LES VAUDOIS
ET L'INQUISITION
CHAPITRE XI
Les Vaudois après la
Réforme.
ARTICLE 1. - LES VAUDOIS EMBRASSENT LA
RÉFORME PROTESTANTE.
Quand le mouvement commencé par Luther
ébranla les esprits de l'Allemagne
entière, de la Suisse, on pourrait dire de
toute l'Europe, il ne dut naturellement pas
s'écouler un long temps, sans que les
Vaudois des Alpes en entendissent parler.
Qu'étaient ces réformés
qui secouaient à leur tour le joug de Rome,
prenaient la Bible comme source de leur foi,
semblaient cependant de taille à faire
reculer devant eux les plus puissants
princes ? Afin de s'enquérir exactement
de ce qui se passait, la communauté de
Luserne dépêcha en Allemagne un de ses
pasteurs, Martin Gonins. Les relations entre les
Vaudois du Piémont et l'Allemagne ne
paraissaient pas, au reste, une chose nouvelle. Des
communautés vaudoises de la Bohême
à celles d'Italie ou de France, il
s'était toujours produit un
certain échange de
lettres, et souvent d'aumônes
(1). Nous avons
quelques preuves rares, assez décisives
cependant, que cette correspondance amicale ne
cessa pas, quand le Hussitisme, né au moins
de l'esprit vaudois, absorba dans ses sectes, en
particulier dans celle des Frères
Bohèmes, le plus grand nombre des Vaudois de
Bohême. Il fit également sentir son
influence sur la dogmatique vaudoise, qui n'adopta
plus que deux sacrements, et dont les écrits
respirèrent une aversion de plus en plus
grande pour l'Église romaine
(2).
La doctrine vaudoise avait frayé la
voie à l'enseignement de Jean Huss. Celui-ci
avait réagi sur elle, et par cette
réaction, préparé les Vaudois
à accepter la doctrine hussite,
modifiée par la Réforme. Aussi les
livres protestants, apportés d'Allemagne par
le barbe Gonins, éveillèrent
l'attention des montagnards (3).
Trouvant dans leurs pages de
nombreuses. analogies avec leur doctrine
traditionnelle, mais ne saisissant pas tout ce qui
semblait s'en éloigner, les Vaudois se
résolurent à de nouvelles
démarches. Deux nouveaux messagers des
Vallées allèrent à leur tour
visiter l'Allemagne et la Suisse, virent les
principaux Réformateurs, conversèrent
avec eux, adoptèrent enfin l'idée de
fondre l'église récente
réformée avec la vieille
congrégation vaudoise.
Elles y gagneraient toutes deux, la
première, ce je ne sais quel respect qui
s'attache aux institutions
anciennes ; la seconde, l'ardeur et le
renouveau d'une société à son
berceau.
Afin d'opérer plus facilement l'union
désirable, on décida d'envoyer aux
vallées quelques missionnaires
réformés. Ils se chargeraient de
faire abolir les coutumes catholiques
restées encore en usage, de fixer dans le
sens réformé les croyances
indécises des Vaudois, opérer en un
mot leur séparation complète des
pasteurs de l'Église romaine.
Parmi les messagers envoyés dans ce
but deux étaient français, Guillaume
Farel et Antoine Saunier Le premier, plus connu,
car il fut des plus actifs propagateurs de la
Réforme dans le Montbéliard, la
Suisse, Genève et le Dauphiné,
joignait à ses qualités d'orateur
celle d'être de Gap, de connaître par
conséquent les montagnards, et probablement
d'avoir eu déjà des rapports avec les
Vaudois.
Après maintes conférences, on
convint de tenir à Angrogne une
assemblée générale des Barbes
et des pasteurs des pays avoisinant les
vallées (1532) (4).
L'union finit par y être
acceptée ; malgré l'opposition
d'une petite minorité, les Vaudois
renoncèrent à ce que les
Réformés leur présentaient
comme un reste des superstitions romaines ;
les Barbes, à leur célibat. Le dogme
de la justification par la foi, dogme fondamental
du protestantisme, compta dès lors parmi ses
adhérents les derniers disciples du
fondateur des Pauvres de Lyon.
ARTICLE II. - LES PERSÉCUTIONS DES
DUCS DE SAVOIE.
