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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



L'ORAISON DOMINICALE
Considérée comme un résumé du christianisme

ATHANASE COQUEREL

l'un des Pasteurs de l'Église réformée de Paris

 1850


***********
VII

LA DÉLIVRANCE DU MAL

 Délivre-nous du mal !... car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire aux siècles des siècles !
(
Saint Matthieu, VI, 13.)

MES FRÈRES,

La notion de Dieu comme notre Père céleste, sa toute présence et sa souveraine grandeur ; le culte qui lui est dû, lien touchant et sacré entre l'homme et Dieu que chaque instant de notre existence peut resserrer ; le triomphe de la vérité, qui n'est que ce que Dieu pense ; le progrès de la vertu, qui n'est que ce que Dieu veut ; les humbles besoins de la vie terrestre, qu'il n'est permis ni de négliger ni de dédaigner : la réconciliation cl la paix entre l'humanité et Dieu et celle des hommes entre eux ; une sauvegarde divine contre le péril toujours imminent des tentations, voilà l'Oraison Dominicale, et on peut le dire, voilà la Religion chrétienne ; l'une est donc un résumé fidèle de l'autre.
C'est naturellement, sans effort de commentaire, sans abus de déductions, qu'une piété éclairée et réfléchie découvre ainsi une analyse succincte de la morale, de la doctrine et de l'espérance du Christianisme dans la prière du Seigneur ; et répétons-le une dernière fois : quoi d'étonnant, quand c'est Jésus qui enseigne à prier, que fondateur de la nouvelle alliance, consommateur de la foi et garant de l'immortalité, il les exprime toutes en quelques mots de prière.

De cette prière, quel sera le dernier voeu !
Il est donné, il est inspiré par le système entier de la religion révélée.

Pourquoi la Promesse ?... Pourquoi, dès l'envahissement de notre monde par le péché et l'empire cédé par l'âme humaine aux passions mauvaises sur les purs sentiments que le Créateur y avait versés ; dès la première préférence donnée par la force native de notre indispensable liberté, au mal sur le bien et au faux sur le vrai ; dès le premier abus de nos admirables facultés d'intelligence, de jouissance et d'amour, pourquoi la main divine a-t-elle jeté une nouvelle semence de vie dans ce monde de mort ; pourquoi la voix divine a-t-elle promis que la prépondérance du péché ne serait point définitive et qu'un descendant de la femme
écraserait la tête du serpent ?

Et pourquoi la Vocation ?... Un homme est choisi parmi tous les hommes, une race parmi toutes les races, et cette faible et misérable postérité d'un berger de Chaldée devient le peuple unique de Dieu, veille seule au sanctuaire de notre Père céleste, tandis que le monde entier, ses sages et ses héros, ses hommes de génie et même ses hommes de bien, veillent au culte d'absurdes, d'infâmes ou de cruelles idoles ; conserve ainsi vivante dans le monde pendant les longs siècles du paganisme la pure notion de Dieu et la promesse d'un Sauveur, ne voit périr l'économie qui lui fut confiée qu'en refusant de la laisser atteindre son but, survit et à sa nationalité et à sa religion et se disperse par la terre entière comme témoin d'une vérité dont elle ne veut pas ?

Et pourquoi la Loi ?... Pourquoi cette race d'Abraham, à tous ses privilèges, joint-elle celui de posséder seule dans l'antiquité une législation de céleste origine, excellente pour le temps de sa durée et impossible après, excellente pour le théâtre de son règne et impossible ailleurs, excellente pour cette forme de société et cette mesure de civilisation et impossible pour toute autre, de telle sorte que cette race d'Abraham voit ses lois et ses rites, ses lois et ses croyances, ses lois et sa mission liés au point qu'il lui est impossible de se maintenir en corps de nation sans se maintenir en corps de sacerdoce et que, durant des siècles d'attente, le nom d'Israël ne s'effacera du sol de la Judée que si le nom de Jéhova. en est effacé avant que le nom de Jésus y soit écrit sur une crèche, une croix et une tombe !

