Vous aurez des afflictions dans le monde ; mais prenez courage : j'ai vaincu le monde. Jean, XVI, 33.
L'Allemagne avait répondu au cri de
Luther ; elle avait donné
à sa cause sacrée ses savants et ses
saints, ses poètes et ses guerriers. On
entendit, au loin, la voix des Mélanchthon,
des Oecolampade, des Bucer, comme
on avait déjà entendu celle des
Reuchlin et des Hans Sachs.
La Suisse eut pour réformateur
spécial Ulrich Zwingli ; la
Suède, un héros, Gustave Wasa ;
la Hollande, un savant, Érasme ;
l'Angleterre, des martyrs, Knox, Ridley, Latimer,
Hooper, Cranmer.
L'Espagne alluma des bûchers pour les
confesseurs de la vérité
évangélique ; l'Italie eut aussi
grand'peine à étouffer leur voix
courageuse ; la France eut surtout une longue,
illustre, douloureuse histoire à
raconter.
Nous allons présenter rapidement les faits
qui se rattachent spécialement à
l'établissement de notre foi, et qui peuvent
servir à faire comprendre l'esprit et
l'organisation du protestantisme
français.
Déjà éclairée par les
courageuses protestations des Albigeois et leur
affreux martyre ; à moitié
affranchie par ses libertés gallicanes, dont
l'origine remonte à la
pragmatique-sanction ; gouvernée par
des rois qui, tour à tour, avaient
lutté contre le pape ou l'avaient tenu entre
leurs maies ; habitée par un peuple
singulièrement ennemi de tout ce qui tient
à un ridicule et hypocrite formalisme, la
France ne pouvait longtemps rester
étrangère au grand mouvement
imprimé au monde par la réformation
de Luther.
Elle possédait encore,
relégués derrière
les montagnes de la Drôme
et de Vaucluse, ses tribus de Vaudois, peuple
décimé, appauvri, affamé, mais
dont la voix sainte portait encore ombrage à
l'autorité papale. Des esprits jaloux et
intolérants soufflèrent à
l'oreille de Louis XII qu'il serait temps
d'exterminer à tout jamais
l'hérésie en anéantissant les
hérétiques. Le Père du
peuple répondit : « Je
suis roi sur mon peuple pour lui faire
justice ; ce que je ne puis faire sans
ouïr ceux que l'on accuse d'être
sorciers ou incestueux ; c'est pourquoi je les
veux ouïr avant de les condamner, quand ce
seraient des Turcs ou des diables... » II
chargea M. Fumée, maître des
requêtes, et M. Parvi, son confesseur, de
l'informer de leur vie et de leur doctrine.
Après cette enquête, le roi, au lieu
de les condamner, prononça de sa bouche, et
avec serment, « qu'il croyait que ces
accusés étaient plus gens de bien et
meilleurs chrétiens que lui et tous ses
autres sujets. »
Guillaume Briçonnet, évêque de
Meaux, fut le premier prélat qui
annonça publiquement la Réforme, avec
beaucoup de talent et de charité :
plusieurs jeunes hommes subirent l'influence de sa
prédication. Parmi ses disciples se
distinguaient Jacques Fabri, les docteurs Martial
et Girard Ruffi, et Guillaume Farel ; mais
cette avant-garde de réformateurs plia
devant l'orage de la
persécution ; Farel seul opposa
à l'épreuve un front
inébranlable, et devint un illustre
instrument dans la main de Dieu. Mais, tandis que
les pasteurs étaient dispersés, le
troupeau grandissait en nombre et en force ;
Dieu eut un grand peuple à Meaux.
Plusieurs des fidèles furent bientôt
appelés à la gloire du martyre. Jean
Leclerc, cardeur de laine, fut le premier qui donna
sa vie au service de son maître ; il fut
fustigé pendant trois jours et marqué
au front, pour avoir placardé une affiche
contre les indulgences. L'année suivante,
savoir, sept ans après la première
protestation de Luther, Leclerc avait fondé
l'Église de Metz et l'arrosait de son
sang.
La première prédication qui retentit
dans Paris fut aussi le cri des martyrs. Jacques
Pavannes, disciple de Briçonnet, y fut
brûlé vif, et l'ermite de Livry fut
mis à mort de la même manière
devant le grand portail de Notre-Dame. Louis de
Berquin fut pendu et étranglé sur la
place Maubert.
« Mais, pendant que Satan jouait ses
tragédies à Paris, » dit
Théodore de Bèze dans son langage
naïf, « Dieu agissait quasi par tout
le royaume. » De toutes parts, nous
voyons la Réforme s'étendre comme un
vaste incendie ; partout Dieu suscite
d'éloquents prédicateurs
qu'il appelle presque
aussitôt au glorieux martyre. Dès
1528, nous voyons un docteur en théologie,
Machopolis, réunir les anciens protestants
du Vivarais, et appeler le prédicateur
Étienne Renier, qui fut brûlé
vif, peu de temps après, à Vienne en
Dauphiné.
Dans la même année, plusieurs moines
fondaient une Église à
Besançon, et confessaient leur foi dans les
flammes, et Pierre Bruslé confirmait leur
oeuvre par ses éloquentes
prédications.
En 1532, un cordelier, nommé Marcii,
établit la Réforme dans le
Rouergue ; ses prédications eurent tant
de succès à Castres, que, trente ans
après, l'exercice de la religion catholique
romaine avait complètement cessé dans
cette ville.
À Toulouse, ce même réformateur
continua l'oeuvre dont le savant Scaliger avait
préparé les voies, au point qu'en
1561 un temple très vaste ne suffisait plus
aux besoins des réformés. Marcii
avait souffert le martyre sur la place du
Capitule.
En 1532, Calvin, attiré par l'amour de la
science auprès de l'université de
Bourges, convertissait à la Réforme
une foule d'étudiants qui bientôt se
répandirent dans tout le Berry et les pays
environnants, pour y prêcher la
vérité évangélique.
