L'AMI
DE L'ARGENT
SERMON PAR ADOLPHE MONOD
1843
L'AMI DE L'ARGENT
SERMON SUR LUC XII, 15
COMBIEN L'AVARICE EST COMMUNE
(Début)
On se trompe sur l'empire que l'avarice exerce
les hommes. Il n'y a peut-être pas de
péché plus
ignoré de ceux qui s'y livrent que
l'avarice.
« Nul ne se confesse du
péché d'avarice
(1) »,
disait un pieux évêque qui avait une
longue habitude du confessionnal. L'ivrogne ou
l'adultère ne peut se déguiser ses
infractions à la loi de Dieu ;
l'orgueilleux même ou le vindicatif peut
apercevoir et condamner les passions qui le
dominent ; mais l'avare ne se connaît
presque jamais. L'objet de ces autres convoitises
étant mauvais en soi, on les traite en
ennemis déclarés ; il n'en est
pas de même pour l'amour de l'argent.
L'argent est bon en soi ; l'argent est
nécessaire pour vivre ; l'argent est
utile même pour faire le bien ; de
là que d'excuses toutes
prêtes !
Eh bien, nous vous renvoyons à votre
conscience, mais à une conscience droite et
éclairée. Nous ne voulons que vous
présenter quelques questions, sur lesquelles
nous vous laissons le soin de vous examiner
vous-mêmes devant Dieu. Elles porteront sur
trois points :
- les moyens que vous employez pour
acquérir de l'argent,
- l'ardeur avec laquelle vous le recherchez
- et l'usage que vous en faites.
Les moyens que vous prenez pour gagner sont-ils
toujours purs ?
Ne vous formalisez pas de cette question ; je
ne parle pas de ces moyens qui conduisent au bagne
ou à la prison ; mais pour être
exempts de crime, les vôtres sont-ils tous
légitimes devant les hommes, et surtout
devant Dieu ?
N'y a-t-il personne parmi vous qui prête de
l'argent à un intérêt que la
loi du pays défend aussi bien que la
charité ?
N'y a-t-il point dans votre commerce de ces secrets
qu'on rougirait de voir mis au jour ?
La fraude est-elle absolument ignorée dans
vos affaires ? n'y trouve-t-on ni faux poids,
ni fausses mesures, ni faux échantillons, ni
fausses taxations de frais, ni rien enfin de ce qui
est faux ?
Le mensonge est-il banni de vos transactions ?
n'avez-vous jamais ni promis ce que vous ne pouviez
pas tenir, ni trompé un acheteur sur la
qualité de votre marchandise, ou sur sa
valeur, ou sur le lieu d'où elle
vient ?
Ne demandez-vous jamais de ce que vous vendez un
prix excessif et que les chances du commerce ne
justifient pas ?
N'abusez-vous jamais de la position ou de
l'ignorance de ceux avec qui vous avez à
faire, pour leur imposer des conditions
onéreuses et que vous n'accepteriez pas
vous~mêmes ? L'amour du gain ne vous
a-t-il jamais fait retenir quelque office ou
accepter quelque commission qui répugnait
à votre conscience ?
N'avez-vous jamais exposé le bien d'autrui
dans des spéculations
aventureuses ?
N'avez-vous jamais recueilli le fruit des
injustices commises par d'autres, ou refusé
une restitution qu'on avait droit de
réclamer de vous sans qu'on eût le
pouvoir de vous y
contraindre ?
Ce qui vous était dû à
vous-même, ne l'avez-vous jamais exigé
avec rigueur, avec dureté, oubliant l'esprit
de cette touchante recommandation de Dieu dans
Moïse : « Si tu prends en gage
le vêtement de ton prochain, tu le lui
rendras avant que le soleil soit
couché ; c'est sa seule couverture,
c'est son vêtement pour sa peau ;
où coucherait-il ? »
Ne risquez-vous jamais, pour accroître votre
fortune ou pour la conserver, des divisions, des
querelles de famille, des procès, que vous
n'auriez peut-être pas trouvés
inévitables si vous vous fussiez
rappelé ce qui est écrit :
« C'est un défaut que vous ayez
des procès entre vous ; que
n'endurez-vous plutôt quelque
tort ? »
Enfin, si vous êtes entièrement
étrangers à toutes ces mauvaises
pratiques, n'y en a-t-il aucune à laquelle
vous auriez eu recours si vous n'eussiez
été retenus par la vengeance des lois
ou par le frein de l'opinion ?
Voyez, examinez. Je ne prétends pas vous
juger ; je ne veux que vous aider à
vous juger vous-mêmes, devant votre
conscience et devant Dieu.
Mais j'admets que vos moyens n'aient rien que
d'innocent. La probité n'exclut pas
l'avarice. Voici un homme qui est devenu riche par
la culture de ses champs ; quel revenu plus
honnête ? En voici un autre qui veut le
devenir en recevant sa part de l'héritage
paternel ; quoi de plus légitime
encore ? Jésus-Christ
ne les en taxe pas moins d'avarice, parce qu'ils
recherchent tous deux l'argent avec une ardeur
qu'on ne leur voit point pour les choses de Dieu.
Ressentez-vous aussi, mon cher auditeur, cette
ardeur souveraine pour l'acquisition de
l'argent ?
Faire votre fortune si vous êtes pauvre, ou
l'accroître si vous êtes riche, est-ce
la pensée qui domine votre vie, celle qui
peut seule expliquer vos goûts et vos
répugnances, ce que vous faites et ce que
vous ne faites pas ?
Trouvez-vous du temps pour l'exercice d'une
profession lucrative, quand vous n'en trouvez pas
pour prier Dieu ou pour lire la Bible ?
Placé dans cette alternative, ou de diminuer
votre revenu ou de travailler le Dimanche, quel
parti prenez-vous ? et si vous vous
décidez pour le service de Dieu, portez-vous
jusque dans sa maison « un cœur qui
marche après le gain, » et qui
dit, comme ces Juifs d'Amos, « quand ce
sabbat sera-t-il
passé ? »
Si vous aviez à choisir entre deux
carrières, l'une brillante mais semée
de tentations, l'autre plus sûre pour votre
âme mais plus modeste, que feriez-vous ?
pensez-y, que feriez-vous ?
En présence de cette exclamation du
Seigneur, « combien difficilement ceux
qui ont des richesses entreront-ils dans le royaume
de Dieu ! » avez-vous tremblé
de ce que vous êtes riche ou béni Dieu
de ce que vous ne l'êtes pas ?
