Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



L'ORAISON DOMINICALE
Considérée comme un résumé du christianisme

ATHANASE COQUEREL

l'un des Pasteurs de l'Église réformée de Paris

 1850


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V

LE PAIN QUOTIDIEN

 Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. (Saint Matthieu, VI, 11.)

Mes Frères,
Une religion qui ne nous occuperait que du ciel est impossible ; elle se perdrait dans les stériles oisivetés de la vie contemplative ; elle dénaturerait l'humanité ; elle croirait enseigner à vivre d'avance d'une vie céleste ; elle enseignerait à vivre dans une sorte de mort ; elle imposerait, non une activité, mais une attente, et ses devoirs ne seraient que des espérances.
Une religion qui ne nous occuperait que de la terre ne nous conviendrait pas davantage ; ce ne serait qu'une consécration de mondanité ; une borne sacrée posée au milieu de notre course immortelle, pour nous arrêter en chemin ; un aveuglement mis sur nos yeux sous prétexte de diriger le regard. La foi qui ne s'empare point de l'avenir est indigne de régner sur le présent, et promettre le moins en cachant le plus, améliorer le monde en voilant le ciel, offrir un paradis avant la mort et ne rien garantir après, c'est demander confiance à l'esprit humain pour deux mensonges, qui faussent l'un la vie actuelle, et l'autre l'immortalité.

Il y a plus : non seulement une religion exclusivement céleste ou mondaine, spirituelle ou matérialiste, obtiendrait crédit à peine pour quelques jours ; non seulement l'élément du présent, qui est la vie, et celui du futur, qui est l'immortalité, doivent se rencontrer dans tout système, pour que l'esprit humain en accepte à la longue la domination ; mais il faut qu'entre la vie et l'immortalité la balance soit exacte ; il faut que l'équilibre soit établi ; il faut que chacune ait sa place dans renseignement et sa légitime part d'importance ; ni l'une ni l'autre ne doivent être sacrifiées ; ce serait sacrifier une partie de l'homme, et cette juste proportion est une des pierres de touche de la divinité du Christianisme.

Oui, mes Frères, la vie parfaite et sainte selon l'Évangile est céleste ; sous d'autres aspects elle est mondaine autant qu'elle doit l'être, et, comme toujours, nous retrouvons ici cette gloire du Christianisme, que l'exemple a précédé le précepte et en fournit d'avance la garantie. Jésus, dont la vie humaine a été si divine en vertu, en sainteté, en pureté ; Jésus, dont la nourriture était de faire la volonté de son Père ; Jésus qui, au sein du matérialisme profond de l'antiquité, a su si parfaitement spiritualiser son existence mortelle, Jésus a vécu dans le monde et pour le monde ; il a vaincu le monde dans tout ce qu'il avait de méchant, d'impur et de trompeur ; il s'y est plié, il s'y est fangè dans tout ce qu'il a de bon et d'aimable, de pur et d'heureux ; pauvre, il n'a jamais divinisé la pauvreté pour elle-même, et ne condamnait dans la richesse que le mauvais usage qu'il en voyait faire ; humble, il n'a jamais contrefait ni exagéré l'abaissement, et n'attaquait, dans l'inégalité des conditions et des rangs, que l'esprit de domination et d'égoïsme qu'elle inspire.

La nature périssable qui décore notre globe est à ses yeux le plus beau des spectacles, un témoignage de grandeur digne de la grandeur de Dieu, et jamais on ne l'entend mépriser les beautés de la nature sous prétexte que le ciel sera plus beau. Et il apparaît certainement dans toute sa gloire sur la rive du Jourdain et la cime du Thabor, quand la voix de Dieu même retentit en son honneur ; il apparaît dans sa gloire quand, du haut de sa croix, il distribue les couronnes du ciel ; quand, sur les débris de sa tombe, il distribue les prémisses de l'immortalité. Mais que perd-il de sa gloire, de sa sainteté, de sa grandeur, quand il prend part, à Cana, aux joies d'une fête de famille ; quand il accepte l'hospitalité de Simon le pharisien, ou de Zachée le péager ; quand il jouit, à Béthanie, des douceurs de l'amitié ; quand, la veille de sa mort, il les goûte encore en laissant la tête du disciple qu'il aimait s'incliner sur son sein...