En 1536, l'illustre Scaliger et le
précepteur de ses enfants répandaient
à Agen des idées de réforme,
que, cinq ans après,
l'allemand André
Mélanchthon vint prêcher avec un
succès complet.
En 1541, Aymon de Lavoye fondait une Église
à Sainte-Foy, et répandait la
Réforme dans tous les pays
circonvoisins : il fut brûlé vif
à Bordeaux. Six ans après, le peuple
de Dieu se formait à Lyon, sous les soins de
Fournelet, dont Jean Fabri continua l'oeuvre
évangélique.
En 1552, Claude Monnier y fut brûlé
vif sur la place des Terreaux. Simon Brossier
prêcha la Réforme dans le
Périgord en 1553, et, à sa voix, une
multitude d'âmes s'ouvraient aux convictions
chrétiennes.
Des Églises nombreuses se formaient,
dès 1555, à l'ouïe des
prédications de Philippe Hamelin, qui mourut
martyr à Bordeaux, de Charles de Clermont,
de Claude de La Boissière et de La
Fontaine.
Le protestantisme fut favorisé en
Béarn, dès sa naissance, par la
protection de Marguerite de Navarre, et plus tard
par l'illustre Jeanne d'Albret.
En 1556, Jean Henri fonda l'Église de
Pau.
L'année 1558 fut particulièrement
bénie pour la prédication de la
Réforme ; la Guyenne entendait la voix
éloquente de François de Boisnormand
et des Vigneaux ; et, trois ans après,
on comptait six mille protestants à
Bordeaux.
Nîmes, et tout le pays circonvoisin,
acceptait la Réforme, pour laquelle on
brûlait vif Maurice Sesenat.
La population de Montpellier se rendait en foule
aux prédications de G.
Mauguet, C. Frémi, et autres
évangélistes. Deux ans après,
la Réforme comptait un grand peuple dans ce
pays et dans toute la contrée.
En 1560, Bernard, Colon et Vignols fondaient
l'Église de Montauban, d'où l'on vit,
un an après, les anciens et les diacres se
répandre dans tous les environs pour
annoncer la Réforme et fonder plusieurs
Églises. La persécution ne tarda pas
à les atteindre ; mais elle les trouva
pleins de courage et de constance.
Dans la même année, on comptait
déjà plusieurs Églises
à Rouen et en Normandie : Constantin et
trois de ses compagnons y furent
brûlés ; G. Husson subit le
même sort pour avoir répandu des
ouvrages religieux.
L'année suivante vit naître les
Églises de l'Ariège. Le
sénéchal de Foix accorda aux
réformés de Pamiers un temple
appelé « l'Église du
Camp, pour une heure du matin et une heure du
soir, pourvu qu'hors ces heures ils
n'empêchassent les prêtres en leur
service. » Leur premier ministre fut
Pierre Clément.
Guillaume Farel passa à Grenoble en 1561, et
comme il y fut favorablement écouté,
il y laissa Aynard Pichon. Le Nord avait, depuis
longtemps, été
évangélisé avec succès,
et nous y voyons, en 1562, A. Cavon et Renaudine de
Francville, condamnés à mort pour
avoir soutenu la
Réforme.
Nous n'étendrons pas davantage cet aride
résumé d'une histoire de trente ans,
dont chaque jour fut signalé par de nouveaux
triomphes de la Réforme, et par la mort de
nouveaux martyrs, époque de lutte entre la
lumière et les ténèbres, entre
la vérité évangélique
et les erreurs du moyen âge, lutte qui, sans
doute, eût été moins
acharnée, s'il ne s'était pas agi
d'intérêts si puissants ni d'un avenir
si décisif. Mais qu'on n'oublie pas que ces
trente ans ne sont encore qu'une époque de création.
L'âge d'organisation la suivit de
près. C'est chose merveilleuse que de voir,
dès 1535, une édition de la Bible
traduite en français par Olivétan, et
répandue avec la plus grande
promptitude ; et, en 1559, l'Église de
Paris appeler autour d'elle un synode national,
auquel se rendirent les représentants des
onze Églises déjà
régulièrement constituées.
Dans cette assemblée, qui fut
présidée par François de
Morel, l'Église arrêta une confession
de foi en quarante articles, établissant la
doctrine de l'Évangile, et une discipline
dont la plupart des articles entrèrent dans
.la composition de celle qui gouverna
définitivement l'Église
réformée de France jusqu'à nos
jours.
Mais il appartenait surtout à Calvin de
donner à cette organisation une forme
régulière et un
lien puissant. Cet homme choisi continua dans le
monde l'oeuvre commencée par Luther, et il
peut être considéré comme le
véritable fondateur de l'Église
réformée de France. Qu'il nous soit
permis d'entrer dans quelques détails sur sa
vie et son ministère.
Jean Calvin naquit à Noyon, en Picardie, le
10 juillet 1509. Son père, qui était
un simple tonnelier, le destinait à
l'Église ; il lui obtint un
bénéfice dans la cathédrale de
Noyon. La peste le chassa avec tout le
chapitre : il n'avait que dix-huit an ;
c'est assez dire les abus qui s'étaient
introduits dans l'Église, en ce qui concerne
la distribution des bénéfices.
Calvin arrive à Paris, où son
père voulait lui faire suivre ses
études de droit. Calvin y accéda de
grand coeur ; car l'état
ecclésiastique, tel qu'il était
conçu dans ces temps, répugnait
à la droiture de son coeur. Il reçut
de P. R. Olivétan , son concitoyen , les
premières idées de la religion. Il se
rendit ensuite à Orléans, où
professait Pierre de l'Étoile , le plus
célèbre jurisconsulte du temps, et de
là à Bourge , où il s'attacha
à André Alciat et à Melchior
Wolmar, professeur de grec.