(1) Au moment où je vous parle,
1) Cette question est pour tous, riches ou pauvres.
Mais l'endroit de l'Évangile que nous citons
ici,
Marc X, 23-25, renferme une
leçon qui s'adresse plus directement aux
riches et qui doit exciter toute leur vigilance.
Avoir des richesses, ne perd pas une
âme ; ce qui la perd, c'est de se
confier aux richesses.
Mais le premier conduit si facilement au second que
le Seigneur, qui fait cette importante distinction
au
v. 26, semble n'y avoir pas
songé au
v. 23 et l'avoir oubliée
au v. 25.
Et ce trait du
v. 29: « Il s'en alla tout
triste, parce qu'il avait de grands
biens. » C'est le Saint-Esprit qui
raconte ainsi. Riches, riches, recevez
instruction ! dans quelle
disposition m'écoutez-vous ? Vous
dites-vous, dans le secret de votre cœur, que
ce sont là des maximes fort bonnes en
chaire, mais impossibles à suivre dans la
vie réelle ; que pourvu que vous
puissiez faire fortune, vous en courrez volontiers
les risques, et que tel qui prêche contre
l'amour de l'argent pense vraisemblablement comme
vous dans le fond ?
Vos émotions les plus fortes, vos joies les
plus vives, vos regrets les plus amers sont-ils
pour les faveurs et les revers de la
fortune ?
Un petit gain, un léger dommage vous
touche-t-il plus que la satisfaction qui suit une
bonne œuvre ou que le malheur d'avoir
péché ?
Soupirez-vous intérieurement après un
héritage ? pensée
délicate et qu'on craindrait d'approfondir
(2).
En recherchant une femme, vous informez-vous plus
scrupuleusement de ce qu'elle a que de ce qu'elle
est ?
Enfin, que souhaitez-vous plus ardemment,
d'être un chrétien éminent en
piété, ou d'être un homme plein
de richesses ? et si vous
veniez à servir le
Seigneur comme vous servez Mammon, et Mammon comme
vous servez. le Seigneur, lequel des deux gagnerait
au change ? Voyez, examinez.
Je ne prétends pas vous juger ; je ne
veux que vous aider à vous juger
vous-mêmes.
Cependant, je l'admets encore, on ne remarque pas
chez vous cette ardeur extrême pour la
poursuite de la fortune ; mais quel usage
faites-vous de l'argent ?
Je ne demande pas si vous le dépensez, mais
je demande si vous le dépensez utilement,
charitablement. Car mon but est de vous faire
découvrir, non si vous êtes un
entasseur, mais si vous êtes un ami de
l'argent ; et vous pourriez être fort
ami de l'argent, nous l'avons vu, tout en le
prodiguant pour votre avantage personnel. Le
mauvais riche, qui laissait mourir de faim à
sa porte le pauvre Lazare, « se traitait
lui-même splendidement tous les
jours » ; et la main de la
prodigalité, ouverte pour la vanité
ou pour l'égoïsme, est tout aussi
fermée que celle de la parcimonie aux appels
de la charité.
Donnez-vous ? Le principe de l'Évangile
sur l'aumône et les contributions
pécuniaires est admirablement
expliqué dans une parole de saint Paul,
exhortant les chrétiens de Corinthe à
secourir ceux de la Judée :
« Que votre abondance supplée
maintenant à leur indigence, afin que leur
abondance supplée aussi à votre
indigence, et qu'il y ait de
l'égalité, selon
qu'il est écrit : Celui qui avait
beaucoup n'a rien eu de trop, et celui qui avait
peu n'a manqué de rien. »
(3)
Il ne s'agit point ici d'une égalité
obligatoire et absolue ; les apôtres ne
l'ont jamais prêchée ;
l'Église même de Jérusalem ne
l'a point pratiquée ; et c'est dans des
systèmes entièrement étrangers
au christianisme qu'il faut aller chercher cette
belle chimère, qu'on a faussement
attribuée à l'Évangile.
Mais Dieu a fait voir, en distribuant
inégalement les avantages de la fortune,
qu'il compte sur le superflu des uns pour
suppléer à la disette des
autres ; et par cette loi d'amour fraternel,
il a voulu pourvoir aux besoins de ceux-ci tout en
exerçant la charité de
ceux-là.
Eh bien ! mon cher auditeur, êtes-vous
entré dans l'esprit de cette loi et la
mettez-vous en honneur par votre exemple, ou vous
croyez-vous permis de la fouler aux pieds comme le
mauvais riche ?
Donnez-vous aux pauvres ?
Donnez-vous à vos parents, que le Seigneur
vous a si spécialement recommandés en
disant : « Si quelqu'un n'a pas soin
des siens, il a renié la foi et il est pire
qu'un infidèle ? »
Donnez-vous à ces institutions charitables
qui se multiplient dans nos églises, et qui
procurent à ceux qu'elles assistent le pain
qui nourrit l'âme avec celui
qui nourrit le corps ?
Donnez-vous à ces associations religieuses
qui caractérisent notre siècle, et
qui propagent dans le monde la connaissance du
Seigneur et de sa Parole ?
Si vous donnez, comment dormez-vous ?
Donnez-vous spontanément et par un besoin de
cœur qui vous fait chercher les occasions, ou
ne donneriez-vous que gagnés par l'exemple,
entraînés par les sollicitations,
vaincus par la honte ?
Donnez-vous dans le secret, et goûtez-vous un
plaisir particulier à ces bonnes œuvres
qui n'ont que Dieu pour témoin ? Il est
écrit : « Dieu aime celui qui
donne gaîment ; » donnez-vous
gaîment ?
La visite du collecteur est-elle bienvenue chez
vous ?
Votre maison est-elle de celles où il entre
avec plaisir, ou de celles dont il ne peut franchir
le seuil sans avoir remporté une victoire
sur lui-même ? L'encouragez-vous par
votre accueil, ou commencez-vous par lui dire que
l'année est mauvaise, vos affaires peu
prospères et les demandes bien
multipliées ? Le pauvre
collecteur !
Sa tâche eût été digne
d'envie dans l'église de
Jérusalem ; mais cette tâche,
telle que vous la lui avez faite, vous en
chargeriez-vous à sa place ?