Qu'est-ce que tout cela en comparaison du ciel ? dira le fanatisme ; mais tout cela fait partie des exemples du Christ, des leçons de l'Évangile ; et, pour descendre à des détails de vie terrestre plus infimes encore, que perd-il de sa gloire quand son entretien et celui de ses apôtres sort d'une épargne confiée à l'un d'eux ; que perd-il de sa gloire quand, économe après un miracle, il dit, au milieu des cinq mille indigents qu'il vient de nourrir des deux pains multipliés : Ramassez les restes, de peur que rien ne se perde.

L'Oraison Dominicale serait donc peu conforme à l'exemple de Jésus et à l'esprit de l'Évangile ; elle n'offrirait point un abrégé fidèle de la religion chrétienne, si les intérêts de cette vie n'y avaient point leur part ; elle donne au spirituel la première place ; elle commence par la pure notion de Dieu, par la gloire de son nom et le devoir de l'adorer, par le règne de la vérité et le triomphe du bien dans ce monde et dans l'autre ; tout à coup, sans transition inutile, loin d'oublier la terre devant les saintetés du ciel, Jésus y revient en quelque sorte et nous commande de dire : Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien !

L'ordre des mots indique l'ordre des idées que nous devons parcourir.


I. Le langage métaphorique est le plus ancien que les hommes aient parlé, parce que ses formes sont les plus naturelles, et je ne sais s'il serait téméraire de considérer l'image employée dans le texte comme la première qui se soit offerte à l'esprit humain. La culture du blé est la plus ancienne qui ait fatigué la main humaine ; c'est celle dont l'origine se perd le plus dans l'antiquité, au point que la fable en attribue l'invention à ses faux dieux ; aussi, le blé n'existe nulle part à l'état sauvage, et l'histoire ne sait pas en quel lieu les premiers épis ont été découverts. Il est donc naturel et simple que la nourriture la plus répandue sur le globe, le pain, en un mot, se soit offert dès le commencement comme l'image des choses indispensables à l'entretien de la vie. Aux premières pages de la Bible cette image se présente dans le premier de ces antiques monuments recueillis par Moïse pour former le livre sacré de la Genèse, dans cette sentence qui impose à l'homme la tâche du travail : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, c'est-à-dire tu te procureras par un travail pénible les moyens de soutenir ta vie, les moyens de répondre aux conditions de ton existence actuelle.
Cette pensée est bien celle de l'oraison du Seigneur, et s'il en fallait donner une preuve surabondante, elle serait fournie par l'expression de l'original que les versions modernes traduisent inexactement par pain quotidien, et qui signifie littéralement le pain qui sustente, qui nourrit, qui conserve la vie. Ainsi, mes Frères, demander à Dieu le pain quotidien, c'est lui demander le nécessaire.

Ce mot, que la politique commence à redire à son tour et à écrire dans ses lois, ce mal dont elle s'alarme encore, n'a rien qui inquiète la foi et la charité. La politique redoute d'en presser le sens ; la religion ne craint point de le préciser ; les apôtres saint Jacques et saint Paul l'ont fait dans leurs recommandations de bienfaisance fraternelle, en un temps où l'ordre social, la constitution de la famille et celle de la propriété, les rapports des peuples et des individus, ouvraient la porte à des réclamations bien autrement subversives que celles dont notre siècle retentit.
Pourquoi, du haut de la chaire chrétienne, craindrions-nous aujourd'hui de porter aussi loin notre légitime et indépendante franchise ?.....

Oui, demander à Dieu le pain quotidien, c'est lui demander le nécessaire, et il y en a de deux sortes : le nécessaire, en prenant le mot dans son sens strict, simple, absolu ; le nécessaire, auquel aucun bien-être, aucun adoucissement, aucun trésor, fût-ce le plus indigent, ne vient s'ajouter ; le nécessaire qui, à vrai dire, empêche de mourir d'inanition et de misère, mais qui ne donne pas de quoi vivre ; car la vie qu'il assure ne mérite pas ce nom et n'est qu'une sorte de station intermédiaire, d'existence douteuse entre la vie et la mort...
Est-ce là le pain quotidien dont l'Oraison Dominicale a légitimé le souhait pour l'humanité entière ? Non, ce serait trop peu de chose pour la bonté de Dieu et l'amour du Christ ; ce serait trop peu de chose pour des êtres primitivement destinés par leur création au bonheur, et que leur rédemption doit y ramener ; ce serait trop peu de chose, non seulement pour la vie du corps, mais pour celle de l'âme.

