces preuves, toutes
d'expérience, et qu'il serait facile de
multiplier, vous reconnaissez quelle importance a
le choix du système auquel nous soumettons
notre âme et notre vie, notre culte, notre
conscience et notre amour, notre espérance,
en un mot notre être entier...
En disant : Que ton règne
vienne ! vous demandez à Dieu que
l'homme ne se soumette qu'à la
vérité pure,
(qu') il en croie son Dieu plus que
lui-même, accepte le système divin au
lieu de s'en faire un, se confie en la raison
divine plus qu'en la sienne propre. soumette son
esprit à l'Esprit saint, et prenne pour
vérité fondamentale
l'Évangile, la parole de Dieu, la
révélation de Christ...
En disant :
Que ton
règne vienne ! vous demandez
que le savoir et le génie humain ne se
contentent pas de connaître le Dieu de
l'univers, de la nature, de la vie, de la
conscience, de la providence, ni même de
l'immortalité, mais aussi le Dieu de notre
salut, le Père de notre Seigneur
Jésus-Christ, celui qui a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique au monde...
Ah ! sans nul doute, il faut être
chrétien pour que cette prière ait un
sens ; la vérité dont il
s'agit, c'est la
vérité
révélée ; Dieu, selon la
raison, c'est notre règne, et nous y sommes
rois, plus même que nous ne pensons ;
Dieu, selon l'Évangile, c'est le
règne de Dieu !... Que son
règne vienne ! il vaut toujours
mieux que le nôtre.
Mais ce voeu, me direz-vous, entraîne donc
une abdication de la raison ?
Non, mes Frères ; il s'agit sans doute
de croire, mais en sachant en qui l'on croit,
et pourquoi il faut croire ; il s'agit de
fonder et de nourrir en notre âme, non une
foi aveugle, mais une foi
éclairée ; il s'agit d'un
service, mais d'un service raisonnable ;
croire, c'est se soumettre, en comprenant
à qui on se soumet ; c'est identifier
notre pensée à la pensée de
Dieu ; c'est élever notre raison
à sa plus grande puissance ; car la foi
n'est que la raison se faisant divine.
Quelle tâche que celle de puiser la
vérité à sa source, d'aspirer
à voir toutes choses comme Dieu les voit, et
à nous en faire l'idée qu'il en a
lui-même ! Quelle gloire que celle
d'imiter ainsi Dieu dans sa science et d'assimiler
de plus en plus notre conception bornée
à sa sagesse infinie ! Quelle
sainteté que de chasser
loin de notre esprit toutes les erreurs impures qui
n'approchent jamais de l'esprit de Dieu, que de
retremper notre connaissance dans la sienne, et
d'appuyer nos études sur sa science
immuable, nos espérances sur son
éternelle fidélité !
O Dieu ! Que ton règne vienne,
et plus cette prière sera
exaucée, plus nous contemplerons toutes
choses en Dieu et en Christ ; l'univers entier
nous apparaîtra comme un simple
témoignage de la gloire du Seigneur et le
théâtre de sa providence, notre sort
comme sa volonté, et notre bonheur, notre
progrès, notre salut, comme le but
même de l'existence qu'il nous a
donnée.
IV.
Ici reviennent sous un aspect différent
les idées qui ont commencé ce
discours. S'il ne faut entendre par cette demande
de l'Oraison Dominicale que la propagation de
l'Évangile, cette propagation suit son
cours, et il semble que le temps de cette
prière soit passé ; il semble
pour le moins qu'elle a cessé d'être
opportune, et qu'il serait difficile de l'adresser
avec la même ardeur qu'au temps où
Jésus l'enseignait à ses disciples de
Judée.