Mais surtout, combien donnez-vous ? Votre
libéralité a-t-elle été
préparée comme une
libéralité ou comme une avarice, pour
parler avec saint Paul ? oui, comme une
avarice ; le mot employé par
saint Paul en cet endroit
(2 Cor. IX, 5.) est le même
dont le Seigneur s'est servi dans mon texte. Le don
est avarice, quand on le réduit autant qu'on
le peut honnêtement, et qu'on y fait moins
paraître le désir de répandre
que celui de retenir.
Donnez-vous de telle sorte que vous puissiez
être en exemple, ou vous contentez-vous de
donner autant que d'autres qui donnent trop
peu ?
Si chacun donnait dans la même proportion que
vous, la prospérité des institutions
pour lesquelles vous contribuez serait-elle
assurée, ou leur existence serait-elle mise
en péril ?
Donnez-vous d'après un plan ?
Le règne de Dieu et les
intérêts de la charité
occupent-ils un chapitre à part dans votre
budget, ou n'y consacreriez-vous que ce qui peut
vous tomber sous la main, comme vous feriez pour de
petites dépenses imprévues ?
Donnez-vous plus, donnez-vous autant à la
charité qu'au superflu, et pourriez-vous
nourrir le luxe de vos ameublements ou celui de
votre table avec les sacrifices que vous
présentez à
l'Éternel ?
Avez-vous, « pour avoir de quoi
donner, » je ne dis pas
« travaillé de vos
mains » selon l'exhortation de
l'Apôtre, mais seulement triomphé de
quelque penchant, pris sur quelque goût,
renoncé à quelque plaisir ?
Je vous épargne, et ne veux pas pousser mes
questions aussi loin que je le pourrais, que je le
devrais peut-être. Car enfin que
penseriez-vous de moi si
j'ajoutais :
Donneriez-vous votre fortune tout entière si
Dieu en demandait le sacrifice ? Et pourtant
ce sacrifice est demandé au jeune riche de
l'Évangile ; et parce qu'il ne peut s'y
résoudre, il ne peut être disciple de
Jésus-Christ ; et s'il n'est pas
entré plus tard dans d'autres
pensées, il n'a pu sauver son âme et
il est aujourd'hui en enfer avec le mauvais
riche.
Jésus-Christ n'impose pas cette obligation
à tous, il est vrai, mais la disposition est
requise de tous ; et qui ne ferait pas,
à la place du jeune riche, ce qu'il n'a pas
voulu faire, ne peut être un vrai
chrétien. Que dites-vous de tout
cela ?
Voyez, examinez. Je ne prétends pas vous
juger ; je ne veux que vous aider à
vous juger vous-mêmes.
Mais si je ne dois pas juger l'individu, je ne puis
fermer les yeux sur l'état de notre
société. Je regarde autour de
moi ; je considère ce qui se passe,
aujourd'hui, dans ce pays, dans cette ville, et je
me vois contraint de répondre, oui, à
chacun des trois ordres de questions que je viens
de vous présenter.
Oui, on emploie souvent,
généralement, de mauvais moyens pour
s'enrichir. Si je ne tenais à tirer mes
preuves de votre expérience personnelle, je
nommerais ici l'esclavage ; l'esclavage, cette
malédiction des races païennes, cette
ignominie des peuples chrétiens ;
l'esclavage, qui semble avoir pris à
tâche de montrer dans une seule action tout
ce que l'amour de l'argent peut
enfanter de crimes et de malheurs ;
l'esclavage, ce péché national,
contre lequel l'opinion publique commence à
se soulever de toutes parts, mais que nous
pratiquons depuis des siècles, que nous
retenons encore malgré de
généreux exemples, et qui trouve des
défenseurs jusque dans nos assemblées
législatives.
Mais nous n'avons pas besoin d'aller chercher au
loin des arguments, nous en avons tout près
de nous. L'usure, qui ne devrait pas même
être nommée parmi des
chrétiens, n'est ignorée, ni chez nos
pauvres, ni chez nos riches, ni dans nos villes, ni
dans nos campagnes ; et ceux qui l'exercent
savent assez qu'elle est criminelle, puisqu'ils se
gardent bien de laisser subsister des traces
écrites de leurs ténébreuses
transactions.
Les fraudes, les mensonges, petits ou grands (je ne
connais pas cette distinction, ne l'ayant pas
apprise de mon maître), les fraudes et les
mensonges abondent dans les affaires. C'est
à ce point qu'ils ont fini par
dégénérer en maxime ; on
les avoue, on les justifie, et le commerce a son
code de morale à part, qui ne s'accorde
guère sur certains articles avec la morale
de Jésus-Christ.
Il reste encore sans doute des hommes
fidèles qui veulent à tout prix
garder leur conscience pure ; mais leur petit
nombre, mais les embarras où ils se trouvent
jetés, mais la tentation qu'ils
éprouvent, ou de se
soustraire à une
concurrence que leur délicatesse rend
inégale, ou de suivre le courant pour les
choses qui ne sont pas trop criantes, ne font
qu'attester avec plus d'éclat la grandeur du
mal. Ils sont faciles à compter aujourd'hui,
ces négociants au cœur droit, aux mains
nettes, qui obligés par la conscience, alors
qu'ils ne le sont pas par la loi, ne veulent songer
dans les mauvais jours à relever leur
fortune personnelle qu'après avoir
réparé les pertes d'autrui ;
mais ce qui est moins rare, c'est de hasarder dans
des entreprises téméraires une
fortune d'emprunt, sauf à déclarer en
cas d'accident une fausse faillite, après
laquelle on recommence comme avant, à la
conscience près.
La défiance règne partout; il faut
compter sur la mauvaise foi; il faut peser
après le vendeur; il faut marchander avec
tout le monde, et cette funeste habitude, qui
entraîne les plus honnêtes en
dépit d'eux-mêmes, donne à elle
seule la mesure de la moralité du commerce.
Il n'y a pas jusqu'à la salubrité
publique qui ne soit menacée, et des
substances vénéneuses se glissent
dans le pain qui nous nourrit et dans les liqueurs
qui nous désaltèrent.
Jaloux de se forcer mutuellement la main, les
maîtres et les ouvriers qu'un même
travail associe ne semblent s'être
rapprochés que pour se nuire. Nous avons vu
naguère ceux-ci former d'injustes coalitions
pour contraindre les chefs
d'atelier à hausser les
salaires ; mais nous voyons tous les jours les
chefs d'atelier abuser de la
nécessité du pauvre pour l'obliger
à un travail excessif qui ruine à la
fois l'esprit, l'âme et le corps.