La santé de l'âme, comme la sagesse païenne elle-même l'a reconnu, a besoin de la santé du corps, et réduit à de si indigentes ressources, à de si douloureuses extrémités et pour lui-même et pour sa famille, l'homme court sans cesse le risque de voir son énergie spirituelle s'éteindre avec ses forces physiques ; sa destinée écrase, pour ainsi dire, sa tache ; retenu à distance égale de sa vie et de sa mort, il ne sait pratiquer ni l'une ni l'autre, succombe sous le poids de son double dénûment, et se tient, malgré lui, si habituellement courbé vers la terre qu'il oublie le ciel à force de ne plus le voir...

Le nécessaire, qu'exprime la demande du pain quotidien, est le nécessaire relatif et non absolu ; le nécessaire, placé à une juste distance et de l'opulence et de la misère, et qui, en morale religieuse, se nomme la médiocrité ; et, ces réserves faites, ce nécessaire, on le comprend, est fondé sur la manière de vivre durant la vie entière ; il est pris dans la mesure de la destinée entière, depuis les premiers soins de l'enfance, les premiers travaux de l'éducation et le choix de la carrière, jusqu'aux habitudes de l'âge mûr ou de la vieillesse ; c'est ce nécessaire héréditaire et successif qui conserve une équitable proportion entre notre sort et celui de nos parents ; c'est ce nécessaire, en un mot, qui n'exagère point le bien-être habituel, mais qui le maintient, et qui empêche le présent et l'avenir d'être trop différent du passé et trop dur en comparaison.
Un ancien sage d'Israël, le pieux Agur, dans son admirable et touchante prière, l'a bien nommé : Le pain de mon ordinaire, et de ce nécessaire-là où sont les limites et quel nom positif lui donner ?
Il n'a ni mesure précise ni nom propre, parce que, variable comme les destinées humaines, il change d'homme à homme et qu'il ne s'en présente jamais deux exactement pareils, pas même entre deux frères ; leur légitime, pour parler la langue rigoureuse du droit, sera égale ; l'instant qui suit le partage, elle ne le sera plus, parce que, déjà, l'usage en a été différent. Et si toutes ces assertions sont évidentes, si elles ne sont, à vrai dire, que des expériences faites qui se reproduisent sans fin, il en résulte que la limite de votre nécessaire, c'est vous, vous seuls et Dieu qui le connaissez ; que, lorsque vous priez pour l'obtenir, vous devez vous souvenir, en la mesurant dans votre prière, que Dieu, de son côté, la mesure dans sa providence ; en un mot que, demander votre pain quotidien, c'est en même temps dire à Dieu quelle part il vous en faut, et vous n'avez droit d'en solliciter ni trop ni trop peu.

Trop !... ce serait témérité, présomption, folie. Qui êtes-vous, pour oser souhaiter que Dieu exagère envers vous sa bonté, et vous accorde plus que votre nécessaire ? Le don serait aussi fatal que le voeu serait insensé ; car il serait impossible de posséder trop et de faire un bon usage de ce qu'on possède ; voyez, hélas ! ces richesses immenses qui, quelquefois, par ce qu'on appelle un coup du sort, un jeu de la fortune, tombent subitement au milieu d'une pauvreté ou d'une médiocrité jusqu'alors paisible et pure ; combien en voit-on qui tournent à bien ?

Trop peu !... vous vous attribueriez, par un excès de fanatisme et de rigidité, pour le plaisir d'être orgueilleusement dur envers vous-même, le droit de demander trop peu ! Ce serait demander trop peu de forces et de moyens pour suffire à votre tâche, trop peu de ressources pour semer autour de vous le bonheur que Dieu vous charge de répandre ; ce serait demander d'autres devoirs, une autre destinée, une autre vie.
Avez-vous ce droit et voulez-vous usurper sur la Providence à ce point ? Restez à votre place, ce sera rester à votre tâche.
Le vrai renoncement chrétien ne consiste pas à se priver, mais à laisser Dieu nous priver ; ne consiste pas à refuser les biens que Dieu dispense ; les refuser, c'est lui déplaire ; en jouir, c'est lui obéir. Nul ne peut choisir ses tentations ; il faut consentir à combattre celles qui se placent par les accidents de notre destinée devant nos pas ; là est la lutte divinement préparée, et aussi le secours et la victoire et la couronne.

