L'ORAISON
DOMINICALE
Considérée comme un
résumé du christianisme
ATHANASE
COQUEREL
l'un des
Pasteurs
de l'Église réformée de
Paris
1850
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VII
LA DÉLIVRANCE DU
MAL
Délivre-nous du
mal !... car c'est à toi
qu'appartiennent le règne, la
puissance et la gloire aux siècles des
siècles !
(Saint Matthieu, VI, 13.)
MES FRÈRES,
La notion de Dieu comme notre Père
céleste, sa toute présence et sa
souveraine grandeur ; le culte qui lui est
dû, lien touchant et sacré entre
l'homme et Dieu que chaque instant de notre
existence peut resserrer ; le triomphe de la
vérité, qui n'est que ce que Dieu
pense ; le progrès de la vertu, qui
n'est que ce que Dieu veut ; les humbles
besoins de la vie terrestre, qu'il n'est permis ni
de négliger ni de dédaigner : la
réconciliation cl la paix entre
l'humanité et Dieu et
celle des hommes entre eux ; une sauvegarde
divine contre le péril toujours imminent des
tentations, voilà l'Oraison Dominicale, et
on peut le dire, voilà la Religion
chrétienne ; l'une est donc un
résumé fidèle de l'autre.
C'est naturellement, sans effort de commentaire,
sans abus de déductions, qu'une
piété éclairée et
réfléchie découvre ainsi une
analyse succincte de la morale, de la doctrine et
de l'espérance du Christianisme dans la
prière du Seigneur ; et
répétons-le une dernière
fois : quoi d'étonnant, quand c'est
Jésus qui enseigne à prier, que
fondateur de la nouvelle alliance, consommateur de
la foi et garant de l'immortalité, il les
exprime toutes en quelques mots de
prière.
De cette prière, quel sera le dernier
voeu !
Il est donné, il est inspiré par le
système entier de la religion
révélée.
Pourquoi la Promesse ?... Pourquoi, dès
l'envahissement de notre monde par le
péché et l'empire cédé
par l'âme humaine aux passions mauvaises sur
les purs sentiments que le Créateur y avait
versés ; dès
la première préférence
donnée par la force native de notre
indispensable liberté, au mal sur le bien et
au faux sur le vrai ; dès le premier
abus de nos admirables facultés
d'intelligence, de jouissance et d'amour, pourquoi
la main divine a-t-elle jeté une nouvelle
semence de vie dans ce monde de mort ;
pourquoi la voix divine a-t-elle promis que la
prépondérance du péché
ne serait point définitive et qu'un
descendant de la femme écraserait la tête du
serpent ?
Et pourquoi la Vocation ?... Un homme est
choisi parmi tous les hommes, une race parmi toutes
les races, et cette faible et misérable
postérité d'un berger de
Chaldée devient le peuple unique de Dieu,
veille seule au sanctuaire de notre Père
céleste, tandis que le monde entier, ses
sages et ses héros, ses hommes de
génie et même ses hommes de bien,
veillent au culte d'absurdes, d'infâmes ou de
cruelles idoles ; conserve ainsi vivante dans
le monde pendant les longs siècles du
paganisme la pure notion de Dieu et la promesse
d'un Sauveur, ne voit périr
l'économie qui lui fut confiée
qu'en refusant de la laisser
atteindre son but, survit et à sa
nationalité et à sa religion et se
disperse par la terre entière comme
témoin d'une vérité dont elle
ne veut pas ?
Et pourquoi la Loi ?... Pourquoi cette race
d'Abraham, à tous ses privilèges,
joint-elle celui de posséder seule dans
l'antiquité une législation de
céleste origine, excellente pour le temps de
sa durée et impossible après,
excellente pour le théâtre de son
règne et impossible ailleurs, excellente
pour cette forme de société et cette
mesure de civilisation et impossible pour toute
autre, de telle sorte que cette race d'Abraham voit
ses lois et ses rites, ses lois et ses croyances,
ses lois et sa mission liés au point qu'il
lui est impossible de se maintenir en corps de
nation sans se maintenir en corps de sacerdoce et
que, durant des siècles d'attente, le nom
d'Israël ne s'effacera du sol de la
Judée que si le nom de Jéhova. en est
effacé avant que le nom de Jésus y
soit écrit sur une crèche, une croix
et une tombe !