Nous voyons de jeunes enfants (ah ! puissent
enfin les représentants de la nation, qui
nous ont révélé la profondeur
de la plaie, y trouver un remède
efficace !), nous voyons de jeunes enfants
travailler dans nos manufactures depuis six heures
du matin jusqu'à dix heures du soir,
trouvant à peine du temps pour manger et
pour dormir, éloignés des
écoles, privés d'instruction
religieuse, et livrés par une fatigue
abrutissante à des moyens d'excitation plus
abrutissants encore. Nous les voyons quelquefois,
l'oserons-nous dire ? plus abandonnés
que ne le sont les esclaves de nos colonies, par
cette simple et affreuse raison qu'on prend plus de
soin de ce qu'on achète que de ce qu'on
loue.
On nous répond que le fabricant humain est
forcé de se conformer en la coutume
générale, s'il ne veut fermer ses
ateliers. Cela peut être et je ne
prétends pas le juger ; mais quelle est
donc notre condition, si l'on ne peut absoudre
l'individu qu'aux dépens de la
société ?
Ah ! qu'il y a peu de fortunes, grandes ou
petites, où le péché n'ait mis
la main ! et que la manière dont
l'argent s'acquiert de coutume justifie bien le
triste nom que lui donne le Seigneur,
« le Mammon de
l'iniquité ! »
Oui, encore, on poursuit la fortune avec une ardeur
insatiable. Cette ardeur est de tous les temps,
mais elle a de nos jours un caractère
propre, la passion de s'enrichir vite. On risquera
le tout pour le tout ; on s'exposera
plutôt à tomber dans la
pauvreté que de ne pas tenter la
fortune ; et cette honnête
médiocrité que le saint Agur mettait
au-dessus de tout le reste dans son humble
prière : « O Dieu, ne me
donne ni pauvreté ni richesse, mais
nourris-moi du pain de mon
ordinaire ! » est ce que le
siècle semble fuir avec le plus de soin.
Jetez les yeux tout autour de vous ; Tout est
avare, tout est altéré de s'enrichir,
et de s'enrichir dans un jour. Le commerce est
avare : la concurrence est excessive, les
établissements rapides, les succès
inouïs, les chutes soudaines, les
spéculations sans fin ; les hasards,
les loteries, les bruits du jour, le jeu sous
toutes les formes, telle est la pâture
nouvelle de la vieille soif de l'or.
L'industrie est avare : ces inventions
admirables qui se succèdent coup sur coup,
regardent bien moins au progrès de l'art
qu'à l'application lucrative ;
inspirées par le gain, elles se hâtent
vers le gain ; dans leur marche
précipitée, les imprudences sont
inévitables et les accidents se multiplient,
n'importe, la cupidité pousse ses roues
impatientes sur les débris et les
morts ; la terre a bientôt bu un peu de
sang, et l'argent reste.
L'ambition est avare : cette sollicitation des
places qui embarrasse toutes les
avenues de l'autorité, en veut moins
qu'autrefois à l'honneur et plus à
l'argent ; et la vénalité des
charges se révèle jusque dans les
louables, mais humiliantes précautions qu'on
croit devoir prendre partout contre elle.
La lutte des partis est avare : si l'esprit de
nivellement chez les uns cache le plus souvent
l'envie de se pousser et de s'enrichir, l'esprit
d'ordre est-il toujours si pur chez les autres
qu'il ne couvre jamais le désir de garder
leurs avantages ? et si beaucoup de partisans
de l'égalité le sont avant tout de
celle des biens, n'y a-t-il point aussi de
conservateurs qui le soient avant tout de leur
fortune ?
La législation est avare : l'argent y
est la maîtresse pierre du coin ;
l'argent choisit les arbitres de nos
destinées sociales et politiques ; il
fait plus, il choisit les administrateurs des
églises ; et à voir comment se
passent les choses, on croirait que ce sont les
riches qui entrent le plus facilement dans le
royaume des cieux.
Le mariage est avare : l'union des personnes
n'y vient ordinairement qu'en seconde ligne ;
ce sont deux fortunes qui se conviennent, qui se
convoitent, qui s'attirent, qui
s'épousent ; et la plus intime de
toutes les associations
dégénère en calcul et se
traduit en contrat.
La littérature est avare : ce besoin de
perfection, ce travail opiniâtre, ces fortes
études, ce culte consciencieux du beau, du
bon et du vrai, qui caractérisaient jadis
nos grands écrivains, ne
les cherchez pas chez leurs successeurs ;
impatiente de produire et plus impatiente
d'acquérir, la littérature du jour
dépense ses forces en des œuvres
inachevées, défectueuses, bizarres,
hélas ! peut-être immorales et
impies, mais qui flattent les goûts de la
multitude, et qui font couler dans les mains de
leurs auteurs les flots d'un or sans gloire.
Que dirai-je encore ? et que serait-ce si nous
cherchions la part qu'a l'amour de l'argent dans
ces erreurs sans nombre qui ballottent tour
à tour les esprits, et dans ces
systèmes insensés qui se renversent
les uns sur les autres, après s'être
soutenus quelques années par l'appel qu'ils
font à l'intérêt
matériel ? la part qu'il a dans ces
crimes qui souillent les pages de toutes nos
feuilles publiques, dans les meurtres, dans les
empoisonnements, dans les suicides, dans les
procès, dans les divorces, dans les haines,
dans les vengeances et dans tous ces fruits de
péché que nous moissonnons en
abondance sur un champ semé
d'incrédulité ?
Oui, enfin, on fait un usage avare des biens de la
fortune. Non qu'on ne dépense pas, jamais
peut-être on n'a dépensé
davantage ; mais à part quelques
exceptions trop rares, ce qu'on dépense, on
le prodigue à l'égoïsme, on ne
le sacrifie pas à la charité.
Je n'en veux citer qu'une seule preuve,
l'état de nos sociétés de
religion et de bienfaisance. Le
Seigneur a inspiré de nos
jours à ses enfants l'heureuse pensée
d'appliquer à la propagation de
l'Évangile l'esprit d'association, cette
puissance de notre siècle.
Il a suscité des serviteurs fidèles
qui ont donné de leur temps, de leurs
forces, de leur argent, pour organiser et pour
entretenir des institutions vouées au bien
des hommes et à la gloire de Dieu.
