LE PÈLERINAGE
DOULOUREUX
de
L'ÉGLISE A
TRAVERS LES ÂGES
5. Les amis de
Dieu dans les Balkans
Au milieu du huitième
siècle, l'empereur Constantin, fils
de Léon l'Isaurien, qui sympathisait avec
les frères refusant le culte des
images, transféra bon nombre d'entre eux à
Constantinople et en
Thrace. Plus tard, vers le milieu du
dixième siècle, parut un autre empereur,
Jean Zimiscès - un Arménien -
qui délivra la Bulgarie des Russes, puis l'ajouta plus fard
à son propre empire. Lui aussi, transporta un grand nombre de
ces chrétiens vers l'Ouest. Ces derniers s'établirent
parmi les Bulgares qui, au neuvième siècle, avaient
accepté le christianisme prêché par les
missionnaires byzantins Cyrille et
Méthode et appartenaient à
l'Église orthodoxe grecque.
Ces immigrants de l'Asie
mineure firent là des convertis et fondèrent des
églises qui s'étendirent rapidement dans ces vastes
régions. On les nomma
Bogoumiles,(29) nom slave signifiant
«Amis de Dieu» et dérivé
de l'expression «Bogumili», ceux que Dieu aime, qu'Il
accepte.
Les noms d'un petit nombre
seulement de ces hommes ont été sauvés de
l'oubli. Mentionnons Basile, qui était
médecin et continua à pratiquer pour gagner sa vie,
afin de donner un bon exemple et de faire honte aux paresseux qui se
servaient de la religion pour excuser la mendicité; ceci ne
l'empêcha pas de consacrer quarante ans de sa vie (1070-1111)
à prêcher et à enseigner sans
relâche.
Après ce long
ministère, il reçut de la main même de l'empereur
Alexis, un message disant qu'il admirait son
caractère, s'intéressait vivement à son
enseignement et désirait se convertir. En même temps, il
invitait Basile à une entrevue privée, en son palais
à Constantinople. Ce frère fut reçut à la
table de l'empereur et, au cours d'une longue discussion sur la
doctrine, il parla avec une entière liberté, comme
s'adressant à une âme angoissée. Tout à
coup, l'empereur, tirant un rideau, révéla la
présence d'un secrétaire qui avait reproduit par
écrit toute leur conversation - employée ensuite comme
déposition - et des serviteurs qui reçurent l'ordre
d'enchaîner Basile et de le jeter en
prison. Il y resta des années, jusqu'en 1119. Ayant
refusé de rétracter aucune de ses doctrines, il fut
brûlé publiquement à l'hippodrome de
Constantinople. La fille de l'empereur, la distinguée
princesse Anna Comnène, décrivit ces
événements avec complaisance. Les préparatifs
pour le grand jour à l'hippodrome, l'apparence de Basile
«un homme grand et efflanqué, avec une barbe
clairsemée». Elle décrit le pétillement du
feu et comment Basile détourna les yeux de la flamme et s'en
approcha tout tremblant. A cette époque beaucoup d'«amis
de Dieu» furent traqués et brûlés, ou
emprisonnés à vie. La princesse se moque de leur humble
extraction, de leur apparence bizarre et de leur habitude de baisser
la tête en murmurant quelque chose. - Certes, le besoin de la
prière se faisait sentir alors - Elle était
horrifiée de leurs doctrines et de leur dédain des
églises et des cérémonies religieuses. Le
document publié par l'empereur comme résultat de sa
cruelle trahison, est de petite valeur, car il n'y a aucun moyen de
prouver qu'il n'a pas été falsifié par ceux qui
le publièrent.
Très diverses sont les
opinions de gens du dehors sur ces congrégations
chrétiennes de l'Asie mineure et de la Bulgarie, car, si
quelques-uns parlaient avec horreur de leur conduite et de leur
doctrine, d'autres en jugeaient différemment. Les premiers
sont animés d'un esprit de parti, ce ne sont pas des
historiens. Ils accusent les «hérétiques» de
commettre des péchés abominables et contre nature,
répètent ce qui se disait couramment sur eux, et citent
beaucoup Mani et les objections faites à sa doctrine.