Et pourquoi la Prophétie ?... Pourquoi
à travers âges, les
révolutions, les développements de la
première alliance, cette longue marche des
hommes inspirés, patriarches, juges, rois,
législateurs, pontifes, prophètes
surtout, chacun apparaissant au jour où son
génie, ses vertus, ses passions même
serviront à l'ensemble des vues
divines ; chacun inspiré au
degré nécessaire et mis
providentiellement en état et en demeure de
donner sa part de vigilance à la
conservation de la vérité ;
pourquoi ces prophètes, surtout,
prédisant chacun selon qu'il est utile pour
le temps, ajoutant par chaque nouvel oracle un
degré de lumière aux promesses, une
espérance à l'espérance du
Messie, et tous occupés à
détromper d'avance le peuple du culte de la
forme pour le disposer au culte de l'idée et
préparer de loin, au sein de
l'économie la plus rituelle, le
mosaïsme, la religion la plus spirituelle,
l'Évangile ?
Enfin, pourquoi l'Évangile et
l'Église ? Pourquoi tous les
événements immenses et simples que
ces deux mots rappellent ; pourquoi un enfant
endormi dans cette crèche, un docteur
nouveau dans la chaire profanée de
Moïse, un premier communiant
à cette première
Eucharistie et un crucifié sur cette croix
si bien maudite, et un mort dans ce sépulcre
si bien scellé, et un ressuscité dans
cette immortelle gloire, et plus tard, ces
étonnants triomphes de quelques
péagers et de quelques pêcheurs qui,
en trente ans, répandent le Christianisme
dans le monde policé du Tibre à
l'Euphrate ?
Pourquoi toutes ces choses ? Mes
Frères, ce fut simplement pour nous
délivrer du
mal.
Aussi, c'est là le dernier mot, le dernier
voeu de la prière du Seigneur.
I. L'activité humaine, nous
l'avons reconnu, se résout en deux phases
distinctes, l'idée et l'action, et quand
cette activité s'engage dans la voie des
transgressions, l'idée, c'est la
tentation ; l'action, c'est le
péché ; d'où il suit que
la tentation ne conduit pas nécessairement
au péché, qu'après avoir
passé par l'une il n'est point
inévitable de passer à l'autre, et
qu'après avoir dit : Ne nous laisse
point tomber en tentation,
ce qui n'est pas
toujours possible, il reste à dire :
délivre-nous du
mal ! Le mot
qui, dans le texte original, rattache l'une
à l'autre les deux dernières demandes
de la prière de Jésus, justifie
pleinement cette explication. La tentation, en
effet, ne dépend pas toujours de nous ;
le péché, au contraire, dépend
toujours du pécheur, et pour revenir aux
naïves expressions de l'apôtre,
quand la convoitise a
conçu, elle enfante le
péché ; mais elle peut ne point concevoir.
Ces principes posés, ces distinctions
admises, la grande question
s'élève : de quelle
délivrance du mal est-il mention dans la
prière du Seigneur ?
S'agit-il d'une sainteté, d'une perfection
immédiate et instantanée nous
arrivant du jour au lendemain, et dès lors
absolue, irréprochable, sans tache et sans
tare comme les victimes des grandes fêtes,
seules dignes d'être immolées sur
l'autel des holocaustes ; d'une
sainteté, d'une perfection telle que
dès ce premier moment aucune impureté
ne l'effleure, aucune séduction ne l'attire,
et qui peut dire à
Dieu : Me voici,
j'ai assez
fait toute ta
volonté et ne
te dois plus rien !