Quand ils ont pressé les églises
d'entrer dans leurs pieux travaux, qu'est-il
arrivé ?
Des secours ont été obtenus ;
les œuvres du Seigneur n'ont point
été arrêtées ;
elles ont fait du bien, beaucoup de bien, et nous
en bénissons, après Dieu, les auteurs
de « ces sacrifices auxquels Dieu prend
plaisir. » Mais les contributions
sont-elles libérales, sont-elles
suffisantes ? donnons-nous, en
général, comme nous pourrions, comme
nous devrions donner ? en approchons-nous
seulement ?
Non, mes frères, non ! Nos
sociétés végètent
plutôt qu'elles ne vivent. L'une se propose
de publier une édition de la Bible pour les
vieillards ; mais il faut attendre qu'elle ait
recueilli des fonds spéciaux pour cette
entreprise (4).
L'autre ouvre ses travaux, une
année avec un déficit de quinze mille
francs, l'année suivante avec un
déficit de trente mille.
Une troisième a cinq missionnaires tout
prêts pour ces peuplades du sud de l'Afrique
qui les demandent à grands
cris ; mais il faut pour les faire partir une
somme de 25,000 francs, et on la cherche depuis
cinq mois dans toute la France sans en avoir pu
obtenir plus de la moitié. Pauvres
Béchuanas ! nous vous donnerons des
missionnaires, mais à condition que vous les
payiez. Il faudra que vous donniez, vous la
moitié de votre modique revenu, vous la
seule chèvre que vous possédiez au
monde, vous le fruit de vos économies d'une
année entière.
Ah ! puissiez-vous ignorer du moins notre
avarice, pour ne pas juger d'après nous de
cet Évangile que nous vous
prêchons ! Encore une fois, tout est
embarrassé, mesquin, mal assuré dans
la marche de nos sociétés ; et
il en sera ainsi tant que le plan de nos
libéralités n'aura pas subi une
révision complète, une réforme
radicale.
Ce n'est pas l'argent qui manque, mais il prend une
fausse direction.
Au lieu de couler à pleins bords dans les
canaux de la charité pour arroser le champ
du Seigneur, il va s'encaisser dans le gouffre de
la parcimonie ou se perdre sur les sables arides de
la prodigalité. Je fais la part des besoins,
des habitudes, des convenances sociales, des
précautions pour l'avenir, de
l'établissement d'une famille, de la
prudence la plus exigeante ; encore y
aurait-il des ressources abondantes pour toutes les
bonnes œuvres, pourvu que les uns voulussent
retrancher des dépenses de pure fantaisie et
qu'ils n'oseraient
eux-mêmes défendre
sérieusement, et que les autres osassent
porter une main hardie sur ce trésor inutile
qu'ils accumulent d'année en année.
Et que serait-ce donc, ô mon Dieu ! si
l'on faisait ce que devraient faire les disciples
d'un maître crucifié, si l'on
s'imposait de vrais sacrifices, si l'on prenait sur
ses aises, sur ses goûts, sur son
bien-être, sur ce qu'on appelle son
nécessaire et où se trouve encore
tant de superflu ?
Que serait-ce si l'on entrait dans l'esprit de
cette belle parole de David : « Non,
je n'offrirai pas à l'Éternel des
sacrifices qui ne me coûtent
rien ? »
Mes frères, je ne veux pas, je ne puis pas
vous taxer. Mais ce que vous donnez, comparez-le
avec ce que donnaient les premiers
chrétiens, je ne dis pas à
Jérusalem, mais dans les autres
églises. « Nous voulons vous faire
connaître, écrit saint Paul aux
Corinthiens, la grâce que Dieu a faite aux
églises de Macédoine (la grâce
que Dieu leur a faite ! sentez-vous la force
de cette expression ?). C'est qu'au milieu de
leur grande épreuve d'affliction, leur joie
a été augmentée, et leur
profonde pauvreté s'est répandue en
richesse par leur prompte
libéralité.
Car je suis témoin qu'ils ont donné
de leur propre mouvement, selon leur pouvoir et
au-delà de leur pouvoir, nous pressant avec
de grandes prières de recevoir la
grâce et la communication de cette
contribution en faveur des
saints. »
Ah ! mes frères, quand les rôles
seront-ils ainsi intervertis parmi nous ?
Quand sera-ce vous qui nous presserez de recevoir,
et nous qui aurons à modérer votre
zèle ?
Ce que vous donnez, comparez-le avec ce que donnent
de nos jours, qui ? les nations les plus
riches du globe ? les Anglais ? les
Américains ? non, mais des
nègres affranchis. Les cinq cent mille
nègres de la Jamaïque, des esclaves qui
n'ont recouvre leur liberté que d'hier, ont
donné récemment dans le courant d'une
année pour des œuvres de religion et de
bienfaisance (5),
de douze cent mille à
quinze cent mille francs, somme énorme pour
leur pauvreté, somme double, triple,
quadruple, quintuple peut-être de ce que
donnent dans le même temps et en
contributions de même nature tous les
protestants de France réunis.
Enfin, ce que vous donnez, comparez-le avec ce que
la loi de Moïse obligeait les Juifs de donner
pour le culte et pour les pauvres. Le
dixième de leurs revenus était pour
les lévites, et le quarantième en sus
pour les sacrificateurs ; outre cela les Juifs
devaient faire l'abandon du produit des arbres
fruitiers durant quatre ans, des prémices
de toutes les récoltes, de
la soixantième partie des moissons, des
fruits de la terre durant l'année du
jubilé qui revenait tous les sept ans, et
des dettes contractées dans l'intervalle
d'un jubilé à l'autre. Qu'on ajoute
à cela l'impôt personnel d'un
demi-sicle, tant de sacrifices, tant d'oblations,
tant de voyages à Jérusalem, et l'on
trouvera que Dieu avait imposé à son
peuple un tribut qui dépassait le tiers de
ses revenus (6).
Qui oserait nous proposer de tels
sacrifices ?
Et pourtant l'amour devrait-il moins faire sous la
nouvelle économie que ne faisait la loi sous
l'ancienne ? Si Dieu, nous traitant avec la
confiance d'un père, s'est contenté
de nous dire : « Tu aimeras ton Dieu
de tout ton cœur et ton prochain comme
toi-même, » en nous laissant le
soin de faire l'application de cette règle
parfaite, irons-nous abuser
de cette confiance pour
nous dispenser de ce que nous devons et à
Dieu et au prochain ?
