MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Chapitre I
Il y a peu de mes compatriotes, anciens
réfugiés dans ces heureuses
provinces, qui ne pussent rendre témoignage
aux calamités que la persécution dans
toutes les provinces de France leur a fait
souffrir. Si chacun d'eux en particulier avait
écrit des mémoires de ce qui lui est
arrivé, tant dans leur commune patrie, que
lorsqu'ils furent obligés d'en sortir, et
qu'on en eût fait un recueil, il serait non
seulement très curieux à cause des
différents événements que l'on
y aurait rapportés, mais en même temps
très instructif pour un grand nombre de bons
protestants, qui ignorent la plus grande partie de
ce qui s'est passé depuis
l'année mil six cent
quatre-vingt-quatre dans cette cruelle et sanglante
persécution.
Divers auteurs en ont écrit en
général : mais pas un (du moins
qui soit venu à ma connaissance) n'a
particularisé les différents genres
de tourments, que chacun de mes chers compagnons de
souffrance a expérimentés.
Il est fort au-dessus de ma portée
d'entreprendre un pareil ouvrage, ne sachant
qu'imparfaitement et par tradition un nombre
presque infini de faits, que plusieurs de mes chers
compatriotes racontent journellement à leurs
enfants. Aussi ferai-je seulement part au public,
par ces mémoires, de ce qui m'est
arrivé à moi-même depuis
l'année mil sept cent, jusqu'à mil
sept cent treize, que je fus heureusement
délivré des galères de France
par l'intercession de la Reine Anne d'Angleterre de
glorieuse mémoire.
Je suis né à Bergerac, petite ville
de la province du Périgord, en
l'année mil six cent quatre-vingt-quatre, de
parents bourgeois et marchands, qui, par la
grâce de Dieu, ont toujours vécu et
constamment persisté jusqu'à la mort,
dans les sentiments de la véritable religion
réformée, s'étant conduits de
façon à ne s'attirer
aucun reproche, élevant leurs enfants dans
la crainte de Dieu, et les instruisant
continuellement dans les principes de la vraie
religion, et dans l'éloignement des erreurs
du papisme.
Je n'ennuierai pas mon lecteur en rapportant ce qui
m'est arrivé pendant mon enfance et jusqu'en
l'année mil sept cent, que la
persécution m'arracha du sein de ma famille,
me força de fuir hors de ma patrie, et de
m'exposer, malgré la faiblesse de mon
âge, aux périls d'une route de deux
cents lieues, que je fis pour chercher un refuge
dans les Provinces-Unies des Pays-Bas. Je
raconterai seulement avec brièveté,
et dans la pure vérité, ce qui m'est
arrivé depuis ma douloureuse
séparation d'avec mes parents, que je
laissai livrés aux fureurs et aux vexations
les plus cruelles.
Avant d'en venir au détail de ma fuite hors
de ma chère patrie, il est nécessaire
de rapporter ce qui l'occasionna, et alluma en mil
sept cent le feu de la persécution la plus
inhumaine dans la province où je naquis.
Pendant la guerre qui fut terminée par la
paix de Ryswick, les jésuites et les
prêtres, qui n'avaient pu avoir le plaisir de
faire dragonner les
réformés de France, par le besoin que
le Roi avait de ses troupes sur les
frontières de son royaume, ne virent pas
plutôt la paix conclue, qu'ils voulurent se
dédommager du repos qu'ils avaient
été contraints de nous donner pendant
la guerre. Ces impitoyables et acharnés
persécuteurs firent donc sentir toute leur
rage dans les provinces de France où il y
avait des réformés.
Je me bornerai à faire le détail le
mieux circonstancié qu'il me sera possible
de ce qui se passa particulièrement dans
celle du Périgord.
En l'année mil six cent
quatre-vingt-dix-neuf, le Duc de la Force
(1), qui
témoignait, du moins extérieurement,
n'être aucunement dans les sentiments de ses
illustres ancêtres par rapport à la
religion réformée, sollicita,
à l'instigation des jésuites, la
permission d'aller dans ses terres du
Périgord, qui sont grandes et
considérables, pour (comme il
s'exprimait) convertir les huguenots. Il
flattait trop en cela les vues et les principes de
la cour, pour ne pas obtenir un si honorable et si
digne emploi. Il partit en effet
de Paris, accompagné de quatre
jésuites, de quelques gardes et de ses
domestiques.
Arrivé à son château de la
Force, distant d'une lieue de Bergerac, il
commença, pour donner une idée de la
douceur de sa mission et de l'esprit de ses
conseillers, à exercer des cruautés
inouïes contre ses vassaux de la religion
réformée, envoyant chaque jour
enlever les paysans de tout sexe et de tout
âge, et leur faisant souffrir, en sa
présence et sans autre forme de
procès, les tourments les plus affreux,
portés contre quelques-uns jusqu'à la
mort, pour les obliger, sans autre connaissance de
cause que sa volonté, d'abjurer sur-le-champ
leur religion.
Il contraignit donc, par des moyens aussi
diaboliques, tous ces pauvres malheureux à
faire les serments les plus affreux de rester
inviolablement attachés à la religion
romaine.
Pour témoigner sa joie et la satisfaction
qu'il ressentait de ses heureux succès, et
terminer son entreprise d'une façon qui
fût digne du motif et des conseils qui le
faisaient agir, il fit faire des
réjouissances publiques au bourg de la Force
où est situé son château, et
allumer un feu de joie d'une
magnifique bibliothèque, composée de
livres pieux de la religion réformée,
que ses ancêtres avaient soigneusement
recueillis. Il en usa de la même
manière à Tonneins en Gascogne, fort
fâché sans doute que ses ordres
eussent resserré son zèle dans les
terres de sa domination.
La ville de Bergerac pour cette fois fut exemple de
la persécution, ainsi que plusieurs villes
des environs ; mais ce repos n'était
qu'une bonace, qui devait être suivie de la
plus terrible tempête.
Avant d'en venir au détail de ce que les
réformés de cette province eurent
à souffrir, le lecteur ne sera pas
fâché que je le régale d'un
fait assez divertissant, arrivé au
château de la Force, tandis que le Duc s'y
reposait de ses fatigues, et pour fruit de son
heureuse expédition, recevait l'encens et
les éloges, que lui venaient prodiguer les
prêtres et les moines de ces cantons.