Une grande partie de son temps était
consacrée, à cette époque,
à l'étude la plus sérieuse de
la sainte Écriture. Dès lors il
s'unit à plusieurs sociétés
qui s'assemblaient en secret pour
adorer Dieu, conformément aux rites de la
primitive Église ; et bientôt il
se mit à parcourir les campagnes pour
prêcher la justification par la foi en
Jésus-Christ. Lorsque les
persécutions commencèrent à se
ralentir, il se rendit en toute hâte à
Paris. Il renonça publiquement à la
cure qui lui avait été
accordée, et se rendit à Bale,
où les savants de l'époque
l'honorèrent de leur estime
particulière.
Ici nous voyons le Réformateur
français résumer ses idées
théologiques dans un ouvrage admirable qu'il
dédia à François 1er, son
persécuteur. Les Institutions
chrétiennes de Calvin demeureront, de
siècle en siècle, comme un monument
de logique chrétienne et de puissante
orthodoxie. Le parlement condamna cet ouvrage
à être brûlé sur le
parvis de Notre-Dame, et la Sorbonne se chargea
d'une réfutation solennelle. Cependant, en
moins de cinq ans, huit éditions des Institutions furent
épuisées.
Il fut aussi traduit en plusieurs langues
étrangères.
Calvin entreprit un voyage en Italie, dans
l'intention d'affermir la duchesse de Ferrare,
Renée de France, fille de Louis XII, qui
avait embrassé de coeur la Réforme,
et qui ne l'abandonna jamais. Le Réformateur
français profita de son séjour en
Italie pour y prêcher
l'Évangile ; mais il fut
arrêté et conduit à
Bologne, où un
enlèvement mystérieux le rendit
à la liberté. De là il se
rendit à Noyon, sa patrie, où il mit
ordre aux affaires de sa famille pour se retirer
ensuite à Strasbourg et en Suisse. Il arriva
à Genève lorsque Farel venait d'y
établir la Réforme.
Farel était né à Gap, d'une
famille opulente et noble. Ce fut à Paris,
et dans le cours de ses études, qu'il subit
l'influence des idées nouvelles ; il
les adopta avec une grande chaleur, et il donna
à leur propagation tout ce qu'il avait
reçu de talent et de puissance. Il arriva
à Genève au moment même
où l'évêque souverain de cette
ville était, par la voix publique,
déchu de ses droits. Sa prédication
attira un concours immense d'auditeurs attentifs,
et le conseil épiscopal s'en inquiéta
au point d'employer les moyens de violence pour
chasser le Réformateur. Mais, avant d'en
venir là, on voulut tenter un semblant de
colloque, et on invita Farel à se rendre
dans une assemblée pour y tenir une
conférence. L'assemblée eut lieu, en
effet, mais Farel n'y fut point
écouté, et sa vie fut exposée
aux plus grands dangers. Il ne reparut à
Genève qu'au jour où le conseil se
montra plus favorable ; le 27 août 1535,
le gouvernement proclama un édit qui
établissait la communion
réformée. Mais Genève
était encore
plongée dans la plus affreuse
démoralisation ; plusieurs de ses
citoyens n'avaient abandonné l'Église
catholique que pour se livrer plus librement
à leurs débordements. Il fallait les
contenir par une loi sainte et souveraine ; il
fallait, pour les éclairer, un esprit
supérieur ; pour les guider, une main
puissante. L'homme choisi fut Jean Calvin.
Il arrive à Genève en août
1536. Farel l'oblige à y rester ; le
conseil lui en intime l'ordre. À dater de
cette époque, Calvin appartient tout entier
à Genève ; mais son esprit
dirige et gouverne aussi toutes les Églises
de France.
Calvin commença par engager Farel à
rédiger un formulaire propre à
éclairer le peuple. Le conseil le fit jurer
à tous les chefs de famille dans
l'église Saint-Pierre. Voici cette
confession, que nous croyons devoir consigner ici
comme un véritable monument de la foi de nos
pères :
I. Nous voulons l'Écriture sainte
pour seule règle de notre foi ; nous
rejetons toute autorité humaine en
matière de religion.
II. Nous reconnaissons un Dieu unique, qui
seul mérite d'être adoré ;
nous détestons tout culte rendu aux saints,
aux anges, aux images.
III. Puisque Dieu est notre seul
maître, nous devons suivre sa loi et vivre
suivant l'Évangile.
IV. Nous avouons que nous sommes pleins de
corruption et de perversité de coeur, et que
nous avons besoin d'être
éclairés de Dieu pour venir à
la droite connaissance du salut et nous conduire
selon la justice.
V. Et, puisque nous sommes dépourvus
naturellement de toutes lumières, nous
devons chercher notre salut ailleurs qu'en
nous-mêmes, et c'est pour cela que
Jésus-Christ a été
donné du Père, afin que nous
recouvrions tout ce qui nous manque.
VI. Nous reconnaissons le symbole des
apôtres pour l'abrégé de ce que
Jésus a fait et souffert pour nous
sauver.
VII. Ayant cette connaissance en
Jésus-Christ, nous sommes
régénérés en nouvelle
nature, c'est-à-dire que les mauvais
désirs de la chair sont diminués en
nous ; notre volonté est rendue
conforme à la loi de Dieu ; nous
recherchons ce qui lui est agréable.
VIII. Mais cette
régénération est tellement
faite en nous, que, jusqu'à ce que nous
soyons délivrés de ce corps mortel,
nous gardons beaucoup d'imperfections et
d'infirmités, tellement que nous sommes
toujours pauvres et misérables
pécheurs devant Dieu, en sorte que nous
avons un besoin continuel de le prier pour ne pas
faillir ; ainsi, toute gloire et tout
honneur doivent être
rendus à Dieu pour nos bonnes actions,
puisque c'est par son secours que nous pouvons les
faire.