Nous ne prétendons pas vous taxer, je le
répète, quand Dieu ne l'a pas
fait ; ce que nous voudrions, ce que Dieu a
voulu en établissant un si bel ordre, c'est
que la charité vous taxât
elle-même, « chacun suivant sa
prospérité »
(1 Cor. XVI, 2).
Mais cette charité, l'amour de l'argent
l'étouffe.
Tel jouit de toutes les douceurs de la vie, qui
laisse un parent, un frère, je ne veux pas
supposer que ce puisse être jamais un
père ou une mère, se débattre
contre les privations et les fatigues de la
pauvreté.
Tel riche dépense moins dans toute une
année pour soutenir des
établissements charitables, qu'il ne
prodigue pour l'entretien de sa maison dans un seul
jour.
Telle femme recherchée dans le monde
trouvera à peine cinq ou dix francs pour
l'avancement du règne de Dieu, tandis
qu'elle en trouvera cinq cents ou mille à
jeter en quelques heures dans une soirée de
plaisir.
Tel paysan plein de fortune se fera arracher
quelques francs pour l'évangélisation
du monde ou de la France, et en dépensera
quelques mille pour se construire une habitation
plus commode et plus élégante.
Oh ! mes amis, souffrez la liberté de
mon langage. Je ne fais d'application à
personne, et je demande que nul n'en fasse
qu'à soi-même. Mais je parle de choses
que chacun sait, que chacun voit, et « si
je me tais, les pierres
crieront. » Quelle avarice dans le
monde ! quelle avarice dans
l'Église ! quelle avarice dans la
ville ! quelle avarice dans la
campagne !
Mais je reviens à vous, mon cher auditeur.
Il ne s'agit pas de la société ;
il s'agit de vous, de vous proprement. Mettez la
main sur votre conscience.
Oubliez le pauvre pécheur qui vous parle.
Supposez que Jésus-Christ, votre Seigneur et
votre Dieu, vînt lui-même à
vous, et qu'il vous dît, avec ce regard qui
perce le cœur, avec cette onction divine qui
l'émeut jusqu'au fond : « Mon
ami, » c'est ainsi qu'il aborde l'avare
Judas, « mon ami, es-tu de mes amis ou un
ami de l'argent ? »
Si vous sentez que la vérité vous
condamne, ne repoussez pas la lumière !
n'arrachez pas le trait qui a
pénétré dans votre
âme ! vous vivez dans le
péché, dans un péché
qui vous perd ! il en faut sortir, quoi qu'il
en coûte, il en faut sortir !
Si le Seigneur dit à tous :
« Voyez et gardez-vous de
l'avarice, » il vous dit à
vous : « Voyez et sauvez-vous de
l'avarice ! »
Et comment ?
Je vais vous le dire en finissant. Je le ferai
brièvement, le temps nous presse ;
aussi bien quelques mots suffiront si vous
êtes sincère ; et si vous ne
l'êtes pas, tous les développements du
monde n'y pourraient rien.
Vous sauver de l'avarice !
Ah ! c'est l'œuvre de Dieu seul. Mais
Dieu le peut. Dieu l'a fait pour d'autres. On a vu
des amis de l'argent, et des plus
endurcis, transformés en des hommes
libéraux.
Témoin Zachée, ce péager, cet
« homme de mauvaise vie, »
enrichi en faisant tort au prochain ; non
seulement il change complètement, mais il
change en un jour. Prenez-le pour modèle.
Zachée fait deux choses.
Premièrement il devient disciple de
Jésus-Christ ; secondement il dispose
de sa fortune selon Jésus-Christ.
Faites de même ; donnez aujourd'hui au
Seigneur et votre cœur et votre main.
C'est par le cœur qu'il faut commencer.
L'amour de l'argent est dans le cœur. Que
faire pour l'en chasser ?
Prendre une résolution
« énergique de le combattre et de
l'étouffer ? C'est là le conseil
des moralistes de ce siècle ; c'est
pour cela qu'ils n'ont jamais guéri
personne, et qu'un Sénèque donnait
l'exemple de l'avarice tout en la foudroyant dans
ses pages éloquentes.
L'Évangile s'y prend tout autrement ;
il ouvre notre cœur à un autre amour,
à l'amour du Seigneur. Il y a dans le
cœur de l'homme une soif que l'amour de
l'argent trompera toujours, tant que l'amour de
Jésus-Christ ne l'étanchera pas.
Donnez votre cœur à
Jésus-Christ ; cela n'est pas si
difficile ; il ne faut pour l'aimer que le
contempler.
Vous avez lu l'Évangile, mais vous n'y avez
pas fait attention ; revenez-y, en demandant
à deux genoux l'Esprit du Seigneur pour
comprendre et pour sentir sa parole. Voyez-le,
« ce saint et ce juste,
innocent, sans tache,
séparé des pécheurs,
élevé au-dessus des
cieux, » voyez-le descendant en terre,
pour « chercher et sauver ce qui
était perdu, » pour vous chercher
et vous sauver vous-même.
Voyez-le, « de riche qu'il
était, » et de quelle
richesse ! « se faire pauvre pour
vous, » et de quelle
pauvreté !
Voyez-le, vivant sur la terre, lui votre Seigneur
et votre Dieu, comme vous n'y voudriez pas vivre
vous-mêmes nourri par la
charité ; n'ayant ni un didrachme
à payer pour le péage, ni un lieu
où reposer sa tête.
Voyez-le, vendu pour ce misérable argent que
vous préférez à tout,
livré aux mains des méchants,
condamné comme un criminel, insulté,
couronné d'épines, crucifié
entre deux malfaiteurs, pour qui ? pour vous,
oui, pour vous, qui jusqu'à ce jour avez
aimé les trente pièces de Juda plus
que le sang de votre Sauveur, mais que voulez aimer
désormais le sang de votre Sauveur plus que
les trente pièces de Juda.
Voyez et croyez, et tombez à ses pieds en
lui disant avec saint Pierre : « Tu
es le Christ, le Fils du Dieu
vivant ! » Alors, n'en doutez point,
les liens honteux dont Mammon vous tient
enchaîné tomberont
d'eux-mêmes.
Comment appelleriez-vous encore la fortune le
souverain bien et la pauvreté
insupportable ? votre Sauveur s'est fait
pauvre pour vous mériter des richesses
éternelles. Comment seriez-vous encore en
souci pour votre vie ou pour votre
famille ?