Un avocat de Bergerac, nommé Grenier, qui
avait beaucoup d'esprit, mais à la
vérité un peu timbré, n'ayant
pas même beaucoup de religion, quoiqu'il
fût né réformé ;
cet avocat, dis-je, voulut aussi faire briller son
esprit et se mettre sur les rangs
des flatteurs, en haranguant le Duc. Il lui en fit
demander la permission, qui lui fut aisément
accordée. Le Duc, assis sur son siège
de cérémonie, ayant à ses
côtés ses quatre jésuites,
admit à son audience Grenier, qui
commença sa harangue en ces
termes :
Monseigneur, votre grand-père était
un grand guerrier ; votre père un grand
dévot, et vous, Monseigneur, vous êtes
un grand chasseur. Le Duc l'interrompit pour lui
demander comment il savait qu'il était un
grand chasseur, puisqu'en effet ce n'était
pas là sa passion dominante.
« J'en juge, repartit Grenier, par vos
quatre limiers qui ne vous quittent pas, en lui
montrant les quatre
jésuites. »
Ces pères, en bons chrétiens,
commençaient à demander qu'on
punît Grenier de son insolence ; mais on
représenta au Duc que Grenier était
aliéné de son esprit, et le Duc se
contenta de le chasser de sa présence.
Je reprends le fil de mon histoire, et vais
expliquer ce qui donna lieu à ma fuite, pour
tâcher de sortir du royaume.
Le Duc de la Force, fier des belles conversions
qu'il avait faites, en fut rendre compte à
la cour. On peut juger si lui et
ses jésuites exagérèrent
l'effet que leur mission avait produit. Quoi qu'il
en soit, le Duc obtint de revenir en
Périgord en l'année mil sept cent,
pour convertir par une dragonnade impitoyable les
Huguenots des villes royales de cette province.
Il vint donc à Bergerac, où il
établit son domicile, accompagné de
ses quatre mêmes jésuites et d'un
régiment de dragons, dont la mission
cruelle, chez les bourgeois, où ils furent
mis à discrétion, fit bien plus de
nouveaux convertis que les exhortations des
jésuites. Car, en effet, il n'y eut
cruautés inouïes que ces missionnaires
bottés n'exerçassent pour contraindre
ces pauvres bourgeois d'aller à la messe et
faire leur abjuration, avec des serments horribles,
de ne jamais plus abandonner l'exercice de la
religion romaine.
Le Duc avait un formulaire de ce serment, rempli
d'imprécations contre la religion
réformée, qu'il faisait signer et
jurer, de gré ou de force, à ces
pauvres bourgeois martyrisés. On mit chez
mon père à discrétion
vingt-deux de ces exécrables dragons. Mais
je ne sais par quelle politique le Duc fit conduire
mon père en prison à
Périgueux. On se saisit de deux de mes
frères et de ma soeur, qui n'étaient
que des enfants, et on les mit dans un couvent.
J'eus le bonheur de me sauver de la maison, si bien
que ma pauvre mère se vit seule de sa
famille au milieu de ces vingt-deux
scélérats, qui lui firent souffrir
des tourments horribles. Et après avoir
consumé et détruit tout ce qu'il y
avait dans la maison, ne laissant que les quatre
murailles, ils traînèrent ma
désolée mère chez le Duc, qui
la contraignit, par les traitements indignes qu'il
lui fit, accompagnés d'horribles menaces, de
signer son formulaire.
Cette pauvre femme, pleurant abondamment et
protestant contre ce qu'on lui faisait faire,
voulut encore que sa main accompagnât les
lamentables protestations de sa bouche ; car
le Duc lui ayant présenté le
formulaire d'abjuration pour le signer, elle y
écrivit son nom, au bas duquel elle ajouta
ces mots : la Force me le fait faire,
faisant sans doute allusion au nom du Duc. On
la voulut contraindre d'effacer ces mots, mais elle
n'en voulut constamment rien faire ; et un des
jésuites prit la peine de les effacer.
Cependant (octobre 1700) je m'étais
échappé de la
maison, avant que les dragons y entrassent ;
j'avais seize ans accomplis pour lors. Ce n'est pas
un âge à avoir beaucoup
d'expérience, pour se tirer d'affaire,
surtout d'un si mauvais pas. Comment
échapper à la vigilance des dragons,
dont la ville et les avenues étaient
remplies pour empêcher qu'on ne
s'enfuît ? J'eus néanmoins le
bonheur, par la grâce de Dieu, de sortir de
nuit sans être aperçu, avec un de mes
amis, et, ayant marché toute la nuit dans
les bois, nous nous trouvâmes le lendemain
matin à Mussidan, petite ville à
quatre lieues de Bergerac.
Là nous résolûmes, quelques
périls qu'il y eût, de poursuivre
notre voyage jusqu'en Hollande, nous
résignant à la volonté de Dieu
pour tous les périls qui se
présentaient à notre esprit, et nous
prîmes, en implorant la protection divine,
une ferme résolution de n'imiter pas la
femme de Lot, en regardant en arrière, et
que, quel que fût l'événement
de notre périlleuse entreprise, nous
resterions fermes et constants à confesser
la véritable religion
réformée, même au péril
du supplice des galères ou de la mort.
Après cette résolution, nous
implorâmes le secours et la
miséricorde de Dieu, et nous nous
mîmes gaiement en chemin sur la route de
Paris. Nous consultâmes notre bourse, qui
n'était pas trop bien fournie. Environ dix
pistoles en faisaient le capital. Nous
formâmes un plan d'économie pour
ménager notre peu d'argent, en ne logeant
tous les jours que dans les médiocres
auberges, pour y faire moins de dépense.
Nous n'eûmes, Dieu merci, aucune mauvaise
rencontre jusqu'à Paris, où nous
arrivâmes le dix novembre mil sept cent.
Notre plan, en partant du pays, était,
qu'étant à Paris, nous verrions
quelques personnes de notre connaissance qui nous
indiqueraient le passage le plus facile et le moins
périlleux aux frontières. En effet,
un bon ami et bon protestant nous donna une petite
route par écrit, jusqu'à
Mézières, ville de guerre sur la
Meuse, qui pour lors était frontière
du Pays-Bas espagnol, et au bord de la formidable
forêt des Ardennes. Cet ami nous instruisit
que nous n'aurions d'autres périls à
éviter que celui d'entrer dans cette
dernière ville ; car pour en sortir on
n'arrêtait personne, et que la forêt
des Ardennes nous favoriserait pour nous rendre
à Charleroi, distante de
six à sept lieues de
Mézières ; et qu'étant
à Charleroi nous serions sauvés,
puisqu'alors nous serions absolument hors des
terres de France. Il ajouta qu'il y avait aussi
à Charleroi commandant et garnison
hollandaise, ce qui nous mettait à l'abri de
tout danger.