IX. Bien qu'il n'y ait qu'une seule
Église du Seigneur, nous donnons ce titre
à toutes les sociétés de
fidèles, pourvu que l'Évangile y soit
annoncé, et que la conduite des membres de
cette congrégation soit pure ; mais
nous ne reconnaissons point d'Église
là où l'Évangile n'est ni
déclaré ni mis à la
portée de tout le monde.
X. Comme parmi les enfants d'une
Église il y a toujours des gens qui
méprisent la parole de Dieu et qui ont
besoin de châtiment, nous tenons pour bonne
la doctrine de l'excommunication,
véritablement instituée par le
Seigneur. Ainsi les idolâtres, les
blasphémateurs, les meurtriers, les larrons,
les libertins, les faux témoins, les
tapageurs, les ivrognes, qui, après avoir
été dûment admonestés,
ne changeront pas de vie, seront exclus de la
communion de Jésus, jusqu'à ce qu'ils
aient manifesté de la repentance.
XI. Nous reconnaissons aux pasteurs
l'autorité et le droit de conduire et de
gouverner le peuple par la Parole de Dieu, qui leur
donne la puissance de commander, de
défendre, de promettre, de menacer, et sans
laquelle ils ne doivent rien
faire.
XII. Nous regardons les magistrats, les
princes, les rois, comme un ordre de choses
approuvé de Dieu ; nous leur devons
obéissance lorsqu'ils commandent des choses
bonnes et honnêtes, auxquelles nous pouvons
nous soumettre sans offenser la loi divine.
XIII. Nous déclarons infidèles
à Dieu ceux qui se révoltent sans
cause contre leurs supérieurs.
Après avoir publié cette confession
de foi, Calvin contraignit les parents à
envoyer leurs enfants dans les écoles, au
risque d'être eux-mêmes privés
du droit de bourgeoisie. C'était, il faut
l'avouer, le moyen le plus sûr et le plus
puissant pour arriver à une réforme
radicale dans les moeurs. Toutefois, les anciennes
habitudes étaient trop profondément
enracinées pour céder tout d'un coup
devant l'influence
régénératrice de
l'Évangile, et Calvin se trouva
bientôt en hostilité
déclarée avec le parti des libertins.
Ceux qui composaient cette dangereuse faction
affichaient publiquement une funeste
hétérodoxie et un débordement
dans les moeurs plus déplorable encore. Le
peuple n'était pas mûr pour une
réforme radicale, et le résultat de
cette lutte fut l'expulsion de Calvin et de Farel
hors du territoire de la république de
Genève.
Sa première démarche, lorsque plus
tard rappelé par le
peuple il rentra à Genève, fut
l'établissement d'une discipline
sévère dont il confia
l'exécution à un consistoire composé des pasteurs et d'un
nombre
double de laïques. Ceux-ci étaient
choisis dans le grand et le petit conseil ;
leur nomination devait recevoir l'approbation du
peuple. Il paraît que l'action de ce corps
ecclésiastique fut, dans l'origine,
spécialement appliquée à la
répression des vices et des scandales
opposés à la morale de
l'Évangile. Il ne faut pas perdre de vue que
Calvin fut à la fois législateur
d'une Église et d'une république
naissante. Il eut donc à la fois à
guérir les plaies religieuses de
l'Église et les plaies sociales de
l'État. Il eut à lutter contre les
factions politiques et les hérésies
théologiques ; et, trop souvent, on vit
ces deux désordres se donner la main et se
confondre dans les mêmes individus.
Toutefois, dans cette révolution, la
pensée politique ne fut pas si
impérieusement dominée par la
pensée religieuse, ni la pensée
religieuse si invariablement pure, qu'il ne se
commît aucun excès. Les
préventions du panégyriste doivent
céder aux devoirs de l'historien.
L'exécution juridique de Servet est une
tache à notre histoire, nous ne le
dissimulons point. Michel Servet, auteur d'un
ouvrage contre le dogme de la
Trinité, fut un blasphémateur ;
or, la loi civile de Genève condamnait un
tel homme à la mort ; Servet fut
exécuté le 25 octobre 1553 ; et
Calvin, alors tout-puissant à Genève,
n'empêcha point cette exécution. Non,
il ne l'empêcha point ; disons
tout : il l'approuva, et Bucer, Oecolampade,
Mélanchthon et plusieurs autres hommes
éminents de l'époque
l'approuvèrent aussi.
Pourquoi s'en étonner ! La
Réforme n'avait pas encore
délaissé tout le triste
héritage des violences et des erreurs du
moyen âge ; elle n'en était
encore qu'à ses premiers pas, grande et
sublime déjà, mais encore
incomplète et parfois
désordonnée.
Dieu dirige les événements de
l'histoire, mais il les accomplit avec les hommes.
Qu'il soit rappelé, une fois pour toutes,
que nous honorons la mémoire des
Réformateurs à cause du principe
d'émancipation religieuse qu'ils ont
proclamé, à cause aussi de leurs
vertus et de leur grand courage. Quant à
leurs faiblesses et à leurs erreurs, quoique
infiniment moindres qu'on ne voudrait quelquefois
les faire, nous ne saurions ni les accepter ni les
défendre.
Rappelons, enfin, que la tolérance et le
support furent, bientôt après cette
époque, proclamés par la
Réforme, et qu'ils constituent, depuis et
pour jamais, l'un de ses principes
fondamentaux.
Calvin mourut le 27 mai 1564, à l'âge
de 55 ans. Sa mort fut douce et paisible ;
« sa maladie, » dit
Théodore de Bèze, son biographe,
« ne fut qu'une prière
continuelle... »
Nous avons donné ailleurs la date de la
fondation des principales Églises
réformées de France, ainsi que les
noms des hommes que Dieu choisit pour y annoncer
d'abord sa Parole.
La plus éclatante manifestation de
l'Église naissante fut celle qui eut lieu au
synode de La Rochelle en 1571. Les hommes les plus
illustres de l'époque s'y trouvèrent
réunis ; la reine de Navarre,
l'excellente et pieuse Jeanne d'Albret, s'y rendit
avec son fils ; il y vint aussi deux princes
du sang et l'amiral de Coligny.
