JEAN PRADEL, dit VERNEZOBRE
Pasteur du
Désert
Affaire Boyer.
En 1744, Vernezobre est mêlé au
règlement de la malheureuse histoire Boyer
qui, pendant quinze ans, avait désolé
les églises du désert.
Le pasteur Boyer, accusé à tort ou
à raison (il semble de nos jours que c'est
à tort) d'avoir entretenu des relations
coupables avec une jeune paysanne, Suzanne
Février, est déposé par le
synode provincial de 1732. Mais Boyer passant outre
devant cette décision, continue son
ministère comme par le passé. Un
parti se forme autour de lui.
En 1735, un synode national le dépose une
seconde fois. Boyer, cependant, met de
l'amour-propre à rester pasteur
malgré ses collègues et à les
irriter par le sentiment de leur impuissance.
Évidemment les victimes de cette division
sont les églises desservies par Boyer Elles
ne savent plus quel parti prendre. Les choses
restent dans cet état jusqu'en 1744.
Peu à peu, le Languedoc tout entier et les
autres provinces sont entrés dans la
querelle. Les uns tiennent pour Boyer, les autres
pour les synodes. Les passions
s'exaspèrent.
Paul Rabaut et Vernezobre sentent le danger de
scission qui menace des églises si
péniblement reconstituées. Incapables
de calmer les esprits, ils
s'adressent au vétéran
vénéré, à Antoine
Court.
Celui-ci d'abord hésite. Qui sait si son
intervention ne va pas grossir encore l'importance
de cette affaire ? Mais au mois de Mars de
l'année 1744, les professeurs Maurice et
Lullin, les pasteurs Vial et Sarrasin pour
Genève, les professeurs Poller et de
Montrond pour Lausanne, réunis pour
délibérer sur ce schisme, nomment un
député chargé de faire une
enquête et d'en soumettre les
résultats à un synode national ;
et comme député, ils nomment celui
que Vernezobre et Rabaut avaient pressenti, Antoine
Court.
Il part le 1er Juin, arrive en neuf Jours à
Nîmes et dès le 23 Juin convoque un
colloque auquel assistent onze pasteurs. Il voit
Boyer. Après une assez vive discussion, il
est décidé que le jugement sera
déféré à trois arbitres
et que leur décision aura force de loi.
Les trois arbitres désignés sont
Antoine Court et les pasteurs Roger et Peyrot. En
compagnie de Vernezobre, Antoine Court
décide de parcourir la province afin de
constater l'état des églises.
Le lendemain de cette réunion où ces
décisions importantes furent prises, ils
partent tous deux pour Montpellier
(1) Vernezobre
avait écrit à
l'église de cette ville
pour annoncer leur arrivée le lundi soir et
leur demander de convoquer une assemblée le
soir même. Mais les deux hommes ne peuvent
partir de Nîmes que le lundi après
neuf heures du matin.
Une chaleur torride les accompagne durant le trajet
de 50 km. qui sépare les deux villes. Ils
arrivent à Montpellier à huit heures
et demie du soir leur annonce que
l'assemblée est convoquée à
deux lieues de là. Après avoir
soupé, ils partent pour l'assemblée
où ils n'arrivent qu'à une heure du
matin. Sans prendre aucun repos, Antoine Court
descend de cheval, endosse la robe et monte en
chaire.
Le lendemain, il a des entretiens avec les
personnes les plus distinguées des deux
partis. De part et d'autre, on lui promet de se
soumettre à toutes les décisions qui
seront prises par le médiateur et les
arbitres.
Pendant un mois il voyage ainsi à travers le
Bas-Languedoc. Le jugement est rendu le 8
Août. Il est prudent, modéré,
il ménage les deux partis. Vernezobre que
son caractère porte à la
réconciliation, se range parmi les pasteurs
qui approuvent la sentence sans réserve. Le
18 Août, devant le synode national, Boyer
fait publiquement sa soumission. Au nom du corps
pastoral, Vernezobre accepte le
jugement arbitral ;
l'assemblée entonne un psaume et Paul Rabaut
prononce la prière.
Ce schisme qui avait désolé toute une
région était enfin terminé.
Reprise de la persécution.
Les protestants croyaient avoir obtenu leur
liberté. Antoine Court lui-même
était convaincu que la tolérance
était désormais acquise en attendant
qu'elle devint officielle. Mais si les pouvoirs
publics n'appliquaient presque plus les
édits, le clergé attendait l'heure
favorable pour intervenir auprès du
gouvernement.
Dès 1745 une assemblée
générale des prélats,
convoquée à Paris, reprend
l'offensive en présentant un rapport
d'après lequel "le clergé laissait
à la religion de Sa Majesté le soin
de faire cesser cet état de choses".
Le secrétaire d'état qui était
chargé des affaires religieuses du royaume
était depuis la mort du cardinal de Fleury,
le comte de Saint-Florentin, homme d'un esprit
très étroit, quoique excellent
administrateur.
Les mémoires du temps prétendent
qu'il touchait un fort subside chaque année
sur la caisse générale du
clergé, en récompense de son
zèle contre les réformés. Si
aucune pièce sérieuse ne confirme
l'existence de cette rente, il faut convenir qu'une
large part de la responsabilité des mesures
de l'époque lui incombe.
À tous les placets nombreux que les
églises du désert lui
adressèrent, il ne répondit jamais.
C'est sans aucun doute sous son inspiration et
poussé par le clergé que Louis XV
publia de nouvelles ordonnances draconiennes.