Cependant cet ami nous avertit d'être
prudents et de prendre de grandes
précautions pour entrer dans la ville de
Mézières, parce qu'on y était
extrêmement exact à arrêter
à la porte tous ceux qu'on
soupçonnait d'être
étrangers ; qu'on les menait au
gouverneur et de là en prison, s'ils se
trouvaient sans passeport.
Enfin nous partîmes de Paris pour
Mézières.
Nous n'eûmes aucune fâcheuse rencontre
pendant cette route ; car dans le royaume de
France on n'arrêtait personne. Toute
l'attention n'était qu'à bien garder
tous les passages sur la frontière. Nous
arrivâmes donc une après-midi, sur les
quatre heures, sur une petite montagne à un
quart de lieue de Mézières,
d'où nous pouvions voir entièrement
cette ville et la porte par où nous devions
entrer.
On peut facilement juger de notre saisissement, en
considérant le prochain
péril qui se présentait à nos
yeux. Nous nous assîmes un moment sur cette
montagne pour tenir conseil sur notre entrée
dans la ville. Et en considérant la porte,
nous vîmes qu'un long pont sur la Meuse y
aboutissait, et comme il faisait assez beau temps,
un nombre de bourgeois se promenaient sur ce pont.
Nous jugeâmes qu'en nous mêlant avec
ces bourgeois, et nous promenant avec eux sur ce
pont, nous pourrions entrer pêle-mêle
avec eux dans la ville sans être connus pour
étrangers par la sentinelle de la porte.
Nous étant arrêtés à
cette entreprise, nous vidâmes nos havresacs
de quelques chemises que nous y avions, les mettant
toutes sur notre corps, et les havresacs dans nos
poches. Nous décrottâmes ensuite nos
souliers, peignâmes nos cheveux, et enfin
prîmes toutes les précautions requises
pour ne paraître pas voyageurs. Notez que
nous n'avions pas d'épées,
étant défendu en France d'en porter.
Ainsi appropriés, nous descendîmes la
montagne et nous nous rendîmes sur le pont,
nous y promenant avec les bourgeois jusqu'à
ce que le tambour rappelât pour la fermeture
des portes. Alors tous les
bourgeois s'empressèrent pour rentrer dans
la ville, et nous avec eux, la sentinelle ne
s'apercevant pas que nous fussions
étrangers.
Nous étions ravis de joie d'avoir
évité ce grand péril, croyant
que c'était là le seul que nous
avions à craindre ; mais nous
comptions, comme on dit, sans notre hôte.
Nous ne pouvions sortir sur-le-champ de
Mézières, la porte à
l'opposite de celle par où nous
étions entrés étant
fermée. Il nous fallut donc loger dans la
ville. Nous entrâmes dans la première
auberge qui se présenta. L'hôte n'y
était pas ; sa femme nous reçut.
Nous ordonnâmes le souper, et pendant que
nous étions à table, sur les neuf
heures, le maître du logis arrive. Sa femme
lui dit qu'elle avait reçu deux jeunes
étrangers.
Nous entendîmes de notre chambre que son mari
lui demanda si nous avions un billet de permission
du gouverneur. La femme lui ayant répondu
qu'elle ne s'en était pas
informée : « Carogne, lui
dit-il, veux-tu que nous soyons ruinés de
fond en comble ? Tu sais les défenses
rigoureuses de loger les étrangers sans
permission. Il faut que j'aille tout à
l'heure avec eux chez le
gouverneur. » Ce dialogue, que nous
entendions, nous mit la puce à l'oreille.
Enfin l'hôte entre dans notre chambre et nous
demande fort civilement si nous avions parlé
au gouverneur. Nous lui dîmes que nous
n'avions pas cru que cela fût
nécessaire pour loger une nuit seulement
dans la ville. « Il m'en coûterait
mille écus, nous dit-il, si le gouverneur
savait que je vous eusse logé sans sa
permission. Mais avez-vous un passeport pour
pouvoir entrer dans les villes
frontières ? nous demanda-t-il. Nous
lui répondîmes fort hardiment que nous
en étions bien munis. « Cela
change l'affaire, dit-il, pour empêcher que
j'encoure le blâme de vous avoir logés
sans permission ; mais cependant il faut que
vous veniez avec moi chez le gouverneur pour lui
montrer vos passeports. »
Nous lui répondîmes que nous
étions las et fatigués, mais que le
lendemain au matin nous l'y suivrions très
volontiers. Il en fut content. Nous achevâmes
de souper et nous nous couchâmes tous deux
dans un lit qui était fort bon, mais qui ne
fut pourtant pas capable de nous inciter à
dormir, tant l'inquiétude du
prochain péril
s'était saisie de nous.
Combien de conseils ne tînmes-nous pas toute
cette longue nuit ! Combien
d'expédients ne nous proposions-nous pas sur
la réponse que nous ferions aux demandes du
gouverneur ! Mais, hélas !
c'étaient tous conseils et expédients
sans conclusion.
N'en voyant aucun qui nous garantît d'aller
de chez le gouverneur dans la prison, nous
passâmes le reste de la nuit en
prières pour implorer le secours de Dieu
dans un si pressant besoin, et pour lui demander,
à quelque épreuve que sa divine
volonté nous exposât, la
fermeté et la constance nécessaires
pour confesser dignement la vérité de
l'Évangile.
La pointe du jour nous trouva dans ce pieux
exercice. Nous nous levâmes promptement et
descendîmes dans la cuisine, où
l'hôte et sa femme couchaient. En nous
habillant, il nous vint un expédient dans la
pensée, pour n'être pas obligés
à comparaître devant le gouverneur,
lequel expédient nous mîmes en
pratique et qui nous réussit admirablement
bien. Le voici :
Nous formâmes le dessein de sortir
clandestinement de ce logis avant que l'hôte
fût levé et en
état de nous observer.
Lorsqu'il nous vit de si grand matin dans sa
cuisine, il nous demanda la raison de cette
diligence. Nous lui dîmes qu'avant d'aller
chez le gouverneur avec lui, nous voulions
déjeuner, afin qu'en sortant de chez le
gouverneur, nous pussions poursuivre notre route.
Il approuva notre dessein, et ordonna à sa
servante de mettre des saucisses sur le gril
pendant qu'il se lèverait.