L'écrivain Euthyme (mort après
1118), écrit : « Ils exhortent ceux qui les
écoutent à observer les commandements de
l'évangile à être humbles, miséricordieux
et bons envers les frères. Ils séduisent ainsi les
hommes en leur enseignant des choses bonnes et utiles, mais les
empoisonnent graduellement et les entraînent à la
perdition». Cosmas, un prêtre bulgare, écrivant
à la fin du dixième siècle, décrit les
Bogoumiles comme étant «pires
et plus horribles que des démons». Il nie leur foi
à l'Ancien Testament, ou aux Évangiles, dit qu'ils
n'honorent ni la Mère de Dieu, ni la croix, qu'ils
méprisent les cérémonies religieuses et tous les
dignitaires de l'Église, qu'ils qualifient les prêtres
orthodoxes de pharisiens aveugles, disent que la Ste-Cène
n'est pas administrée selon le commandement divin, et que le
pain n'est pas le corps de Dieu, mais du pain ordinaire.
Cosmas explique leur
ascétisme par leur croyance que Satan
a créé tout le monde matériel. «Vous verrez
- dit-il - des hérétiques doux
comme des agneaux... blêmis par un jeûne hypocrite,
parlant peu et ne riant pas bruyamment. Et, encore, «en
observant leur conduite humble, les hommes pensent qu'ils ont la
vraie foi, et viennent à eux pour les consulter au sujet de
leur âme. Mais eux, semblables au loup prêt à
dévorer l'agneau, courbent la tête en soupirant et
répondent avec grande humilité. Ils parlent comme s'ils
savaient ce qui est ordonné dans le ciel». Le Père
de l'Église, Grégoire de Narek,
dit des Thonraks qu'ils n'étaient pas accusés
d'immoralité, mais de libre pensée et de
rébellion contre l'autorité. «En prenant une
position négative vis-à-vis de l'Église, cette
secte a adopté une ligne d'action positive. Elle a
commencé à examiner le fondement même, les
Stes-Ecritures, y cherchant un enseignement pur et une saine
direction pour la vie morale». Un écrivain érudit
du dixième siècle, Muschag, fut
vivement impressionné par la doctrine des Thonraks et estime
qu'il est indigne et contraire au christianisme de condamner ces
gens. Il découvrit chez eux le vrai christianisme apostolique.
Entendant parler d'un cas où Ils souffraient la
persécution, il déclara que le sort de ces
persécutés était enviable.
Aucune évidence ne vient
appuyer l'accusation que ces chrétiens - qu'on les appelle
Pauliciens, Thonraks,
Bulgares, Bogoumiles, ou autrement -
aient été coupables d'immoralité. On ne peut se
fier aux rapports de leurs ennemis sur leurs doctrines. Même
leurs adversaires reconnaissent en général que, par
leur niveau moral et par leur industrie, ils étaient
supérieurs à leur entourage. Et ce fut
précisément ce qui attira à eux beaucoup
d'hommes auxquels l'Église d'État n'avait pas
donné satisfaction.
La persécution byzantine
chassa beaucoup de croyants vers l'ouest, en Serbie, et la rigueur de
l'Église orthodoxe dans ce pays les poussa plus loin, jusqu'en
Bosnie. Ils restèrent cependant actifs à lest de la
péninsule et en Asie mineure. En 1140 on découvrit,
dans les écrits de Constantin
Chrysomale, la soi-disante erreur bogoumile et elle fut
condamnée lors d'un synode tenu à
Constantinople. L'enseignement réprouvé était:
que le baptême de l'Église n'est pas efficace, que rien
de ce qui est fait par des inconvertis, même baptisés,
n'a de valeur, pas plus que la grâce de Dieu communiquée
par l'imposition des mains, mais a de la valeur seulement ce qui est
reçu par la foi. En 1143, un synode à Constantinople
déposa deux évêques de la Cappadoce,
accusés comme Bogoumiles. Au siècle suivant, le
patriarche Ghemadius se plaignit de
l'accroissement de ces gens à Constantinople même,
où, paraît-il, ils pénétraient dans les
maisons privées et faisaient des disciples. Leurs
églises continuèrent en Bulgarie.