Si Dieu vous dit : Sois riche ! C'est une révolte de répondre : je veux être pauvre ! Si Dieu vous dit : Monte ! C'est une lâche abdication de répondre ; Je veux m'abaisser et me cacher dans la foule. Que celui qui doit gouverner les peuples gouverne ! Que celui qui doit labourer les champs laboure ! Et à chacun le vrai nécessaire !... Ce que tu veux, ô Dieu ! et non ce que nous voulons ; mais il est toujours légitime de vouloir son pain quotidien.


II. Ce pain quotidien, nous le sollicitons de Dieu comme un don de sa bonté. Il semble, au premier aspect, que l'idée d'un don et celle du nécessaire s'excluent ; il semble que le nécessaire constitue un droit, et réclamer la reconnaissance d'un droit n'est pas solliciter la dispensation d'un don.

Mes Frères, une simple et profonde distinction, trop souvent oubliée et omise dans les grandes disputes de la théologie, sépare ce que Dieu nous doit de ce qu'il ne nous doit pas. Homme créé pour le progrès, Dieu nous doit tout ce que le progrès humain exige ; celte nature humaine, vous ne l'avez point choisie ; cette existence, vous ne l'avez point demandée ; Dieu vous les a données par un acte indépendant et spontané de sa suprême puissance ; faible et fragile argile, vous ne serez écouté ni sur terre ni au ciel, ni même dans l'enfer, disant au potier : Pourquoi m'as-tu fait ainsi ? Mais la faculté même que vous avez de prononcer ce mot simple et décisif : Ainsi ! ainsi je suis fait ! cette faculté native, qui ne vient point de vous, qui vient de Dieu, vous autorise à demander au Créateur tout ce que votre tâche en ce monde et votre salut dans l'autre supposent.
En un mot, hommes, vous avez droit d'être hommes ; mais vous n'avez droit à rien de plus.

Eh bien ! ce Job, au milieu de ses troupeaux immenses, sous ses tentes resplendissantes des trésors de l'Asie, entouré de ses fils et de ses filles et des enfants de ses enfants, offrant avec joie au Dieu qui le protège son culte de famille ; ce Job, chéri des siens, béni par les pauvres, admiré de tous ; ce Job est un homme... Et c'est un homme aussi que ce père privé d'enfants, ce patriarche sans tribu, ce riche sans fortune de reste, ce juste. sans bonne renommée, ce lépreux couché sur un fumier fétide au contact de ses plaies ; c'est un homme aussi, et tout son sort, avec cet excès de bonheur ou d'adversité, tout son sort est humain ; Dieu, en le bénissant, ne l'a point élevé au-dessus de la condition mortelle et terrestre ; en le frappant, Dieu ne l'a point fait descendre au-dessous.
Qui osera dire que Dieu lui devait toute cette prospérité lors de son premier état ou le retour de cette prospérité après un temps d'épreuves ? Dieu n'a pas de dette à payer.

Ainsi, quant au sort heureux ou malheureux au milieu duquel nous remplissons la tâche de notre vie, Dieu ne nous doit rien ; en ce sens, tout est don, tout est don libre de sa part ; les meilleurs héritages de nos pères, la force et la stature, la beauté et la santé, les facultés de l'esprit, les avantages de l'éducation, les opportunités et les succès, la bonne renommée elle-même, les amitiés et les tendresses, les dévouements et les reconnaissances, tous ces dons gratuits tombent sur nos têtes de sa main souveraine. Il y a un nécessaire pour chaque destinée ; il y a un pain quotidien pour chaque situation ; mais celte destinée, cette situation, et la tâche qu'elle impose, peuvent changer du tout au tout en chaque année de la vie, en chaque heure de la journée, comme il plaît à la Providence ; aujourd'hui l'opulence du riche qui se revêt d'habits de fin lin et se traite magnifiquement tous les jours ; demain, peut-être, demain les miettes qui tombent de sa table et qui seront à nous parce que ses serviteurs dédaignent de les ramasser...
Vous prendriez les ailes de l'aube d'un de vos jours pour aller chercher loin de Dieu des biens dont vous ne lui seriez point redevables, et vous ne trouveriez rien.
Mes Frères, notre dépendance envers Dieu est donc absolue, et nous parlons comme il est convenable, en lui disant : Donne-nous notre pain quotidien !