Cette cuisine était à plain-pied de
la porte de la rue, qui en était tout
près. Ayant aperçu que la servante
avait ouvert la porte de la rue, nous
prétextâmes un besoin. L'hôte ne
se méfiant de rien, nous sortîmes de
ce fatal cabaret, sans dire adieu, ni payer notre
écot ; car il nous était
absolument nécessaire de faire cette petite
friponnerie.
Étant dans la rue, nous trouvâmes un
petit garçon, à qui nous
demandâmes le chemin de la porte de
Charleville, qui était celle par où
nous devions sortir. Nous en étions fort
près, et comme on ouvrait cette porte, nous
en sortîmes sans aucun obstacle.
Nous entrâmes dans Charleville, petite ville
sans garnison ni porte, qui n'est
éloignée de Mézières
que d'une portée de fusil.
Nous y déjeunâmes promptement, et en
ressortîmes pour entrer dans la forêt
des Ardennes.
Il avait gelé cette nuit-là, et la
forêt nous parut épouvantable, les
arbres étant chargés de
verglas : outre qu'à mesure que nous
avancions dans cette spacieuse forêt, il se
présentait un grand nombre de chemins, et
nous ne savions lequel tenir pour nous rendre
à Charleroi.
Étant dans cet embarras, un paysan vint
à notre rencontre, à qui nous
demandâmes le chemin de Charleroi. Ce paysan
nous répondit en haussant les
épaules, qu'il voyait bien que nous
étions étrangers, et que l'entreprise
que nous faisions d'aller à Charleroi par
les Ardennes était très dangereuse,
attendu qu'il voyait bien que nous ne savions pas
les chemins, et qu'il était presque
impossible que nous suivissions le
véritable, puisque, plus nous avancerions,
plus il s'en présenterait ; et que n'y
ayant ni village dans ce bois, ni maison, nous
courions risque de nous y égarer tellement,
que nous y errerions pendant douze ou quinze
jours ; qu'outre les animaux voraces dont
cette forêt était remplie, si la
gelée continuait, nous y péririons de
froid et de faim.
Ce discours nous alarma, ce qui fit que nous
offrîmes un louis d'or à ce paysan,
s'il voulait nous servir de guide jusqu'à
Charleroi. « Non pas, quand vous m'en
donneriez cent, nous dit-il ; je vois bien que
vous êtes huguenots, et que vous vous sauvez
de France ; et je me mettrais la corde au cou,
si je vous rendais ce service. Mais, nous dit-il,
je vous donnerai un bon conseil : laissez les
Ardennes ; prenez le chemin que vous voyez sur
votre gauche ; vous arriverez dans un village
(qu'il nous nomma) ; vous y coucherez, et
demain matin, continuez votre route en tenant la
droite de ce village. Vous verrez ensuite la ville
de Rocroy, que vous laisserez sur votre
gauche ; et en poursuivant votre chemin,
toujours sur la droite, vous arriverez à
Couvé, petite ville. Vous la traverserez, et
en sortant vous trouverez un chemin sur votre
gauche ; suivez-le, il vous mènera
à Charleroi sans péril. La route que
je vous indique, continua ce paysan, est plus
longue que celle par les Ardennes, mais elle est
sans aucun danger. »
Nous remerciâmes ce bon
homme, et suivîmes son conseil. Nous
arrivâmes le soir au village dont il nous
avait parlé ; nous y couchâmes,
et le lendemain matin, nous trouvâmes le
chemin sur la droite, qu'il nous avait
indiqué. Nous le primes, et laissâmes
Rocroy sur notre gauche. Mais le bon paysan ne nous
avait pas dit, peut-être par ignorance, que
ce chemin nous conduisait droit à une gorge
entre deux montagnes, qui était fort
étroite, et où il y avait un corps de
garde de Français, qui arrêtaient tous
les étrangers qui y passaient sans
passeport, et les menaient en prison à
Rocroy.
Nous, comme de pauvres brebis
égarées, nous marchions à
grands pas vers la gueule du loup. Cependant, sans
voir ni savoir l'inévitable danger que nous
courions, nous l'évitâmes par le plus
favorable hasard du monde ; car en entrant
dans cette gorge nommée le Guet du Sud, la
pluie tomba si abondamment, que la sentinelle qui
se tenait sur le chemin, devant le corps de garde,
y rentra pour se mettre à couvert, et nous
passâmes fort innocemment sans en être
aperçus, et poursuivant notre chemin nous
arrivâmes à
Couvé.
Pour le coup, nous étions sauvés, si
nous avions su que cette petite ville était
hors des terres de France. Elle appartenait au
prince de Liège, et il y avait un
château muni d'une garnison hollandaise.
Mais, hélas ! nous n'en savions rien
pour notre malheur, car si nous l'avions su, nous
nous serions rendus à ce château, dont
le gouverneur donnait des escortes à tous
les réfugiés qui en demandaient pour
être conduits jusqu'à Charleroi. Enfin
Dieu permit que nous restassions dans cette
ignorance pour mettre notre constance et notre foi
à l'épreuve pendant treize
années de la plus affreuse misère,
dans les cachots et sur les galères, comme
on le verra dans la suite de ces
mémoires.
Nous arrivâmes donc, comme j'ai dit, à
Couvé. Nous étions mouillés
jusqu'à la peau. Nous entrâmes dans un
cabaret pour nous y sécher et y manger. Nous
étant mis à table, on nous apporta un
pot de bière à deux anses sans nous
donner des verres. En ayant demandé,
l'hôte nous dit qu'il voyait bien que nous
étions Français, et que la coutume du
pays était qu'on buvait au pot. Nous nous y
conformâmes, mais cette
demande de verres, qui ne paraît en
elle-même qu'une vétille et sans
conséquence, fut, humainement parlant, la
cause de notre malheur ; car il se trouva dans
la chambre où nous étions, deux
hommes, l'un bourgeois de la ville, l'autre un
garde-chasse du prince de Liège, Ce dernier
ayant remarqué que l'hôte nous avait
dit qu'il voyait bien que nous étions
Français, porta toute son attention à
nous examiner, et s'émancipa jusqu'à
nous accoster ; et son compliment fut, qu'il
gagerait bien que nous n'avions pas de chapelets
dans nos poches.