Quand il parcourait, suivi d'humbles pêcheurs
et d'obscurs péagers, les campagnes et les
bourgades de Galilée, sans trouver le soir
un lieu où reposer sa tête, et ne
rencontrant parmi ses aveugles contemporains
qu'ingratitude, indifférence ou
incrédulité ; quand il cherchait
en vain la vraie famille d'Abraham parmi la
postérité d'Abraham, alors il y avait
lieu de dire : Que ton règne
vienne !...
Et quand, prosterné sur la terre
sanglante du jardin de Gethsémané, il
demandait, mais en vain, que la coupe d'amertume
passât loin de lui, tandis que la lueur des
flambeaux de la troupe de Judas, qui connaissait
ce lieu, apparaissait dans la profondeur de la
nuit, alors il y avait lieu de dire : Que
ton règne vienne ....
Et le lendemain, pendant ces indignes et
fausses apparences de justice, en présence
d'un Caïphe, d'un Hérode, d'un
Pilate ; pendant ces rugissements d'un peuple
furieux : crucifie ! crucifie !
pendant ces ignominies, ces apprêts, ces
tortures, ces longues heures d'agonie ;
pendant le cri de ce dernier soupir ; pendant
les jours silencieux et abandonnés de cette
mort... abandonnés, si ce
n'est par quelques femmes éplorées et
tremblantes, n'apportant pour trésors de ce
règne que des parfums funéraires, il
y avait lieu de dire : Que ton règne
vienne !...
Mais après la résurrection, et
lorsque Jésus s'est montré le
vainqueur de la mort ; après
l'ascension et lorsqu'il s'en est allé nous
préparer nos places immortelles ;
après l'effusion de l'Esprit saint, et
lorsque douze hommes sans science, sans gloire,
sans autorité, sans richesses, par la seule
force de la persuasion, ont miné le
paganisme au point qu'il est tombé, et
fondé l'Église de telle sorte qu'elle
est debout depuis dix-huit siècles ;
après la Réformation enfin, et
lorsque nos saints Réformateurs,
émules des apôtres, ont fait, par les
mêmes armes, pour l'émancipation de la
conscience religieuse, ce que les douze avaient
fait pour la fondation de la foi
chrétienne... que sert de dire : Ton
règne vienne !
N'est-ce pas un oubli de tant de triomphes qui
touche à l'ingratitude ?
N'est-ce pas au moins une indiscrétion de
zèle qui voudrait hâter les temps
promis ?
Si le Christianisme est la vérité,
son jour viendra ; peut-on abolir la
vérité ?
peut-on éteindre le soleil ?
Jésus a dit : Voici, je suis avec
vous jusqu'à la fin du monde !...
Au lieu de prier, attendons.
Mes Frères, considérez le
monde : le bon Pasteur a le moins de
brebis ; la Religion chrétienne, parmi
les religions de la terre, a moins de disciples que
l'erreur ; le Sauveur de tous n'est encore
connu que du plus petit nombre ; le livre de
tous, l'Évangile, n'est encore lu que sur
une faible partie du globe. Les cultes de l'est de
l'Asie et la loi de l'imposteur arabe, après
dix-huit siècles de Christianisme, ont
encore plus d'adeptes que la foi
chrétienne ; et si je ne craignais de
trop sortir et de mon sujet et des bornes qui le
doivent contenir, je vous montrerais, à vous
tous que ces assertions attristent et
étonnent, à vous tous qui êtes
chrétiens sans penser à tant de races
qui ne le sont pas, je vous montrerais que de ces
lenteurs du Christianisme la faute n'est pas
à Christ ; elle est aux
chrétiens qui n'ont pas su employer les
dix-huit siècles que Dieu leur a
déjà donnés et dont les
erreurs et les discordes incessantes ont
été un fatal
obstacle au progrès de la Religion
chrétienne...
Considérez le monde, et vous direz à
Dieu : Que ton règne vienne.
Mais que sert de vous faire porter si loin votre
regard ? considérez la
chrétienté même. Tous ceux
qui sont d'Israël ne sont pas pourtant
d'Israël, disait saint Paul.