Théodore de Bèze présida
l'assemblée et rédigea une confession
de foi qui a été depuis le lien de
nos Églises réformées et le
modèle des formulaires adoptés par
plusieurs Églises chrétiennes en
divers lieux de l'Europe. Un exemplaire du symbole
protestant resta déposé à La
Rochelle, et un autre fut envoyé à
Genève.
Dans cette conférence mémorable, ou
constata l'existence de deux mille cent cinquante
Églises, dont plusieurs réunissaient
plus de dix mille fidèles. Ces troupeaux
étaient épars sur tous les points du
sol français ; mais une organisation
synodale, fortement constituée, en
réunissait tous les
membres, et concentrait leurs intérêts
en un seul foyer, où venaient aussi se
confondre les lumières apportées par
les plus dignes, et acceptées avec une
confiante docilité.
Les actes synodaux, qui depuis ont
été réunis avec soin en un
recueil précieux, annoncent une
Église à la fois vivante,
zélée, courageuse et pure. Les yeux
de l'Europe protestante se sont souvent
tournés vers la France. Dieu y comptait une
grande Église sur laquelle il avait
conçu des vues providentielles ; mais,
avant de les accomplir, il devait faire passer ce
peuple par la fournaise d'une persécution
aussi atroce que persévérante.
Il n'entre ni dans notre plan ni dans les
désirs de notre coeur d'en faire
connaître tous les détails
épouvantables : nous devons les
épargner à nos lecteurs. Nous nous
bornerons à tracer d'une manière
rapide les événements qui aboutissent
à deux grandes dates, trop tristement
célèbres pour être
ignorées de personne, trop importantes dans
l'histoire de la Réformation en France pour
être passées sous silence.
Ces deux époques mémorables sont la
Saint-Barthélemy, en 1572, et la
révocation de l'édit de Nantes, en
1686. L'histoire des rois de la terre est
marquée par leurs triomphes ; celle du
peuple de Dieu l'est par ses
douleurs,
Déjà la plus cruelle violence avait
été mise en oeuvre pour exterminer,
s'il était possible, les chrétiens
réformés. François 1er
s'était bientôt
dégoûté de la Réforme,
à laquelle il avait donné un moment
d'intérêt ; il ne trouvait dans
ce mouvement des esprits rien qui convînt aux
intérêts de sa politique ni à
ceux de ses passions personnelles, et bientôt
on le vit prêter l'oreille à ceux des
ennemis de la Réforme qui désiraient
l'anéantir par la destruction de ses
adhérents.
C'est ainsi qu'à l'instigation de J.
Meinier, premier président du parlement
d'Aix, il permit d'appliquer aux protestants de la
Provence l'arrêt du parlement,
prononcé cinq ans auparavant contre ces
descendants des Vaudois qui s'étaient unis
aux réformés. « Tout
était horrible et cruel dans la sentence qui
fut prononcée contre eux, » dit de
Thou, « et tout fut plus horrible et plus
cruel encore dans l'exécution.
Vingt-deux bourgs ou villages furent
brûlés ou saccagés avec une
inhumanité dont l'histoire des peuples les
plus barbares présente à peine des
exemples. Les malheureux habitants, surpris pendant
la nuit, et poursuivis de rochers en rochers,
à la lueur des feux qui consumaient leurs
maisons, n'évitaient souvent une
embûche que pour tomber dans une autre ;
les cris pitoyables des vieillards, des femmes et
des enfants, loin d'amollir le
coeur des soldats, forcenés de rage comme
leurs chefs, ne faisaient que les mettre sur les
traces des fugitifs, et marquer l'endroit où
ils devaient porter leur fureur. » Mais
ce n'était encore là que le
commencement des douleurs.
Henri II fit entrer dans le programme des
fêtes qui furent données à
l'occasion de son entrée à Paris, le
renouvellement des édits d'oppression,
à l'aide desquels il fit brûler,
à Paris même, un grand nombre de
réformés.
En 1559, le roi faisait arrêter cinq
conseillers au parlement, suspects de calvinisme.
Anne du Bourg, l'un d'entre eux, paya de sa vie sa
confession franche et courageuse de la foi
protestante.
Dans une des rares intermittences de repos qui
furent données à l'Église, la
reine mère, Catherine de Médicis,
ordonna la célèbre conférence
connue sous le nom de colloque de Poissy, le
9 septembre 1561, dans laquelle les docteurs
protestants et catholiques furent admis à
exposer leur foi, mais qui n'eut d'autre
résultat que de rendre plus profonde encore
la ligne de démarcation qui séparait
les partis religieux.
Une foule d'hommes marquants avaient adopté
de coeur les doctrines de la Réforme ;
mais la haute position que plusieurs d'entre eux
occupaient dans l'État
donna bientôt un caractère politique
à leur profession du pur
christianisme : cette circonstance compromit
la cause sacrée d'une manière
fâcheuse ; elle forme le
caractère distinctif de l'histoire de la
Réformation en France ; elle la
complique de plusieurs événements,
desquels il est difficile de dire s'ils
appartiennent à l'ordre religieux ou
à l'ordre civil.
Pour raconter notre histoire d'une manière
complète, il faudrait exposer tous les
détails d'une histoire militaire, dire la
conjuration d'Amboise, les hostilités qui
commencèrent par les massacres de Vassy, et
prirent tout l'éclat d'une guerre
acharnée à Orléans, à
Rouen, à Dreux, à Jarnac, à
Poitiers, à Moncontour ; il faudrait
dire les traités conclus et
violés ; les insolences des
Guise ; les fureurs feintes de Catherine de
Médicis, et ses sourires perfides.