III. Ainsi, l'homme a le droit incontestable de demander son pain quotidien ; Dieu, le droit incontestable aussi de l'accorder dans la mesure qui lui plaît. Cependant, ce pain, que nous recevons de Dieu sans qu'il nous soit dû, ce pain est nommé dans la prière du Seigneur Notre pain quotidien... À quel titre est-il nôtre ?
La réponse est dans la question : il nous appartient parce que Dieu nous le donne, et à ce titre seul il est notre propriété légitime.
Quelle que soit notre mesure de nécessaire, notre part de pain, puisque Dieu nous l'a mesurée et donnée, qui nous la disputera justement ?

Aussi, mes Frères, on n'a imaginé qu'un moyen, un seul, de miner la propriété et de la détruire : c'est de changer son nom antique, de contester son origine divine, de la considérer comme une invention, comme une usurpation ; et on n'a imaginé qu'un moyen, un seul, de la dénaturer en feignant de la respecter ; c'est de la rendre commune ; c'est de lui retirer le caractère individuel ; c'est de dépouiller tous les hommes, chacun en son rang, de leur nécessaire, quel qu'il puisse être, sous prétexte et sous promesse de les niveler et de les enrichir tous.
Il y a là le plus flagrant démenti donné à la nature humaine, parce que ce qui constitue l'homme, c'est, avant tout, son individualité, son individualité qu'il ne résigne, qu'il ne dépouille pas même dans la vie de famille ; il est un, il est lui-même ; il l'est au milieu des siens ; il n'y a pas là une confusion, une promiscuité horrible, où nul ne se connaîtrait ; il y a une sainte harmonie d'amour et de devoir, et c'est parce que l'homme est un, parce qu'il le sait et le sent, parce qu'il se retrouve toujours dans son individualité puissante et libre, qu'il possède, et c'est parce qu'il se connaît, qu'il se dévoue ; c'est parce qu'il s'aime, qu'il peut aimer ; c'est parce qu'il s'appartient, qu'il peut se donner.
Admirable et profond accord du sentiment de l'unité et des affections de famille ; chacun de nous est un ; nul de nous n'est seul ; l'instinct de l'individualité, où prend sa source l'amour de soi, rend mes possessions légitimes ; le sentiment de famille, non moins profondément gravé dans mon âme et fondé sur ma nature, rend légitimes toutes celles qui me sont léguées ou que je transmets ; chacun de nous est un, et chacun possède ; nul de nous n'est seul, et chacun hérite et transmet à son tour.

Il y a donc une révolte d'impiété, une révolte anti-humaine et anti-divine à nier que mon pain quotidien soit mien ; me le disputer est un sacrilège ; me le ravir est un larcin ; et, au fond, ces luttes abominables sont moins dirigées contre l'homme que contre Dieu : si nous avons le droit de dire à Dieu : Donne-nous notre pain quotidien, il est à nous dès que Dieu nous le donne, et nous le contester, c'est faire la guerre à Dieu.


IV. Ainsi, mes Frères, le droit divin de la propriété trouve sa consécration dans le sentiment de l'individualité, dans les affections de famille, dans la dépendance absolue où nous sommes devant Dieu. Est-ce assez ? Est-ce tout ? Non, il faut que le droit moral s'unisse au droit divin, au droit naturel, et pour que notre pain quotidien soit véritablement nôtre, il ne suffit pas de l'obtenir, il faut le gagner. C'est la doctrine même de saint Paul, enseignée dans son épître avec cette rude énergie qui rend tous les faux-fuyants impossibles :