Hélas ! tous ceux qui sont de Christ ne
sont pas de Christ !
Que de païens dans l'Église qui semble
triompher !
Que de gentils dans la race élue !
Païens et gentils ! vous
écrierez-vous ; ne sont-ce pas
là des termes trop
sévères ? De quel droit
décimer ainsi les rangs des fidèles
et refouler jusque dans les religions
éteintes ou rivales tant de vos
frères qui comptent comme serviteurs de
Christ, et pour qui son règne est
venu ?...
Est-il donc venu pour ces incrédules qui
daignent faire à Jésus une place dans
le sanctuaire de la philosophie humaine et
décernent l'honneur à
l'Évangile d'en approuver la morale et d'en
admirer la littérature ; qui ne voient
qu'un touchant martyre sur Golgotha et qui
considèrent la résurrection du
troisième jour comme une tradition
naïve ; qui, dans leur
froid déisme, auquel tout leur génie
n'a pas su donner un culte et des prières,
ne rêvent qu'une immortalité à
peine personnelle, aussi froide que leur
système, sans amour, sans réunions,
et presque sans jugement... Seigneur, que ton
règne vienne !...
Est-il venu pour ces indifférents qui ne
se donnent pas la peine d'une
incrédulité raisonnée,
languissent dans une tiédeur qu'ils sont
arrivés, par la force de l'habitude,
à l'oubli de Dieu et de Christ, ne se
dérangent pas de leurs affaires pour y
songer et n'y songeront une fois de plus que
lorsque la mort les dérangera... Seigneur,
que ton règne vienne !
L'incrédulité et
l'indifférence, ces deux maladies de tous
les siècles, et surtout du nôtre, sont
aussi de toutes les Églises.
Rapprochez encore plus de vous-mêmes la
question. Il en est de la Réforme en
particulier comme du Christianisme en
général : le Christianisme n'a
pas conquis le monde ; la Réforme n'a
pas conquis la chrétienté. Au bout de
trois siècles, le pur Évangile, la
libre foi, le culte en esprit, n'ont pas encore
porté dans l'Église
entière leur douce et
salutaire influence. Nous, les disciples de la
Révélation librement lue et
interprétée par chaque
chrétien selon sa raison et sa conscience,
selon la mesure de grâce qu'il a
reçue, nous sommes les moins nombreux
dans l'Église comme les chrétiens le
sont sur la terre ; mais il est dit :
Petit troupeau, ne crains point !
Et qu'aurions-nous à craindre ?
Si Dieu est pour nous, qui sera contre
nous ? De jour en jour le voile se
déchire, le sanctuaire se découvre,
les générations regardent, et, avec
étonnement, avec joie, elles reconnaissent
que dans l'Arche sainte il n'y a rien de plus que
ce que nous y voyons, rien de toutes ces erreurs
accumulées par les clergés et les
peuples ignorants et barbares du moyen âge,
rien que les Tables de la Loi, rien que la Parole
de Dieu et l'Évangile de Jésus.
Seigneur, que ton règne vienne !
qu'il achève de dissiper ces longues
ténèbres ; qu'il achève
de nous montrer que nous avons droit dans notre
faiblesse de nous confier en cette
déclaration : Petit troupeau, ne
crains point ! Qu'aurions-nous à
craindre ? vous
demandé-je en vous offrant
l'encouragement de cette promesse.
Hélas ! mes Frères, nous n'avons
à craindre que nous-mêmes. Ici encore,
le destin de la Réformation est celui du
Christianisme : les discordes
chrétiennes ont retenu le monde païen
loin de l'Évangile ; les discordes
protestantes retiennent loin de la Réforme
une masse énorme de l'Église.
Ah ! c'est avec une humilité et une
repentance profonde que nous devons redire,
à cette pensée, la
prière : Que ton règne
vienne !