Cette décision transformait les Vaudois
en protestants. Leur histoire se rattache, à
partir de ce moment,
plutôt à celle de la Réforme
qui n'est pas de notre sujet. Disons seulement
qu'en devenant Réformés, les anciens
Vaudois du Piémont furent loin de
conquérir la tranquillité. Si
l'Inquisition devient impuissante à les
poursuivre, les ducs de Savoie, désireux de
ne pas laisser le protestantisme s'implanter en
Italie, se chargent de la besogne. Ils le font avec
rigueur. En fait, malgré certains
répits momentanés depuis le
règne de Charles III (1534)
(5)
jusqu'à celui de Victor-Amédée
II (1675-1732) la persécution, devenue
politique autant que religieuse,
cessa seulement, quand la vaillance des Vaudois en
imposa à leurs adversaires, ou lorsque les
instances des pays protestants obtinrent une
trêve de leurs ennemis. À deux
reprises le duc Victor-Amédée II
imposa l'exil à de nombreux Vaudois :
en 1698, il obligea en effet tous ceux qui
n'étaient pas nés dans les
vallées de quitter le pays
(6) ; en
1730, un nouvel édit ordonna aux habitants
de Pragelas de choisir entre le catholicisme ou
l'exil.
Sur les instances du roi de France Louis
XIV, alors en lutte, lui aussi, avec les
Réformés de son royaume, le duc
Victor-Amédée avait auparavant (1688)
lancé un édit, rappelant certaines
ordonnances espagnoles de lugubre mémoire
contre les Juifs ou les Maures. Il semblait
être une imitation de la révocation de
l'Édit de Nantes (1685). D'après sa
teneur, les églises et les chapelles
devaient être rasées. Le prince
accordait généreusement quinze jours
aux Vaudois pour se convertir, ou abandonner leurs
demeures. Tous les enfants seraient
désormais baptisés selon le rite
catholique (7).
Les condamnés ne se hâtant pas
d'obéir, une armée composée de
Piémontais et de Français
coalisés, se chargea de les décider.
Quatorze mille Vaudois se rendirent à merci
(1686). On en jeta des masses dans les prisons
où onze mille, dit-on, moururent, le reste
se dispersa de tous côtés.
Après trois ans d'exil, huit
cents de ces montagnards, réfugiés en
Allemagne, voulurent rentrer dans leur patrie si
divisée. Ils se groupèrent, et dans
une expédition qui semble tenir du
romanesque, passèrent le lac de
Genève, gravirent les montagnes,
écrasèrent les troupes
envoyées contre eux, et
finirent par retrouver leurs vallées
bien-aimées. Le duc, ravi de leur courage,
dont il espérait tirer parti un jour ou
l'autre, leur offrit la paix et renouvela leurs
privilèges (8).
Sauf les deux exceptions
citées plus haut, les Vaudois ne furent plus
dans la suite inquiétés d'une
manière officielle. La Révolution
française, par les changements politiques et
moraux qu'elle détermina, fit peu à
peu tomber les diverses restrictions dont souffrait
encore la liberté des Vaudois. Bien que
pauvres, il reste encore, dans les vallées
piémontaises, quelques milliers pacifiques
des disciples protestantisés de Valdo. Ils
sont aidés depuis longtemps par les subsides
des églises d'Angleterre ou de Hollande, et
jouissent maintenant en paix des droits
accordés aux autres citoyens de l'Italie
(9).
ARTICLE III. - LES VAUDOIS DE LA
PROVENCE.
En communication constante avec leurs
frères du Piémont, visités eux
aussi par les missionnaires lancés de toutes
parts au nom de la Réforme, les Vaudois
français ne tardèrent pas, pour leur
part, à embrasser le protestantisme. Leur
histoire se fond dès ce moment dans celle
des protestants français, dont ils vont
partager les vicissitudes. Contentons-nous donc de
citer quelques faits suffisants à nous
donner une idée de leur vie toujours sur le
qui-vive, partage longtemps encore des Vaudois du
Dauphiné. Le barbe Martin
Gonins, que nous avons vu aller en Allemagne
chercher les premiers livres protestants, et
travailler le premier à l'union entre
Vaudois et réformés, avait
continué à être un des
émissaires les plus actifs de la
propagation, dans les communautés des Alpes,
des livres imprimés en Suisse ou en
Allemagne. Passant de la Savoie en Dauphiné
avec un chargement de ces ouvrages, il fut traduit
devant l'Inquisition de Grenoble, torturé,
puis jeté dans l'Isère (1436)
(10).