Mon compagnon, qui râpait une prise de tabac,
lui montrant sa râpe, lui dit fort
imprudemment, que c'était là son
chapelet. Cette réponse acheva de confirmer
ce garde-chasse dans la pensée que nous
étions protestants, et que nous sortions de
France. Et comme la dépouille de ceux qu'on
arrêtait appartenait au dénonciateur,
il forma le dessein de nous faire arrêter,
si, étant sortis de Couvé, nous
passions par Mariembourg, terre de France, à
une lieue de là. Ce n'était pas notre
dessein ; car, suivant l'instruction du bon
paysan, en sortant de
Couvé, nous devions
prendre un chemin sur la gauche qui nous aurait
fait éviter de passer sur aucune terre de
France. Mais qui peut éviter son
destin ? En sortant de Couvé, nous
enfilâmes bien le chemin qui était sur
la gauche ; mais, ayant aperçu de loin
une espèce d'officier à cheval, qui
venait vers nous, comme la moindre chose augmente
la peur, nous craignîmes que cet officier ne
nous arrêtât, ce qui nous fit
rebrousser et prendre le chemin fatal qui nous
conduisait à Mariembourg.
Cette ville est petite et n'a qu'une porte, par
conséquent elle n'est d'aucun passage. Nous
le savions, et nous formâmes la
résolution de la laisser sur notre droite,
et d'aller à Charleroi en tenant la gauche,
suivant que nous nous étions
orientés. Mais nous ne savions pas que le
perfide garde-chasse nous suivait de loin pour nous
faire mettre la main sur le collet.
Enfin nous arrivons devant Mariembourg, et comme il
était presque nuit, et que nous vîmes
un cabaret vis-à-vis de la porte de la
ville, nous conclûmes de nous y arrêter
pour y passer la nuit. En effet nous y
entrâmes : on nous mit dans une chambre,
et nous étant fait faire
un bon feu pour nous
sécher, nous n'y avions pas resté une
demi-heure, que nous vîmes entrer un homme
que nous crûmes être l'hôte du
logis, qui, nous ayant salués fort
civilement, nous demanda d'où nous venions
et où nous allions.
Nous lui dîmes que nous venions de Paris, et
que nous allions à Philippeville. Il nous
dit qu'il fallait aller parler au gouverneur de
Mariembourg. Nous crûmes l'endormir comme
nous avions fait notre hôte de
Mézières. Mais nous nous
trompions ; car il nous répartit
sur-le-champ et assez brusquement, qu'il fallait
l'y suivre dans le moment.
Nous fîmes contre fortune bon coeur, et sans
témoigner aucune crainte, nous nous
préparâmes à le suivre. Je dis
en patois à mon compagnon, pour que cet
homme ne l'entendît pas, que, la nuit
étant obscure, nous nous échapperions
de notre conducteur dans la distance qu'il y avait
du cabaret à la ville. Enfin nous
suivîmes notre homme que nous prenions pour
le maître de la maison ; mais
c'était un sergent de la garde de la porte,
avec un détachement de huit soldats, la
baïonnette au bout du fusil, que nous
trouvâmes dans la cour de ce logis. À leur tête
était le perfide garde-chasse de
Couvé. Ces soldats se saisirent de nous de
manière qu'il nous fut impossible de nous
échapper. Nous fûmes conduits chez le
gouverneur nommé M. Pallier, qui nous
demanda de quel pays nous étions, et
où nous allions.
Sur la première question, nous lui
dîmes la vérité ; mais sur
la seconde, nous la palliâmes, lui disant,
qu'étant des garçons perruquiers,
nous faisions notre tour de France ; que notre
dessein était d'aller à
Philippeville, delà à Maubeuge,
Valenciennes, Cambrai, etc., pour retourner dans
notre patrie. Le gouverneur nous fit examiner par
son valet de chambre, qui était un peu
perruquier, et qui s'attacha par bonheur à
mon compagnon qui l'était effectivement. Il
fut convaincu que nous étions de cette
profession.
Le gouverneur nous demanda ensuite, de quelle
religion nous étions. Nous lui dîmes
franchement que nous étions de la religion
réformée, nous faisant un scrupule de
conscience de déguiser la
vérité sur cet article. Plût
à Dieu, que nous eussions dit la pure
vérité sur les autres demandes que ce
gouverneur nous fit ; car,
quand on veut faire profession de
la vérité, il ne faut, selon la
morale chrétienne, jamais mentir. Enfin
telle est la faiblesse de la nature humaine, qui
n'exerce jamais parfaitement une bonne oeuvre.
Le gouverneur nous ayant demandé si nous
n'avions pas le dessein de sortir du royaume, nous
le niâmes. Après cet examen, qui dura
une bonne heure, le gouverneur ordonna au major de
la place de nous conduire sûrement en
prison ; ce qu'il fit avec l'escorte qui nous
avait arrêtés.
Dans la distance du gouvernement à la
prison, ce major, nommé M. de la Salle, me
demanda s'il était vrai que nous fussions de
Bergerac, je lui dis que c'était la
vérité. « Je suis aussi
né à une lieue de Bergerac, me
dit-il », et m'ayant demandé mon
nom et ma famille : « Bon
Dieu ! s'écria-t-il, votre père
est le meilleur de mes amis ; consolez-vous,
ajouta-t-il, mes enfants ; je vous retirerai
de cette mauvaise affaire, et vous en serez quittes
pour deux ou trois jours de prison. »
En discourant ainsi nous arrivâmes à
la prison. Le garde-chasse pria le major de nous
faire fouiller pour avoir sa curée, croyant
que nous avions beaucoup d'argent. Mais
tout notre capital consistait
environ dans une pistole, que le major nous dit de
lui remettre sans nous faire fouiller.
Ce major, qui était touché de
compassion de notre malheureux sort, et qui nous
voulait rendre service, craignait que nous
n'eussions beaucoup plus d'argent, et que cette
circonstance nous nuirait, et formerait un indice,
que nous voulions sortir du royaume ; car on
sait bien que des garçons de métier,
qui battent la semelle, comme on dit
communément, ne sont pas fort chargés
d'argent. D'ailleurs il craignait que ce
méchant garde-chasse, pour lequel il avait
une parfaite horreur, à cause qu'il nous
avait fait arrêter, ne reçût une
récompense trop lucrative de sa perfidie par
notre dépouille. Le major donc, dans cette
crainte, ne nous fit pas fouiller, mais garda le
peu d'argent que nous lui avions mis en main pour
le remettre au gouverneur.
Le garde-chasse, voyant qu'on ne nous fouillait
pas, eut l'impudence de dire au major que ce
n'était pas de cette façon qu'on
visitait les huguenots qui s'enfuyaient en
Hollande. « Je saurai bien trouver leur
argent, » dit-il, en voulant se jeter sur
nous pour nous fouiller
lui-même. « Coquin, lui dit le
major, je ne sais à quoi il tient que je ne
te fasse rosser. Crois-tu m'apprendre mon
devoir ? » Et en même temps il
le chassa de sa présence. Voilà la
récompense que ce misérable eut de
ses peines pour nous faire arrêter ;
outre que peu de jours après le prince de
Liège, à la sollicitation du
gouverneur hollandais du château de
Couvé, le chassa de son service, et le
bannit de tout son pays pour l'action qu'il avait
faite de nous faire arrêter. Digne salaire
d'un si indigne sujet !