Est-il venu, hélas ! pour tous ceux
qui ne veulent le laisser venir que selon leur
interprétation de l'Évangile, et qui
le repoussent, le méconnaissent, le
condamnent quand il vient autrement ?
Est-il venu pour tous ceux qui, disciples de la
liberté d'examen, font volte-face vers
l'autorité, pourvu que, seuls, ils en soient
revêtus, permettent d'examiner en interdisant
de conclure, ne voient l'Église de
Jésus qu'où ils la placent selon leur
foi, confisquent l'immortalité à leur
profit, et ne laissent compter sur le salut en
Christ que s'ils l'ont promis ?
Est-il venu pour ceux qui troublent ainsi la
communion des fidèles,
en les réduisant au choix de garder le
silence et de paraître approuver les
inconséquences de cette intolérance
ou de le rompre, et de rompre alors celte
unité de l'esprit qui ne se conserve que par
le lien de la paix... Seigneur, que ton
règne vienne ! Ton règne est
à la fois celui de la vérité
et de l'amour !
Il ne reste qu'une question à vous
adresser : pour vous qui m'écoutez en
ce moment, dans ce temple, le règne de Dieu
est-il venu ?
Où en êtes-vous de votre recherche, de
votre connaissance de la vérité, et
quel empire lui avez-vous accordé sur votre
âme ?
Il est incontestable que si ce règne n'est
pas individuel, il n'est rien ; le monde
pourrait être chrétien, sans que vous
le fussiez, comme le soleil brille pour
l'humanité entière, excepté
les aveugles, n'y en eût-il qu'un seul.
À en croire votre présence
auprès de celte chaire, à en croire
votre titre de membres de cette Église, le
règne de Dieu est venu
pour vous ; la Révélation est
votre loi ; la vérité
chrétienne gouverne votre raison et votre
conscience, vos affections et toutes vos
perspectives de l'avenir. Mais descendez en
vous-mêmes ; pesez le règne de
Dieu au fond de vos âmes, et pour
reconnaître la valeur que vous lui donnez,
faites un simple effort de mémoire ;
racontez-vous à vous-mêmes, dans le
silence instructif d'un retour sur votre
passé et d'un sincère examen de
conscience, par quelle voie le règne de Dieu
est venu sur vous.
Est-ce par habitude que vous êtes
chrétiens ?
Eh quoi ! le Christianisme, avec sa grandeur,
sa sainteté, sa beauté, ses
consolations et ses joies profondes ; le
Christianisme, cet avant-goût de
l'immortalité, cette réalisation
anticipée de l'union immortelle du
Créateur et de la créature, cette
élévation assidue de l'âme vers
un ordre de choses où Dieu doit être
tout en tous, le Christianisme serait devenu
pour vous une habitude, c'est-à-dire une de
ces actions presque instinctives qui reviennent
à point nommé, à heure fixe,
et que la volonté néglige et
dédaigne de contrôler ; une
habitude, c'est-à-dire une
de ces pensées à peine saisies et
formulées, que l'esprit ne prend
guère la peine de saisir au passage et qui
flottent devant l'intelligence comme une bulle
d'air, toujours au moment de s'évanouir sans
montrer comment elle disparaît !...
Agir par habitude, c'est agir sans penser ; on
n'est chrétien qu'en y pensant.
Est-ce par droit de naissance, par privilège
d'hérédité, que le
règne de Dieu vous est venu, et croyez-vous
être nés chrétiens ?
Mes Frères, on ne naît point dans le
Christianisme ; on naît simplement dans
l'humanité ; notre Christianisme
n'arrive qu'après et plus tard, et celui qui
se laisse aller à dire tranquillement :
Je me contente de la Religion de mon siècle,
de mon pays, de ma famille ; je ne veux point
y regarder de plus près ; ce qui leur a
suffi doit me suffire ; j'ai mis le pied dans
l'ornière où j'ai remarqué la
trace de leurs pas, et j'y conforme le mien, et
j'arriverai ainsi au but qu'ils ont atteint...
celui qui parle ainsi oublie qu'à force
d'être foulé d'un pas si insouciant,
le chemin, en effet, se change en une
ornière, et que là, au
lieu d'avancer, on s'attarde, on
chancelle, on tombe, et trop souvent de
manière à ne se relever jamais.