Encore au 17 ème
siècle, on trouvait des congrégations de pauliciens
(pavlicani (30) à Philippopolis et en
d'autres parties de Bulgarie, même au nord du Danube. Ils
étaient décrits par l'Église orthodoxe comme
«hérétiques convaincus» qui condamnaient
l'Église en l'accusant d'idolâtrie. Puis des
missionnaires franciscains vinrent de la
Bosnie et travaillèrent avec zèle parmi eux, en
dépit de la colère du clergé orthodoxe.
Profitant de la persécution dirigée contre les
pauliciens, les franciscains persuadèrent ces croyants de se
mettre sous la protection de l'Église romaine, et ils les
gagnèrent à Rome. Mais, pendant longtemps, ils
continuèrent de pratiquer leurs anciennes formes de culte,
spécialement une réunion où ils prenaient un
repas en commun. Peu à peu, cependant, ils se
conformèrent pleinement aux pratiques de Rome, reçurent
des images dans leurs églises et sont maintenant
appelés catholiques bulgares, pour les distinguer des Bulgares
en général, qui sont ou orthodoxes, ou
«Pomaks», c'est-à-dire
descendants d'ancêtres convertis de force à
l'islamisme.
Ce fut pourtant
en Bosnie que les Bogoumiles prirent le
plus grand essor. Ils y étaient déjà très
nombreux au douzième siècle et se répandirent
à Spalato et en
Dalmatie, où ils entrèrent en
conflit avec l'Église catholique romaine. En Bosnie, le titre
de Ban était donné aux chefs du pays.
Le plus éminent d'entre eux fut Koulin
Ban. En 1180, le pape s'adressa à ce chef comme à un
fidèle adhérent de l'Église. Mais, en 1199, il
est reconnu que lui, sa femme, sa famille et dix mille Bosniaques
s'étaient attachés à l'hérésie
bogoumile ou des «Patarins»,
autrement dit, aux églises des Croyants en Bosnie. La
même décision fut prise par
Minoslave, prince d'Herzégovine, et
par l'évêque catholique romain de Bosnie. Le pays cessa
d'être catholique et connut une ère de
prospérité passée en proverbe. Il n'y avait pas
de prêtre, ou plutôt le sacerdoce de tous les croyants
étaient admis. Les églises
étaient dirigées par des anciens, élus par le
sort. Il y en avait plusieurs dans chaque église, un
surveillant (appelé grand-père), et des frères
officiants appelés conducteurs ou anciens. On pouvait tenir
des réunions dans toutes les maisons et
les salles de réunions étaient très simples. Il
n'y avait ni cloches, ni autel, mais une table couverte parfois d'un
tapis blanc et un exemplaire des Évangiles. Les frères
mettaient de côté une partie de leurs gains pour
assister les croyants malades et les pauvres,
ainsi que pour aider ceux qui allaient au loin prêcher
l'Evangile aux inconvertis.