Et pourquoi la Prophétie ?... Pourquoi à travers âges, les révolutions, les développements de la première alliance, cette longue marche des hommes inspirés, patriarches, juges, rois, législateurs, pontifes, prophètes surtout, chacun apparaissant au jour où son génie, ses vertus, ses passions même serviront à l'ensemble des vues divines ; chacun inspiré au degré nécessaire et mis providentiellement en état et en demeure de donner sa part de vigilance à la conservation de la vérité ; pourquoi ces prophètes, surtout, prédisant chacun selon qu'il est utile pour le temps, ajoutant par chaque nouvel oracle un degré de lumière aux promesses, une espérance à l'espérance du Messie, et tous occupés à détromper d'avance le peuple du culte de la forme pour le disposer au culte de l'idée et préparer de loin, au sein de l'économie la plus rituelle, le mosaïsme, la religion la plus spirituelle, l'Évangile ?

Enfin, pourquoi l'Évangile et l'Église ? Pourquoi tous les événements immenses et simples que ces deux mots rappellent ; pourquoi un enfant endormi dans cette crèche, un docteur nouveau dans la chaire profanée de Moïse, un premier communiant à cette première Eucharistie et un crucifié sur cette croix si bien maudite, et un mort dans ce sépulcre si bien scellé, et un ressuscité dans cette immortelle gloire, et plus tard, ces étonnants triomphes de quelques péagers et de quelques pêcheurs qui, en trente ans, répandent le Christianisme dans le monde policé du Tibre à l'Euphrate ?
Pourquoi toutes ces choses ? Mes Frères, ce fut simplement pour nous
délivrer du mal.
Aussi, c'est là le dernier mot, le dernier voeu de la prière du Seigneur.


I. L'activité humaine, nous l'avons reconnu, se résout en deux phases distinctes, l'idée et l'action, et quand cette activité s'engage dans la voie des transgressions, l'idée, c'est la tentation ; l'action, c'est le péché ; d'où il suit que la tentation ne conduit pas nécessairement au péché, qu'après avoir passé par l'une il n'est point inévitable de passer à l'autre, et qu'après avoir dit : Ne nous laisse point tomber en tentation, ce qui n'est pas toujours possible, il reste à dire : délivre-nous du mal ! Le mot qui, dans le texte original, rattache l'une à l'autre les deux dernières demandes de la prière de Jésus, justifie pleinement cette explication. La tentation, en effet, ne dépend pas toujours de nous ; le péché, au contraire, dépend toujours du pécheur, et pour revenir aux naïves expressions de l'apôtre, quand la convoitise a conçu, elle enfante le péché ; mais elle peut ne point concevoir.
Ces principes posés, ces distinctions admises, la grande question s'élève : de quelle délivrance du mal est-il mention dans la prière du Seigneur ?

S'agit-il d'une sainteté, d'une perfection immédiate et instantanée nous arrivant du jour au lendemain, et dès lors absolue, irréprochable, sans tache et sans tare comme les victimes des grandes fêtes, seules dignes d'être immolées sur l'autel des holocaustes ; d'une sainteté, d'une perfection telle que dès ce premier moment aucune impureté ne l'effleure, aucune séduction ne l'attire, et qui peut dire à Dieu :
Me voici, j'ai assez fait toute ta volonté et ne te dois plus rien !
S'agit-il de cette impeccabilité soudaine que l'ancienne théologie a rêvée quand elle a porté ses propres exagérations à l'extrême, que l'Esprit saint se chargeait, disait-elle, de fonder et d'entretenir dans notre esprit, de telle sorte que déplaçant à force de vertus les notions du juste et de l'injuste, les péchés n'étaient plus des péchés pour un converti, un élu, un régénéré ; mais ils gardaient leur iniquité pour qui ne l'était point.

Mes Frères, je doute que dans l'histoire de l'orgueil humain, il y ait quelque chose de plus fort que ce simple fait : le mot impeccabilité devenu un mot de la langue des hommes... S'agit-il enfin de cette vie si improprement nommée contemplative, où l'on regarde devant soi dans le vide, où sous prétexte d'assiduité de prière et de haine du monde on veut honorer le Créateur en dédaignant toute la création, en se tenant loin d'elle ; de cette vie d'oisiveté, superbe et doucereuse ou l'on dépense ses forces à les étouffer, où l'inutilité et l'anéantissement moral usurpent la place de la charité et de la vertu absente, où pour mieux s'assurer de ne point faire le mal, on s'étudie, on s'acharne, on s'épuise à ne rien faire ; comme si ne rien faire n'était pas un des péchés les plus grands.
N'en doutez pas, il est beaucoup de pécheurs qui pèchent moins que ces prétendus saints.