S'agit-il de cette impeccabilité soudaine
que l'ancienne théologie a
rêvée quand elle a porté ses
propres exagérations à
l'extrême, que l'Esprit saint se chargeait,
disait-elle, de fonder et d'entretenir dans notre
esprit, de telle sorte que déplaçant
à force de vertus les notions du juste et de
l'injuste, les péchés
n'étaient plus des péchés pour
un converti, un élu, un
régénéré ; mais
ils gardaient leur iniquité pour qui ne
l'était point.
Mes Frères, je doute que dans l'histoire de
l'orgueil humain, il y ait quelque chose de plus
fort que ce simple fait : le mot
impeccabilité devenu un mot de la langue des
hommes... S'agit-il enfin de cette vie si
improprement nommée contemplative, où
l'on regarde devant soi dans le vide, où
sous prétexte d'assiduité de
prière et de haine du monde on veut honorer
le Créateur en dédaignant toute la
création, en se tenant loin d'elle ; de
cette vie d'oisiveté, superbe et doucereuse
ou l'on dépense ses forces à les
étouffer, où l'inutilité et
l'anéantissement moral usurpent la place de
la charité et de la vertu
absente, où pour mieux s'assurer de ne point
faire le mal, on s'étudie, on s'acharne, on
s'épuise à ne rien faire ; comme
si ne rien faire n'était pas un des
péchés les plus grands.
N'en doutez pas, il est beaucoup de pécheurs
qui pèchent moins que ces prétendus
saints.
Non, la fin de la prière du Seigneur ne se
rapporte ni à une perfection idéale,
vaine chimère de poésie, ni à
un état subit de grâce et
d'impeccabilité, vaine chimère de
fanatisme, ni à l'insolente indolence de la
vie contemplative, qui n'est qu'un piège et
qu'un masque d'orgueil.
L'esprit humain, dans sa facilité
d'exagération, dans ses emportements
d'exagération, peut outrer toute chose,
même la morale, la prière, la
Religion ; alors par la justice, il arrive
à l'injuste ; par le scrupule, au
péché ; par la ferveur, à
l'impiété ; par la
vérité, à l'erreur, et par la
Religion, à la trahir et à offenser
Dieu.
Soutenir que l'Évangile autorise ces
excès, ne pas voir que l'Évangile est
au contraire une protestation continue contre ces
erreurs pleines de calamités et que
l'exemple et l'enseignement de Jésus sont
à la juste mesure qui
convenait à l'humanité, c'est refaire
un évangile différent du sien.
Mais quoi ! me dites-vous, y a-t-il une borne
à cette perfectibilité de l'homme que
toute saine philosophie reconnaît et que
l'Évangile sanctionne et recommande à
son tour sous les noms de
régénération et de
sanctification ?
Ne serait-ce pas mettre les demandes de l'Oraison
Dominicale en contradiction, puisque le voeu y est
exprimé que la volonté de Dieu soit
faite sur la terre comme au ciel ?
Voulez-vous donc limiter tristement l'influence du
Christianisme et le progrès de
l'humanité, désespérer et
ralentir nos efforts et vouer le monde, le monde
devenu chrétien, à
d'éternelles iniquités ?
Non, mes Frères ; le Christianisme est
la religion de l'impossible ; c'est là
(et si ce mot vous cause quelque inquiétude,
la suite de ce discours nous y ramènera, et
je prends l'engagement de vous rassurer), c'est
là son plus beau caractère, et l'un
des sceaux de sa divinité.
Mais c'est précisément parce que la
perfection est le dernier but de l'Évangile,
qu'il faut se garder sur la route de se laisser
arrêter en chemin par ces
fausses perfections qu'on a osé nommer
états de grâce et qui ne sont que des
états d'orgueil et d'erreur ; par ces
illuminations de l'esprit qui ne sont que des
ténèbres visibles ; par ces
prétendues impossibilités de
pécher qui ne sont qu'une des ruses de Satan
déguisé
en ange de lumière.
