Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UNE VISITE AUX BAS-FONDS DE PARIS

Par M. Rollier, médecin interne


Pour quiconque a conscience de sa responsabilité envers la société, l’étude des grands problèmes sociaux présente un intérêt captivant. Sur la plage de cet océan infini qu’on nomme banalement la misère, cette synthèse de toutes les souffrances physiques et morales, celui qui passe indifférent n’est point un homme.

Être encombrant et inutile, il est indigne de vivre! Pour se faire une idée exacte de cette misère, pieuvre monstrueuse dont les bras innombrables enserrent dans leur étreinte de mort une fraction si considérable de l’humanité, il ne suffit pas de s’en tenir à la lecture d’ouvrages traitant de la question sociale et des moyens de la résoudre, IL FAUT ENTRER SOI-MÊME DANS L’ARÈNE, soulever le voile, descendre au plus profond de ces abîmes et toucher du doigt la plaie.

C’est le privilège que j’ai eu le mois dernier à Paris, grâce à l’obligeance et à l’amabilité des officières de l’Armée du salut attachées spécialement à l’œuvre des Bas-Fonds de la grande ville.

L’Armée a installé à Paris, dans les quartiers les plus miséreux et les plus mal famés, ses «postes de Bas-Fonds». Je ne saurais me semble-t-il, pour en donner quelque idée au lecteur, les comparer mieux qu’à ces phares parsemés sur les côtes dangereuses parmi les récifs et les brisants. Au travers des nuits orageuses ils jettent par delà les ténèbres profondes, parmi le déferlement des vagues engloutissantes et le sinistre hurlement des vents contraires, leur clarté perçante et bienfaitrice, démasquant de leurs rayons puissants les écueils dissimulés dans l’ombre.

Alors aux marins éperdus, en proie déjà aux affres de la mort, la route apparaît resplendissante, de la délivrance et du Salut.

De même partout où la misère a planté sa triste bannière et règne en maîtresse, l’Armée du Salut a placé, ou cherche à placer ses postes de sauvetage:

tantôt c’est dans une ruelle étroite et sordide,

tantôt dans une impasse redoutée ou dans une cour sombre et humide,


N’IMPORTE OÙ, POURVU QUE LA MISÈRE Y ABONDE.


De la, grâce au dévouement sublime des officières qui y sont attachées, ils jettent dans un diamètre considérable leur rayonnement intense de charité et d’amour.


* * *


Mais voyons les faits. C’est la veille de la Mi-Carême. Du ciel il tombe une pluie fine et glacée. Le rendez-vous est fixé au poste de la Villette à 10 h. Mais par suite d’un embarras de voitures j’arrive avec une heure de retard. Les officières ont eu l’amabilité de m’attendre. Le temps de faire quelques provisions et nous partons.

La brigadière Fornachon et l’Enseigne Alquier portent le costume habituel des officières de Bas-Fonds. Il est d’une grande simplicité: Robe grise et tablier blanc avec le mot «espoir» brodé en rouge sur le plastron, la tête enveloppée d’un châle.

Nous marchons un quart d’heure par des rues étroites; sur le seuil des portes, à l’entrée des cafés, des femmes devisent. Au passage des officières je perçois un chuchotement sympathique, plusieurs saluent en vieilles connaissances, d’aucunes nous arrêtent.

De temps en temps des enfants accourent, prennent la main des salutistes en saluant gentiment et nous accompagnent un instant.

Aux rues succèdent les ruelles, aux maisons hautes, aux pavés disjoints et usés, aux émanations suspectes. Soudain au contour de l'une d’elles une grande clameur nous arrive: c’est un concert assourdissant de voix enfantines entrecoupées de sifflets stridents, de cris aigus et d’exclamations violentes. Les cris se rapprochent et voilà la troupe qui débouche dans la rue, ils sont bien là une centaine, vrais types de gamins de Paris, à peine vêtus, sales à faire peur, aux minois fins et éveillés, aux visages pâles et émaciés; ils se livrent à leur jeu quotidien et cette scène, me dit-on, va se répétant à chaque heure du jour.

Au centre du groupe je distingue deux femmes dont la démarche chancelante est bien significative. Parfois elles s’arrêtent pour faire face à la horde houspillante, et de leurs longs bras amaigris esquissent quelques menaces grotesques; alors les lazzis de pleuvoir de plus belle avec les vieux souliers, les balais et les pierres sur le dos des malheureuses qui s’en vont hagardes, l’œil voilé par l’ivresse, la marche titubante, hoquetant des blasphèmes. Bientôt l’essaim bruyant a disparu.

Encore quelques pas et nous nous arrêtons devant une grande façade enfumée, aux fenêtres béantes, aux murs délabrés. Nous entrons, escaladons deux étages, enfilons un long corridor noir dans lequel donnent, comme autant de cellules en un promenoir de prison, de petites pièces froides et sombres. À la dernière nous entrons; il faut quelques minutes pour s’orienter, car par le peu de verre empoussiéré qui reste à la fenêtre délabrée, le jour tamisé arrive bien pâle.

Une odeur nauséabonde étreint la gorge: pas une molécule d’air. Comme je signale la chose, on me fait remarquer la difficulté de remédier à la situation, car, contre la fenêtre, la seule place vide de la pièce, est adossée une table boiteuse sur laquelle est entassée pêle-mêle toute la vaisselle crasseuse du ménage.

Pieds nus sur les dalles froides et humides, c’est un gamin de huit ans, gentil, pâlot, qui nous reçoit. C’est à lui qu’incombe la lourde tâche de subvenir à l’entretien de toute la petite famille (deux frères et une sœur). Les parents, ivrognes avérés, ne rentrent au logis que tard le soir, la nuit ou le matin, les poches souvent vides, l'ivresse toujours méchante.

Sur un bois de lit, dans un coin, deux petites têtes surgissent d’un tas de chiffons sordides. Ce sont les deux plus jeunes!

Pauvres petits êtres débiles, tordus par le rachitisme, rongés par la vermine, leurs yeux comme agrandis par toutes les hontes déjà vues, ont dans leurs regards des reflets étranges qui vous hantent. L’un d’eux, tout anémié, est secoué par une toux opiniâtre. En l’examinant, j’aperçois sur ses doigts amaigris quelques érosions suspectes, le tout recouvert d’une couche de crasse trop respectable pour permettre un diagnostic précis.


Après de multiples recherches on finit par découvrir la provision d'eau au fond d’une tasse ébréchée et la toilette commence. Sous les doigts habiles des officières une transformation générale s’opère. Les voilà débarbouillés, peignés et habillés. On m’apprend que chaque samedi, en outre, l’on procède au poste à un lavage général à l’eau chaude, après quoi les vieilles nippes sont échangées contre de bons et chauds habits. La métamorphose est complète.

La toilette achevée, c’est le tour du déjeuner. Mais le petit poêle-fourneau, le traditionnel réchaud à asphyxie, qui encombre la pièce, me paraît ne pas avoir senti le feu depuis longtemps. En effet, pas un atome de combustible dans la caisse à charbon. L’une des officières s’en empare et s’en va renouveler la provision. En attendant et pendant que l’autre déballe les provisions destinées aux enfants, j’examine l’intérieur. Sur un rayon s’étale dans la poussière tout un bric-à-brac d’objets sans nom, vestiges de quelque carnaval. Des bouteilles gisent parmi les rubans encrassés et les nippes sordides. Ici, une chaise, la seule de la pièce, étale effrontément la misère de sa paille crevée.

(à suivre).

En avant 1899 05 06



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