Cette visitation étant faite, on nous fit
entrer dans un cachot affreux. Alors nous nous
récriâmes en disant au major la larme
aux yeux : « Quel crime avons-nous
fait, Monsieur, pour nous voir traiter comme les
scélérats qui ont
mérité la potence et la roue ? -
Ce sont mes ordres, mes enfants, nous dit le major,
tout attendri ; mais vous ne coucherez pas
dans ce cachot, ou j'y perdrai mon
latin. » En effet, il fut sur-le-champ
rendre compte au gouverneur, de son
expédition, lui disant qu'il nous avait fait
fouiller très exactement, et qu'il n'avait
trouvé sur nous qu'environ une
pistole ; ce qui prouvait bien que
nous n'avions pas le dessein de
sortir de France, sans compter les autres indices
que nous en avions donnés en sa
présence, et qu'il croyait qu'il serait
juste de nous élargir. Mais par malheur ce
soir-là était jour de courrier pour
Paris ; et pendant qu'on nous avait conduits
en prison, le gouverneur avait écrit en cour
notre détention.
Ce contretemps fit qu'il ne pouvait plus nous
délivrer sans ordre de ladite cour. Le major
fut mortifié de cet obstacle, et pria le
gouverneur de nous faire sortir de cet affreux et
infâme cachot, et de nous donner toute la
maison du geôlier pour prison ; qu'il
poserait une sentinelle à la porte pour nous
observer, et qu'il répondait sur sa
tête, que nous ne nous évaderions pas.
Le gouverneur y acquiesça, et nous n'avions
pas resté une heure dans ce cachot, que le
major revint à la prison avec un caporal et
une sentinelle, à laquelle il nous consigna,
et ordonna que nous fussions libres dans toute la
maison du geôlier ; nous choisissant
lui-même une chambre pour y coucher. De plus
il donna le peu d'argent que nous lui avions remis
au geôlier, lui ordonnant de
nous nourrir, pour autant que cet
argent durerait, ne voulant pas, pour notre
avantage, et pour que nous parussions n'être
pas criminels, qu'on nous donnât le pain du
roi, en attendant le tour que notre affaire
prendrait.
Il nous annonça, en nous témoignant
son chagrin, que le gouverneur avait
déjà écrit en cour notre
détention ; mais qu'il travaillerait de
son mieux avec le gouverneur, de qui il en avait
parole, à ce que notre procès-verbal
nous fût favorable. Ce bon traitement du
major nous consola en quelque manière.
Bientôt après, le gouverneur envoya en
cour le procès-verbal, qui était fort
en notre faveur. Mais la déclaration que
nous avions faite, que nous étions de la
religion réformée, anima si fort
contre nous le marquis de la Vrillière,
ministre d'État, qu'il ne voulut faire
aucune attention sur les apparences qui
étaient contenues dans ce
procès-verbal, que nous n'avions aucun
dessein de sortir du royaume, et qu'il ordonna au
gouverneur de Mariembourg de nous faire notre
procès pour nous condamner aux
galères, comme nous étant
trouvés sur les frontières sans
passeport ; que cependant le curé
de
Mariembourg ferait tous ses efforts pour nous
ramener au giron de l'Église romaine ;
que, s'il y réussissait, après qu'on
nous aurait instruits et fait faire abjuration, on
pourrait, par grâce de la cour, nous
élargir et nous faire reconduire à
Bergerac.
Le major nous fit lire l'original même
desdits ordres du marquis de la Vrillière.
« Je ne vous conseillerai rien, nous
dit-il, sur ce que vous devez faire ; votre
foi et votre conscience vous doivent
déterminer. Tout ce que je puis vous dire,
c'est que votre abjuration vous ouvrira la porte de
votre prison ; sans cela vous irez
certainement aux galères. »
Nous lui répondîmes que nous mettions
toute notre confiance en Dieu et que nous nous
résignions à sa sainte
volonté ; que nous n'attendions aucun
secours humain et que nous ne renierions jamais,
moyennant la grâce de Dieu, que nous
implorions sans cesse, les principes divins et
véritables de notre sainte religion ;
qu'il ne fallait pas qu'on crût que
c'était par entêtement ou
opiniâtreté que nous tenions
ferme ; que c'était, Dieu merci, par
connaissance de cause, et que nos parents avaient
pris tous les soins possibles de
nous instruire de la vérité de notre
religion et des erreurs de la religion romaine,
pour professer l'une et éviter de tomber
dans les précipices de l'autre ; nous
le remerciâmes très affectueusement
des peines qu'il s'était données pour
nous rendre ses bons offices, et l'assurâmes
que ne pouvant par d'autres moyens lui en
témoigner notre gratitude, nous prierions
toujours Dieu pour lui.
Ce bon major, qui était dans le fond du
coeur protestant comme nous, mais avec un
extérieur romain, nous embrassa tendrement,
nous avouant qu'il se sentait moins heureux que
nous, et se retira pleurant à chaudes
larmes, et nous priant de ne pas trouver mauvais
qu'il ne nous vît plus, n'en ayant pas le
courage.
Cependant notre pistole, qui avait
été remise au geôlier, finit.
On nous mit à une livre et demie de pain par
jour, qui est le pain du roi. Mais le gouverneur et
le major nous envoyaient tous les jours, tour
à tour, suffisamment à boire et
à manger.
Le curé, qui espérait de nous faire
prosélytes, et les religieuses d'un couvent
qui était dans la ville, nous envoyaient
aussi très souvent à
manger ; si bien qu'à
notre tour nous nourrissions le geôlier et sa
famille. Le curé nous venait visiter presque
tous les jours, et nous donna d'abord un
catéchisme de controverse, pour prouver la
vérité de la religion romaine. Nous
lui opposâmes le catéchisme de M.
Drelincourt, que nous avions.
Ce curé n'était pas fort habile, et
nous ayant trouvés, comme on dit,
ferrés à glace, il désista
bientôt de l'entreprise qu'il avait faite de
nous convaincre ; car nous ayant donné
l'alternative de disputer par la tradition ou par
l'Écriture sainte, et ayant choisi
l'Écriture sainte, notre homme n'y trouva
pas son compte, et après deux ou trois
conférences, il quitta la partie. Il se
borna dès lors à nous tenter par les
avantages temporels.