Et c'est quand d'un
sens rassis on a fait justice de ces erreurs, que
la recherche du bien, la notion du devoir, le
désir de la sanctification se
présentent le mieux à notre
âme, éclairés de la douce
lumière de la foi qui nous montre la vertu
toujours aimable, parce qu'elle nous la montre
toujours possible.
II. Interprétez dans cet esprit le
dernier voeu de l'Oraison Dominicale, et voyez quel
sens salutaire et facile s'y découvre
à l'instant : le fidèle vient de
demander de ne point
tomber en tentation, et si la tentation ne peut
s'éviter, il demande d'être
délivré
du mal, c'est-à-dire avant tout du mal
même où la dernière tentation,
la tentation présente, peut le
précipiter. La liaison naturelle des
idées indique donc qu'il s'agit ici avant
tout du mal actuel, du mal
présent, du mal qui est là devant nos
yeux, sous nos pas, à nos
côtés ; il s'agit du premier
combat à livrer, du premier ennemi à
vaincre, du premier triomphe à
obtenir ; il s'agit du danger et du devoir de
l'heure qui sonne et du jour qui passe.
Mes Frères, n'est-il pas certain qu'en fait
de tentations et de vertus, il faut courir au plus
pressé ; avisons au présent et
aux obligations qu'il amène ;
le lendemain se
souciera de ce qui le concerne ; à
chaque jour suffit sa peine, non seulement pour les travaux, les
épreuves et les larmes, mais aussi pour les
vertus ; vous pouvez toutes choses par Christ qui vous
fortifie ; mais
commencez par celle du moment ;
- orgueilleux, commencez par vos illusions
d'orgueil ;
- avares, par vos adorations de l'argent et de
l'or ;
- cupides, commencez par vos recherches de
fortune ;
- impurs, commencez par vos emportements de
sensualité ;
- vindicatifs, commencez par vos projets de
vengeance ;
- ambitieux, commencez par vos plans
d'élévation ;
- égoïstes, commencez par votre
égoïsme.
Commencez par vous-mêmes ; commencez
tous par le péché
favori de votre vie, par la
passion dominante de votre coeur, et vous serez
exaucés dans la prière :
Délivre-nous du
mal !
III. Cette interprétation toute
pratique sauve une autre erreur. On aime
quelquefois à prendre ce voeu dans un sens
vague et universel ; on se laisse aller
à croire qu'il s'agit de prier pour la
réformation du monde, l'amélioration
de l'humanité, l'extirpation du mal de la
face de la terre, la diffusion de l'Évangile
parmi les races encore plongées dans les
délires de quelque religion
ténébreuse ; on s'imagine qu'il
est question de ces grandes misères et de
ces grandes iniquités sociales, vastes
péchés que toute une
génération commet et qui
pèsent à travers ses tombeaux sur les
générations qui suivent, tyrannies,
proscriptions, guerres, persécutions,
esclavages....
Vous êtes chrétiens, tous les hommes
sont vos frères, et Dieu est le Dieu de
tous ; priez-le de les délivrer
tous du mal ; priez-le de faire éclater
à tous les regards sa sainteté et sa
justice ; priez-le d'ouvrir sous tous les yeux
humains le livre sacré de
l'Évangile ; et comme il
est juste de le faire, comme les
premières demandes de l'Oraison Dominicale
l'expriment, prenez intérêt à
tout le bien qui se produit, prenez pitié de
tout le mal qui se commet sous les cieux.