Non, la fin de la prière du Seigneur ne se rapporte ni à une perfection idéale, vaine chimère de poésie, ni à un état subit de grâce et d'impeccabilité, vaine chimère de fanatisme, ni à l'insolente indolence de la vie contemplative, qui n'est qu'un piège et qu'un masque d'orgueil.
L'esprit humain, dans sa facilité d'exagération, dans ses emportements d'exagération, peut outrer toute chose, même la morale, la prière, la Religion ; alors par la justice, il arrive à l'injuste ; par le scrupule, au péché ; par la ferveur, à l'impiété ; par la vérité, à l'erreur, et par la Religion, à la trahir et à offenser Dieu.
Soutenir que l'Évangile autorise ces excès, ne pas voir que l'Évangile est au contraire une protestation continue contre ces erreurs pleines de calamités et que l'exemple et l'enseignement de Jésus sont à la juste mesure qui convenait à l'humanité, c'est refaire un évangile différent du sien.

Mais quoi ! me dites-vous, y a-t-il une borne à cette perfectibilité de l'homme que toute saine philosophie reconnaît et que l'Évangile sanctionne et recommande à son tour sous les noms de régénération et de sanctification ?
Ne serait-ce pas mettre les demandes de l'Oraison Dominicale en contradiction, puisque le voeu y est exprimé que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel ?
Voulez-vous donc limiter tristement l'influence du Christianisme et le progrès de l'humanité, désespérer et ralentir nos efforts et vouer le monde, le monde devenu chrétien, à d'éternelles iniquités ?

Non, mes Frères ; le Christianisme est la religion de l'impossible ; c'est là (et si ce mot vous cause quelque inquiétude, la suite de ce discours nous y ramènera, et je prends l'engagement de vous rassurer), c'est là son plus beau caractère, et l'un des sceaux de sa divinité.

Mais c'est précisément parce que la perfection est le dernier but de l'Évangile, qu'il faut se garder sur la route de se laisser arrêter en chemin par ces fausses perfections qu'on a osé nommer états de grâce et qui ne sont que des états d'orgueil et d'erreur ; par ces illuminations de l'esprit qui ne sont que des ténèbres visibles ; par ces prétendues impossibilités de pécher qui ne sont qu'une des ruses de Satan
déguisé en ange de lumière.
Et c'est quand d'un sens rassis on a fait justice de ces erreurs, que la recherche du bien, la notion du devoir, le désir de la sanctification se présentent le mieux à notre âme, éclairés de la douce lumière de la foi qui nous montre la vertu toujours aimable, parce qu'elle nous la montre toujours possible.

II. Interprétez dans cet esprit le dernier voeu de l'Oraison Dominicale, et voyez quel sens salutaire et facile s'y découvre à l'instant : le fidèle vient de demander de ne point tomber en tentation, et si la tentation ne peut s'éviter, il demande d'être délivré du mal, c'est-à-dire avant tout du mal même où la dernière tentation, la tentation présente, peut le précipiter. La liaison naturelle des idées indique donc qu'il s'agit ici avant tout du mal actuel, du mal présent, du mal qui est là devant nos yeux, sous nos pas, à nos côtés ; il s'agit du premier combat à livrer, du premier ennemi à vaincre, du premier triomphe à obtenir ; il s'agit du danger et du devoir de l'heure qui sonne et du jour qui passe.