C'est sous le prétexte d'une
réconciliation consommée que cette
femme astucieuse attira à Paris
l'élite du peuple protestant ; c'est
à son instigation diabolique que le tocsin
de la Saint-Barthélemy donna le signal du
plus épouvantable attentat que l'histoire
des peuples ait jamais consigné dans les
annales de leurs erreurs et de leurs crimes ;
attentat tellement affreux, qu'on ne saurait
comprendre comment il a pu se trouver au monde un
roi pour l'ordonner, des hommes
pour le consommer, des prêtres pour le
justifier, et un pape pour s'en réjouir.
Jetons un voile sur les détails de ce drame
inouï.
La fin du siècle fut illustrée par
les fureurs de la Ligue, la marche triomphante de
Henri IV vers le trône de ses aïeux, son
abjuration et la promulgation de l'édit de
Nantes.
L'édit de Nantes, ainsi appelé parce
que ce fut à son passage dans cette ville,
en 1598, que Henri IV le signa, fut, dans ces temps
de troubles, la charte des droits et
prérogatives des réformés.
Sous le régime de cet édit,
l'Église réformée eut encore
des jours prospères ; mais ils furent
bientôt rembrunis par des orages
menaçants qui souvent
éclatèrent avec une nouvelle furie.
Sous Louis XIII, la guerre de Trente ans ayant éclaté en
Allemagne, la
guerre contre les huguenots fut
organisée en France. Les édits furent
violés, les promesses oubliées ;
le roi combattit contre ses sujets ; mais,
pendant que la paix des Églises était
ainsi troublée par de nouveaux revers, des
docteurs éminents, des pasteurs pleins de
foi répandaient chez elles les
lumières de la théologie
chrétienne, à l'aide d'ouvrages qui
illustrent la fin du dix-septième
siècle, et préparaient les
progrès des siècles
suivants.
Le cardinal de Richelieu se déclara l'ennemi
des protestants, dont l'esprit
éclairé, les idées
libérales et la moralité reconnue
portaient ombrage à sa politique.
L'armée du roi échoua devant
Montauban. La Rochelle fut réduite à
l'aide de la digue fameuse que Richelieu fit jeter
à l'entrée du port. Foulés de
toutes parts, les protestants réclamaient
leurs droits méconnus, les édits
violés, les places de sûreté
envahies ; mais on ne répondait
à leurs cris de détresse que par de
nouveaux actes d'oppression. Il ne leur manquait
plus que de voir cette oppression prendre
l'étendue et la puissance d'une mesure
légale. Tout l'odieux de cette mesure
était réservé à un
monarque que la postérité,
préoccupée de sa gloire, mais
indulgente pour ses fautes, a salué depuis
du nom de Grand Roi.
Pendant la minorité de Louis XIV, les
Églises réformées
étaient dans un état très
précaire, mais, à la rigueur, encore
tenable, à la faveur de quelques
édits arrachés par importunité
et observés de mauvaise grâce.
À la retraite de Mazarin, la
persécution se constitua d'une
manière régulière et
alarmante. Et comme Louis XIV, au déclin de
la vie, fatigué d'adulation, chargé
de lauriers, repu de plaisirs, songeait, enfin,
à son salut, un confesseur lui souffla
à l'oreille que
l'holocauste le plus agréable qu'il pourrait
offrir au ciel en rémission de ses
péchés pourrait bien être
l'anéantissement des malheureux restes du
protestantisme.
Cette mesure définitive avait
été précédée
d'une foule de vexations qu'il suffit d'indiquer
pour les caractériser. On défendit
l'admission des protestants aux emplois honorables
et lucratifs ; on destitua ceux qui les
possédaient depuis longtemps. C'est ainsi
qu'ils furent exclus des corps et métiers,
des maîtrises, des apprentissages et du
barreau ; il ne leur fut plus permis
d'être sergents, recors, huissiers,
greffiers, à plus forte raison juges et
magistrats. On leur interdit aussi les fermes du
roi et tout ce qui y a rapport, même les
emplois subalternes. On retrancha aux officiers
leurs pensions, leurs honneurs et leurs droits de
noblesse. Enfin, il ne fut plus permis aux
protestants de pratiquer la médecine, la
chirurgie et la pharmacie.
On chercha à disperser les troupeaux en
gênant les pasteurs dans leurs augustes
fonctions. « Le ministère fut
interdit aux étrangers. On défendit
aux pasteurs de s'entremettre d'affaires publiques,
de porter l'habit ecclésiastique, de
s'intituler ministres de la Parole de Dieu, d'appeler leur
religion autrement que prétendue reformée... Il ne
leur fut plus permis de faire le
prêche ailleurs que dans le lieu ordinaire de
leur résidence, ou de le faire en plus d'un
lieu sous prétexte d'annexe ; d'exercer
hors des temples, et plus de trois ans dans le
même endroit ; d'entrer chez les
malades, de peur qu'ils ne les empêchassent
de se convertir ; de visiter les
prisons ; de rien laisser échapper dans
leurs sermons contre la religion catholique, et de
célébrer les baptêmes, les
mariages, les enterrements, avec un éclat
qui pût attirer de la considération
à leur ministère. »
« Assujétis dans les villes
à respecter les rites
catholiques, » dit Anquetil,
« à s'abstenir du commerce et du
travail les jours de fête, à saluer le
saint sacrement lorsqu'on le portait aux malades,
ou à se cacher, et à suivre beaucoup
d'autres pratiques qu'ils prétendaient
blesser leur conscience, les calvinistes se
réfugiaient dans les campagnes, où
les seigneurs de leur religion les admettaient aux
prêches dans leurs châteaux ; mais
la cour les priva bientôt de cette ressource,
en fixant le nombre et la qualité de ceux
qui pouvaient être reçus à ces
prêches, et en disputant même à
plusieurs seigneurs le droit d'en avoir, ce qui
menait à interdire les ministres, à
les chasser comme inutiles, à abattre les
temples. On en comptait déjà plus de
700 détruits avant la révocation de
l'édit de Nantes.