C'est sur la terre entière, je vous l'ai
démontré, que doit s'accomplir la
volonté divine. Mais songez que le
progrès général ne se compose,
après tout, que de conversions
individuelles ; débutez (je suis
naturellement amené à vous le redire)
dans la conversion de l'humanité par la
vôtre ; au lieu de vous mettre
témérairement à extirper
l'ivraie du champ du monde, immense moisson qui
demande plus de temps et de pouvoir que vous n'en
aurez, extirpez ce germe secret d'ivraie maudite
que vous-même portez en votre âme, et
vous travaillerez mieux à délivrer du
mal le reste des hommes, quand vous aurez
réussi, en priant, à vous en
délivrer vous-même.
IV. Est-ce là
rétrécir et rapetisser les fruits de
cette prière et amoindrir leur salutaire
abondance ? Non ; par cette simple raison
que l'Oraison Dominicale, nous l'avons reconnu,
appartient à qui veut la
dire ; il n'est aucun homme qui n'ait droit de
l'adresser ; elle arrive donc, elle sert donc
à la sanctification de tous par la
sanctification de chacun ; et c'est ainsi, mes
Frères, que le cours de nos idées et
le sens de la prière nous ramène
à ces deux grandes doctrines du
Christianisme sur lesquelles il importe de
revenir : le devoir toujours possible et le
progrès toujours illimité.
On a voulu faire du Christianisme un bercail
fermé où il n'entre qu'un nombre
fixé d'avance de brebis ; un bercail
dont le maître ne serait point le pasteur de
tous, et se tiendrait sur le seuil pour chasser
loin de lui dans les déserts et
les
ténèbres du dehors ceux qu'il ne compterait point parmi
ses favoris ; on a voulu faire du
Christianisme en ce monde et du salut dans l'autre
un privilège de naissance ou de choix que ne
peuvent plus tard perdre ceux à qui il a
été donné, ni acquérir
ceux qui ne l'ont point reçu ; on a
voulu, par une conséquence inévitable
de ces désolantes espérances qui
partagent l'humanité, et dans son sein les
races, les églises, les familles, en
réprouvés... quoi
qu'ils fassent, et en
élus... quoi qu'ils fassent aussi... ou a
voulu prouver qu'il n'y avait pas de vertu possible
chez un homme, quel qu'il soit, qui n'était
pas divinement désigné pour la
vertu ; que ses bonnes oeuvres n'en
étaient pas, et que, voué par un
irrévocable décret au mal et au
péché, il péchait sans le
savoir, même en croyant faire le bien...
Voilà ce que l'homme, dans sa
démence, a cru trouver dans
l'Évangile, et dans ce même
Évangile, nous trouvons que Jésus
donne au monde un modèle unique, un
modèle commun de prière, et veut que
tous ses fidèles disent à Dieu :
Délivre-nous du
mal !
Quoi ! le
Christ, qui est la vérité et la
fidélité même, le Christ qui ne
peut tromper ni mentir, le Christ a voulu que des
milliers de ses disciples demandent chaque jour
à Dieu l'impossible, demandent chaque jour
d'être soutenus pour ne point tomber, et il
faut qu'ils tombent ; demandent chaque jour
d'être délivrés du mal, et il
faut qu'ils le commettent ? Pensez-y
bien : si un seul mal est nécessaire et
inévitable, si un seul pécheur est
force de pécher, pour lui, la prière
de Jésus est un
piège, une tromperie, une
fausseté ; et c'est Jésus qui
l'a trompé, c'est Jésus qui lui met
à la bouche cette prière
dérisoire, c'est Jésus qui lui
enseigne de demander à Dieu d'être
bon, sachant de sa science infaillible que Dieu
lui-même a décidé qu'il serait
méchant....
Mes Frères, voulez-vous appeler cela folie
ou blasphème ?... Faites mieux, et
appelez cela des deux noms à la fois...
Tirons le voile sur ces excès de fanatisme
qu'il est déplorable d'avoir à
exposer encore, et revenons aux douces
lumières de piété et de foi,
aux tendres excitations vers le bien que nous
puisons dans l'oraison accomplie de notre divin
Maître.
Oui, puisque Jésus veut que tout homme, que
tout disciple, que tout fidèle puisse
demander d'être délivré du mal,
c'est que chacun peut
l'être pour chaque péché ;
c'est que le péché n'est jamais
inévitable ; c'est que le devoir est
toujours possible ; c'est que nos tâches
sont toujours mesurées à nos
forces ; c'est que Dieu, notre Père,
n'a voué aucun de ses enfants à la
perversité et à la perdition ;
c'est que le chemin du céleste bercail et la
porte qui y conduit s'ouvrent devant
tous nos pas, et que tout
pécheur qui dit : Je ne puis être
bon, ment, et à lui-même, et à
Christ, et à Dieu, et n'a jamais su bien
dire au Seigneur : Délivre-nous du mal !
V. Délivre-nous du mal,
et chacun, vous ai-je
dit, peut être délivré de
chaque péché.
Voilà, mes Frères, la garantie et la
preuve que le progrès, selon
l'Évangile, est toujours illimité, et
qu'il faut donc aspirer, par la cessation du mal,
à ce que la volonté de Dieu soit
faite sur la terre comme au Ciel.
Est-il une seule transgression dont vous deviez
vous dire, dans le secret de votre
conscience : De cette transgression, il est
impossible que Dieu me délivre, et il est
inutile que je l'en prie !
Non, sans doute, et parmi toutes vos fautes, vous
n'en trouveriez pas une seule (je viens de le
démontrer, car ce qui est vrai d'un
péché, l'est de tous), vous n'en
trouveriez pas une seule frappée de ce
cachet de fatalité ; le croire, encore
une fois, serait redevenir païen.
Priez donc, priez sans vous lasser ; dites et
redites sans cesse à Dieu :
Délivre-nous du
mal, et cherchez,
cherchez une borne aux progrès que la
prière de Jésus
ouvre ainsi devant vous...
Mes Frères, vous n'en trouverez pas. Le
Christianisme, vous ai-je dit, est la religion de
l'impossible. Nous sommes à
demi-matière, et environnés de toutes
parts d'un monde matériel admirable qui nous
presse et nous accable sous le nombre de ses
merveilles ; Dieu
est esprit, et le
Christianisme nous enjoint un culte en esprit et en
vérité.
Effacez-vous de
devant moi, autels, sanctuaires et temples ;
symboles et sacrements même ! Qu'y
a-t-il là d'assez spirituel pour l'adoration
en esprit ?...
Nous sommes sans cesse à la recherche d'un
bonheur que toutes les joies et même les
tendresses du monde ne peuvent nous donner ;
si elles nous le donnaient, les mécomptes et
les deuils se chargeraient tous les jours de nous
le ravir, et le Christianisme nous offre une paix
supérieure à tout entendement et
permanente dans le coeur qui a pu la
recevoir...
Nous sommes avides d'immortalité au point
d'y croire par instinct, et nous avons à
subir la mort qui ressemble le plus au
néant, de telle sorte
qu'à chaque deuil il nous
paraît toujours au premier moment, en
présence de ce silence immobile, insensible,
froid, de ces lèvres sans parole, de ces
yeux sans regards, de ces mains sans
étreinte, il nous paraît qu'il s'agit
d'un adieu et non d'un revoir, et le Christianisme
nous déclare que la mort est engloutie en victoire,
que l'immortalité est mise en
évidence, que
personne n'est mort, qu'il n'y a point de morts,
mais des absents, que tous vivent près de Dieu....
et il nous interdit
de nous laisser tromper un moment par ces mensonges
funèbres, de nous laisser préoccuper
par la dissolution d'un peu de
poussière...
Nous sommes faibles dans nos luttes,
irrésolus dans nos dispositions, enclins au
mal, transgresseurs de la loi, et le Christianisme
nous appelle à une charité, à
une sainteté dont celle de Jésus est
le modèle et celle de Dieu la mesure :
Soyez parfaits comme
votre Père qui est aux Cieux est parfait,
et devant tout
péché, quel qu'il soit, vous avez
à vous arrêter pour dire :
Délivre-nous du
mal !... Ne
sont-ce pas là des
impossibilités ?...