Aidé du roi de Hongrie,
le pape Innocent III exerça une forte
pression sur Koulin Ban. En 1203, il y eut à
Bjelopolje - la «Plaine Blanche» -
où Koulin avait sa cour, une rencontre entre les messagers du
pape et le Ban, accompagné des magnats
de la Bosnie. Les chefs bosniaques firent leur soumission à
l'Église de Rome, promirent de ne jamais retomber dans
l'hérésie, d'élever un autel et une croix dans
tous leurs lieux de culte. Ils s'engageaient en outre, à faire
lire la messe par leurs prêtres, à
pratiquer la confession, et à administrer le saint sacrement
deux fois par an. Ils promettaient aussi d'observer les jours de
jeûne et les fêtes solennelles et de ne plus permettre
aux laïques d'exercer des fonctions spirituelles. Le
clergé seul pourrait officier et se distinguerait des
laïques en portant des capes et en se faisant appeler
frères. Ceux-ci ne pourraient plus nommer un prieur sans
obtenir la confirmation du pape. Les hérétiques ne
devaient plus être tolérés en Bosnie. Seule la
crainte de la guerre amena le Ban et ses chefs à conclure cet
accord; mais le peuple refusa absolument de l'accepter et de s'y
conformer en quoi que ce fût.
Les frères bosniaques
étaient en rapport avec les croyants de l'Italie, du Midi de
la France, de la Bohême, du Rhin et d'autres régions
encore. Leurs relations atteignaient les Flandres et l'Angleterre.
Lors d'une croisade du pape contre les
Albigeois, au cours de laquelle la
Provence fut dévastée, des
fugitifs français se réfugièrent en Bosnie. Les
anciens bosniaques et provençaux se consultèrent sur
des questions de doctrine. Le bruit courait alors que les mouvements
spirituels de l'Italie, de la France et de la Bohême
étaient tous en relation avec un « pape
hérétique » de la Bosnie. Ces rapports n'avaient
aucun fondement, car la personne en question n'existait pas. Cela
montre seulement que la Bosnie exerçait une forte influence
religieuse. Remiero Sacconi, un inquisiteur
italien vivant au temps de Koulin - qui connaissait bien les
«hérétiques» pour avoir été
autrefois un des leurs - les appelle l'Église des
Cathares, ou des vies pures, nom existant depuis
les jours de l'empereur Constantin, et dit qu'ils étaient
répandus de la mer Noire à l'Atlantique.
La paix achetée par
Koulin Ban, en cédant à Rome, ne fut pas de longue
durée, car il ne put obliger le peuple à observer les
termes de l'accord conclu. A sa mort (1216). le pape élut un
Ban catholique romain et envoya une mission pour convertir les
Bosniaques. Malgré tout, les églises du pays ne firent
qu'augmenter et s'étendirent jusqu'en
Croatie, en
Dalmatie, en Istrie,
en Carniole et en
Slavonie. Six ans plus tard, le pape,
désespérant de convertir les Bosniaques autrement que
par la force, et encouragé par le succès de sa croisade
en Provence, ordonna au roi de Hongrie d'envahir la Bosnie. Les
Bosniaques déposèrent leur Ban catholique romain et
élurent un Bogoumile, Ninoslave. La
guerre dura des années avec des hauts et des bas. Ninoslave
céda à la force des circonstances et devint catholique
romain. Mais aucun changement chez les chefs n'entama la foi et le
témoignage de la masse du peuple. Le pays était
dévasté, mais, dès que les armées
conquérantes se retiraient, les églises affirmaient de
nouveau leur existence et la prospérité renaissait
grâce aux habitudes industrieuses du peuple. On éleva
dans tout le pays des forteresses «pour la protection de
l'Église et de la religion catholiques romaines». Le pape
donna le pays à la Hongrie qui le posséda longtemps.
Alors, comme la nation restait attachée à sa foi, le
pontife proclama une croisade «de tout le monde
chrétien» contre ces croyants;
l'Inquisition fut établie et des
frères dominicains et
franciscains rivalisèrent de
zèle pour torturer les membres de ces églises
fidèles.