Est-ce par esprit de convenance, par respect
humain, pour éviter de vous singulariser et
pour ressembler au reste du monde, que vous avez
laissé le règne de Dieu venir
à vous ?
Ainsi donc votre Christianisme ne serait qu'un
arrangement à l'amiable avec les
susceptibilités du temps, qu'un
marché conclu pour acheter votre repos,
qu'une sorte d'affectation convenue servant de mot
de passe dans la société.
Ah ! prenez-y garde ! on ne joue pas
impunément avec une si grande chose. C'est
trop le réduire et le rapetisser. Quand on a
réussi à l'amoindrir ainsi, on n'a ni
droit ni moyen de se croire chrétien, et
l'on s'est rapproché sans le savoir de ces
Juifs qui faisaient consister toute leur
sainteté à tracer en proportion
exacte la figure de la plus petite lettre de leur
alphabet dans le nom de Jéhova.
Enfin, le règne de Dieu est-il venu pour
vous seulement au moyen de
l'étude ?
Êtes-vous chrétiens par
système ?
Savez-vous la Religion comme on
sait une science, et l'Évangile comme on
sait une histoire ?
Avez-vous fait des livres de la loi une
leçon de droit, et du Sermon sur la Montagne
une leçon de philosophie ?
Votre foi est-elle une affaire de mémoire,
et votre piété une affaire de
pénétration ?...
Il n'est que trop facile de s'y
méprendre : on sait, et on s'imagine
croire ; on a étudié la
Religion, et on s'imagine l'avoir
goûtée.
Mes Frères, la science n'est point la foi,
comme la Religion n'est point la théologie.
Une des premières leçons que
l'humanité a reçues est qu'il ne
suffit pas de cueillir le fruit de l'arbre de la
science pour devenir comme des dieux.
Descendez en vous-mêmes, et au moment de
rechercher si, par une de ces voies trompeuses, le
règne de Dieu est venu sur vous,
écoutez, écoutez ma voix vous
déclarer que s'il en est ainsi, vos
habitudes sont chrétiennes, vos origines
sont chrétiennes, vos convenances sont
chrétiennes, votre mémoire est
chrétienne, et vous, vous ne l'êtes
pas.
C'est par le coeur surtout qu'il faut l'être,
et vous, Tous ne l'êtes pas, et le
règne de Dieu, pour vous,
n'est pas véritablement venu ; vous
n'êtes que des sujets involontaires de ce
règne ; vous ne vous êtes point
donnés à Dieu et à Christ, et
la preuve en est simple : vous prendriez
d'autres maîtres s'il y en avait.
Refaites donc, il en est temps, le travail de votre
Christianisme ; recommencez cet enfantement
dans votre âme ; accoutumez-vous et
apprenez-vous à aimer ; alors vos
habitudes de vie, vos souvenirs de famille, vos
égards de société, vos
recherches de science, tout cela deviendra sans
effort véritablement
évangélique ; et selon la
promesse du Sauveur à la femme de Sichar, le
filet d'eau qui commence à sourdre en vos
coeurs se transformera en une source féconde
jaillissant jusque dans la vie
éternelle...
O Dieu ! que ton règne vienne
ainsi pour nous tous, de sorte que,
préservés de toutes les
embûches et de toutes les épouvantes
de l'erreur, ce ne soit jamais le mensonge qui
règne sur nous pendant la vie, ni la mort
à l'heure de la mort, ni le désespoir
à l'heure du jugement ; mais toi seul,
ô Dieu notre Père, avec le
Rédempteur que tu nous as
donné !
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