"À l'égard de ceux
que l'on saura avoir assisté aux dites
assemblées mais qui n'auront pas
été arrêtés sur le
champ, veut et entend Sa Majesté que les
hommes soient envoyés, incontinent et sans
forme ou figure de procès, sur les
galères de Sa Majesté pour y servir
comme forçats pendant leur vie et les femmes
recluses à
perpétuité"(2).
Alors dans la France entière recommence la
grande persécution. Le vieux Roger,
l'apôtre du Dauphiné, est saisi dans
un bois. À l'officier qui lui demande son
nom il répond : “Je suis celui que
vous cherchez
déministrateur. trente
neuf ans, il était temps que vous me
trouviez !"
En Languedoc, le nouvel intendant, Le Nain,
petit-fils du célèbre historien
janséniste, est l'instrument qui convient
pour une pareille tâche. Homme dur,
autoritaire, borné, ne connaissant que la
loi, il livre pendant cinq ans une guerre
impitoyable aux protestants de sa province.
Désormais, à chaque assemblée
surprise, il y a des morts et de nombreux
prisonniers. Des amendes énormes et
fréquentes frappent toutes les villes.
Uzès, centre d'action de Vernezobre, est
très sévèrement
réquisitionnée. La terreur et
l'épouvante se répandent si bien que
les habitants de plusieurs villages des
Basses-Cévennes abandonnent leurs maisons
pour aller vivre dans la montagne, loin des dragons
et de leurs violences. Aussi avec quel poignant
abattement Vernezobre écrit à son ami
A. Court :
"La situation des églises
est aujourd'hui plus déplorable que jamais,
un malheur n'a pas plutôt passé qu'un
autre tombe sur elles ; les actes de fureur et
de barbarie qu'elles éprouvent de la part
des catholiques semblent proportionnés aux
ménagements, aux complaisances, aux
souplesses et aux flatteries. À peine leur
ont-ils enlevé et mis à mort deux
pasteurs propres à les édifier et
emprisonné, meurtri,
traîné aux
galères plusieurs de leurs membres, qu'ils
leur ont imposé des amendes ruineuses,
logé des soldats à discrétion
pour les forcer à payer ces amendes, saisi
de nouveaux ministres, fait de nouveaux prisonniers
et de nouveaux galériens ; le
détail serait ici trop long surtout s'il
fallait indiquer exactement les suites funestes des
divers malheurs que je vous annonce et apprendre
combien de protestants obsédés par la
peur, accablés par l'amende,
désolés par les soldats,
désespérée par la
misère ont, les uns renoncé à
nos saintes assemblées, les autres
abjuré leur religion et embrassé le
papisme et d'autres pris le parti de vendre
chèrement leur liberté et leur
vie.
Au milieu de tous ces malheurs, nous n'avons que
deux ressources, la première c'est de prier
le grand Maître du ciel et de la terre de
reprendre notre cause en mains, de fléchir
nos persécuteurs et de nous mettre dans un
état tranquille, la seconde c'est de
conjurer au nom du Seigneur notre prince pieux de
représenter notre misère et notre
innocence à la cour de France, de demander
pour nous au roi lui-même sinon une
entière liberté, du moins la
délivrance de M. Désubas, l'amnistie
de tous ceux qui entreprirent de l'enlever et la
cessation des poursuites cruelles qui se font par
ordre des commandants et des intendants de
province.
"(3)
Le ministre Mathieu Majal qui avait pour surnom
Désubas aurait été
arrêté dans la maison d'un de ses
frères la nuit, près de St
Agrève, en Ardèche. Conduit à
Vernoux, une foule nombreuse vint le
réclamer à l'officier qui commandait
la garnison. Se croyant menacée, la troupe
fit feu et tua près de trente personnes sans
compter les nombreux blessés. Ce massacre
faillit provoquer un soulèvement dans toute
la montagne.
Des groupes armés se constituèrent
çà et là et il fallut tous les
efforts des pasteurs réunis pour calmer
l'exaspération des fidèles.
Vernezobre, dans son quartier, ne fut pas à
l'écart de cette agitation.
Lorsque Désubas fut conduit de Vernoux
à Montpellier, quelques milliers de paysans,
à l'insu de leurs pasteurs,
projetèrent une embuscade sur la route de
Nîmes à Montpellier. L'escorte
était faible, le coup aurait pu
réussir mais les conséquences pour la
tranquillité et la sécurité
des protestants auraient été
terribles.
Paul Rabaut, à la nouvelle tardive de ce
projet, expédie un messager à
Vernezobre pour le convoquer.
"C'est ici une affaire qui
demande qu'on se dépêche.
Au nom de Dieu, donnez-vous quelque mouvement. Je
me rendrai sitôt qu'il sera tant soit peu
nuit chez Aberlenc avec M. Lacombe (le pasteur
Jacques Dunière), prenez la peine de vous y
rendre aussi et nous verrons de
concert ce qu'il y a à faire.... "
(4)
Les trois pasteurs, ennemis de la violence
même justifiée, sont d'accord pour
estimer trop dangereux le projet
d'enlèvement de Désubas. Paul Rabaut,
dans la nuit, saute sur son cheval, tombe au milieu
des conjurés, les abjure de renoncer
à leur folle entreprise. Après
beaucoup d'hésitations, les fidèles
finissent par suivre ses sages conseils. Quelques
jours après, Désubas était
pendu sur la place de Montpellier.
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