Entre-temps, la pression
constante de l'Islam devenait une menace
croissante pour l'Europe, et la Hongrie était la plus
exposée à ses coups. Toutefois ce fait ne
révéla pas aux pays catholiques la folie de
détruire la barrière s'élevant entre eux et leur
plus dangereux ennemi. En 1325, le pape écrivit au Ban de
Bosnie: «Sachant que tu es un fidèle fils de
l'Église, nous te sommons d'exterminer les
hérétiques dans tes États, et de donner aide et
secours à Fabian, notre inquisiteur, car
une multitude d'hérétiques, venus de régions
très diverses, se sont réunis dans la
principauté de Bosnie, espérant y semer leurs erreurs
obscènes et y vivre en sécurité. Ces hommes,
remplis de l'astuce du Vieil Ennemi et armés du venin de leur
fausseté, cor, rompent les esprits des catholiques par une
apparence de simplicité et prétendent au nom de
chrétiens. Leur langage rampe comme le crabe et ils
s'insinuent avec humilité, pour mieux détruire en
secret. Ce sont des loups « en vêtements de brebis».
Ils cachent leur furie bestiale pour pouvoir mieux tromper les
simples brebis du Christ!»
La Bosnie connut une
période de réveil politique durant le règne de
Tvrtko, le premier Ban qui prit le titre de roi. Koulin et lui sont
les deux plus éminents chefs bosniaques. Tvrtko toléra
les Bogoumiles, dont beaucoup servirent dans son armée, et il
donna une grande extension au royaume. Vers la fin de son
règne, la bataille de Kossovo (1389)
plaça la Serbie sous la domination turque, et le péril
mahométan devint plus que jamais une réalité
pour l'Europe. Même alors, la persécution ne connut pas
d'arrêt et le pape encouragea à nouveau le roi de
Hongrie, en lui promettant assistance contre les Turcs et les
«manichéens et ariens bosniaques». Le roi Sigismond
de Hongrie réussit à détruire l'armée
bosniaque sous les ordres des successeurs de Tvrtko. Puis il fit
décapiter et jeter du haut des rochers de Doboj, dans la
Bosna, 126 magnats bosniaques qu'il avait capturés
(1408).
Alors, poussés par le
désespoir, les Bosniaques recherchèrent la protection
des Turcs. Hrvoja, leur principal magnat, avertit le roi de Hongrie
en ces termes: «Jusqu'ici je n'ai cherché aucune
protection. Mon seul refuge a été le roi. Mais, si les
choses continuent ainsi je m'adresserai là où je
trouverai de l'appui, que ce soit pour mon salut ou pour ma ruine.
Les Bosniaques désirent s'allier aux Turcs et ils ont
déjà fait des démarches à cet
effet». Peu après, les Turcs et les Bogoumiles
bosniaques, unis pour la première fois, infligèrent une
lourde défaite à la Hongrie, à la bataille
d'Usora, à quelques lieues de Doboj (1415).
La lutte entre l'Islam et la
chrétienté continua, avec des alternatives diverses,
sur son front de bataille étendu. Chaque fois que le parti du
pape l'emportait, la persécution recommençait en
Bosnie, si bien qu'en 1450 environ 40.000 Bogoumiles et leurs chefs
passèrent la frontière de l'Herzégovine,
où le prince Stefan Vuktchitch les protégea. La prise
de Constantinople, en 1453, par Mahomet II, amena un prompt
assujettissement de la Grèce, de l'Albanie et de la Serbie,
sans mettre fin aux négociations et aux intrigues pour la
conversion des Bogoumiles bosniaques. Parfois les chefs furent
gagnés à, Rome, mais jamais le peuple. C'est pourquoi,
comme le dénouement approchait, nous voyons des rois
bosniaques demander l'aide du pape contre les Turcs, aide qui ne fut
jamais accordée qu'à condition de persécuter les
Bogoumiles. Enfin, lorsqu'en 1464 les Turcs, qui avaient
été repoussés pour un temps, envahirent de
nouveau la Bosnie, le peuple refusa de servir son propre roi,
préférant les Turcs à l'Inquisition. Ne
rencontrant aucune résistance, l'envahisseur fut bientôt
maître du pays. Dans l'espace d'une semaine, le sultan s'empara
de septante villes et forteresses dans un pays naturellement
aisé à défendre. La Bosnie passa
définitivement aux mains des musulmans, et pendant quatre
siècles, elle a croupi sous une domination destructrice de
tout effort vers la vie et le progrès.