Il avait une nièce jeune et belle, qu'il
amena un jour sous prétexte d'une visite
charitable. Ensuite il me la promit en mariage avec
une grosse dot, si je voulais me rendre à sa
religion ; se promettant que, s'il me gagnait,
mon compagnon suivrait d'abord mon exemple. Mais
j'avais tous les prêtres et leur race en si
grande haine, que je rejetai son offre avec
mépris, ce qui l'outragea
si fort, qu'il s'en fut aussitôt
déclarer au gouverneur et au juge, qu'il n'y
avait rien à espérer pour notre
conversion ; que nous étions des
obstinés, qui ne voulaient écouter ni
preuve ni raison, et que nous étions des
réprouvés dominés par le
démon.
Sur sa déposition il fut résolu de
nous faire notre procès, ce qui
s'exécuta bientôt. Le juge du lieu et
son greffier nous vinrent juridiquement interroger
dans la prison, et deux jours après on nous
vint lire notre sentence, laquelle portait en
substance :
« Que nous étant trouvés
sur la frontière sans passeport de la cour,
et qu'étant de la religion prétendue
réformée, nous étions atteints
et convaincus d'avoir voulu sortir du royaume,
contre les ordonnances du Roi qui le
défend ; et pour réparation,
nous étions condamnés à
être conduits sur les galères de Sa
Majesté, pour y servir de forçat
à perpétuité, avec
confiscation de nos biens, etc. »
Notre sentence lue, le juge nous demanda si nous
voulions en appeler au Parlement de Tournai, auquel
la ville de Mariembourg est ressortissante. Nous
lui répondîmes que nous
n'appelions de son inique
sentence qu'au tribunal de Dieu ; que tous les
hommes étaient passionnés contre nous
et que nous ne réclamions que Dieu seul, en
qui nous établissions notre confiance et qui
était juste juge.
« Ne m'attribuez pas, dit-il, je vous
prie, la rigueur de votre sentence ; ce sont
les ordres du Roi qui vous condamnent.
- Mais, lui dis-je, Monsieur, le Roi ne sait pas si
je suis atteint et convaincu de vouloir sortir du
royaume, et l'ordonnance ne porte pas que pour
être de la religion, on soit mis aux
galères ; il n'y a que la conviction de
vouloir sortir du royaume qui condamne à ce
genre de supplice ; cependant, vous, Monsieur,
vous mettez dans la sentence : atteint et
convaincu de vouloir sortir du royaume, sans
non seulement en avoir aucune preuve, mais
même sans avoir examiné s'il y en
avait.
- Que voulez-vous ? nous dit-il, c'est une
formalité requise, pour obéir aux
ordres du Roi.
- Ne vous qualifiez donc plus de juge, lui dis-je,
mais de simple exécuteur des ordres du
Roi.
- Appelez-en au Parlement, dit-il.
- Nous n'en ferons rien, lui
répondîmes-nous, sachant bien que le
Parlement est
dévoué aux ordres
du Roi, et qu'il n'examinera pas plus les preuves
qui sont en notre faveur, que vous.
- Eh bien ! nous dit-il, il faut
nécessairement que j'en appelle pour
vous. »
Nous le savions bien ; car aucun juge
subalterne ne peut exécuter de sentence
où il y a punition corporelle, sans la faire
vérifier au Parlement. « Ainsi
préparez-vous, nous dit ce juge, à
partir pour Tournai.
- Nous sommes prêts à
tout, » lui dîmes-nous.
Le même jour on nous fit resserrer dans le
cachot, et nous n'en sortîmes que pour partir
pour Tournai, avec quatre archers, qui nous mirent
les ceps aux mains et nous lièrent tous les
deux l'un à l'autre avec des cordes. Notre
route à pied fut fort pénible. Nous
la fîmes par Philippeville, Maubeuge,
Valenciennes, et de là à Tournai.
Tous les soirs on nous mettait dans les plus
affreux cachots qu'on pouvait trouver, au pain et
à l'eau, sans lit ni paille pour nous
reposer, et quand nous aurions mérité
la roue, on ne nous aurait pas plus cruellement
traités.
Enfin, arrivés à Tournai, on nous mit
dans les prisons du Parlement. Nous étions
sans sou ni maille, et cette prison
n'étant abordée
d'aucune personne charitable pour assister les
prisonniers, contre l'usage des autres prisons, et
n'ayant que notre livre et demie de pain chacun par
jour, nous fûmes bientôt réduits
à mourir presque de faim.
Pour surcroît, le curé de la paroisse
obtint du Parlement qu'on ne travaillerait pas
à la révision de notre procès,
qu'il ne nous eût fait auparavant sa mission,
espérant, comme il disait, de nous
convertir. Mais ce curé, soit par paresse,
soit pour nous prendre par famine, ne venait nous
voir que tous les huit ou quinze jours, et encore
nous parlait-il si peu de religion, que nous
n'avions pas la peine de nous défendre, et
lorsque nous voulions lui dire nos sentiments sur
les vérités de la religion
réformée, il coupait tout court.
« À une autre fois »,
disait-il, et s'en allait.
Cependant nous devînmes si maigres et si
exténués, que nous ne pouvions plus
nous soutenir ; et bien nous en prenait
d'être couchés sur un peu de paille
pourrie et remplie de vermine auprès de la
porte de notre cachot, par le guichet de laquelle
on nous jetait notre pain, comme à des
chiens ; car si nous eussions
été éloignés de la
porte, nous n'aurions pas eu la
force de l'aller prendre, tant nous étions
faibles.
Dans cette extrémité, nous
vendîmes au guichetier, pour un peu de pain,
nos justaucorps et vestes, de même que
quelques chemises que nous avions, ne nous
réservant que celle que nous avions sur le
corps, qui fut bientôt pourrie et en
lambeaux.
Dans cet état, le plus misérable
qu'on puisse imaginer, nous ne voyions personne que
le curé, qui venait quelquefois nous rendre
visite, plutôt pour se moquer de nous, que
pour en avoir compassion. L'essentiel de sa mission
était de nous demander si nous
n'étions pas encore las de souffrir, et de
nous dire que nous n'étions pas à
plaindre, puisque notre délivrance et notre
bien-être dépendaient de nous, en
renonçant aux erreurs de Calvin.
À la fin, ses discours nous parurent si
plats, que nous ne daignâmes plus lui
répondre.