Celui qui ne veut point travailler, dit-il, ne doit pas non plus manger. Moralement parlant, l'oisif perd tout droit, même à l'alimentation qu'il consomme. Que les législations humaines, dans leur imperfection raisonnée et nécessaire, s'arrêtent à la limite de ce qui est puni par les articles du code et ne s'étendent point à ce qui est réprouvé par la notion du devoir, il faut s'y résigner ; la législation n'est pas une morale, et de longs siècles se passeront avant que les deux mots deviennent synonymes.
Que les lois ne sévissent point contre l'oisiveté et ne lui fassent point payer des dommages et intérêts à la société, je le conçois et j'y adhère, crainte de pis. Mais la morale et la religion parlent où la législation se tait, et toutes deux, de leur voix la plus sainte, déclarent évincé dé ses droits, non devant les hommes, mais devant Dieu, celui qui, froidement retranché dans son oisif bonheur et son oisive richesse, veut jouir et ne veut point travailler, recueille les travaux de ses pères sans y ajouter, refuse toute contribution d'utilité au bien et au progrès général, et vit ainsi aux dépens de l'avenir, à qui il ne laissera rien d'acquis par lui-même...

Mes Frères ! que les préceptes évangéliques les plus saints se retrouvent fondus pour ainsi dire dans tout l'Évangile, et que la prière de Jésus est un admirable résumé de sa religion !... On a osé se vanter de nos jours d'avoir découvert la théorie du travail, son mérite et ses droits, et l'on a longuement expliqué comment l'oisiveté rendait le bonheur illégitime... Ouvrez l'Évangile ; lisez et méditez cette prière sainte, et vous arrivez en ligne droite à la conclusion que le paresseux ne peut la proférer ; c'est appeler soi-même sur sa tête un dénûment comme celui dé Job, que de perdre sa journée et de dire à Dieu : Donne-moi aujourd'hui mon pain quotidien !


V. Un dernier trait manque à ce tableau ; le travail n'est pas la seule consécration du bien-être, et pour que le pain quotidien soit saintement savoureux sur nos lèvres et abondamment béni sur nos tables de famille, il faut savoir le rompre avec le pauvre et le malheureux. La charité est le creuset divin où toute richesse s'épure devant Dieu, et voyez par quel lien intime la forme même de la prière du Seigneur rattache au sentiment de la dépendance le devoir de la charité. De toutes les âmes chrétiennes s'élève vers Dieu la même prière : Donne-nous notre pain quotidien.
Le riche, qui ne veut pas être le mauvais riche de la parabole, et Lazare couché sur les marches de la porte, n'ont pas deux prières différentes à adresser. Oui, pour le monde entier, une seule prière ; pour l'humanité entière, un seul cri : Le pain, le pain quotidien...

Mais quelle variété infinie de réponses à ce voeu de tous les hommes ! Ici, quelle abondance ! Là, quel dénûment ! Et pourquoi l'abondance est-elle pour vous et le dénûment pour vos frères ? Pourquoi Dieu traite-t-il si différemment ses enfants qui prononcent la même prière, aiguillonnés tous par le même désir de jouir, par le même besoin de vivre ? Et si, comme il est incontestable, cette inégalité est nécessaire, pourquoi votre place n'est-elle pas marquée parmi ceux qui reçoivent le moins, qui manquent et qui souffrent et qui pleurent ?
Vous avez reconnu que vous n'avez point de droits à faire valoir devant Dieu au-dessus de vos frères, et à la question terrible : pourquoi êtes-vous riches, quand tant d'autres qui vous égalent en piété sont pauvres, il n'y a que cette réponse : Dieu le veut !... Il est vrai, c'est ce que Dieu veut, et il en résulte que ce que vous avez à vouloir, c'est de compatir à des misères qui auraient pu vous échoir ; c'est de soulager des souffrances que souvent ceux qui les éprouvent n'ont pas méritées plus que vous ; c'est de compenser l'inégalité nécessaire des destinées humaines par le seul équilibre possible à maintenir, celui de la charité, fécondant toutes les ressources de prévoyance et d'association ; c'est de justifier Dieu devant les hommes par un saint usage des biens dont il vous comble ; l'amour chrétien devient ainsi l'auxiliaire de la Providence, et quand on a généreusement partagé avec ses frères le pain de la veille, il est impossible de ne point retrouver dans son âme une ferveur et une confiance nouvelles pour dire encore : Donne-nous notre pain quotidien !