Oui, mes Frères ; mais ce sont des
impossibilités pour le monde et le temps,
tels que vous les connaissez et les mesurez ;
et l'humanité doit vous survivre, et il y a
dans l'avenir plus de choses que votre
expérience n'en prévoit, et vous
êtes créés pour le Ciel et
l'éternité ; et l'impossible
prend d'autres noms en religion ; il s'appelle
le progrès en ce monde et l'infini dans
l'autre, et notre Religion conduit par toutes ses
voies au progrès et touche de tous
côtés à l'infini ; et
c'est par l'impossible ainsi entendu, qu'il fallait
prendre un être perfectible, immortel, qui a
l'immortalité devant lui pour continuer ses
perfectionnements et s'avancer vers Dieu de gloire
en gloire ; vers Dieu, qu'il n'atteindra
jamais, mais dont il se rapproche toujours ;
vers Dieu qui a un bonheur à nous donner en
récompense de chaque progrès ;
vers Dieu qui veut que chaque vérité
reconnue conduise à des
vérités plus hautes, chaque
sainteté conquise à des
saintetés plus sublimes, chaque amour
à des amours plus doux et chaque
félicité à des
béatitudes croissantes ; vers Dieu qui,
pour premier pas de ces efforts
remplissant et le temps et l'immortalité,
nous demande de lui dire à chaque occasion
de péché : Délivre-nous du
mal !...
Vous donc, quand vous priez ainsi, n'oubliez pas que c'est vous mettre en
marche vers la perfection, vers l'infini, vers
Dieu.
Dans ces révélations heureuses ou
magnifiques que l'Oraison Dominicale suggère
à la piété, dans ces
grâces qu'elle annonce, dans ces
espérances qu'elle confirme, qu'y a-t-il
dont nous puissions nous faire honneur ?
Rien.
Notre Père
qui es aux cieux !... Il sait
de quoi nous sommes faits ; il sonde notre
être jusqu'au fond ; il voit notre
âme à nu ; il n'a nul besoin de
nous suivre du regard ; c'est nous qui avons
besoin de sa connaissance, et quand nous croyons la
saisir, elle nous échappe, perdue de vue
dans l'infini où, si nous osons nous
engager, nous sommes bientôt réduits
à dire, avec l'Évangile :
Personne n'a jamais vu
Dieu.
Que ton nom soit
sanctifié !... Et
que lui revient-il de nos
sacrifices et de nos adorations ? Qui
sommes-nous, pour lui bâtir des temples,
lorsque les cieux, et
les cieux même des cieux, ne peuvent le
contenir ? Nos
prières sont inutiles à sa
providence ; il
sait de quoi nous avons besoin, avant que nous le
lui demandions.
Que ton
règne vienne ! Dieu est la vérité et
possède la science suprême.
Que ta volonté
soit faite sur la terre comme au Ciel !
Dieu est la
sainteté même, et possède la
perfection absolue.
Notre science et notre vertu sont donc comme un
néant devant lui.
Donne-nous
aujourd'hui notre pain
quotidien !... Oui,
car nous sommes si peu de chose que notre vie
actuelle et tout ce qu'elle renferme de
génie, de beauté, de gloire et
d'héroïsme, peut dépendre de
quelques grains de blé de plus ou de moins
et que cependant les miettes de pain indispensables
à l'entretien de notre existence ne nous
appartiennent pas.
Pardonne-nous nos
offenses comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont
offensés !... Oui,
car esclaves révoltés contre le plus
grand, le plus légitime des maîtres,
nous poussons à bout notre révolte en
combattant entre nous, et cette double guerre nous
laisse encore un reste d'énergie pour
être en guerre avec nous-mêmes.
