Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UNE VISITE AUX BAS-FONDS DE PARIS

(Suite)


(Partie 1)

Dans le recoin le plus sombre, parmi les toiles d’araignées et les vieux souliers, j’aperçois étroite et misérable, une méchante cage suspendue à la muraille et vaguement j’y distingue deux oisillons picotant quelque grain imaginaire. Une envie folle me prend de leur donner l’essor. Pauvres prisonniers, petits êtres ailés faits pour les grands espaces azurés, pour les concerts aériens et pour les enivrements de lumière, ils sont bien l’image vivante de toute cette enfance cloîtrée en ces taudis infects.

Petits oiseaux aussi qui n’ont point demandé à vivre et dont la vie n’est que douleur, germes par milliers, poussés en cette terre ingrate de misère, pâles fleurs fanées avant l’épanouissement, âmes déflorées aux souffles mortels des bouges, broyées à l’engrenage fatal, livrées à toutes les influences néfastes des milieux, tarés par hérédité, ils présentent à tout le microbisme du mal un terrain de culture bien propre à son développement.


Enfants..., ils sont mûrs pour tous les vices, mûrs pour tous les crimes.

Ah! le sauvetage de l’enfance! dans ce seul domaine-là, que de vastes horizons et quel but élevé, car SAUVER L’ENFANCE C’EST SAUVER L’AVENIR. Nous ne sommes qu’à l’aurore. Bientôt, je l’espère, c'est par centaines que se chiffreront dans ces quartiers les postes de sauvetage. Mais laissons nos enfants à leur déjeuner et continuons.

Nous traversons quelques ruelles, passons sous une voûte délabrée et pénétrons dans une cour étroite et encombrée où l’humidité suinte partout. Au bas d’un corridor nous frappons. Une femme nous reçoit. À la vue des officières son visage s’illumine, l’œil gauche est atteint de cataracte, mais le droit brille d’un reflet de franchise et de sincérité; sa personne entière respire la dignité. Elle nous offre obligeamment des sièges.

La Chambre est pauvrement, mais proprement meublée, dans un ordre parfait. Une fillette de dix ans, jolie si elle n’était déjà vieillie par le surmenage, vient nous saluer avec un sourire plein d’une étrange navrance sur ses lèvres anémiées.

Sur l’invitation des officières, la femme me conte son histoire: histoire bien connue, banale tant elle se répète, et cependant toujours poignante dans sa réalité.

«Ah! Monsieur, dit-elle, si le bon Dieu n’avait pas envoyé ces bonnes dames à mon secours, moi et mes enfants, comme tant d’autres, ne serions plus de ce monde. Il y a quatre ans que mon mari m’a quittée pour s’en aller courir le monde avec une autre, me laissant sans le sou avec un terme d’arriéré et quatre enfants sur les bras.

Ah! dame! il a fallu travailler ferme. Tous les matins je partais pour le lavoir laissant les mioches à la petite et rapportant le soir l’argent de la journée. Ainsi nous arrivions tout juste à nouer les deux bouts. Mais peu à peu, je perdis la vue. De l’œil gauche je suis aveugle et je pressens bien que je vais perdre le droit aussi.»

Et comme je lui parle de l’hospice où elle ferait opérer sa cataracte une fois la maturité atteinte:

«Ah! l’hospice, voyez, dit-elle, j’en ai si peur, car les gens disent comme cela qu’on n’en revient jamais. Et mes pauvres enfants, je ne saurais me résoudre à les quitter ainsi.»

Alors une officière intervenant, m’apprend qu’un salutiste distingué a mis obligeamment à leur disposition pour des malades indigents quelques lits de sa clinique. Nous allons l’y envoyer et pendant ce temps nous nous chargerons des enfants.

Puis, s’adressant à la femme:

«Voyez-vous comme les choses s’arrangent bien, et comme Dieu vous aime. Madame?Ah! bien sûr qu’il m’aime, puisqu’il m’envoie ses anges,» répond-elle, en désignant les officières.

Alors, tandis qu’elle continue, je songe aux autres, honnêtes et dignes comme elle, victimes aussi de quelque brute vicieuse et impunie, abandonnées lâchement à l’enlisement fatal. Je songe à celles à qui jamais une main secourable ne fut tendue, et dont aucun rayon d'espoir ne traversa les nuits angoissées.