Mes Frères, n'est-il pas certain qu'en fait de tentations et de vertus, il faut courir au plus pressé ; avisons au présent et aux obligations qu'il amène ;
le lendemain se souciera de ce qui le concerne ; à chaque jour suffit sa peine, non seulement pour les travaux, les épreuves et les larmes, mais aussi pour les vertus ; vous pouvez toutes choses par Christ qui vous fortifie ; mais commencez par celle du moment ;

- orgueilleux, commencez par vos illusions d'orgueil ;
- avares, par vos adorations de l'argent et de l'or ;
- cupides, commencez par vos recherches de fortune ;
- impurs, commencez par vos emportements de sensualité ;
- vindicatifs, commencez par vos projets de vengeance ;
- ambitieux, commencez par vos plans d'élévation ;
- égoïstes, commencez par votre égoïsme.

Commencez par vous-mêmes ; commencez tous par le péché favori de votre vie, par la passion dominante de votre coeur, et vous serez exaucés dans la prière :
Délivre-nous du mal !

III. Cette interprétation toute pratique sauve une autre erreur. On aime quelquefois à prendre ce voeu dans un sens vague et universel ; on se laisse aller à croire qu'il s'agit de prier pour la réformation du monde, l'amélioration de l'humanité, l'extirpation du mal de la face de la terre, la diffusion de l'Évangile parmi les races encore plongées dans les délires de quelque religion ténébreuse ; on s'imagine qu'il est question de ces grandes misères et de ces grandes iniquités sociales, vastes péchés que toute une génération commet et qui pèsent à travers ses tombeaux sur les générations qui suivent, tyrannies, proscriptions, guerres, persécutions, esclavages....

Vous êtes chrétiens, tous les hommes sont vos frères, et Dieu est le Dieu de tous ; priez-le
de les délivrer tous du mal ; priez-le de faire éclater à tous les regards sa sainteté et sa justice ; priez-le d'ouvrir sous tous les yeux humains le livre sacré de l'Évangile ; et comme il est juste de le faire, comme les premières demandes de l'Oraison Dominicale l'expriment, prenez intérêt à tout le bien qui se produit, prenez pitié de tout le mal qui se commet sous les cieux.

C'est sur la terre entière, je vous l'ai démontré, que doit s'accomplir la volonté divine. Mais songez que le progrès général ne se compose, après tout, que de conversions individuelles ; débutez (je suis naturellement amené à vous le redire) dans la conversion de l'humanité par la vôtre ; au lieu de vous mettre témérairement à extirper l'ivraie du champ du monde, immense moisson qui demande plus de temps et de pouvoir que vous n'en aurez, extirpez ce germe secret d'ivraie maudite que vous-même portez en votre âme, et vous travaillerez mieux à délivrer du mal le reste des hommes, quand vous aurez réussi, en priant, à vous en délivrer vous-même.

IV. Est-ce là rétrécir et rapetisser les fruits de cette prière et amoindrir leur salutaire abondance ? Non ; par cette simple raison que l'Oraison Dominicale, nous l'avons reconnu, appartient à qui veut la dire ; il n'est aucun homme qui n'ait droit de l'adresser ; elle arrive donc, elle sert donc à la sanctification de tous par la sanctification de chacun ; et c'est ainsi, mes Frères, que le cours de nos idées et le sens de la prière nous ramène à ces deux grandes doctrines du Christianisme sur lesquelles il importe de revenir : le devoir toujours possible et le progrès toujours illimité.

On a voulu faire du Christianisme un bercail fermé où il n'entre qu'un nombre fixé d'avance de brebis ; un bercail dont le maître ne serait point le pasteur de tous, et se tiendrait sur le seuil pour chasser loin de lui dans les déserts et
les ténèbres du dehors ceux qu'il ne compterait point parmi ses favoris ; on a voulu faire du Christianisme en ce monde et du salut dans l'autre un privilège de naissance ou de choix que ne peuvent plus tard perdre ceux à qui il a été donné, ni acquérir ceux qui ne l'ont point reçu ; on a voulu, par une conséquence inévitable de ces désolantes espérances qui partagent l'humanité, et dans son sein les races, les églises, les familles, en réprouvés... quoi qu'ils fassent, et en élus... quoi qu'ils fassent aussi... ou a voulu prouver qu'il n'y avait pas de vertu possible chez un homme, quel qu'il soit, qui n'était pas divinement désigné pour la vertu ; que ses bonnes oeuvres n'en étaient pas, et que, voué par un irrévocable décret au mal et au péché, il péchait sans le savoir, même en croyant faire le bien...