Voilà la situation où nous
fûmes dans les prisons du Parlement de
Tournai pendant près de dix semaines, au
bout desquelles, un matin sur les neuf heures, le
guichetier nous jeta par le guichet un balai, en
nous disant de bien balayer notre
cachot, parce que dans le moment on y
amènerait deux gentilshommes, qui nous
tiendraient compagnie. Nous lui demandâmes de
quoi ils étaient accusés.
« Ce sont, dit-il, des huguenots comme
vous, » et nous quitta.
Un quart d'heure après, la porte de notre
cachot s'ouvrit, et le geôlier et quelques
soldats armés d'épées et de
mousquetons y conduisirent deux jeunes messieurs,
galonnés de la tête aux pieds.
Dès que cette escorte eut fourré ces
messieurs dans notre cachot, ils fermèrent
la porte et s'en allèrent.
Nous reconnûmes d'abord ces deux messieurs,
étant deux de nos compatriotes, fils de
notables bourgeois de Bergerac, avec lesquels nous
étions grands amis, ayant été
camarades d'école. Pour eux, ils n'avaient
garde de nous reconnaître ; la
misère où nous étions nous
rendait absolument méconnaissables. Nous
fûmes les premiers à les saluer, les
nommant par leur nom. L'un s'appelait Sorbier,
l'autre Rivasson. Mais ils s'étaient
gentilhommisés ; Sorbier se faisait
appeler Chevalier, et Rivasson Marquis, titres
qu'ils avaient pris pour favoriser leur sortie de
France.
Je crois que mon lecteur
aura du plaisir à lire ici leur
histoire ; mais avant de la faire, il faut
continuer ce qui nous arriva à leur
entrée dans notre cachot. S'entendant nommer
en notre patois, ils nous demandèrent qui
nous étions. Nous leur dîmes notre nom
et notre patrie. Ils furent fort
étonnés, et nous dirent que nos
parents et amis, depuis six à sept mois que
nous étions partis de Bergerac, n'ayant eu
aucune nouvelle de nous, nous croyaient morts ou
assassinés en chemin. Il est vrai que depuis
notre détention il ne nous avait pas
été permis d'écrire.
Enfin nous nous embrassâmes tous quatre, en
versant des larmes en abondance sur la situation
où nous nous trouvions. Ces messieurs nous
demandèrent si nous avions quelque chose
à manger, car ils avaient faim. Nous leur
présentâmes notre pauvre morceau de
pain destiné pour la journée, et un
seau d'eau pour notre boisson.
« Jésus Dieu !
s'écrièrent-ils, serons-nous
traités de cette manière ? Et
pour de l'argent ne peut-on pas avoir à
manger et à boire ? - Oui bien, leur
dis-je, pour de l'argent, mais c'est là la
difficulté. Nous n'avons vu ni croix ni pile
depuis près de trois
mois.
- Ho, ho, nous dirent-ils, si on peut avoir ce qui
est nécessaire pour de l'argent, à la
bonne heure. » En même temps ils
décousirent la ceinture de leurs culottes et
les semelles de leurs souliers, et en sortirent
près de quatre cents louis d'or, qui
valaient vingt livres pièce. J'avoue que je
n'avais jamais ressenti une si grande joie que
celle que la vue de cet or me causa, me persuadant
que nous mangerions notre réfection et que
nous ne languirions plus de faim. En effet, ces
messieurs me mirent un louis d'or en main, en me
priant de faire venir quelque chose à
manger. Je heurte de toute ma force au guichet. Le
guichetier vient et. nous demande ce que nous
voulions. « À manger, lui dis-je,
pour de l'argent, et lui donnai en même temps
le louis d'or.
- Fort bien, Messieurs, dit-il, que souhaitez-vous
avoir ? Voulez-vous la soupe et le
bouilli ? - Oui, oui, lui dis-je, une bonne
grosse soupe et un pain de dix livres et de la
bière.
- Vous aurez tout cela dans une heure, dit-il.
- Dans une heure ? dis-je, que ce temps est
long ! »
Ces deux messieurs ne purent s'empêcher de
rire de mon empressement à
vouloir manger. Enfin l'heure tant
désirée arriva. On nous apporta une
grosse soupe aux choux, dont six Limousins des plus
affamés se seraient rassasiés ;
de plus, un plat de viande bouillie et un grand
pain de dix livres. Ces deux messieurs
mangèrent fort peu : ils avaient, comme
on dit, encore les poulets dans le ventre. Pour moi
et mon compagnon, nous nous jetâmes sur cette
soupe, dont nous mangeâmes tant que nous
pensâmes en mourir. Moi surtout, qui
peut-être avais mangé plus
immodérément que mon compagnon, je
fus sur le point d'étouffer. Le mal venait
de ce que mes intestins s'étaient
resserrés par la diète forcée
que j'avais faite.
On fit venir l'apothicaire, qui me donna un
vomitif ; sans quoi, suivant les apparences,
j'étais mort. Après m'être
remis, ces deux messieurs me demandèrent par
quel sort nous étions réduits
à cette grande misère. Je leur
racontai tout ce qui s'était passé
depuis notre départ de Bergerac,
jusqu'à l'heure que je leur parlais, comme
on le peut lire dans ces mémoires. Ils se
mirent à pleurer de leur propre faiblesse,
nous avouant qu'ils ne pouvaient en être les
maîtres et qu'ils
étaient résolus à faire
abjuration plutôt que de se faire condamner
aux galères.
« Quel exemple, dis-je, Messieurs, nous
apportez-vous ici ?
Nous souhaiterions plutôt ne vous avoir
jamais vus, que de vous voir dans des sentiments si
opposés à l'éducation que vos
parents vous ont donnée, et à la
connaissance de la vérité dont ils
vous ont instruits. Ne frémissez-vous pas de
crainte des justes jugements de Dieu, qui
déclare que ceux qui savent la
volonté du Maître et ne la font pas,
seront battus de plus de coups que ceux qui
l'ignorent ?
- Que voulez-vous ? nous
répondirent-ils, nous ne pouvons nous
résoudre à aller aux galères.
Vous êtes heureux de pouvoir le faire et nous
vous en louons ; mais ne parlons plus de cela,
notre résolution est prise. »
Que pouvions-nous faire, que soupirer et
gémir de leur faiblesse et prier Dieu qu'il
les ramenât de leur égarement. Nous
les priâmes de nous conter leur histoire
depuis leur départ de Bergerac et de quelle
manière ils avaient été
arrêtés ; ce que Rivasson fit de
la manière suivante.
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