Ne nous laisse
point tomber en tentation, mais délivre-nous
du mal !... Et
comme Dieu ne tente
personne, nous sommes
donc les auteurs des pièges où nous
demeurons pris ; nous nous fatiguons, nous
nous épuisons à creuser
nous-mêmes l'abîme, en gardant la force
de nous y précipiter.
O mes Frères, que sommes-nous donc devant
Dieu, que sommes-nous devant Christ ; rois de
ce monde, quel règne que le nôtre,
tant que nous ne savons pas régner sur
nous-mêmes !
Que notre puissance est quelque chose de
misérable, et que notre gloire est un
pâle reflet de celle qui aurait dû nous
appartenir comme enfants de Dieu
créés à son image, si cette
image était restée pure et
resplendissante au fond de notre
être !
Que dirons-nous donc, et quel langage
convient sur nos lèvres,
si ce n'est l'adoration que l'Évangile ou
l'Église (et qu'importe que ce soit l'un ou
l'autre pour une louange si convenable à la
majesté divine et à notre
misère) a consacrée pour clore la
prière du Seigneur :
C'est à toi
qu'appartiennent le règne, la puissance et
la gloire ! Voilà bien l'aveu
d'humilité profonde et d'entière
dépendance, voilà bien le cri
d'ardente gratitude qui doit jaillir de tous nos
coeurs.
Comparez ce que vous êtes et ce que vous
sollicitez ; pesez comme d'une main l'Oraison
Dominicale et de l'autre vos droits ;
mesurez-vous vous-même à cette
échelle de grâces
inappréciables, et mettant en balance ce que
vous méritez et ce que Dieu vous permet de
lui demander par Christ, voyez si le front dans la
poudre c'est trop dire que de lui dire :
le règne, la
puissance et la gloire sont à
toi !...
Il est vrai par
vous-mêmes, vous n'êtes rien, et n'avez
droit à rien ; mais comme
chrétiens, vous avez droit au Christianisme,
et dans tous ces trésors de la prière
du Seigneur... O immensité de l'amour de
Dieu !... il n'y a rien de trop pour vous.
Admirable et touchant
mélange de la grandeur de Dieu et de la
misère de l'homme ; sa religion l'abat
devant Dieu jusque dans un néant sans nom,
et tout à coup, le relève et le
déclare citoyen des cieux, concitoyen des
anges, enfant de Dieu, frère de Christ,
destiné à l'infini d'une
immortalité excellente.
Ainsi, vous le voyez ; cette humilité,
cette dépendance, cette gratitude s'unissent
dans cette adoration finale à une confiance
inébranlable en la bonté de Dieu et
l'amour de Christ...
À Dieu le règne et la
puissance !... et s'il règne, s'il est
tout puissant, il est libre d'exaucer le plus
obscur, le plus pauvre, le plus timide de ses
serviteurs qui, du sein de sa misère, veut
devenir riche de toutes les demandes de l'Oraison
Dominicale accordées à la
fois.....
À Dieu la gloire ! il nous exaucera
très certainement ; car sa gloire n'est
que sa bonté. Et tous ces attributs de son
infinité lui appartiennent aux siècles des siècles,
et il y a
réversion de cette idée sur
nous ; il y a partage de cette existence avec
nous ; éternel, c'est pour
l'éternité qu'il nous exaucera.
Réjouissez-vous dans votre foi, votre
espérance et votre amour,
disciples de Jésus, qui priez ainsi ; votre prière condense votre
Christianisme et cette prière vous suffit,
parce que votre Christianisme suffit à votre
vie, votre mort et votre immortalité... Dans
un sentiment profond d'adoration et d'amour, dans
un élan unanime de reconnaissance,
recueillez-vous tous, disciples du Sauveur !
pour élever au ciel d'où Dieu vous
contemple l'antique et pur hommage de la foi
chrétienne : c'est à toi
qu'appartiennent le règne, la puissance et
la gloire aux siècles des
siècles !
Fin.
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