Voilà ce que l'homme, dans sa démence, a cru trouver dans l'Évangile, et dans ce même Évangile, nous trouvons que Jésus donne au monde un modèle unique, un modèle commun de prière, et veut que tous ses fidèles disent à Dieu :
Délivre-nous du mal !

Quoi ! le Christ, qui est la vérité et la fidélité même, le Christ qui ne peut tromper ni mentir, le Christ a voulu que des milliers de ses disciples demandent chaque jour à Dieu l'impossible, demandent chaque jour d'être soutenus pour ne point tomber, et il faut qu'ils tombent ; demandent chaque jour d'être délivrés du mal, et il faut qu'ils le commettent ? Pensez-y bien : si un seul mal est nécessaire et inévitable, si un seul pécheur est force de pécher, pour lui, la prière de Jésus est un piège, une tromperie, une fausseté ; et c'est Jésus qui l'a trompé, c'est Jésus qui lui met à la bouche cette prière dérisoire, c'est Jésus qui lui enseigne de demander à Dieu d'être bon, sachant de sa science infaillible que Dieu lui-même a décidé qu'il serait méchant....

Mes Frères, voulez-vous appeler cela folie ou blasphème ?... Faites mieux, et appelez cela des deux noms à la fois... Tirons le voile sur ces excès de fanatisme qu'il est déplorable d'avoir à exposer encore, et revenons aux douces lumières de piété et de foi, aux tendres excitations vers le bien que nous puisons dans l'oraison accomplie de notre divin Maître.
Oui, puisque Jésus veut que tout homme, que tout disciple, que tout fidèle puisse demander d'être
délivré du mal, c'est que chacun peut l'être pour chaque péché ; c'est que le péché n'est jamais inévitable ; c'est que le devoir est toujours possible ; c'est que nos tâches sont toujours mesurées à nos forces ; c'est que Dieu, notre Père, n'a voué aucun de ses enfants à la perversité et à la perdition ; c'est que le chemin du céleste bercail et la porte qui y conduit s'ouvrent devant tous nos pas, et que tout pécheur qui dit : Je ne puis être bon, ment, et à lui-même, et à Christ, et à Dieu, et n'a jamais su bien dire au Seigneur : Délivre-nous du mal !

V. Délivre-nous du mal, et chacun, vous ai-je dit, peut être délivré de chaque péché.
Voilà, mes Frères, la garantie et la preuve que le progrès, selon l'Évangile, est toujours illimité, et qu'il faut donc aspirer, par la cessation du mal, à ce que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au Ciel.

Est-il une seule transgression dont vous deviez vous dire, dans le secret de votre conscience : De cette transgression, il est impossible que Dieu me délivre, et il est inutile que je l'en prie !
Non, sans doute, et parmi toutes vos fautes, vous n'en trouveriez pas une seule (je viens de le démontrer, car ce qui est vrai d'un péché, l'est de tous), vous n'en trouveriez pas une seule frappée de ce cachet de fatalité ; le croire, encore une fois, serait redevenir païen.
Priez donc, priez sans vous lasser ; dites et redites sans cesse à Dieu :
Délivre-nous du mal, et cherchez, cherchez une borne aux progrès que la prière de Jésus ouvre ainsi devant vous...

Mes Frères, vous n'en trouverez pas. Le Christianisme, vous ai-je dit, est la religion de l'impossible. Nous sommes à demi-matière, et environnés de toutes parts d'un monde matériel admirable qui nous presse et nous accable sous le nombre de ses merveilles ;
Dieu est esprit, et le Christianisme nous enjoint un culte en esprit et en vérité.
Effacez-vous de devant moi, autels, sanctuaires et temples ; symboles et sacrements même ! Qu'y a-t-il là d'assez spirituel pour l'adoration en esprit ?...

Nous sommes sans cesse à la recherche d'un bonheur que toutes les joies et même les tendresses du monde ne peuvent nous donner ; si elles nous le donnaient, les mécomptes et les deuils se chargeraient tous les jours de nous le ravir, et le Christianisme nous offre une paix supérieure à tout entendement et permanente dans le coeur qui a pu la recevoir...

Nous sommes avides d'immortalité au point d'y croire par instinct, et nous avons à subir la mort qui ressemble le plus au néant, de telle sorte qu'à chaque deuil il nous paraît toujours au premier moment, en présence de ce silence immobile, insensible, froid, de ces lèvres sans parole, de ces yeux sans regards, de ces mains sans étreinte, il nous paraît qu'il s'agit d'un adieu et non d'un revoir, et le Christianisme nous déclare que
la mort est engloutie en victoire, que l'immortalité est mise en évidence, que personne n'est mort, qu'il n'y a point de morts, mais des absents, que tous vivent près de Dieu.... et il nous interdit de nous laisser tromper un moment par ces mensonges funèbres, de nous laisser préoccuper par la dissolution d'un peu de poussière...

Nous sommes faibles dans nos luttes, irrésolus dans nos dispositions, enclins au mal, transgresseurs de la loi, et le Christianisme nous appelle à une charité, à une sainteté dont celle de Jésus est le modèle et celle de Dieu la mesure :
Soyez parfaits comme votre Père qui est aux Cieux est parfait, et devant tout péché, quel qu'il soit, vous avez à vous arrêter pour dire : Délivre-nous du mal !... Ne sont-ce pas là des impossibilités ?...

Oui, mes Frères ; mais ce sont des impossibilités pour le monde et le temps, tels que vous les connaissez et les mesurez ; et l'humanité doit vous survivre, et il y a dans l'avenir plus de choses que votre expérience n'en prévoit, et vous êtes créés pour le Ciel et l'éternité ; et l'impossible prend d'autres noms en religion ; il s'appelle le progrès en ce monde et l'infini dans l'autre, et notre Religion conduit par toutes ses voies au progrès et touche de tous côtés à l'infini ; et c'est par l'impossible ainsi entendu, qu'il fallait prendre un être perfectible, immortel, qui a l'immortalité devant lui pour continuer ses perfectionnements et s'avancer vers Dieu de gloire en gloire ; vers Dieu, qu'il n'atteindra jamais, mais dont il se rapproche toujours ; vers Dieu qui a un bonheur à nous donner en récompense de chaque progrès ; vers Dieu qui veut que chaque vérité reconnue conduise à des vérités plus hautes, chaque sainteté conquise à des saintetés plus sublimes, chaque amour à des amours plus doux et chaque félicité à des béatitudes croissantes ; vers Dieu qui, pour premier pas de ces efforts remplissant et le temps et l'immortalité, nous demande de lui dire à chaque occasion de péché :
Délivre-nous du mal !...

Vous donc, quand vous priez ainsi,
n'oubliez pas que c'est vous mettre en marche vers la perfection, vers l'infini, vers Dieu.

Dans ces révélations heureuses ou magnifiques que l'Oraison Dominicale suggère à la piété, dans ces grâces qu'elle annonce, dans ces espérances qu'elle confirme, qu'y a-t-il dont nous puissions nous faire honneur ? Rien.

Notre Père qui es aux cieux !... Il sait de quoi nous sommes faits ; il sonde notre être jusqu'au fond ; il voit notre âme à nu ; il n'a nul besoin de nous suivre du regard ; c'est nous qui avons besoin de sa connaissance, et quand nous croyons la saisir, elle nous échappe, perdue de vue dans l'infini où, si nous osons nous engager, nous sommes bientôt réduits à dire, avec l'Évangile : Personne n'a jamais vu Dieu.

Que ton nom soit sanctifié !... Et que lui revient-il de nos sacrifices et de nos adorations ? Qui sommes-nous, pour lui bâtir des temples, lorsque les cieux, et les cieux même des cieux, ne peuvent le contenir ? Nos prières sont inutiles à sa providence ; il sait de quoi nous avons besoin, avant que nous le lui demandions.

Que ton règne vienne ! Dieu est la vérité et possède la science suprême.
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! Dieu est la sainteté même, et possède la perfection absolue.
Notre science et notre vertu sont donc comme un néant devant lui.

Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien !... Oui, car nous sommes si peu de chose que notre vie actuelle et tout ce qu'elle renferme de génie, de beauté, de gloire et d'héroïsme, peut dépendre de quelques grains de blé de plus ou de moins et que cependant les miettes de pain indispensables à l'entretien de notre existence ne nous appartiennent pas.

Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés !... Oui, car esclaves révoltés contre le plus grand, le plus légitime des maîtres, nous poussons à bout notre révolte en combattant entre nous, et cette double guerre nous laisse encore un reste d'énergie pour être en guerre avec nous-mêmes.

Ne nous laisse point tomber en tentation, mais délivre-nous du mal !... Et comme Dieu ne tente personne, nous sommes donc les auteurs des pièges où nous demeurons pris ; nous nous fatiguons, nous nous épuisons à creuser nous-mêmes l'abîme, en gardant la force de nous y précipiter.

O mes Frères, que sommes-nous donc devant Dieu, que sommes-nous devant Christ ; rois de ce monde, quel règne que le nôtre, tant que nous ne savons pas régner sur nous-mêmes !
Que notre puissance est quelque chose de misérable, et que notre gloire est un pâle reflet de celle qui aurait dû nous appartenir comme enfants de Dieu créés à son image, si cette image était restée pure et resplendissante au fond de notre être !

Que dirons-nous donc, et quel langage convient sur nos lèvres, si ce n'est l'adoration que l'Évangile ou l'Église (et qu'importe que ce soit l'un ou l'autre pour une louange si convenable à la majesté divine et à notre misère) a consacrée pour clore la prière du Seigneur :

C'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire ! Voilà bien l'aveu d'humilité profonde et d'entière dépendance, voilà bien le cri d'ardente gratitude qui doit jaillir de tous nos coeurs.
Comparez ce que vous êtes et ce que vous sollicitez ; pesez comme d'une main l'Oraison Dominicale et de l'autre vos droits ; mesurez-vous vous-même à cette échelle de grâces inappréciables, et mettant en balance ce que vous méritez et ce que Dieu vous permet de lui demander par Christ, voyez si le front dans la poudre c'est trop dire que de lui dire :
le règne, la puissance et la gloire sont à toi !...

Il est vrai par vous-mêmes, vous n'êtes rien, et n'avez droit à rien ; mais comme chrétiens, vous avez droit au Christianisme, et dans tous ces trésors de la prière du Seigneur... O immensité de l'amour de Dieu !... il n'y a rien de trop pour vous. Admirable et touchant mélange de la grandeur de Dieu et de la misère de l'homme ; sa religion l'abat devant Dieu jusque dans un néant sans nom, et tout à coup, le relève et le déclare citoyen des cieux, concitoyen des anges, enfant de Dieu, frère de Christ, destiné à l'infini d'une immortalité excellente.
Ainsi, vous le voyez ; cette humilité, cette dépendance, cette gratitude s'unissent dans cette adoration finale à une confiance inébranlable en la bonté de Dieu et l'amour de Christ...

À Dieu le règne et la puissance !... et s'il règne, s'il est tout puissant, il est libre d'exaucer le plus obscur, le plus pauvre, le plus timide de ses serviteurs qui, du sein de sa misère, veut devenir riche de toutes les demandes de l'Oraison Dominicale accordées à la fois.....

À Dieu la gloire ! il nous exaucera très certainement ; car sa gloire n'est que sa bonté. Et tous ces attributs de son infinité lui appartiennent
aux siècles des siècles, et il y a réversion de cette idée sur nous ; il y a partage de cette existence avec nous ; éternel, c'est pour l'éternité qu'il nous exaucera. Réjouissez-vous dans votre foi, votre espérance et votre amour, disciples de Jésus, qui priez ainsi ; votre prière condense votre Christianisme et cette prière vous suffit, parce que votre Christianisme suffit à votre vie, votre mort et votre immortalité... Dans un sentiment profond d'adoration et d'amour, dans un élan unanime de reconnaissance, recueillez-vous tous, disciples du Sauveur ! pour élever au ciel d'où Dieu vous contemple l'antique et pur hommage de la foi chrétienne : c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire aux siècles des siècles !

Fin.

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