Le Seigneur vous a dit : « Je ne te
laisserai point, non, je ne t'abandonnerai
point. » Comment ne pas
« souffrir avec joie l'enlèvement
de vos biens ? vous avez dans le ciel des
biens meilleurs et
permanents ? »
Comment refuser le sacrifice de votre fortune au
Seigneur ? c'est un dépôt qui lui
appartient et qu'il vous a confié, lui qui
s'est donné pour vous le premier, et qui est
à lui seul votre richesse, « votre
or et l'argent de vos forces. »
Ah ! il ne faut qu'être chrétien
conséquent pour être le plus
désintéressé des hommes ;
et s'il y en a si peu qui ne soient pas
dominés par la convoitise de l'argent, c'est
parce qu'il y a si peu de vrais chrétiens,
même parmi les vrais
chrétiens !
Voilà le premier pas, la foi du
cœur ; voici le second, la
libéralité des mains, qui naît
de cette foi et qui la nourrit à son tour.
Zachée n'a pas plutôt connu le
Seigneur qu'il se présente devant lui et
dit : « Seigneur, je donne la
moitié de mes biens aux pauvres ; et si
j'ai fait tort à quelqu'un, je lui en rends
quatre fois autant. » Imitez-le. Comme
lui, donnez avec méthode ; comme lui
aussi faites-vous une règle large et
généreuse.
Ce que chacun doit donner, ou comment il doit le
donner, c'est à lui de s'en entendre avec le
Seigneur ; l'Évangile n'a rien prescrit
là-dessus, il s'en est remis à votre
charité. Justifiez cette confiance.
Élevez-vous au-dessus de la froide coutume,
et faites votre compte, non avec
les hommes mais avec Jésus-Christ. Ne soyez
pas satisfait que vous ne l'entendiez vous
dire : « Cela va
bien. »
Pénétrez-vous de cette pensée,
que votre fortune est à lui plus qu'à
vous, et que vous en êtes l'économe
pour l'administrer en son nom. Souvenez-vous de
cette parole du Seigneur Jésus,
« il y a plus de bonheur à donner
qu'à recevoir, » et donnez en
homme qui sent que cela même est une
grâce que Dieu lui fait.
Félicitez-vous de vivre dans un temps
où les occasions de bien donner vont
croissant. Béni soit qui saura
répondre à la fois à l'appel
du siècle, à l'appel des hommes,
à l'appel du Seigneur, à l'appel de
son propre cœur, mais d'un cœur que la
charité anime !
Riches, ce bonheur est avant tout pour vous.
Apprenez enfin à jouir de votre fortune.
Comprenez pourquoi Dieu vous l'a donnée.
Dispensez-la pour sa gloire, tandis que vous
vivez ; et n'oubliez pas dans vos dispositions
dernières celui à qui vous devez et
l'héritage de la terre et celui du ciel.
À quoi vous serviront vos richesses, si vous
ne faites du bien, si vous n'êtes pas riches
en bonnes œuvres, prompts à donner,
libéraux » ?
Alors seulement vous serez heureux d'être
riches, et le monde sera heureux de ce que vous
l'êtes. Alors cette prospérité
qui en a perdu tant d'autres, sera pour vous un
moyen de plus « d'affermir votre vocation
et votre élection. »
Alors, en vous séparant de
votre trésor terrestre, vous vous
souviendrez avec joie de ce que vous aurez
semé dans le champ du Seigneur, où
vous l'allez moissonner avec usure ; et vous
pourrez, comme cet homme charitable, faire inscrire
ces mots sur votre tombe : « Ce que
j 'ai gardé ; je l'ai perdu ; ce
que j'ai donné me demeure. »
Et vous, à qui le Seigneur a fait le partage
que lui demandait le sage Agur, ne vous plaignez
point de ce que vous ne pouvez donner ce que vous
voudriez, mais donnez ce que vous pouvez.
« Pourvu qu'on donne de bon cœur, on
est agréable selon ce qu'on a, et non selon
ce qu'on n'a pas. » Au reste, cherchez
bien, et vous trouverez que vous pouvez faire plus,
beaucoup plus que vous ne pensez. Une
charité ingénieuse vous enrichira
pour le Seigneur ; tel sacrifice impraticable
vous deviendra facile, telle dépense
nécessaire vous paraîtra
superflue ; et si le riche a sur vous
l'avantage d'offrir des dons plus abondants, vous
aurez celui de porter plus de renoncement dans les
vôtres
Mais vous enfin, que le Seigneur a placés
dans la condition où il a vécu
lui-même sur la terre, la
libéralité chrétienne vous
serait-elle interdite ?
Non, mes chers frères, non. Prenez exemple
sur la pauvre veuve. Vous n'avez rien à
donner ? Elle n'avait pas plus que vous, mais
l'esprit de sacrifice lui a fait
découvrir dans sa profonde
pauvreté une offrande qui a excité
l'admiration du Seigneur. Mais ce que vous pourriez
donner serait trop peu pour porter du
fruit ?
Écoutez.
Les deux pites de la veuve ont-elles
été perdues ? N'ont-elles pas
porté plus de fruit, oui, à la
lettre, plus de fruit que les riches offrandes qui
tombèrent avec elles dans le tronc du
temple ?
Ces deux pites se sont multipliées,
d'âge en âge, par la foi qui les offrit
et par la bénédiction du Seigneur qui
les accepta, et qui voulut que sa Parole en
perpétuât le souvenir.
Ces deux pites ont provoqué, de
siècle en siècle, les sacrifices
d'une multitude de chrétiens pauvres, qui
n'auraient jamais su qu'ils avaient quelque chose
à donner s'ils ne l'eussent appris de la
pauvre veuve, et qui, faisant nombre, donnent
beaucoup plus que les riches, on l'a souvent
calculé.
Ces deux pites ont attiré déjà
dans le trésor de l'Église des sommes
immenses ; leur œuvre n'est point
terminée, elles continueront d'agir
« dans tous les endroits du monde
où cet Évangile sera
prêché ; » et si vous
vous décidez aujourd'hui à imiter la
charité de la veuve, cela même sera un
nouveau fruit de son humble offrande.
Pourquoi n'en serait-il pas de même de la
vôtre ?