À la même époque,
les communautés vaudoises depuis longtemps
établies en Provence, laissées
jusqu'alors assez tranquilles, ressentirent
à leur tour l'effet des passions
religieuses, surexcitées par l'apparition de
la Réforme. Elles se trouvaient
groupées surtout à Mérindol
(11) et
à Cabrières
(12). La
première alerte sérieuse remontait au
règne de Louis XII. Ce prince ordonna en
effet au parlement de Provence de procéder
contre les hérétiques
dénoncés par les évêques
voisins.
Ce ne fut toutefois qu'une alerte.
L'esprit de conciliation qui tâchait de
remettre la paix dans les hautes montagnes
empêcha probablement qu'on poussât les
choses trop loin en Provence. Au reste, le rapport
des commissaires, envoyés par la cour, se
trouva favorable aux Vaudois, (1506)
(13).
Quelques années plus tard
cependant (1536), les poursuites, reprises par le
parlement d'Aix, amenèrent des
incarcérations, des résistances et
des protestations telles que François 1er,
se souciant peu d'une guerre
civile en Provence, ne se faisant probablement pas
une idée bien exacte des gens avec qui il
avait affaire, fit publier une amnistie, à
condition que les Vaudois abjureraient leur erreur
dans les six mois (1535)
(14). Les six
mois se passèrent. Comme, malgré le
renouvellement de la première ordonnance,
les Vaudois restaient impassibles, sur l'ordre du
parlement, cent cinquante furent
arrêtés. Un meunier plus compromis,
jugé hérétique, monta au
bûcher. Son moulin, naturellement, avait
été confisqué. Pour qu'il ne
pût servir, des jeunes gens de
Mérindol allèrent le saccager pendant
la nuit. Ces faits montrent l'énervement des
esprits. Ils présageaient de plus graves
événements.
À la suite de ces premiers
incidents, probablement aussi sur de nouvelles
plaintes des évêques, qui apprenaient
le va-et-vient des pasteurs d'Allemagne au milieu
de ces populations déjà plus que
suspectes (15),
le parlement d'Aix fit citer de nouveau les
pères de famille de Mérindol. Trois
citations restèrent sans effet. Le
résident Barthélemy de
Chassanée crut pouvoir les condamner au feu
par contumace (1540). Leurs femmes et leurs enfants
seraient bannis. Comme s'ils étaient
coupables de lèse-majesté : les
maisons de Mérindol seraient rasées,
les arbres coupés au pied, le pays
détruit
(16). Toutefois
les oppositions faites de toutes parts à
l'exécution de la sentence, révisable
puisqu'il s'agissait de contumace, les
remords aussi de
Chassanée firent que, malgré les
instantes prières des archevêques
d'Aix et d'Arles, l'exécution resta
suspendue pendant plusieurs années.
Les commissaires nommés par le
roi n'avaient pu trouver les Vaudois dangereux. De
plus le cardinal Sadolet, évêque de
Carpentras, avait arrêté le
zèle du vice-légat d'Avignon,
déjà prêt à soutenir le
parlement français, en marchant de son
côté contre les Vaudois de
Cabrières, qui, eux, relevaient de son
autorité
(17) !
Enfin, - et le changement tenait aux
modifications survenues dans la politique relative
aux protestants, sur les instances du cardinal de
Tournon, bien en cour, - d'après les
rapports du nouveau président d'Aix, Jean
Meynier, baron d'Oppède, comme les Vaudois
restaient obstinés, l'ordre fut donné
d'exécuter l'arrêt. On accusait les
Vaudois de faire des prosélytes,
d'entretenir des hommes armés en nombre
suffisant pour tenter un coup de main sur
Marseille, de correspondre avec l'étranger.
D'Oppède réunit donc des troupes, et
le légat d'Avignon, marchant de concert avec
le parlement, fournit des hommes accompagnés
de quelques canons (18).
Suivant la sentence, les
districts condamnés furent envahis par les
troupes ; elles ravagèrent tout le
district de Mérindol, vingt-deux villages y
furent brûlés (19).
À Cabrières, huit
cents hommes découverts dans leurs retraites
furent égorgés, les femmes
enfermées dans un grenier auquel le
président fit mettre le feu. On estime que
cette expédition de huit
jours coûta la vie à trois mille
personnes. On avait fait quelques centaines de
prisonniers, les uns subirent une sentence de mort,
les autres durent servir aux galères (avril
1545)
(20).