« Or, cela n'était pas encore
assez... »
II fallait faire tout cela, et plus encore, d'une
manière légale et avouée. D'un
trait de plume, Louis XIV révoqua
l'édit de Nantes. C'était le 22
octobre 1685.
Par le nouvel édit, le roi supprime tous les
privilèges accordés aux
réformés par Henri IV et Louis XIII.
- Il interdit l'exercice de leur religion par tout
le royaume sans exception. - II ordonne à
tous les pasteurs de sortir du royaume dans quinze
jours. - II promet des récompenses à
tous ceux qui se convertiront.
- Il défend aux réformés de
tenir des écoles.
- Il ordonne aux pères, mères et
tuteurs de faire élever leurs enfants et
leurs pupilles dans la religion catholique.
- II promet amnistie et restitution de leurs biens
aux émigrants qui reviendraient dans quatre
mois.
- Enfin, il renouvelle la menace des peines
afflictives déjà prononcées
contre les relaps, et permet néanmoins aux
réformés de demeurer dans leurs
maisons, de jouir de leurs biens, de faire leur
commerce, sans qu'on puisse les inquiéter
sous prétexte de religion, pourvu qu'ils ne
s'assemblent pas pour l'exercer.
Cet édit fut envoyé aux commandants,
gouverneurs et intendants de provinces, avec
injonction de le faire exécuter avec la plus
grande fermeté. La
cruauté de ces agents subalternes inventa
les dragonnades et l'usage de traîner
sur la claie les réformés qui
s'obstinaient, au lit de mort, à refuser
l'administration des sacrements selon le rite
catholique romain.
La conséquence immédiate de cet acte
de tyrannie, sans exemple dans nos âges
modernes, fut l'émigration d'un demi-million
de citoyens français. Ils quittèrent
leurs foyers, au risque d'être envoyés
aux galères ou de perdre la vie,
préférant l'exil et ses dangers aux
faveurs qu'ils auraient pu si aisément
s'assurer au prix de quelques complaisantes
concessions. Ils trouvèrent un asile
fraternel et la plus entière liberté
religieuse en Hollande, en Angleterre, en
Allemagne, et jusqu'aux confins de la Prusse ;
plusieurs familles, traversant l'Atlantique, se
réfugièrent en Amérique, et
jusqu'au cap de Bonne-Espérance.
Quelques-uns de nos malheureux frères se
lassèrent bientôt de l'ennui de
l'exil, et vinrent chercher des fers, la mort
même, sur le sol natal, dont ils n'avaient
jamais pu se résigner à vivre
éloignés.
La plupart adoptèrent les pays qui les
avaient reçus, et payèrent largement
la noble hospitalité dont ils furent partout
les objets, en introduisant chez leurs hôtes
une foule d'arts nouveaux, dans lesquels
ils avaient appris à
exceller en France, alors que l'industrie
était la seule carrière qu'une
politique intolérante leur permettait
d'embrasser, et qu'ils surent bientôt
perfectionner par ce redoublement d'activité
que la nécessité inspire si
aisément.
Jamais les réfugiés français
ne maudirent leur ingrate patrie ; jamais ils
ne songèrent à tourner leurs armes
contre leurs frères ; ils dirigeaient
souvent vers la France un regard d'affection et de
regrets ; son nom était sur leurs
lèvres ; ils priaient pour leurs
frères persécutés, pour le roi
trompé, pour l'Église
décimée, pour la patrie
malheureuse... Leur retraite porte un
caractère de dignité, de grandeur et
de vertu, qu'on chercherait en vain dans toute
autre émigration.
Mais tous les réformés n'eurent ni
les moyens ni la volonté de quitter la
patrie. Plusieurs faux frères
cherchèrent un refuge dans une abjuration
simulée ; d'autres se renfermaient dans
la prévision favorable consignée dans
le dernier article de l'édit de
révocation ; et lorsque cette
dernière garantie leur fut enlevée
par de nouvelles iniquités, alors ils
prirent les armes et s'enfuirent aux
montagnes...
Telle est l'origine de ces courageux Camisards, qui trouvèrent
dans les
Cévennes un boulevard imprenable, à
l'aide duquel ils
conservèrent à leurs enfants le
principe protestant.
Ici se déroulent les tristes
événements d'une guerre aussi atroce
qu'injuste, dans laquelle Louis XIV faisait
massacrer ses sujets au nom du Dieu de
charité. Les Cévennes furent le
théâtre de ces
événements ; chacune des
montagnes qui composent cette chaîne, alors
si arides, depuis si fertiles, était devenue
une citadelle ; chaque forêt, la
retraite des insurgés ; chaque grotte,
une ambulance. Nous épargnerons à nos
lecteurs les détails de cette lutte
sanglante, pendant laquelle une poignée de
braves arrêta longtemps des armées
aguerries, pendant laquelle aussi, disons-le avec
regret, les persécutés finirent par
se livrer eux-mêmes aux excès d'une
exaltation qu'il est plus aisé de comprendre
que de justifier.
Pendant qu'on se battait aux montagnes,
l'édit s'exécutait avec la
dernière rigueur dans la plaine. Les
dragons, pénétrant de vive force chez
les protestants, faisaient orgie à
côté de leurs foyers
domestiques ; les hommes qui s'obstinaient
à prier et à chanter les louanges de
Dieu en commun étaient envoyés aux
galères ; les femmes étaient
renfermées dans la tour de Constance ;
les prédicateurs de la Parole étaient
pendus ou brûlés vifs... Mais Louis
XIV avait atteint son but : il chassait la
Réforme par voie
d'extermination ; et quant à ceux qui
lui résistèrent par la force des
armes, ils perdirent bientôt, dans les
agitations de la guerre et le tumulte des camps,
l'esprit religieux qui avait distingué leurs
pères.
Mais Dieu ne permit point que la lumière de
son Évangile s'éteignît pour
jamais en France. Avant la fin de la
première moitié du
dix-huitième siècle nous voyons
briller sur les ruines du protestantisme un jour
nouveau. C'est l'apostolat avec toute sa
charité et son zèle, mais en
même temps avec toutes ses épreuves et
ses périls.