Trop fières pour mendier, elles eurent l’âme trop digne pour les gains déshonnêtes et honteux.

Je songe aux mille tentations repoussées, aux illusions déçues. Je vois la lutte suprême. Encore un dernier effort, et puis, vaincues, épuisées, elles laissent le désespoir leur entrer au cœur. ELLES SONT MÛRES POUR LA RÉSOLUTION FATALE.

Dans une dernière étreinte elles déposent sur les fronts pâles, immaculés des petits êtres qu’elles veulent préserver du vice, un long baiser d’amertume et d’amour, et puis, les charbons allumés lentement elles glissent dans l’éternelle nuit. Mais la tentative peut échouer. Les enfants seuls se sont envolés au pays des anges et la mère est restée.

Bercée peut être par quelque rêve enchanteur, alors qu’elle pense rouvrir ses yeux aux splendeurs célestes et revoir ses enfants parmi les séraphins, la réalité brutale la réveille, et seule elle se trouve entre quatre murs de prison avec, au front, ce mot, marqué de la pire ignominie: «Infanticide.» On sait la suite.

Lecteur, quand lisant ton journal tu passes indifférent à la rubrique des «drames de la misère», tant sa banalité te lasse, songes-tu parfois aux responsabilités?

Mais je reviens à notre visite.


Comme je fais part de mes réflexions aux officières, la Brigadière ajoute: En effet, il y en a tant dans le même cas; ce sont des milliers de bras qu’il nous faudrait et des secours bien autres que ceux que nous avons. Voyez, continue-t-elle, ce qui tue nos officières bien plus que les privations, le surmenage et la maladie, ce sont des situations comme celle-ci quand elles se voient dans l’impossibilité d’y remédier faute d’argent. Je le crois aisément, car, si à l’heure qu’il est, les quelques scènes entrevues lentement me hantent encore comme des remords, que doit-ce être quand on en est imprégné par le renouvellement de tous les jours.

Après que les officières eurent encore prié et que leur bourse commune se fut largement soulagée, nous quittons cette digne femme pour nous rendre au poste, y dîner rapidement et reprendre la tournée.

Le poste est situé passage Maslier, n. 8. L’Enseigne Alquier en a la direction (1) aidée de deux lieutenantes. Leur travail comprend deux branches; 1° l’œuvre sociale; 2° l’œuvre spirituelle, consistant comme ailleurs en conférences, réunions ayant lieu dans une salle spéciale et voisine du poste et dont le but est:


LE RELÈVEMENT MORAL,

condition première

DU RELÈVEMENT SOCIAL.


Le poste lui-même au plein-pied, comprend deux pièces.

La première, où nous déjeûnons, tient lieu de réfectoire, cuisine, dispensaire, bibliothèque, etc. Une table de sapin blanc, quelques chaises, le poële-fourneau qui ronfle gaîment dans un coin; dans un autre, une armoire vitrée, et voilà tout le mobilier. Quelques textes égayent les murs. On s'y sent de suite à l’aise, et les gens du quartier y viennent comme chez eux.

Tantôt c’est un pauvre affamé qui vient s’y régaler, une fillette accourant chercher du secours pour sa mère malade, une vieille déguenillée demandant à être vêtue, où quelque âme angoissée, réclamant un appui.

La seconde pièce contiguë sert de dépôt. C’est là que sont suspendus, derrière de grands rideaux verts, à gauche, les vêtements pour hommes, les bons gilets de laine, les sabots calfeutrés, etc.; à droite, ceux pour les femmes et les enfants. Enfin, d’autres provisions de toutes sortes.

Le logement des officières est dans la même rue, deux numéros plus loin. C’est au quatrième. Une seule pièce; petite chambre, modeste, ou trois lits de camp s’alignent sur les dalles bien froides. Après le déjeûner, servi dans de la vaisselle donnée en grande partie par des pauvres du quartier, et dont l’histoire intéressante serait trop longue à raconter, les officières retournent à leurs visites.

(À Suivre).

En avant 1899 05 13



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