Les haines, qui avaient donné
occasion à cette triste campagne, durent
conduire à d'autres forfaits. On
connaît du moins les cruautés d'un
inquisiteur, Jean de Roma, inventeur d'un nouveau
genre de torture. Il faisait chausser aux suspects
des bottes pleines de suif bouillant, y mettait des
éperons et prenant plaisir à leurs
douleurs, leur demandait, en riant, s'ils
étaient bien équipés pour leur
voyage. François 1er, averti de ces
atrocités, donna l'ordre d'arrêter le
moine, qui échappa au châtiment des
hommes, en se réfugiant à Avignon
(21). D'autre
part l'expédition de Mérindol et
Cabrières avait suscité de violentes
critiques. Les plaintes des Vaudois
maltraités purent, grâce à des
amis influents, se faire entendre à la cour,
et leur cause obtint d'être jugée au
parlement de Paris.
Que les magistrats d'Aix aient fait agir
tous les ressorts pour éviter une
condamnation, la chose, sans être
prouvée, est bien certaine ; aussi ils
finirent par être absous. Seul l'avocat
général Guérin porta le poids
du péché de tous, on le condamna
comme auteur des documents falsifiés
(22). Sans
avoir obtenu du parlement la satisfaction attendue,
les Vaudois eurent néanmoins lieu
d'être plus satisfaits d'un édit
d'Henri II, qui leur rendit leurs biens
confisqués et la tranquillité (1549)
(23).
ARTICLE IV. - LES VAUDOIS DES
MONTAGNES.
Si nous revenons maintenant aux montagnes de
l'Embrunois et du Briançonnais, nous y
retrouvons également nos Vaudois
ralliés au protestantisme. Soit par le
contact de leurs frères italiens, soit par
l'influence d'émissaires envoyés de
Genève surtout, ils s'étaient
décidés à modifier leurs
anciennes croyances dans le sens de la
justification par la foi.
En devenant membres du grand parti
réformé dont la naissance
était l'occasion d'une surexcitation
générale, ils devaient naturellement
ressentir le contrecoup des passions religieuses
exaltées à outrance. Gap assistait
donc au supplice par le feu d'un Vaudois,
Étienne Brun de Réotier,
condamné au tribunal ecclésiastique
d'Embrun (1540)
(24).
Quelques années plus tard (1558),
l'inquisiteur de France, le dominicain Matthieu
Orri faisait promulguer dans chaque paroisse du
Dauphiné les édits habituels,
ordonnant sous peine d'excommunication de
dénoncer tous les hérétiques
dont on connaîtrait l'existence, promettant,
d'autre part, le pardon à tous les
dissidents qui viendraient se dénoncer
d'eux-mêmes dans un délai fixe
(25).
C'était, dans le Dauphiné,
l'Inquisition avec toutes les règles ;
pour les vallées, une nouvelle
période de crainte. Nous ne savons pas si
des supplices suivirent la promulgation des
édits inquisitoriaux. Les tempêtes,
suite de la commotion religieuse soulevée
par l'organisation du parti protestant en France,
n'allaient cependant pas les laisser tout à
fait indemnes.
Résumons en deux mots leur
histoire, à partir de cette époque.
Autour d'eux et parmi eux, des églises
protestantes s'étaient créées
qui fournirent leur contingent, procurèrent
des subsides ou des hommes au duc de
Lesdiguières, dans les luttes
engagées en Dauphiné, comme partout,
entre la Ligne et les partisans d'Henri IV
(26). Embrun,
prise d'assaut par le duc, vit convertir sa
cathédrale en temple protestant,
jusqu'à ce que l'Édit de Nantes
apportât à la France une paix
longtemps désirée. Les montagnes
vaudoises s'en réjouirent
(27) (1598).
La révocation de l'Édit
sous Louis XIV amena, au contraire, la
démolition de quelques temples. Il en
résulta une agitation, de courte
durée cependant. Les Vaudois
restèrent ensuite tranquilles dans les
vallées, où la Révolution vint
les trouver, leur apportant la liberté
définitive.
Il y en a, paraît-il, quelques
centaines encore dans la haute vallée de
Freyssinières. Ce pays leur est cher, mais
la terre y est ingrate. Déjà
quelques-uns de ces vaillants montagnards ont
transplanté leur demeure en Algérie.
Ils seront probablement suivis tôt ou tard du
reste de leurs coreligionnaires, heureux de
trouver, sous un climat plus fortuné, les
moyens de vivre que ne leur fournit plus leur
ancienne patrie
(28).
FIN
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