Soyez fidèle seulement, et attendez-vous
à celui qui multiplie l'huile de la veuve de
Sarepta et la pite de la veuve de
Jérusalem !
Seigneur Jésus, tu es venu aujourd'hui
à nous en nous
disant : « Voyez, et gardez-vous de
l'amour de l'argent ! » Et nous,
nous venons à toi en te disant :
Sauve-nous de l'amour de l'argent ! Arrache,
étouffe ce serpent qui nous tient
enlacés ! La foi du cœur, la main
libérale, tout vient de toi !
Donne-nous l'une et l'autre, afin que lavés
dans ton sang et baptisés de ton Esprit,
nous puissions consacrer désormais à
ton service tout ce que nous avons et tout ce que
nous sommes ! Heureux de t'offrir mille
fortunes et mille vies si nous les
possédions ! et ne regrettant encore
alors que de n'avoir rien de plus à
t'offrir, en retour de ce don ineffable qui fait
notre joie et notre richesse
éternelle !
FIN
1) Saint François de
Sales
2) Elle a inspiré à
Labruyère cette affreuse
réflexion : « Les enfants
peut-être seraient plus chers à
leurs pères, et réciproquement les
pères à leurs enfants, sans le
titre
d'héritiers. »
3)
Ex. XVI, 18. Il s'agit de la
récolte de la manne.
4) Ce discours a été
prononcé en 1841
5) Nous ne parlons ici que de ces sacrifices qui
se calculent ; il y en a bien d'autres,
pour eux comme pour nous, qui ne sauraient
entrer dans aucun calcul d'homme, n'étant
connus que de Dieu seul.
6) Ce calcul est tiré du beau sermon de
Saurin sur l'aumône. On conçoit
qu'il ne faut chercher ici qu'une estimation
approximative. Nous ne devons pas oublier
d'ailleurs que la condition des Juifs
n'était pas la même que la
nôtre, surtout avant qu'ils eussent des
rois. Ce nouvel ordre de choses changea tout
(1 Sam. VIII, 11-18). Mais
jusque-là ce peuple avait eu une forme
toute spéciale de gouvernement, qu'on
pourrait appeler « une
théocratie
républicaine », et ou la
direction principale des affaires était
entre les mains des sacrificateurs.
Les contributions supputées par Saurin
pouvaient être un impôt civil autant
que religieux, et dans cette hypothèse
elles répondraient. non à nos
seules contributions volontaires en faveur de la
religion et de la bienfaisance, mais à
ces contributions réunies à celles
auxquelles nous sommes obligés envers
l'État. Quoi qu'il en soit, le calcul de
Saurin demeure pour le fond ;
peut-être la proportion à laquelle
il s'arrête devrait être
diminuée, mais le résultat aurait
encore de quoi nous étonner et nous
confondre. D'ailleurs, indépendamment de
ces contributions régulières, les
Juifs ont donné dans certaines
circonstances spéciales avec une
libéralité sans exemple parmi
nous.
Si l'on devait s'en rapporter aux calculs de
plusieurs commentateurs, David aurait
donné pour la construction du temple,
dans une seule occasion et sans parler de ses
sacrifices précédents pour le
même objet, une valeur équivalente
à quatre cent cinquante millions de notre
monnaie ; et les chefs des tribus, sept
cent cinquante millions.
On a peine à croire à l'exactitude
de ces chiffres, et nous ne pouvons nous
empêcher d'en douter
nous-mêmes ; mais d'après
l'évaluation la plus
modérée, la somme serait encore
énorme, et les sentiments
qu'éprouva David au sujet du cette
collecte le font assez connaître.
Citons une portion de ce beau récit,
1 Chron. XXIX,
9-18 :
« Et le peuple offrait avec joie,
volontairement ; car ils offraient de tout
leur cœur leurs offrandes volontaires
à l'Éternel, et David en eut une
fort grande joie. Puis David bénit
l'Éternel en la présence de toute
l'assemblée et dit : O
Éternel, Dieu d’Israël, notre
père, tu es béni de tout temps et
à toujours ! O Éternel, c'est
à toi qu'appartiennent la magnificence,
la puissance, la gloire,
l'éternité et la
majesté ; car tout ce qui est aux
cieux et en la terre est à toi, ô
Éternel, le royaume est à toi et
tu es le prince de toutes choses.
Les richesses et les honneurs viennent de toi,
et tu as la domination sur toutes choses ;
la force et la puissance sont en ta main, et il
est aussi en ta main d'agrandir et de fortifier
toutes choses.
Maintenant donc, O notre Dieu, nous te
célébrons et nous louons ton nom
glorieux. Mais qui suis-je et qui est mon
peuple, que nous ayons assez de pouvoir pour
offrir ces choses volontairement ? Car
toutes choses viennent de toi, et les ayant
reçues de ta main, nous te les
présentons.
Éternel, notre Dieu, toute cette
abondance que nous avons préparée
pour bâtir une maison à ton saint
nom, est de ta main, et toutes ces choses sont
à toi ; et je sais, ô mon
Dieu, que c'est toi qui sondes les cœurs et
que tu prends plaisir à la droiture.
C'est pourquoi j'ai volontairement offert d'un
cœur droit toutes ces choses, et j'ai vu
maintenant avec joie que ton peuple qui s'est
trouvé ici t'a fait son offrande
volontairement. O Éternel, Dieu
d'Abraham, d'Isaac, et d’Israël nos
pères, entretiens à toujours cette
inclination des pensées du cœur de
ton peuple, et tourne leurs cœurs vers
toi ! »
On se rappelle encore que lorsque Moïse eut
sollicité des offrandes pour la
construction du tabernacle au désert,
« les hommes qui faisaient le service
du tabernacle parlèrent à
Moïse en disant :
Le peuple ne cesse d'apporter plus qu'il ne faut
pour le service et pour l'ouvrage que
l'Éternel a commande de faire. Alors, par
le commandement de Moïse, on fit crier dans
le camp : Que ni homme ni femme ne fassent
plus d'ouvrage pour l"offrande du
sanctuaire ; et ainsi on empêcha le
peuple d'offrir
(Exod. XXXVI,
4-6). »
Que les temps sont changés ! et que
ce rapprochement est humiliant pour nous !
Sachons-le bien : le plan de nos sacrifices
pécuniaires a besoin d'une
révision complète. Ce qu'il nous
faut, ce ne sont pas seulement des dons plus
considérables, ce sont des principes
nouveaux
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