Oui, mes Frères, toute la Religion chrétienne est dans l'Oraison Dominicale.
Je vous montrais, en un précédent discours, que l'immortalité se retrouve partout dispersée pour ainsi dire dans l'Évangile et le Christianisme et que la terre partout y touche au ciel ; cela est vrai au point qu'une demande où il s'agit seulement de pain quotidien, des besoins qui nous tourmentent en ce monde, des conditions, des joies, des larmes de cette vie, c'est-à-dire de tout ce qu'il y a de moins céleste et de moins immortel, une demande à ce point temporelle porte cachée, pour ainsi dire, dans le secret de ses supplications, une entière victoire sur la mort et une magnifique assurance d'immortalité. Donne-nous aujourd'hui, est-il dit, notre pain quotidien...

Aujourd'hui
seulement ! Vous n'avez pas droit de demander le pain de cette vie pour deux jours ; deux jours, c'est une trop, longue perspective dans ce monde d'incertitude ; deux jours, c'est un trop long approvisionnement pour un voyage sans cesse près de finir ; deux jours, c'est trop étendre votre vue peut-être inutilement inquiète ; ne demandez point aujourd'hui le pain de demain ; car ce qui est sûr pour demain, ce qui demain, en tous cas, ne nous manquera point, ce n'est pas un jour, un matin, un moment ; non, c'est une immortalité.....

Pesez l'immense et simple alternative qui se pose ainsi devant vous et qui embrasse à la fois le temps et l'éternité, le monde et le ciel : ou bien vous vivrez, et la journée de demain aura besoin de son pain quotidien : Dieu n'est jamais loin, et sûrs d'être entendus, vous lui direz demain ce que vous lui dites aujourd'hui : Donne-nous notre pain quotidien !

Ou bien, demain, vous ne vivrez plus : que vous importe alors le pain de demain ; il n'en est pas besoin à ces festins célestes où Abraham reçoit les pauvres Lazares dans son sein ; laissez, laissez tomber cette inutile demande de l'Oraison Dominicale ; l'immortalité abrège votre prière, parce qu'elle émonde vos besoins, et le pain quotidien de cette vie est déjà, est dès demain, est tout-à-coup remplacé par la nourriture de l'immortalité ; un lendemain périssable est trop prévoir ; un lendemain immortel est la plus naturelle des prévoyances.
Quelle puissance de consolation, quelle amplitude de sécurité dans ce voeu ainsi exprimé ! Quelle douce lumière notre céleste avenir jette ainsi au milieu des anxiétés et des misères de l'existence actuelle ! Ce corps, qu'il faut nourrir jusqu'à ce que Dieu détruise, comme parle saint Paul, et le corps et la nourriture, ce corps est si fragile et la vie, dont il est le siège, nous échappe par tant de pores et par tant de voies invisibles, que vous ne devriez pas rompre et manger un morceau de votre pain quotidien sans vous représenter que ce morceau sera peut-être le dernier ; mais, de plus, vous ne devriez jamais évoquer cette image de mort sans évoquer celle de l'immortalité, et sans vous dire, en regardant d'un oeil calme ce dernier morceau : le corps, dont ce pain est l'aliment, est semé corruptible, méprisable, infirme, il ressuscitera incorruptible, glorieux, puissant, à l'abri pour jamais de tous les besoins de la terre, le corps spirituel d'une existence meilleure, qui n'a point de pain quotidien à demander parce que ses jours sont des jours d'immortalité.

O mes Frères ! que cette foi remplisse tous vos moments, restaure vos forces, épure vos joies, console vos peines et embellisse vos heureuses et tendres affections ! Que cette foi vous accompagne, croissant en vos âmes avec vos années, et quand le pain quotidien du dernier jour sera obtenu, quand vous verrez ses dernières miettes tomber de vos mains débiles, quand le nécessaire pour vous en ce monde ne consistera qu'en un linceul et un tombeau, puisse votre âme, radieuse au sein de la mort, retrouver la ferme persuasion que votre Père céleste est prêt, au nom de votre Sauveur, à pourvoir au nécessaire de votre immortalité !



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