Les «Amis de Dieu» de
Bosnie n'ont laissé après eux qu'une maigre
littérature. Il est donc malaisé de découvrir
leurs doctrines et leurs pratiques religieuses, qui ont sans doute
varié, suivant les lieux et les époques. Il est
toutefois évident -qu'ils protestèrent vigoureusement
contre le mal dominant dans la chrétienté et
employèrent toute leur énergie à rester
attachés aux enseignements et à l'exemple des
églises primitives, tels qu'on les trouve dans les
Écritures. Leurs relations avec les plus anciennes
églises de l'Arménie et de l'Asie mineure, avec les
Albigeois de France, les Vaudois et d'autres d'Italie, les Hussites
de la Bohême, montrent qu'ils partageaient avec ces croyants la
même foi et la même vie. Leur lutte héroïque,
quatre siècles durant, dans l'adversité la plus
accablante, quoique non enregistrée dans l'histoire, doit
avoir fourni des exemples de foi, de courage et d'amour
jusqu'à la mort, rarement égalés dans l'histoire
des peuples. Ils formaient le trait d'union qui reliait les
églises primitives des montagnes du Taurus, en Asie mineure,
à leurs frères dans la foi des Alpes italiennes et
françaises. Leur pays et leur nation furent perdus pour le
christianisme du fait de la persécution acharnée qu'on
leur a infligée.
Dispersés dans le pays,
dans les seules limites de l'ancien royaume de Bosnie, on trouve
encore beaucoup de monuments, souvent de grandes dimensions, qui sont
les pierres tombales des Bogoumiles (31). Ces monuments sont parfois
solitaires, ou en groupes de plusieurs centaines. On en estime le
nombre à environ 150.000. Le peuple les appelle
«Mramor», soit marbre, ou «Stetshak», debout, ou
«Bilek», signe ou borne, ou encore «Gomile»,
tombe ancienne, monticule. Les quelques inscriptions qu'on y trouve
ne sont accompagnées ni de croix, ni d'aucun autre symbole
rappelant le christianisme ou l'islamisme. Si l'on en découvre
ici ou là, on se rend compte qu'ils ont été
ajoutés plus tard. La plupart de ces pierres ne portent aucune
épitaphe, rarement les noms des personnes enterrées.
Quelques-unes sont ornées de sculptures compliquées,
représentant la vie du peuple: des guerriers, des chasseurs,
des animaux et d'autres ornements. C'est dans le voisinage de
Sarajevo qu'on en trouve le plus. Un groupe considérable se
rencontre au-dessus de la forteresse, sur la route de Rogatitza.
L'une des plus grandes tombe est élevée à part,
sur la colline de Paslovatz, près des ruines de Kotorsko.
C'est un sarcophage géant, de pierre calcaire blanche,
taillé d'un seul bloc, y compris l'immense dalle sur laquelle
il repose. De loin, on croirait voir un vrai bâtiment.
Après avoir
résisté si longtemps aux églises grecque et
latine, beaucoup de Bosniaques se soumirent aux Turcs - leurs
libérateurs aussi bien que leurs conquérants - et
devinrent mahométans. Quelques-uns parvinrent à des
positions éminentes au service des Turcs. Les noms de famille
de la présente population mahométane de Bosnie portent
l'empreinte de leur origine, tout en témoignant des
progrès constants de l'assujettissement à l'Islam.
Voyageant en Bosnie, on peut remarquer sur la devanture de plus d'une
boutique le nom bosniaque ou «slave méridional» uni
au nom purement arabe ou turc, généralement
placé devant. Il y a en Bosnie deux mots d'un usage constant:
Turc et Moslem. Le premier désigne un musulman vraiment turc
ou anatolien d'origine; le second, une personne de race slave qui a
adopté la religion islamique.
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