Ce sont quelques pasteurs du désert qui
parcourent les vallées du Languedoc, du
Vivarais et du Dauphiné, pour ranimer le feu
de la piété, réunir les
lambeaux de l'Église depuis si longtemps
déchirée, relever les murs de Sion,
et lier le corps chrétien par une solide
instruction, par une confession de foi orthodoxe,
par une discipline appropriée au mouvement
des esprits et aux exigences des temps.
Cette époque de notre histoire est peu
connue. Consignée dans des manuscrits rares
et incomplets, elle échappe à ceux
qui n'ont pas accès auprès de ces
précieux documents, et l'Église
attend encore qu'un habile historien
réunisse en un seul tout les documents
intéressants qui lui
révéleraient les travaux infatigables
des Court, des Corteiz, des
Roger, des Paul Rabaut, apôtres
vénérables dont les efforts pieux
accomplirent la réédification de nos
malheureuses Églises, et
préparèrent cet avenir de paix et de
tolérance qui leur était dû,
d'une manière bien autrement efficace que ne
l'avaient pu faire et la courageuse
résistance des Cévennes et les braves
épées des Cavalier et des
Rolland.
L'Église, vivifiée par le zèle
de ses nouveaux apôtres et par la puissance
de leur parole évangélique, eut
encore de longues et terribles souffrances à
endurer, jusqu'à ce que les lumières
du siècle amenèrent l'édit de
1787.
Le vertueux Malesherbes avait puissamment
contribué à cet acte
d'émancipation religieuse, sous le
règne duquel l'Église protestante
commença à espérer de
meilleurs jours. « L'exécution de
ce bienfaisant édit, » s'écrie le frère de l'illustre
Rabaut Saint-Étienne, « suivit de
près sa promulgation, et l'on vit
bientôt les réformés accourir
en foule chez les juges royaux pour faire
enregistrer leurs mariages et la
naissance de leurs enfants. Dans plusieurs
contrées, les juges royaux furent
obligés de se transporter dans les
différentes communes de leur juridiction,
pour éviter la foule et épargner aux
familles des frais de déplacement trop
considérables ; et l'on vit des
vieillards faire enregistrer avec leurs mariages
ceux de leurs enfants et de leurs
petits-enfants. »
Deux ans après, la voix éloquente et
courageuse de Rabaut Saint-Étienne faisait
retentir à la tribune de l'Assemblée
nationale les paroles suivantes :
« Les protestants font tout pour la
patrie, et la patrie les traite avec
ingratitude ; ils la servent en citoyens, ils
en sont traités en proscrits ; ils la
servent en hommes que vous avez rendus libres, ils
en sont traités en esclaves ; mais il
existe enfin une nation française, et c'est
à elle que j'en appelle en faveur de deux
millions de citoyens utiles, qui réclament
aujourd'hui leur droit de Français. Je ne
lui fais pas l'injustice de penser qu'elle puisse
prononcer le mot d'intolérance ; il est
banni de notre langue, ou il n'y subsistera que
comme un de ces mots barbares et surannés
dont on ne se sert plus, parce que l'idée
qu'il représente est anéantie. Mais,
Messieurs, ce n'est pas même la
tolérance que je réclame : c'est
la liberté...
« Je demande pour les non-catholiques ce
que vous demandez pour vous-mêmes :
l'égalité des droits, la
liberté, la liberté de leur religion,
la liberté de leur culte, la liberté
de le célébrer dans les maisons
consacrées à cet objet, la certitude
de n'être pas plus troublés dans leur
religion que vous ne l'êtes dans la
vôtre, et l'assurance
parfaite d'être protégés comme
vous, autant que vous, et de la même
manière que vous par la commune loi.
« Je supprime, Messieurs, une foule de
motifs qui vous rendraient intéressants et
chers deux millions d'infortunés ; ils
se présenteraient à vous teints
encore du sang de leurs pères, et ils vous
montreraient les empreintes de leurs propres fers.
Ma patrie est libre, et je veux oublier, comme
elle, et les maux que nous avons partagés
avec elle et les maux plus grands encore dont nous
avons été seuls les victimes. Ce que
je demande, c'est qu'elle se montre digne de la
liberté, en la distribuant également
à tous les citoyens sans distinction de
rang, de naissance et de religion, et que vous
donniez aux dissidents tout ce que vous prenez pour
vous-mêmes... »
Sur la motion de M. de Castellane,
l'Assemblée décréta que nul
ne serait inquiété pour ses opinions,
même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne troublât pas l'ordre public
établi par la loi.
Ce ne fut que le 18 germinal an X que nos
Églises furent définitivement
reconnues et établies. Napoléon 1er
confirma plus tard son intention d'observer ces
lois par ces mémorables paroles
prononcées le jour de son
couronnement :
« Je veux bien que l'on sache que mon
intention et ma ferme volonté sont de
maintenir la liberté des cultes :
l'empire de la foi finit où commence
l'empire indéfini de la conscience ; la
loi ni le prince ne peuvent rien contre cette
liberté. Tels sont mes principes et ceux de
la nation ; et si quelqu'un de ceux de ma
race, devant me succéder, oubliait le
serment que j'ai prêté, et que,
trompé par l'inspiration d'une fausse
conscience, il vînt à le violer, je le
voue à l'animadversion publique et je vous
autorise à lui donner le nom de
Néron... »
Depuis cette époque mémorable, les
Églises réformées de France
prospèrent sous le régime de la loi
constitutive. Ici, par conséquent, se
termine ce que nous avions à dire sur leur
histoire, par laquelle on voit qu'il leur
fut ; donné de subsister au milieu des
plus longues et des plus douloureuses
épreuves, et de fournir, par leur constance,
un témoignage éclatant de la
miséricorde et de la fidélité
du Seigneur.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |